Avant de nous lancer dans cette étude de l’action péroniste durant ce premier mandat présidentiel, rappelons quelques points de bases importants, à ne pas perdre de vue pour une interprétation la plus correcte possible des faits.
1. Juan Domingo Perón est issu des rangs de l’armée. Colonel au moment où il prend le portefeuille du travail, c’est en général qu’il accède au fauteuil présidentiel.
2. En 1944, alors qu’il représentait le gouvernement et visitait le site sinistré de San Juan, suite à un tremblement de terre, il a fait la rencontre d’une jeune fille décidée : Eva Duarte. Elle deviendra sa femme en 1946, et exercera une énorme influence sur sa conduite politique.
3. Comme la plupart de ses collègues militaires, il est profondément anti-communiste. D’ailleurs pendant la deuxième guerre mondiale, les positions du G.O.U. (Groupe d’officiers unis, à l’origine du coup d’état de 1943) dont il faisait partie étaient plus qu’ambiguës, s’accrochant à une neutralité qui avait du mal à masquer une certaine sympathie pour les forces de l’Axe.
4. Il a été, dans les débuts du fascisme, un admirateur de Benito Mussolini. Il en est revenu, naturellement, après la chute de celui-ci. Mais cette influence a laissé des traces.
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Tout au long de son mandat, Perón va s’appuyer sur les trois principales forces qui l’ont soutenu lors de l’élection : les classes populaires, les syndicats et, naturellement, les trois partis constitutifs de son union politique. Il fera d’ailleurs en sorte, très rapidement, de les fondre en un seul : le Parti Péroniste. On sent déjà poindre une certaine tendance à la personnalisation du pouvoir.
Quant aux syndicats, qu’il a déjà fortement contribué à se développer et s’organiser, pas question non plus de leur laisser trop de bride sur le cou. Le syndicalisme doit être péroniste, ou ne pas être. De ce côté-là ; pas grand-chose à craindre. Le principal d’entre eux, la CGT, lui est tout acquis, sans qu’il ait eu besoin de beaucoup insister.
Enfin, côté classes populaires, il se lance dans une grande politique de redistribution des richesses. Qui ne va pas, souvent, sans friser le clientélisme. Les pauvres sont bien reçus à la Maison rose (palais présidentiel) et n’en repartent jamais les mains vides. Logements, biens domestiques, vélos ou ballons pour les enfants, sont des marchandises que le président n’économise pas lorsqu’il s’agit de faire plaisir aux plus humbles, son socle électoral.
En cela, il est efficacement secondé, pour ne pas dire incité, par son épouse Eva. Evita, la madone des plus pauvres. Elle a une revanche à prendre sur la vie, et déteste particulièrement les grands bourgeois. Son père, Juan Duarte, en était un. Marié, il avait eu une liaison suivie avec la mère d’Eva, Juana Ibarguren, dont il avait eu cinq enfants.
A cette époque, dans la première moitié du XXème siècle, avoir une double-vie était une chose assez courante dans les milieux très aisés. Juan Duarte avait donc une famille légitime d’un côté, une autre illégitime de l’autre. C’était un propriétaire terrien, doublé d’un politicien conservateur. Cela dit, il a fait son devoir : sa seconde famille n’a manqué de rien. Du moins, tant qu’il a été vivant.
Mais lorsqu’il est mort, en 1926 (Eva avait 7 ans), elle s’est retrouvée totalement démunie. Pire : lorsque Juana est venue pour assister à l’enterrement, avec ses cinq enfants, c’est à peine si on les a laissés voir le cercueil, et on les a accueillis avec le plus grand mépris. Eva ne l’a jamais oublié, et en a conçu une haine féroce contre les classes aisées. Ce qui explique en grande partie son attitude une fois parvenue au sommet du pouvoir, en tant que première dame de l’état.
C’est peu dire qu’elle aura exercé une grande influence sur son mari. Elle a d’ailleurs, même si officieusement, même si dans une certaine ombre, participé activement à nombre de décisions politiques. C’est elle qui a fondé le parti péroniste des femmes, elle qui a poussé pour faire passer la loi sur le vote des femmes (acquis en septembre 1947) elle qui a créé la Fondation Eva Perón, organisme d’aide sociale aux plus modestes qui a fonctionné durant les deux mandats de Perón.
Elle s’est beaucoup investie dans le syndicalisme pour en développer différentes branches nouvelles, et a tissé un lien très efficace entre les principaux syndicats et le président, car elle était très estimée de tout le milieu ouvrier. Elle a également représenté le président et son pays lors d’une grande tournée européenne, en 1947, où elle a rencontré nombre de chefs d’état, dont De Gaulle, Franco, et le Pape de l’époque, Pie XII. Elle n’a donc rien eu d’une potiche, bien au contraire.
En réalité, Eva Duarte, Evita, comme les Argentins la surnommaient affectueusement, était encore plus populaire que son mari. Elle a fait, et fait encore, l’objet d’un véritable culte de la part d’une partie des Argentins. En revanche, elle était évidemment haïe des membres des classes aisées, qui la peignaient en véritable prostituée. (A sa mort en 1952, une main anonyme écrira sur un mur : «Vive le cancer» !)
On l’a compris, tout au long de ce premier mandat présidentiel, le couple Juan-Eva a clairement choisi son camp. Ce qui lui vaut un appui sans faille d’une grande partie de la gauche et de l’extrême-gauche, au début sur la réserve, puis voyant en Perón un véritable leader révolutionnaire et tiers-mondiste. Un profil que celui-ci a pris grand soin de peaufiner.
En 1951, à la fin du mandat, la gloire du couple présidentiel est à son zénith. A tel point qu’en vue des prochaines élections, toute la gauche péroniste et syndicale pousse pour un ticket «Perón-Perón», à savoir, Juan candidat à sa réélection et Evita à celle de vice-présidente. Cela ne se fera pas, pour deux bonnes raisons. La première, c’est que Perón connaît trop bien l’aura dont jouit sa femme auprès du peuple, et qu’il sent bien que celle-ci finit par lui faire de l’ombre.Or, question pouvoir, Perón n’est pas partageur. Il ne peut y avoir qu’un seul «guide» du peuple : lui.
La seconde, c’est qu’Eva est malade : on lui a diagnostiqué un cancer de l’utérus, et même si on le lui cache, son entourage proche sait, lui, qu’elle a peu de chances d’en réchapper à court terme. Perón parviendra à la convaincre – car l’idée l’avait séduite – de renoncer, ce qu’elle finira par faire, la mort dans l’âme, au cours d’un émouvant discours, le 17 octobre 1951.
Il ne lui restait que quelques mois à vivre : elle meurt le 26 juillet 1952. Perón avait commencé sa seconde présidence un mois et demi avant. Mais la disparition brutale de la madone des pauvres, «Sainte Evita» comme l’a surnommée l’écrivain Tomás Eloy Martínez, a représenté un véritable séisme dans la société argentine tout entière. Après cela, plus rien ne pourrait continuer comme avant. Le péronisme avait perdu celle qui était devenue, au-delà de la personnalité de son chef, sa principale icône.
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Pour approfondir :
– Un autre article sur ce premier mandat, un peu plus détaillé.
– Courte mais complète biographie d’Eva Duarte. (En français)
– Discours de renonciation à la vice-présidence d’Eva Perón, le 17 octobre 1951. (Vidéo sous-titrée en espagnol, 9’15). On notera au début l’introduction de Perón, réclamant par avance à la foule le plus grand silence, afin de ne pas perturber le discours d’Eva, déjà très malade et parlant avec quelques difficultés. Le film ne la montre pas en train de parler. On a gardé la bande-son, illustrée ici par des images d’archives.
Voir également la bibliographie de ce blog, et la partie dédiée au péronisme, avec notamment l’excellent ouvrage de l’universitaire Alain Rouquié, spécialiste de l’Amérique latine.