1ère partie : le coup d’état du G.O.U.

          Au début des années 30, le premier coup d’état militaire, qui a placé à la présidence de fait le général Uriburu, fait long feu. Dès 1932, le général, qui se voyait en dictateur à vie, est contraint par ses propres frères d’armes plus légalistes d’organiser des élections « démocratiques ». Entre guillemets, bien entendu, parce qu’il ne fallait tout de même pas exagérer, on n’allait pas laisser à d’autres partis que les conservateurs l’espoir de revenir au pouvoir. Le principal opposant aux militaires, c’est Marcelo de Alvear, l’ancien président radical (1922-1928). On lui interdit de se présenter. Trop dangereux : il est le favori de la rumeur publique, ancêtre des sondages. Facilitant ainsi la tâche du candidat des militaires et collègue du dictateur : Agustín Pedro Justo. Encore un général, bien entendu. Et qui est assez facilement, pardon, frauduleusement, élu.

Agustín Pedro Justo

          Justo a de la chance : à partir de 1933, le pays commence à sortir peu à peu de la fameuse crise de 29, qui comme ailleurs, a sévi avec rigueur. L’économie repart, l’industrie recommence à embaucher, attirant une forte migration interne de la province vers la capitale, qui concentre l’essentiel de ces emplois. Corollairement à cette augmentation de la population ouvrière, le syndicalisme se renforce, même s’il reste largement modéré dans ses rapports avec le pouvoir. Celui-ci d’ailleurs lui accorde quelques concessions, comme le samedi chômé (la «semaine anglaise»), les indemnités en cas de chômage, ou la possibilité de congé maladie pour les employés du commerce.  Ce qui ne l’empêche pas de réprimer durement les inévitables grèves et manifestations revendicatives. On ne se refait pas.

          Après 6 ans d’un mandat dont on retiendra surtout le scandale du pacte d’échanges économique « Roca-Runciman », signé avec les Britanniques et extrêmement désavantageux pour l’Argentine, Justo laisse sa place. C’est le ticket Roberto Ortíz/Ramón Castillo qui prend les rênes de l’attelage argentin. La fraude, une fois de plus, leur assure une confortable victoire aux élections. Il faut dire que nous sommes en pleine « décennie infâme», et les réflexes politiques d’avant 1912 ont refait leur apparition : pour les conservateurs, le pouvoir est un droit qui leur semble naturel, et une démocratie trop ouverte l’est surtout au désordre. Certes, Ortíz appartient à un parti de centre-droit, l’Union civique radicale, tendance anti personnaliste. Mais son vice-président, lui, est un conservateur bon teint, dans la lignée de Justo. Une alliance de circonstance assez mal attifée, mais l’essentiel, c’était de battre la gauche, n’est-ce pas.

             

Roberto Ortíz et Ramón Castillo

          Malgré tout, en bon centriste, Ortíz prône la fin de la fraude, et milite pour une politique modérée. Il annulera d’ailleurs les élections dans deux provinces gagnées frauduleusement par les conservateurs. Manque de chance : le bon Roberto, diabétique, ne gouverne vraiment que deux ans. Et après deux autres années de «congé maladie», pratiquement aveugle, il doit définitivement démissionner et laisser sa place à son vice-président, Castillo, qui prend son fauteuil le 27 juin 1942. Et voilà donc les conservateurs revenus aux manettes.

          Naturellement ça ne rate pas, Castillo ne tarde pas à rétablir le si pratique système de fraude électorale, et caresse dans le sens du poil les milieux les plus susceptibles de l’appuyer : les grands patrons, l’Eglise et l’Armée.

          Pendant ce temps, loin d’ici, la seconde guerre mondiale fait rage. Prudente, l’Argentine se déclare neutre. Mais l’avancée des Allemands, dans un premier temps, lui fait pourtant perdre une bonne partie de ses débouchés extérieurs. Certes, elle a signé des accords d’échanges avec les Anglais, mais une nouvelle fois, ceux-ci se sont arrangés pour en retirer le plus grand bénéfice. Par exemple, un accord sur l’exportation de viande (signé sous le mandat d’Ortíz) stipule que toutes les livres (£) rapportées par ces exportations devront rester consignées en Angleterre jusqu’à la fin de la guerre. Trop forts, ces Anglais.

          Débute alors une période dite « de substitution d’importations » : faute de pouvoir importer des produits manufacturés d’Europe, l’Argentine se met à développer sa propre industrie, exportant même sur tout le continent sud-américain. Seulement voilà : que deviendra cette industrie lorsque le conflit prendra fin ? Comment pourra-t-elle faire face au retour de la concurrence européenne ?

          Le gouvernement Castillo ne semble pas prendre la mesure du danger. Il prévoit bien un plan de sauvegarde, le plan «Pinedo» (du nom du ministre de l’économie), mais celui-ci ne concerne qu’une petite partie des entreprises. La plupart sera laissée à son sort quand reviendront les produits importés. Certains pans de la société s’en inquiètent, car cette situation générera immanquablement des dégâts sociaux, et activera les mécontentements dus à l’inévitable chômage et à la baisse des revenus des plus modestes. L’Eglise notamment craint que cela ne favorise le développement de l’ennemi absolu : le communisme. Arrrghhh ! Ben oui, s’agirait pas que trop de pauvreté conduise le bon peuple à de mauvais penchants. Mieux vaut lui laisser quelques miettes.

          Dans le même temps, Castillo est également talonné par les milieux militaires les plus favorables aux alliés, qui lui reprochent son choix de la neutralité. Ils vont même jusqu’à le traiter de nazi, encouragés par les États-Unis, qui cherchent à consolider leur prédominance sur leur arrière-cour du sud. Pour les amadouer, il crée un institut industriel qui permet aux militaires de contrôler de près toute l’industrie argentine, et notamment l’armement, jusqu’ici largement importé.

          Face à cette offensive de charme en direction de l’Armée, l’opposition, emmenée par l’UCR, approche le ministre de la guerre, Pedro Ramírez, et lui propose même d’être son candidat aux prochaines élections prévues fin 1943.

Pedro Ramírez

          L’Armée, ainsi placée en arbitre suprême du conflit politique, en profite alors pour pousser son avantage. Le 4 juin 1943, elle lance un coup d’état et renverse Castillo. Après un bref intérim de trois petits jours du général Arturo Rawson, Ramírez s’installe aux commandes du nouveau gouvernement militaire, soutenu par un groupe d’officiers qui ne va pas tarder à faire parler de lui : le G.O.U., « Groupe d’officiers unis », emmené par le général Edelmiro Farrell et dont fait partie un colonel de 48 ans, un certain Juan Domingo Perón.

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Sur la décennie infâme, voir aussi le court documentaire (29′) de la chaîne pédagogique argentine « Encuentro ». Très complet et bien illustré, mais en espagnol, naturellement.

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