03 juin 2021 : Ni una menos !

NI UNA MENOS : le point sur les violences faites aux femmes

Aujourd’hui 3 juin 2021, on célèbre en Argentine le 6ème anniversaire de la naissance du mouvement «Ni una menos». Ce slogan, qui signifie littéralement «Pas une de moins », fait référence au nombre toujours important de féminicides commis dans ce pays qui, comme souvent lorsqu’on se réfère aux pays latins, est qualifié de «machiste». Il veut appeler à ce qu’il n’y ait plus une femme qui disparaisse pour cause d’assassinat machiste. En français, il est probable qu’on traduirait plus sûrement ce slogan par «Pas une de plus», dans la liste des victimes de ces violences. Passons sur ces problèmes, anecdotiques, de sémantique.

Photo DP – capture d’écran

Le 3 juin 2015, avait lieu la première manifestation sous le slogan «Ni una menos». 4 articles dans la presse argentine d’aujourd’hui viennent faire le point sur la situation des femmes dans le pays, 6 ans après cette première manifestation. Elle n’est guère brillante.
Citant le rapport de l’Office central de la femme et l’association «La Casa del encuentro», Clarín et le Diario Popular dressent un tableau peu encourageant de la situation, qui ne semble guère s’améliorer. En effet, les chiffres restent consternants. En 2020, on a compté 251 femmes assassinées, contre 252 en 2019. «Une de moins» souligne ironiquement Clarín. Sans parler des agressions qui n’ont heureusement pas débouché sur la mort des victimes. Depuis la première manifestation «Ni una menos», ce sont 1717 femmes qui sont mortes, selon le rapport officiel (1733 selon l’association «Casa del encuentro»). Privant de mère entre 1500 et 2000 enfants, selon les sources. 64 % des meurtres ont été commis par le mari, le compagnon, ou un ex des victimes, et dans 9 cas sur 10, l’agresseur était connu de sa victime. Dans 54% des cas, l’agression a lieu au sein du foyer.

QUE FAIT LA JUSTICE ?

Clarín relève que seules 20% des victimes avaient porté plainte contre leur agresseur au moins une fois avant de mourir sous ses coups. Et sur ces 20%, seulement la moitié avaient été placées sous protection judiciaire. Trop de juges ont tendance à minimiser les faits, et à rester passifs.
Pagina/12 révèle que le gouvernement vient de lancer un plan d’action, dénommé «Programa acercar derechos» (qu’on pourrait traduire approximativement par «Programme pour des droits plus accessibles»). Il s’agit de mettre à disposition des différentes provinces du pays des équipes spécialisées interdisciplinaires (avocats, psychologues, travailleurs sociaux)afin de venir en aide aux femmes victimes de violence et les accompagner dans leurs démarches auprès de la justice, ainsi que leur faciliter l’accès aux aides de l’état et leur fournir une aide psychologique.

QUE FAIT LE GOUVERNEMENT ?

Le gouvernement d’Alberto Fernández compte avec un ministère dédié, le «Ministère de la femme, du genre et de la diversité», dirigé par Elizabeth Gómez Alcorta, dont dépend également un service spécial appelé «Approche générale des violences en raison du genre», en charge de la coordination des politiques de défense du droit des femmes à travers le pays. En effet, un des problèmes réside dans le caractère très décentralisé de l’administration politique argentine, où les provinces et les municipalités gardent une certaine autonomie de décision, mais manquent souvent de moyens pour les mettre en œuvre. Par exemple, relève Josefina Kelly, membre du service, seulement 30% des municipalités possèdent un service dédié aux problèmes de genre. D’où la nécessité de renforcer leurs moyens, en les dotant de budgets spécifiques et en leur fournissant des personnels compétents. Il s’agit également de promouvoir des politiques de prévention efficace, notamment par l’éducation, la pédagogie et le renforcement du débat public. Selon une autre membre du cabinet, Laurana Malacalza, rien n’a été fait jusqu’ici pour mieux coordonner politiques publiques et politiques régionales, ni pour améliorer l’action de la Justice dans ce domaine.

Cela sera-t-il vraiment suffisant dans un pays où une femme meurt toutes les 35 heures sous les coups ? Quelle efficacité auront ces équipes du «Programa acercar derechos», comment seront-elles reçues dans les différentes provinces, dont certaines sont dirigées par des administrations d’opposition au gouvernement actuel ? De quels moyens réels, sonnants et trébuchants, disposeront-elles dans un pays en proie à une crise économique considérablement aggravée par l’actuelle crise sanitaire ? Peut-on espérer des chiffres moins désolants pour le 7ème anniversaire de «Ni una menos» en 2022 ? Pendant ce temps, hélas, les «affaires» semblent continuer : voir ici, et .

Photo DP

Sur le féminisime en Argentine, voir aussi l’excellent livre de Marie Audran, «Pibas», sur ce même site.

28 mai 2021. Revue de presse

Que retenir des grands titres de la presse argentine en ligne ce jourd’hui 28 mai ?

Le maudit virus fait toujours la une, on s’en doute. Comme partout, et à peu près dans les mêmes termes : en Argentine, on en est à la seconde vague, et les chiffres s’affolent. Clarín signale que le pays vient de franchir la barre des 40 000 cas quotidiens, pour 551 morts jeudi. Avec un pic historique d’admissions en soins intensifs : 6800. 38% des malades proviennent de la province de Buenos Aires, ce qui reste logique compte tenu de ce que le tiers des Argentins réside dans cette région. Selon Clarín, l’Argentine serait le 10ème pays le plus touché au monde.

Le gouvernement est durement critiqué par la presse d’opposition, à la fois pour l’inefficacité d’un confinement pourtant constamment prolongé (mais qui semble devoir s’alléger prochainement), et pour son incapacité à développer une politique vaccinale volontariste. La Nación titre sur «les explications rances d’Alberto Fernández (le président, NDLA) sur cet échec». Et notamment sur la campagne vaccinale, qui reste encalminée. D’après le quotidien conservateur, citant le site «Our World in data», la couverture vaccinale du pays n’excèderait pas 5,5%, à comparer avec ses voisins chilien (41,2%) et uruguayen (28,6%). Alberto Fernández de son côté, critique la firme Pfizer, disant avoir négocié la commande de 14 millions de doses, mais que le laboratoire américain avait exigé des conditions impossibles à satisfaire, et qu’il avait donc dû y renoncer. Selon le président, Pfizer «ne voulait simplement pas que le contrat aboutisse». Pour le moment, les vaccins les plus utilisés par l’Argentine restent donc le Sputnik V russe et le Sinopharm chinois, dont, en ce qui concerne ce dernier, les importations vont reprendre en juin et juillet, après une interruption due à la volonté chinoise de privilégier son propre public.

Comme souvent en Argentine, cette affaire de contrat rompu va se terminer devant les tribunaux. En effet, l’ancienne ministre de droite Patricia Bullrich a accusé le gouvernement d’avoir refusé l’offre de Pfizer par pure idéologie, pour privilégier les solutions russe et chinoise, ainsi qu’un conglomérat argentin associé à Astra Zeneca. Bullrich accuse également le gouvernement d’avoir pratiqué le favoritisme dans la distribution de vaccin, prétendant également que la vaccination était «un cadeau de fonctionnaire généreux», alors qu’il est financé par les deniers de l’Etat. Pire : elle est allée jusqu’à accuser le gouvernement d’avoir exigé des pots de vin de la part de Pfizer. Ce que la firme a aussitôt démenti. Le gouvernement assigne l’ancienne ministre pour diffamation, nous indique Clarín dans son article.

Pour le reste de l’actualité, à signaler que le débat se poursuit entre ministre de l’éducation et Communauté autonome de Buenos Aires (CABA) au sujet de la fermeture des écoles et l’enseignement à distance, le gouverneur de la CABA réaffirmant sa volonté de ne pas se soumettre aux mesures de fermeture décidées par le gouvernement. On se souvient que Buenos Aires avait porté l’affaire devant les tribunaux (eh oui, encore et toujours), et avait obtenu gain de cause, forçant la réouverture des établissements scolaires. (Voir notre article du 19 avril). Eh bien un groupe de juristes vient de porter plainte contre les quatre juges qui avaient donné raison à la CABA, pour mise en danger de la vie d’autrui, comme nous dirions chez nous, excès de pouvoir (ils ont invalidé une disposition nationale au profit d’une institution provinciale), défaut d’expertise (aucun expert compétent n’a été commis par les juges).

Le Diario Popular indique que l’Argentine s’est associée à 24 pays (sur 47) pour voter la résolution demandant une enquête sur des possibles violations des droits de l’homme en Israël et Palestine, à la Commission des Droits de l’homme de l’ONU. Un vote que la Chancellerie argentine a défendu en affirmant sa conformité avec le vœu exprimé par la Haute-Commissaire aux droits de l’homme de l’organisation internationale, Michelle Bachelet (Celle-ci avait notamment affirmé que «Les bombardements d’Israël sur Gaza pourraient être considérés comme des crimes de guerre»). L’enquête vise aussi bien le gouvernement israélien que le Hamas, mais Clarín souligne une certaine hypocrisie dans la résolution, puisque, selon ce journal, le Hamas n’étant pas un état constitué, il ne peut donc être directement concerné par cette enquête. Le quotidien anti péroniste pointe que l’Argentine a uni son vote à celui du Mexique, de la Bolivie, du Venezuela, de la Russie et de la Chine (pays que ce journal ne porte naturellement pas dans son cœur), contre celui de pays amis (et plus démocrates) comme les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Uruguay. Notons que lors de ce vote, le Brésil, l’Italie et la France ont préféré s’abstenir, une position que Clarín met en avant comme ce qu’aurait dû être celle de l’Argentine dans cette affaire.

Et pour finir, pêle-mêle :

On vient de découvrir qu’une résidence de maisons de luxe, fermée comme il se doit, sise à une petite heure de la capitale, piratait son électricité, comme dans un vulgaire bidonville. 38 maisons au tout électrique, grosse facture de rattrapage en prévision (Les propriétaires risquent même six ans de prison !). A lire dans La Nación et le Diario Popular.

Le voyage de notre Président Macron au Rwanda n’a pas suscité beaucoup d’intérêt en Argentine : un seul article, dans Pagina/12, qui rend compte du rapport Duclert et met l’accent sur les responsabilités des divers politiques de l’époque. Mais conclut en constatant que «la vérité finale sur la Rwanda n’est pas encore écrite. Cette vérité est toujours objet de querelles politiques entre adorateurs de Mitterrand et politiciens de droite, et il faudra attendre longtemps avant que l’histoire ne surgisse de l’ombre dans laquelle la culture coloniale et la morale idéologique la tiennent encore enfermée».

Allez, pour nous quitter sur un petit sourire, la blague papale aux fidèles brésiliens venus lui serrer la pince au Vatican. A leur demande : «Saint Père, priez pour nous, les Brésiliens», François aurait répondu tout de go : «Ah vous les Brésiliens, rien ne peut vous sauver. (Le Brésil), c’est beaucoup de Cachaça, et peu de prière !». Provoquant l’hilarité et la bonne humeur générale. Un marrant, Francisco, on vous dit ! A voir en texte et en images sur le Diario Popular !

¡Nada más por el momento !

Écoles ouvertes ou fermées ?

          Alors, classes en présentiel ou pas ? C’est le débat qui secoue l’Argentine en ce moment. Et plus particulièrement l’agglomération de «L’AMBA », la métropole du « grand Buenos Aires», où vit le tiers de la population du pays, quand même.
          Le gouvernement péroniste d’Alberto Fernández avait souhaité renforcer les mesures sanitaires, à un moment où la deuxième vague est en plein essor, et où l’épidémie est de plus en plus difficile à contrôler, avec l’arrivée des mauvais jours (l’automne vient de débuter là-bas). Il avait donc jugé bon de prendre un décret pour fermer momentanément les écoles, à l’image de ce qui a pu se faire en Europe, notamment en Italie et, actuellement, en France. Aussitôt, un certain nombre de parents d’élèves mécontents ont organisé des «cacerolazos», concerts de casseroles sur les balcons, en signe de protestation. La municipalité de Buenos Aires, représentée par le gouverneur Horacio Rodríguez Larreta (opposition de droite) a attaqué le décret en justice. Avec succès : le décret a été suspendu, dans l’attente d’une autre décision de la Cour Suprême.
          Selon le journal pro-gouvernemental Pagina/12, il s’agit d’un jugement partisan, et d’une décision rendue par des juges «macristes», favorables à l’opposition de droite. Un jugement « jaune , pour reprendre la couleur du PRO (Propuesta republicana, parti de l’ancien président Mauricio Macri), d’autant que l’une des juges n’est autre que l’épouse du secrétaire général de ce parti.
          Le ministre de la justice a exprimé sa déception en relevant que «Le président (avait) pris une décision visant à préserver la vie de milliers d’Argentins, et non voulu s’immiscer dans les politiques éducatives». La décision de la Cour d’Appel est intervenue par ailleurs seulement quelques heures après la nouvelle d’un troisième décès de professeur dans la ville, toujours selon Pagina/12.
          Dans son jugement, détaillé par Clarín, la Cour pointe le manque d’éléments concrets prouvant une augmentation des contagions dans les transports publics utilisés par les élèves, selon Clarín, le principal argument avancé par le gouvernement pour fermer les écoles.
          Aussitôt le jugement rendu, les réactions ne se sont pas faites attendre. La municipalité a annoncé une série de mesures visant à organiser au mieux l’accueil des élèves, tandis que deux syndicats d’enseignants décidaient de se mettre en grève. De son côté, le ministre de la Santé, Martín Soria, a qualifié de « mascarade » (Mamarracho) juridique la décision du tribunal, pointant que les juges et le gouvernement de la ville seraient tenus pour responsables des conséquences sanitaires de celle-ci, une décision uniquement «politique».
          Dans une interview à Pagina/12, Daniel Gollan, le ministre de la Santé de la province, a critiqué le changement de cap des autorités municipales, qui avaient indiqué dans un premier temps qu’elles-mêmes prononceraient cette fermeture en cas de progression des contagions, mais auraient, selon lui, changé d’orientation par pure spéculation électoraliste. La municipalité de Buenos Aires, selon lui, nie la gravité de la situation, par pure démagogie. «Nous sommes pour les classes en présentiel, dit Gollan, mais comme nous étions convenus avec eux (la municipalité) en février dernier, si la courbe progressait nous devions prendre des mesures sanitaires générales, qui incluaient l’univers scolaire».
          Comme on le voit, la crise sanitaire, aussi difficile à gérer en Argentine que partout ailleurs, reste ici comme chez nous également un facteur de division et de récupérations politiques de tous ordres. Mais en Argentine peut-être plus qu’ailleurs, les clivages sont particulièrement marqués, et peuvent avoir tendance à renvoyer au second plan des débats d’intérêt général. Car ici, hélas, ces débats-là se règlent plus facilement dans les tribunaux ou dans la rue qu’autour des tables.

24 mars 2021 : 45 ans du Coup d’Etat militaire

          45 ans après le début de la plus féroce dictature de son histoire, l’Argentine célèbre dans une certaine discrétion l’anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Jorge Rafael Videla, le 24 mars 1976. Célèbre, ou plutôt, ne célèbre pas. Est-ce un effet d’une certaine culpabilité ? La presse la plus à droite du pays, de Clarín à La Nación, ne se fend pas de plus d’un article, quand le quotidien de gauche péroniste Pagina/12 en propose trois sur sa une numérique.

La junte militaire – Photo DP

          A droite, visiblement, on préfère éluder et tourner la page, en insistant tout de même au passage sur la popularité, au moins dans un premier temps, d’un coup d’état dont on espérait à l’époque qu’il mettrait un terme au chaos politique et social qui minait le pays gouverné, après la mort de l’icône Perón, par sa femme, «Isabelita». Une vice-présidente incompétente et dépassée, en butte à l’opposition conjuguée de pratiquement toutes les forces politiques du pays, de droite à gauche.
          La Nación comme Clarín préfèrent souligner la récente déclassification d’un nombre important de documents nord-américains concernant l’épisode, et montrant que l’administration de l’époque (Le vice-président républicain Gerald Ford avait remplacé Richard Nixon après l’affaire du Watergate) avait été avertie bien en amont de l’imminence d’un coup d’état. Selon ces articles, les Nord-Américains considéraient le coup d’état avec bienveillance, et même un certain espoir de normalisation, et d’un retour du pays dans «la communauté financière internationale», sous-entendu, un retour aux bonnes relations économiques avec les entreprises américaines, sous la houlette d’un général Videla jugé «modéré». L’éternelle clairvoyance de la diplomatie américaine…
          Selon Clarín, les documents «apportent la preuve de nombreux contacts entre les militaires séditieux et les fonctionnaires Etatsuniens, et montrent que les Etats-Unis les ont appuyés tacitement, car Washington considérait le coup d’état inévitable». Mais il n’y aurait pas, poursuit Clarín citant Carlos Osorio, chef de projet au Service documentaire des Archives de sécurité nationale du cône sud, de preuve que le pays du nord en aurait été un instigateur actif.
          Le contenu de l’article de La Nación n’est guère différent, mentionnant néanmoins le rôle de conseiller du directeur de la CIA d’alors, un certain… George H.W. Bush. La Nación relève également que, selon le diplomate William D. Rodgers, l’administration américaine ne se faisait guère d’illusion sur le fait que «il (était) quasi certain qu’un gouvernement militaire argentin recourrait à la violation des droits humains, suscitant les critiques internationales». Les archives déclassifiées révèlent également, indique La Nación, que les Américains du nord avaient «informé discrètement, plus d’un mois avant le coup d’état, que Washington reconnaitrait le nouveau régime».
          Pagina/12, on ne s’en étonnera pas, est beaucoup plus prolixe, proposant un dossier complet sur le coup d’état et les années de dictature. Et notamment un supplément spécial intitulé «Nunca más» (Plus jamais), reprenant le titre du rapport de la commission des droits de l’homme présidée par l’écrivain Ernesto Sabato, regroupant des articles de 18 écrivains et journalistes, parmi lesquels Luis Bruschtein, Eduardo Aliverti, Victoria Ginzberg ou Mempo Giardinelli. La psychanalyste Ana María Careaga, rescapée du centre de détention clandestin «Club Atlético» délivre une réflexion sur «le statut de la haine en tant que passion obscure», et sur le plaisir sadique du tortionnaire, qui s’érige en véritable dieu possédant droit de vie et de mort sur ses victimes. Agustin Alvarez Rey rappelle l’héritage juridique des lois de la dictature, encore prégnant dans la législation argentine d’aujourd’hui. Eduardo Aliverti, quant à lui, évoque la chape de silence qui s’est abattue sur le pays pendant ces sept années de gouvernement militaire. Il raconte le 24 mars tel qu’il l’a vécu, alors étudiant : «Dans la rue, dans les transports publics, dans les bars, parmi les clients de la pharmacie qui entraient et sortaient comme à l’ordinaire, parmi mes collègues de travail et d’études, tout le monde parlait à voix basse. Très basse. (…) Le plus étonnant fut que pendant longtemps parler à voix basse ou sans élever la voix fut également le lot des conversations intimes, privées (…)». Un des slogans de la dictature n’était-il pas «Le silence, c’est la santé» ?
          Vous trouverez d’autres documents sur ce sujet dans Pagina/12 sous cet article de Hugo Soriani présentant le livre de Mario Villani, ancien prisonnier, comme Ana María Careaga, du centre clandestin du «Club Atlético», dans le centre de Buenos Aires. Le livre s’intitule «Desaparecido, memorias de un cautiverio» (Disparu, mémoires de captivité). Voir la section «suplementos», tout en bas.

Photo DP

Astor Piazzolla aurait eu 100 ans

                    Le compositeur Argentin aurait eu 100 ans hier, 11 mars 2021. Les célébrations, hommages et rétrospectives ne manqueront pas, sur la toile et partout ailleurs, vous pourrez vous y reporter avec bénéfice si le sujet vous intéresse. Nous ne sommes pas pour notre part des spécialistes du tango, et n’avons pas eu l’occasion de suivre de près la carrière de ce compositeur décédé il y a près de 30 ans, en 1992. Il nous a paru néanmoins intéressant, à titre d’hommage, de reproduire quelques extraits de l’excellent article que lui consacre aujourd’hui le quotidien en ligne Pagina/12, par le truchement d’un des journalistes radio qui l’avaient interviewé à Rosario en 1982, Pablo Feldman.

Photo PV

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        (Extrait  de l’article de présentation de Pagina/12. Traduction PV)

          Il est né à Mar del Plata le 11 mars 1921 et a grandit à New York, où son père lui a offert son premier bandonéon. Il a voyagé en Europe où il a suivi des études d’harmonie, de musique classique et contemporaine. Il s’est finalement lancé dans le tango en commençant par faire des arrangements pour Anibal Troilo, puis en révolutionnant le genre, sous les critiques acerbes de la vieille garde, pour être finalement reconnu par les jeunes générations du monde entier. Astor Piazzolla est un des compositeurs contemporains les plus emblématiques, en même temps qu’une des grandes icônes argentines. L’hiver 1982, au moment de la défaite des Malouines et dans un pays encore loin de voir poindre le retour à la démocratie, Piazzolla débarqua dans la ville de Rosario pour y donner un concert au Théâtre de la Comédie. Trois jeunes journalistes de radio l’approchèrent pour lui demander une interview, et à leur grande surprise, il accepta. Presque 40 ans après, l’un d’entre eux, en hommage au centenaire de sa naissance, en a retrouvé l’enregistrement, l’a retranscrit et nous le livre pour faire revivre un Piazzolla précis, sérieux, râleur et cosmopolite. Comme si le temps n’avait pas passé.

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          (Extraits de l’interview de Pablo Feldman en 1982. En italique, notes du rédacteur de ce blog)

          C’était un froid samedi après-midi à Rosario. Le Théâtre de la Comédie recevait Astor Piazzolla et son quintet pour deux concerts. Il y avait encore des émissions consacrées au tango sur les chaines radio, et un de leurs animateurs me lança un défi : «Va donc faire un reportage sur Astor Piazzolla, je suis sûr qu’il sera ravi de t’accueillir», me dit-il ironiquement, sachant parfaitement combien le musicien renâclait à accorder des interviews.

          Ils y vont finalement à trois, et rencontrent le représentant d’Astor, Atilio Tallin.

«Je vais voir ce qu’en pense Astor, vous avez de la chance, il fait une pause pendant qu’on accorde le piano». (…) Cinq minutes après… «Venez, les gars», a-t-on entendu depuis l’obscurité de l’arrière-scène. Nous nous sommes avancés quasi à tâtons pour nous retrouver dans une petite pièce mal décorée, avec un canapé trois places, une table basse et deux chaises. C’est là que se trouvait Astor Piazzolla, qui nous a lancé aussitôt que nous sommes entrés : «Bon, jeunes gens, allons-y, car j’ai du boulot».

L’interview commence après une courte séance de photos.

Quels sont les courants musicaux qui ont influencé la musique que vous jouez aujourd’hui ?
Au départ, tous. J’ai étudié très sérieusement la musique. J’affirme que la musique doit s’étudier comme la médecine, l’ingénierie ou l’architecture, ces professions «importantes». Beaucoup de gens pensent que la musique est un métier mineur, ils se trompent, la musique est un processus d’apprentissage long, après, si Dieu t’a donné le don de la création ou de l’interprétation, c’est autre chose, parce que sans ça, tu peux étudier autant que tu veux, ça ne sert à rien.
(…)

Que pensez-vous des musiciens qui ont marqué l’histoire ? Carlos Gardel par exemple ?
Établissons une échelle de 1 à 10 points, et déroulons ça sous forme de «ping-pong». Gardel : 10 points. Pour moi, il restera le plus grand.

Les Beatles ?
10 points. Pour leur style et l’influence qu’ils ont eu sur la jeunesse du monde entier.

Les poètes du tango ?
10 points aussi, en commençant par Discépolo, Manzi, Contursi, Cadicamo, Catulo Castillo, les frères Espósito, Horacio Ferrer et Eladia Blazquez, se sont des gens qui ont fait beaucoup pour la poésie et le tango.

Changeons de « domaine ». Perón ?
0 point.

Ricardo Balbín ?
0 point.

Les dirigeants politiques d’aujourd’hui ?
0 point. Je les déteste tous.

La jeunesse argentine ?
Eh bien, c’est l’avenir, une obligation que nous avons, un devoir de nous adresser à eux, les jeunes. Ce sont les seuls qui me rendent heureux, parce que s’ils n’écoutaient pas ma musique, elle ne servirait à rien. (…) Les jeunes, ceux qui pensent, qui vont de l’avant, ce qui n’est pas seulement le mouvement de Piazzolla, mais celui de tout un groupe de musiciens, de peintres, d’écrivains qui font des choses importantes et que vous avez le devoir de suivre.

C’est pour cela que vous invitez à vos côtés des musiciens jeunes, comme votre fils ou Tomas Gubisch, qui avait moins de 20 ans quand il a commencé à jouer avec vous ?
Bien sûr. Je n’aime pas être entouré de vieux. Ainsi, je me sens jeune moi-même. Vous savez pourquoi je préfère les jeunes ? Parce que les vieux sont fatigués, sans enthousiasme. Et ne parlons pas du tango : ils ont les pieds dans la glaise. Tandis que les jeunes sont branchés sur 200 volts. Comme moi.
(…)

Il vous est arrivé de jouer gratuitement dans le métro parisien.
Oui, la Mairie avait recruté des musiciens et des artistes qui travaillaient là à ce moment-là.

Cela ne pourrait pas arriver en Argentine ?
Il faudrait : rendre l’art, la musique, plus accessibles à tous. Cela arrivera un jour. Là, c’était pour l’inauguration de la station Auber, une station de quatre étages. Il y a eu plus de 5000 personnes, sans compter ceux qui passaient par là, et ils écoutaient tous avec respect et amour. Ce fut une expérience extraordinaire, je me souviens qu’à ce moment-là je débutais à l’Olympia avec Georges Moustaki, et on s’est précipité à Auber parce qu’on ne voulait pas rater cela. Ce serait bien d’organiser un truc comme cela à Buenos Aires, ou dans une autre grande ville.

Quelle personne a eu le plus d’influence sur votre vie ?
Sans conteste ma professeure à Paris en 1954, Nadia Boulanger. Elle a été quasiment ma seconde mère. Elle m’a changé du tout au tout. Le Piazzolla qui est revenu en 1955 à Buenos Aires a révolutionné tout le tango, enclenché le grand mouvement qui était devenu nécessaire. C’est toujours difficile pour un peuple d’accepter le changement, et j’ai changé les choses, surtout en ce qui concerne cette « religion » du tango.

Pour finir, quelle opinion avez-vous… d’Astor Piazzolla ?
Eh bien… je suis quelqu’un de sincère, de respectueux. Je n’ai pas de respect pour les choses qui n’en valent pas la peine. Je n’ai pas la langue dans ma poche. Beaucoup de gens ont peur de dire ce qu’ils pensent, moi je n’ai pas peur, je ne suis pas un lâche. Si un jour je dois quitter le pays, parce qu’un Général l’aura décidé, je partirai. Mais mon avantage, c’est que le Général finira par disparaitre, et que ma musique, elle, restera.

Tango sur la place Dorrego – Buenos Aires – février 2020 – Photo PV

4 mars 2021 : Unes d’un jour ordinaire

Chronique des unes d’un jour ordinaire en Argentine : à travers l’exploration de cinq journaux en ligne, les priorités du moment au pays du maté calme.

Commençons par le plus lu : Clarín. Comme à son habitude, il a cherché par quel biais attaquer le gouvernement en place. Comme partout, le plus efficace en ce moment, c’est ce bon vieux virus, inépuisable source quand on veut critiquer ceux qui se tapent la douloureuse tache d’y faire face pour tout le monde. Cette fois, la critique concerne (là aussi, comme à peu près partout) la gestion des vaccins. Clarín relève que la ville de Buenos Aires (dirigée par l’opposition) se plaint que le pouvoir central distribue les doses à travers le pays non en fonction de l’importance des groupes à risque, mais au prorata des populations. Et produit un intéressant tableau corroborant ce fait. Critiquant parallèlement, au passage, le retard pris par l’Argentine dans l’achat global de vaccins, par rapport à ses voisins brésilien et chilien. Deux gouvernements évidemment plus sympathiques aux yeux du grand quotidien argentin. Qui se demande si les régions ne feraient pas mieux de prendre leur autonomie (ce que la loi argentine permet) sur le sujet.

La Nación choisit un autre angle d’attaque, probablement plus populaire et plus efficace : la corruption de l’époque Cristina Kirchner. Lázaro Báez a été condamné à 12 ans de prison pour blanchissement d’argent sale et ce que nous appellerions en France fraude aux marchés publics : l’entrepreneur de BTP d’origine chilienne aurait bénéficié de marchés truqués de la part du gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner, elle aussi poursuivie dans différentes affaires de corruption active et passive. Une affaire aux vastes ramifications, dans laquelle interfèrent également des soupçons de « lawfare », le pouvoir en place soupçonnant certains secteurs du monde judiciaire de pactiser avec l’opposition de droite pour « mouiller » les toujours populaires dirigeants péronistes. Un peu à la manière de ce qui a été fait au Brésil contre Lula et Dilma Roussef. Mais en l’occurrence, il semblerait que les dossiers soient bien plus solides dans le cas argentin que dans le cas brésilien, même si, des deux côtés de la frontière, les dénonciateurs de la corruption sont assez loin d’être eux-mêmes des chevaliers blancs. L’Amérique latine n’est pas, et n’a jamais été en la matière, un territoire binaire. Si le pouvoir corrompt, c’est encore et toujours plus vrai de ce côté-là de l’Atlantique. Hélas. Il est néanmoins assez croustillant de voir que la justice du Panama, paradis fiscal bien connu pour avoir abrité un temps les intérêts de l’ancien président de droite Mauricio Macri, se saisisse du dossier.

On ne sera donc pas étonné de voir que c’est justement le cas Macri que met en relief le quotidien de gauche Pagina/12, fervent supporter de Cristina Kirchner et du parti péroniste. Le quotidien – qui par ailleurs évite aujourd’hui soigneusement toute allusion aux affaires en cours contre Cristina Kirchner et Lázaro Báez – poursuit son enquête au sujet de la faillite présumée frauduleuse de l’entreprise « Correo Argentino » (l’équivalent de notre Poste), jadis propriété de la famille Macri. Cette dernière est soupçonnée d’avoir profité de son passage au pouvoir pour négocier un accord avantageux de sauvetage de l’entreprise, aux frais du contribuable. Correo Argentino, qui cherche désespérément un repreneur, doit 4 milliards et demi de pesos à l’Etat (Plus de 41 millions d’euros au cours actuel) et aurait organisé son insolvabilité en « déviant » les réserves de l’entreprise vers d’autres firmes appartenant à – ou amies de – la famille Macri. Qui s’en défend, tout en tentant, selon Pagina/12, d’évincer la juge en charge du dossier par tous les moyens.

Comment s’étonner ensuite que les Argentins se désespèrent d’être un jour gouvernés par des élus honnêtes ?

A part ça, et pour plus de légèreté, dans le plus parfait désordre : Crónica a vu apparaitre un OVNI au cours d’un journal d’infos brésilien (Si si, c’est le titre de la une en ligne !), et le Diario Popular célèbre la victoire du club de Boca Junior (celui de Maradona) en… trente-deuxièmes de finale de la coupe d’Argentine. C’est aussi le titre de une, mais notons que juste en dessous, on trouve un intéressant article sur un cas assez effrayant de prostitution de mineures par leur propre mère. (De 4 à 12 ans, les filles, quand même). Un sujet hélas universel.

04/02/21 : Isabelita a 90 ans

AUX OUBLIETTES DE L’HISTOIRE

          Aujourd’hui jeudi 4 février, nous dit le quotidien La Nación, est le jour du 90ème anniversaire de María Estela Martinez de Perón, plus connue sous son nom de scène (elle était danseuse avant de devenir la troisième épouse de Juan Perón) Isabelita.
          Celle qui fut la première présidente de l’histoire argentine semble aujourd’hui totalement oubliée de ses compatriotes : on a eu beau chercher, aucun autre des grands quotidiens en ligne ne mentionne l’événement. Et il est même assez probable qu’en lisant l’article de La Nación, plus d’un Argentin se sera étonné d’apprendre qu’elle est encore de ce monde, 45 ans après avoir été renversée, emprisonnée puis exilée par la dictature militaire.
          La Nación retrace les grandes lignes de ce qui fut sa vie, d’abord en Argentine où elle est née en 1931, puis à l’extérieur, d’abord lors des tournées sudaméricaines de sa troupe de danse, puis en exil en Espagne, avec son mari. Elle avait justement rencontré Juan Perón en 1955 à Panama, alors que celui-ci, renversé par la «Revolución Libertadora», commençait son long exil de dix-huit ans.
          Elle reviendra avec lui en 1973, et ensemble, lui président et elle vice-présidente, ils remporteront l’élection à la magistrature suprême avec 62 % des voix. C’est donc elle qui, à la mort de Perón l’année d’après (juillet 1974) prendra naturellement les rênes du pouvoir. Pas pour longtemps. Car la période est très troublée, c’est le moins que l’on puisse dire. Le péronisme est très divisé, entre mouvements de jeunes d’extrême-gauche d’une part – ce sont eux qui ont principalement contribué au retour du chef – et tendance d’extrême-droite d’autre part, rapportée dans les bagages de Perón lui-même. Ne perdons pas de vue qu’il revient d’un long exil en… terre franquiste. Le retour du péronisme est donc marqué par beaucoup de violence, entre les exactions de la Triple A (Alliance anti-communiste argentine, créée et dirigée par le secrétaire particulier de Perón, Lopez Rega) contre les gauchistes, et les attentats de ces derniers, en représailles. Sans parler, bien entendu, de toutes les tendances anti-péronistes qui n’ont évidemment pas disparu comme par enchantement.

Juan Perón et Isabelita (María Estela Martínez Cartas de Perón) en Espagne (1972)

          C’est avant tout cette image qui restera d’Isabelita. Celle d’une présidente dépassée, incompétente – elle se fera même remplacer un mois pour «raisons de santé» pendant son mandat par Italo Luder, le président du Sénat – et finalement destituée par un coup d’état militaire en mars 1976.
          Emprisonnée pendant cinq ans, les militaires l’ont libérée en 1981, et elle est repartie en Espagne, d’abord dans la résidence qu’elle partageait autrefois avec Perón, « Puerta de Hierro », puis dans son actuelle résidence à 30 kilomètres de Madrid. Elle y vit depuis complètement retirée, et s’est doucement fait oublier de ses concitoyens. Au point qu’il ne s’est trouvé qu’un seul quotidien, aujourd’hui, pour se rappeler qu’elle était toujours vivante, et que ce 4 février était le jour de son 90ème anniversaire.

Carlos Menem est mort

          L’ancien président Carlos Saúl Menem (1989-1999) est mort dimanche matin 14 février, à la clinique Los Arcos, dans le quartier de Palermo (nord-est de Buenos Aires) où il se trouvait depuis décembre dernier pour une pneumonie suivie de complications. Il avait 90 ans.
          Une veillée funèbre a été immédiatement organisée dans les locaux du Congrès, dans le centre de la capitale.
          Carlos Menem avait été élu président en juillet 1989, sous les couleurs du parti péroniste, pour succéder à Raul Alfonsín, premier président élu démocratiquement après la dictature militaire qui a sévi entre 1976 et 1983.
          Le titre de Pagina/12 résume parfaitement le souvenir que laissera probablement Menem dans l’histoire contemporaine argentine : celui d’un « leader populaire qui aura laissé un héritage impopulaire ». En 1988, gouverneur de la province de La Rioja, il était parvenu contre toute attente à souffler la place de candidat à un péroniste historique, Antonio Cafiero, alors gouverneur de Buenos Aires. Par la grâce d’un charisme certain, et d’un pouvoir de séduction et de conviction incontestable, il a su charmer les électeurs péronistes, toujours nombreux en Argentine, de gauche comme de droite. Un peu à la manière d’un Berlusconi, ou d’un Sarkozy, pour citer deux personnalités politiques parmi les plus «bling-bling» de l’histoire européenne récente.

          En pleine vague de néolibéralisme Reagano-Thatcherien, il va en appliquer les préceptes en les poussant à l’extrême, privatisant à tout va, et gouvernant en fonction des intérêts d’une petite minorité d’affairistes et de financiers, dont pas mal d’entreprises étrangères, qui vont sous son mandat acquérir à vil prix des joyaux de la couronne argentine, comme l’entreprise pétrolière YPF (Yacimientos petroliferos fiscales), totalement bradée, ou Aerolineas argentinas, la compagnie d’aviation nationale. Il a supprimé 75% du réseau ferroviaire argentin, le faisant passer de 36 000 km de lignes à seulement 9000. Remise en cause du droit du travail, coupes massives dans les emplois publics, comme le rappelle Luis Bruschtein dans son article rétrospectif du lundi 15 février, «Brique après brique, il a fait ce que même les militaires n’avaient jamais réussi à faire. Il a employé son mandat à démanteler ce qu’il restait des réalisations des premiers gouvernements péronistes : privatisation de l’eau, du gaz, de l’électricité, des transports, de l’industrie de l’acier, dérégulation de l’économie». Ce que certains de ses opposants ont appelé, et appellent encore, «la fête ménemiste» a fait danser les milliards au détriment de l’immense majorité de son peuple.
          Politiquement, il est également l’artisan de l’amnistie pour les principaux dirigeants de la dictature, et s’est rapproché des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, malgré les souvenirs douloureux de la guerre des Malouines.

          Sa politique ultralibérale et affairiste a conduit l’Argentine droit dans le mur, débouchant sur une des pires crises de son histoire, au début des années 2000. Avec des conséquences ravageuses : chômage massif, recrudescence de la pauvreté, désespoir des classes défavorisées menant à des manifestations violentes et des pillages de magasins, en 2001, avec en parallèle une crise politique aigue : pas moins de cinq présidents se succéderont en moins de trois ans, jusqu’à l’élection de Nestor Kirchner en 2003 !
          Le plus extraordinaire, c’est de constater qu’en dépit de cette politique catastrophique, Menem aura été finalement le président qui aura gouverné le plus longtemps dans l’histoire du pays : 10 ans, en étant même réélu en 1995 ! Il s’est même présenté pour un troisième mandat en 2003, avant de se retirer après le premier tour, pour éviter l’humiliation d’une défaite face à… un autre candidat péroniste ! (N. Kirchner).
          Car on ne peut pas lui enlever ça : jusqu’à la catastrophe finale, il aura su conserver une popularité certaine, en grande partie due à une de ses seules réussites économiques, au moins en début de mandat : la réduction de l’hyperinflation qui avait contraint son prédécesseur Alfonsín à la démission, ainsi que la mise en place d’une politique qui, croyaient ceux qui louaient celle de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, allait permettre au pays de redémarrer en ouvrant son économie.

          Un intéressant article de La Nación liste un certain nombre de « petites phrases » prononcées par Menem tout au long de sa carrière, et qui en disent long sur sa duplicité et son cynisme. En voici un petit échantillon :

– « On ne sait pas combien de temps cela prendra, ni combien de sang il faudra verser, mais notre territoire (Les Malouines) reviendra à notre peuple ». (Un an avant de reprendre des relations aussi diplomatiques qu’amicales avec le Royaume-Uni)
– « Je déclare la corruption délit de trahison à la patrie ». (Il a été plusieurs fois condamné pour corruption).
– « Une rame qui se met en grève c’est une rame qui ferme » : il n’aura pas hésité à mettre cette menace envers le secteur ferroviaire à exécution, et pas seulement pour ce secteur ! (voir plus haut).
« Mon livre de chevet, ce sont les œuvres complètes de Socrate » (Qui n’a laissé aucun écrit !).
« Je n’aspire aucunement à être réélu » (2 ans avant de réformer la constitution pour permettre… sa réélection !)
« Je vais gouverner pour les enfants pauvres qui ont faim et pour les enfants riches qui sont tristes ».

          Menem le péroniste finira donc sa carrière battu par un autre péroniste, dont il dira pis que pendre ensuite tout au long de son mandat : toujours cette vieille contradiction interne à ce mouvement que nous autres Européens avons tant de mal à comprendre et à appréhender, tant il recouvre de tendances aussi diverses que franchement antagonistes. Menem peut être considéré non seulement comme un péroniste «de droite», mais probablement, également, comme un des pires, sinon le pire, des gouvernants de toute l’histoire argentine, depuis que celle-ci est une république. Et ce ne sont pas les larmes de crocodile de tous ceux qui font la queue depuis dimanche pour passer devant son cercueil qui changeront grand-chose à la trace qu’il laissera dans l’histoire, et dans le cœur de la plus grande majorité des Argentins. D’ailleurs, aux dernières nouvelles, il n’y avait pas foule aux abords du Congrès pour lui rendre un dernier hommage.

PS. Je viens de lire un article là-dessus sur le blog « gauchomalo« , de Santiago Gonzalez. L’article, écrit le 15 février, est paru également dans le quotidien « La Prensa » d’aujourd’hui, 22 février.  C’est un article très critique sur l’héritage ménemiste, mais qui lui tresse des couronnes au sujet de sa politique néolibérale, parlant d’une période inédite de « sérénité économique, de sensation de liberté et d’ouverture sur le monde » (Je traduis en synthétisant). Une opinion pas forcément partagée par tous les Argentins ayant vécu cette époque, en tout cas les plus modestes. Néanmoins, l’article qualifie cette période « d’étape mafieuse » de la saga péroniste, un « processus de désintégration de la nation argentine initié par les militaires, poursuivi par Alfonsín, institutionalisé par Menem et perfectionné par ses héritiers Kirchneristes et Macristes (qui) poursuit sa marche en avant vers un ordre nouveau non décidé par les citoyens ». L’article, à mon sens, décrit assez bien le système du pouvoir ménemiste, même s’il exempte un peu légèrement de leurs responsabilités les influents théoriciens ultra-libéraux de l’époque.

Voir également l’excellent documentaire de Pino Solanas Memoria del saqueo, (qu’on pourrait traduire par « chronique d’un saccage ») qui couvre la période allant de 1976 à 2001, soit de la dictature militaire à la fin du règne de Menem. (En espagnol).

04/02/21 : Isabelita a 90 ans

AUX OUBLIETTES DE L’HISTOIRE

          Aujourd’hui jeudi 4 février, nous dit le quotidien La Nación, est le jour du 90ème anniversaire de María Estela Martinez de Perón, plus connue sous son nom de scène (elle était danseuse avant de devenir la troisième épouse de Juan Perón) Isabelita.
          Celle qui fut la première présidente de l’histoire argentine semble aujourd’hui totalement oubliée de ses compatriotes : on a eu beau chercher, aucun autre des grands quotidiens en ligne ne mentionne l’événement. Et il est même assez probable qu’en lisant l’article de La Nación, plus d’un Argentin se sera étonné d’apprendre qu’elle est encore de ce monde, 45 ans après avoir été renversée, emprisonnée puis exilée par la dictature militaire.
          La Nación retrace les grandes lignes de ce qui fut sa vie, d’abord en Argentine où elle est née en 1931, puis à l’extérieur, d’abord lors des tournées sudaméricaines de sa troupe de danse, puis en exil en Espagne, avec son mari. Elle avait justement rencontré Juan Perón en 1955 à Panama, alors que celui-ci, renversé par la «Revolución Libertadora», commençait son long exil de dix-huit ans.
          Elle reviendra avec lui en 1973, et ensemble, lui président et elle vice-présidente, ils remporteront l’élection à la magistrature suprême avec 62 % des voix. C’est donc elle qui, à la mort de Perón l’année d’après (juillet 1974) prendra naturellement les rênes du pouvoir. Pas pour longtemps. Car la période est très troublée, c’est le moins que l’on puisse dire. Le péronisme est très divisé, entre mouvements de jeunes d’extrême-gauche d’une part – ce sont eux qui ont principalement contribué au retour du chef – et tendance d’extrême-droite d’autre part, rapportée dans les bagages de Perón lui-même. Ne perdons pas de vue qu’il revient d’un long exil en… terre franquiste. Le retour du péronisme est donc marqué par beaucoup de violence, entre les exactions de la Triple A (Alliance anti-communiste argentine, créée et dirigée par le secrétaire particulier de Perón, Lopez Rega) contre les gauchistes, et les attentats de ces derniers, en représailles. Sans parler, bien entendu, de toutes les tendances anti-péronistes qui n’ont évidemment pas disparu comme par enchantement.

Juan Perón et Isabelita (María Estela Martínez Cartas de Perón) en Espagne (1972)

          C’est avant tout cette image qui restera d’Isabelita. Celle d’une présidente dépassée, incompétente – elle se fera même remplacer un mois pour «raisons de santé» pendant son mandat par Italo Luder, le président du Sénat – et finalement destituée par un coup d’état militaire en mars 1976.
          Emprisonnée pendant cinq ans, les militaires l’ont libérée en 1981, et elle est repartie en Espagne, d’abord dans la résidence qu’elle partageait autrefois avec Perón, « Puerta de Hierro », puis dans son actuelle résidence à 30 kilomètres de Madrid. Elle y vit depuis complètement retirée, et s’est doucement fait oublier de ses concitoyens. Au point qu’il ne s’est trouvé qu’un seul quotidien, aujourd’hui, pour se rappeler qu’elle était toujours vivante, et que ce 4 février était le jour de son 90ème anniversaire.

L’application de la loi est contestée !

          Coup de tonnerre, quelques jours à peine après la promulgation de la loi du l’avortement légal. María Beatriz Aucar de Trotti, une juge de la région du Chaco (Nord Argentine) a suspendu, sur plainte d’un groupe de particuliers, l’application de cette loi pour l’ensemble de la province. Motif invoqué : la loi serait incompatible avec la constitution régionale. Selon Clarín, la juge met en avant dans ses attendus que « l’article 15 de la constitution provinciale garantit le droit à la vie et à la liberté, depuis la conception, et ce pour toutes les personnes, et s’agissant d’une compétence partagée par la province et la nation, doit en conséquence primer l’interprétation (de la loi) la plus favorable à la personne humaine ». Une affirmation aussitôt contestée par l’association pour le droit à l’avortement de la province du Chaco, par la voix de la députée Tere Cubells, qui rappelle qu’une autorité provinciale ne peut décider d’appliquer ou non une loin nationale.
          Le Diario Popular s’étend sur les détails d’une querelle juridique qui devrait confronter les spécialistes du droit argentin les jours prochains. D’autant, signale ce journal, que face à une demande identique de citoyens de sa province il y a une dizaine de jours, le juge fédéral Julio Bavio, de la juridiction de Salta, avait statué de façon diamétralement opposée, arguant qu’il n’avait, lui, aucune compétence pour contester une loi votée par le pouvoir législatif national.
          Naturellement, comme le souligne dans son article le quotidien de gauche Pagina/12, l’offensive vient clairement des milieux conservateurs «pro-vie». Pagina/12 nous apprend en outre que la juge Trotti est une militante confessionnelle active, tout comme son mari, Ernesto Trotti, membre de la commission Justice et Paix de l’Archevêché du Chaco. Pagina/12 livre la liste des plaignants du Chaco : ils sont six, dont cinq femmes, toutes militantes actives de mouvements anti-avortement et anti « mariage pour tous » (Le mariage homosexuel est possible en Argentine depuis 2010). Des militants(es) anti-féministes.
          La décision de la juge du Chaco a été aussitôt vigoureusement critiquée par le ministre de la justice, Ginés González García, dans un tweet : «La juge du Chaco prend une mesure conservatoire pour interdire droit et santé aux femmes de la région. C’est incroyable. On utilise la justice pour ne pas respecter la loi !»
          Le débat promet d’être chaud. En effet, les partisans de l’inconstitutionnalité, comme par exemple Paco Achitte, chef de service de l’hôpital Perrando, cité par Clarín, argumentent que la loi (de légalisation de l’avortement) porte atteinte à l’autonomie des régions, et que celles-ci disposent toujours d’un droit de réserve en ce qui concerne un droit « non délégué » (formellement) au pouvoir national. Ce qui serait selon eux le cas de cette loi appliquée localement. Une ambigüité du droit argentin qui risque de compliquer sérieusement cette application, d’autant que d’autres régions, celles naturellement dominées par une majorité anti avortement, pourraient également se positionner dans le même sens. Paco Achitte, d’ailleurs, président du Parti « Ciudadanos A Gobernar », compte bien proposer pour sa région de Corrientes (Nord-est, frontière avec le Brésil) une « déclaration de non-adhésion au projet d’IVE (Interruption volontaire de grossesse, en espagnol) ».
          En Argentine, malgré la promulgation de la loi, le combat des femmes est encore loin d’être terminé.