IV. Le second mandat de Perón

La fin du premier mandat est marquée par le début d’une forte crise économique. Jusqu’ici pourtant, tout marchait comme sur des roulettes.

L’Argentine avait bénéficié des conséquences dramatiques de la seconde guerre mondiale en Europe pour redresser son commerce extérieur, grâce à la forte demande de celle-ci en matières premières notamment alimentaires.

L’industrie se développait, le pouvoir d’achat des salariés n’avait jamais été aussi haut, la pauvreté reculait, et le pays s’était doté de services publics efficients. Le péronisme était à son apogée : les manifestations de soutien populaire se succédaient devant le palais présidentiel, manifestations que le président accueillait à bras ouverts au balcon de la Maison Rose en faisant des discours enflammés.

Trop enthousiastes, les supporters péronistes ? Sans aucun doute. Car en y regardant de plus près, tout ne va pas si bien.

Car à la fin des années quarante, dès lors que l’Europe se reconstruit et que son économie redémarre, la demande s’effondre.

Le gouvernement se voit donc obligé de prendre des mesures d’urgence et de revoir à la baisse sa politique redistributive. Il est même question de bloquer les salaires pendant deux ans. Comme de juste, cela provoque le mécontentement de certains secteurs, et on voit se faire jour de nouvelles mobilisations ouvrières, revendiquant la poursuite des mesures de justice sociale et de hausse des salaires dont ils bénéficiaient jusque-là.

En 1951, le conflit connait un pic sérieux, avec une grève massive des employés du rail. Réaction du pouvoir : décréter la mobilisation militaire de tout le secteur, faisant passer les cheminots sous un régime de règlementation militaire. De quoi décourager toute velléité de poursuite du mouvement. Une mesure, on l’imagine, fraichement accueillie. Premier accroc dans l’idylle entre Perón et le monde ouvrier.

Dans le même temps, pour museler les voix d’opposition, le gouvernement saisit le quotidien « La Prensa », qui appartenait jusque-là à la famille Gainz, pour en faire l’organe officiel de la CGT.

Troisième décision polémique, celle de réformer la constitution de 1853. De cette réforme, assez vaste et recouvrant des domaines très divers, de l’économie à la politique en passant par les droits des minorités, des travailleurs, de la famille, à l’éducation, des associations, etc… les opposants retiendront surtout une mesure emblématique : la possibilité laissée au président sortant de se représenter pour un second mandat de six ans, ce qui n’était pas possible jusqu’alors. Permettant ainsi à Juan Perón d’être candidat à sa propre succession !

Malgré tout, paradoxalement, la popularité du président et de sa femme n’ont pas réellement baissé après six ans de pouvoir. Les Perón conservent le soutien du monde ouvrier, et du secteur syndical. Malgré les difficultés, ils conservent la confiance de la masse du peuple, face à une opposition conservatrice et/ou libérale qui n’a pas grand-chose à proposer et manque cruellement de figures charismatiques.

C’est dans ce contexte que nait un mouvement plus ou moins spontané en vue des élections de 1952 : une proposition populaire de « ticket » présidentiel associant Juan Perón et Eva. Mouvement principalement impulsé par le principal syndicat péroniste : la CGT.

L’idée est assez massivement soutenue par la masse des électeurs péronistes. D’autant plus que la popularité d’Evita est à son comble, notamment auprès des femmes, qui viennent d’obtenir le droit de vote.

Mais, on l’a vu dans l’épisode précédent, cela ne se fera pas, Eva étant contrainte par le cancer de renoncer à cette perspective.

Eva vient de renoncer à la vice-présidence

Malgré cette déception populaire, Perón est facilement réélu avec 62% des voix. Eva, elle, a dû voter depuis son lit. Elle meurt peu de temps après, le 26 juillet. Ses funérailles seront suivies par des millions d’Argentins en pleurs. Disparue à 33 ans, elle devient un personnage christique, et fera l’objet d’un véritable culte qui se poursuit encore aujourd’hui. (Suffit d’aller voir sa tombe au cimetière de la Recoleta : il faut faite la queue à toute heure pour approcher !)

Mauvais présage ou simple coïncidence, c’est aussi à partir de ce moment-là que la situation économique et le climat social de l’Argentine vont commencer sérieusement à se détériorer.

On l’a vu plus haut, le commerce extérieur a du plomb dans l’aile en raison de la baisse des exportations vers l’Europe en reconstruction. Mais ce n’est pas le seul problème.

Suite à une période de sécheresse et de mauvaises récoltes, l’agriculture entre en crise. Par ailleurs, l’inflation repointe le bout de son nez, des pénuries apparaissent sur certains biens de consommation. Il faut prendre des mesures d’urgence : ce sera le second plan quinquennal, également nommé « Plan économique de conjoncture« . Il s’agit d’une part d’aider le secteur agricole, et d’autre part d’aller chercher les investisseurs étrangers. C’est à dire, en somme, faire le contraire de ce que le péronisme avait fait jusque-là. Ce qui provoque des grincements de dents à l’intérieur du mouvement, qui s’ajoutent aux critiques plus attendues de l’opposition.

Le plan quinquennal publié au bulletin officiel

Les propriétaires terriens, dont le IAPI, cet institut de promotion des échanges commerciaux, avait amputé les bénéfices au profit du secteur industriel, commencent à relever la tête. Pour faire pression, ils réduisent les surfaces agricoles. Du coup, la production de céréales s’en ressent, et la balance commerciale aussi.

Eva disparue, des rumeurs circulent : Perón entretiendrait des relations scandaleuses avec de jeunes étudiantes de l’Union des étudiants du secondaire (UES), mouvement politique de jeunes lié au péronisme, et spécialement avec une certaine Nelly Rivas, 14 ans à l’époque (il en avait 58). Des rumeurs qui plus tard, seront bien utiles pour disqualifier le vieux général, mais dont le fondement reste très discuté encore aujourd’hui. (Voir ici l’article d’un historien argentin, Ignacio Cloppet).

Les militaires, pour leur part, sont divisés. En septembre 1951, un groupe d’officiers antipéronistes, menés par le général Benjamín Ménendez, a tenté de renverser le président élu. Le coup a échoué, mais il a montré la profonde fracture partageant le monde militaire : le camp antipéroniste existe, pour l’essentiel des officiers conservateurs et/ou libéraux, et il s’est renforcé.

Et puis, il y a l’Église. Jusqu’ici, elle vivait en bons termes avec le président. Même si elle n’aimait pas beaucoup Eva (qui non seulement était vue comme une sainte laïque par de nombreux croyants modestes -sacrilège ! –, mais également avait le culot de piétiner ses plates-bandes caritatives avec sa Fondation) il avait réussi à la mettre dans sa poche, ne remettant pas en cause l’enseignement catholique, augmentant largement les salaires des personnels religieux payés par l’état (et augmentant le nombre de ceux-ci), subventionnant les pèlerinages, finançant les réparations d’édifices religieux, etc… (Et, cerise sur le gâteau pour les cathos, en diminuant parallèlement les subventions aux autres cultes !). Tout allait pour le mieux. Mais peu à peu, ça va finir par se gâter.

Pour être précis, la dégradation date de 1954. L’Église, qui tient à assurer une place à sa doctrine dans l’univers politique, face aux sociaux-démocrates et aux communistes, crée un parti pour la défendre : ce sera le parti démocrate chrétien, qui se veut de centre-droit. Perón, qui considère que son propre mouvement est déjà, lui aussi, à la fois démocrate et chrétien, en prend ombrage. Vexé, il prend alors une série de mesures de rétorsion considérées comme des casus-belli : loi légalisant le divorce, interdiction pour les commerçants de Buenos Aires de décorer leurs vitrines de Noël avec des sujets religieux, suppression de jours fériés célébrant des fêtes religieuses, légalisation des bordels, ça faisait beaucoup. D’autant plus que de l’autre côté, les classes dominantes, très proches de la hiérarchie catholique, faisaient monter la pression.

L’opposition se cristallise autour de l’Église et des militaires, avec le soutien des conservateurs, des radicaux et des socialistes, tous décidés à en finir avec le péronisme. Mais ce sont essentiellement les militaires qui s’y collent, étant les seuls à en avoir les moyens. Le 16 juin 1955, une grande partie de l’Armée se soulève, et les avions de la Marine bombardent la place de Mayo, où se trouve la palais présidentiel. L’attaque, indiscriminée, fait plus de trois cents morts, pour la plupart des passants, et sème la terreur. Les militaires loyalistes parviennent à la repousser, mais le coup a porté. Perón veut à tout prix éviter une guerre civile. Il refuse tout net d’armer ses partisans, et propose à l’opposition de négocier.

16 juin 1955 : bombardement de la place de Mayo

Le conflit retombe un peu, jusqu’à l’incendie de plusieurs églises de Buenos Aires, qui va le réactiver. On ne sait pas avec précision qui en est à l’origine. Provocation péroniste ou anti ? Aujourd’hui encore le débat reste ouvert. Toujours est-il que ces incidents donnent du grain à moudre à l’opposition, qui crie au loup. Là-dessus, Perón fait un discours enflammé pour galvaniser ses supporters, où il est notamment question d’abattre cinq opposants pour chaque péroniste tué. Bref, l’ambiance n’est plus vraiment à l’apaisement.

« Nous devons rétablir la paix entre le gouvernement, les institutions et le peuple, par l’action du gouvernement, des institutions et du peuple lui-même. La consigne pour tout péroniste, individuellement ou au sein d’une organisation, est de répondre à toute action violente par une action plus violente encore. Pour un des nôtres abattu, il faudra abattre cinq de nos ennemis ! » (Extrait du discours)

L’Armée va donc donner le coup de grâce, emmenée par le Général Lonardi. Le 16 septembre, il soulève la garnison de Córdoba et la flotte de la Marine à Puerto Belgrano et marche sur Buenos Aires accompagné par des commandos civils formés par des militants radicaux, socialistes et catholiques. Le 20, le Contre-amiral Rojas menace de bombarder de nouveau la capitale. Pour éviter le bain de sang, Perón préfère renoncer, et demande asile à l’ambassade du Paraguay. Pays qu’il rejoindra ensuite par voie fluviale.

L’auto-proclamée « Revolución libertadora » (Révolution libératrice) vient de commencer. Elle va durer dix-huit ans, entre gouvernements civils – mais étroitement contrôlés – et militaires. Le péronisme entre en sommeil. Et en résistance. Car il est désormais proscrit de la vie politique du pays.

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Pour en savoir plus

En français

La très intéressante interview d’Alain Rouquié, universitaire spécialiste de l’Amérique latine et auteur du « Siècle de Perón ». Il donne notamment les raisons de la perte d’influence des partis de gauche traditionnelle en Argentine, et quelques explications au sujet de la persistance du péronisme dans la société argentine.

Courte vidéo d’un programme canadien sur Eva Perón. (3′)

La nouvelle « La toile d’araignée » sur ce blog.

En espagnol

Sur ce second mandat, un site historique argentin plutôt objectif : https://historiaybiografias.com/gobierno2_peron/

Une vision péroniste de ce second gouvernement : http://historiadelperonismo.com/?p=3240

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