Seconde fondation de Buenos Aires

          Après le départ de Mendoza, pendant près de quarante ans, plus personne ne revient troubler la tranquillité des abords de l’estuaire du Río de la Plata, et les indiens se réapproprient leur territoire. Les Espagnols se contentent de continuer de coloniser le Paraguay, et la ville d’Asunción se développe, dirigée par Martínez de Irala[1].
           C’est là qu’un explorateur va rencontrer une partie des anciens habitants du premier Buenos Aires, qui ont fui en 1541. L’explorateur en question n’est pas n’importe qui. D’abord, il s’appelle Alvar Nuñez Cabeza de Vaca. Les hispanophones l’auront compris : il a un nom plutôt rigolo, « Tête de vache ». Mais surtout, c’est lui qui va découvrir, en descendant le Paraná vers l’estuaire, les très célèbres et impressionnantes chutes d’Iguazú. En passant.
          Mais ce que Cabeza de Vaca (venu paré du titre d’Adelantado , donc de représentant de la Couronne espagnole), découvre surtout, c’est que Martínez de Irala en prend à son aise, et que cette possession est très mal tenue. Il essaie d’y remettre un semblant d’ordre, mais finit par se faire expulser manu-militari par Irala. Retour en Espagne.
          Pendant ce temps, la colonisation du Pérou et de l’actuelle Bolivie s’est poursuivie, d’autant plus avec la découverte des mines d’argent de la région de Potosí[2]. La fameuse « Montagne d’argent »[3] a donc enfin été trouvée ! En quelque sorte. Les conquistadores se mettent en devoir de consolider leurs possessions dans cette zone, tout en descendant vers le sud. C’est ainsi que furent fondées quelques villes de l’intérieur, aujourd’hui très importantes : Santiago del Estero en 1553, Mendoza en 1561, San Miguel de Tucumán en 1565, Córdoba[4] en 1573.
           Il devient de plus en plus nécessaire de créer un port sur l’estuaire du Paraná. D’une part pour faciliter l’expédition du métal précieux vers l’Espagne, et d’autre part pour sécuriser l’accès à ces territoires, très convoités également par les rivaux européens.
          On l’a vu dans les articles précédents, la rive nord, celle de l’actuel Uruguay, n’est guère accueillante. D’une part en raison de la présence des indiens Charrúas, d’autre part de celle des Portugais bien installés au Brésil et qui lorgnent sur la zone.
          C’est là qu’intervient Juan de Garay. Il est en quelque sorte l’adjoint du troisième Adelantado nommé par la Couronne espagnole, Juan Ortiz de Zárate. Avec ce dernier, De Garay fonde  en 1573 la ville de Santa Fe, située sur les rives du Paraná, à près de 500 kilomètres au nord du Río de la Plata. Après la mort de Zárate, De Garay devient le nouveau gouverneur de la région et décide de reprendre la colonisation de l’estuaire. Il s’embarque donc en 1580, depuis la ville d’Asunción, avec une soixante d’hommes, emportant également bétail et outils, pour refonder la ville abandonnée en 1536. A son arrivée, il distribue des terres entre les hommes, ceux-ci devenant les premiers « hijosdalgos de solar conocido », plus connus sous le nom « d’hidalgos ».
          Le 11 juin 1580 exactement, Juan de Garay plante « L’arbre de la justice» (Ou une grande croix, selon les versions) sur l’emplacement de ce qui deviendra la place principale de la ville nouvelle, dont le premier nom est « Ciudad de la Trinidad » («Ville de la Trinité»).
          Celle-ci ne s’implante pas tout à fait au même endroit que celle pensée par Mendoza, mais légèrement plus au nord, mettant à profit un secteur plane et légèrement surélevé, et donc moins facilement inondable. Ce secteur couvrait une zone qui serait délimitée aujourd’hui, à peu près, par les rues Salta et Libertad à l’ouest, l’avenue Córdoba au nord, l’avenue Independencia au sud et bien sûr, le Río de la Plata à l’est. Le point central en étant la nouvelle Plaza Mayor, aujourd’hui Plaza de Mayo sur laquelle sont construits d’abord, le Cabildo (sorte de mairie de la ville), dont il subsiste encore une partie, puis la Cathédrale, et ce qui deviendra la Casa Rosada, le palais présidentiel, à l’origine maison de l’Adelantado.

Le Cabildo de Buenos Aires. A l’origine, il comptait quatre arcades de plus de chaque côté (Photo PV)

 

         Comme toutes les villes coloniales espagnoles ou presque, le plan de la ville nouvelle est parfaitement géométrique. La ville est divisée en carrés d’égale superficie, séparés par des rues parfaitement rectilignes. Ces carrés sont appelés «cuadras»  et ont ce côté pratique de permettre de facilement évaluer les distances à parcourir d’un point à un autre ! (Comptez 125 m environ la cuadra).
          Enfin pour l’instant, justement, ce n’est qu’un plan. La soixantaine de nouveaux arrivants ne va pas suffire à peupler les près de 160 cuadras prévues par le plan initial de Garay ! Tout reste encore à construire, et le premier Buenos Aires a l’allure d’un gros bourg de campagne, avec ses masures de torchis et de bois, ses rues boueuses et ses propriétés mal bornées, provoquant d’innombrables conflits de voisinage. Sans parler des indiens Querandies et Guarani, qui demeurent toujours menaçants, et des raids des corsaires anglais, qui s’intéressent de près aux navires espagnols croisant dans le secteur. Il va falloir encore de nombreuses années avant qu’on puisse comparer Buenos Aires à ses rivales de l’intérieur, déjà bien mieux urbanisées, et surtout bien plus riches. Mais sa situation géographique va constituer pour son développement un formidable tremplin…

[1] Au sujet d’Irala, voir « La première fondation de Buenos Aires »

[2] Potosí, qui a donné naissance à une formule espagnole encore utilisée jusqu’à un passé récent : « valoir un Potosí » signifiant bien sûr, coûter très cher.

[3] Voir « Le Río de la Plata ».

[4] Aujourd’hui deuxième ville d’Argentine en nombre d’habitants.