Premières mesures

Les premières mesures viennent de tomber. Le nouveau président Argentin, Javier Milei, et ses plus proches collaborateurs, ministres et conseillers, ont publié le tant attendu «DNU», autrement dit, le «Décret de nécessité et d’urgence», paquet de mesures à appliquer au plus vite pour tirer le pays du puits.

C’est principalement la fameuse «Loi omnibus», dont l’application est prévue pour s’étendre jusqu’à fin 2025, et qui transfère, en quelque sorte, le pouvoir normalement dévolu au Parlement à l’exécutif. Autrement dit, le gouvernement, privé de majorité dans ce même parlement (rappel : le parti de Milei compte 38 députés sur 272 et 7 sénateurs sur 72), va s’en passer pour avancer par décrets.

Première mesure, justement prévue pour modifier cet état de choses bien embêtant pour Milei (sa minorité législative) : changer le système électoral. Désormais, la proportionnelle s’efface au profit du modèle britannique de scrutin uninominal à un tour. Pour cela, le gouvernement va créer des circonscriptions dans toutes les provinces. En principe, le nombre de sièges dépendra du nombre d’habitants (ce qui au passage donnera un poids démesuré, dans ce pays où la densité démographique est très inégalement répartie, aux provinces très peuplées de Buenos Aires et Córdoba). Dans la pratique, le gouvernement pourra bien entendu les modeler à la mesure de ses intérêts électoraux. On connait bien ça chez nous, où le charcutage de circonscriptions est un sport très pratiqué.

Dans deux ans, il y aura des élections législatives de mi-mandat, Milei compte sur cette réforme pour qu’elles tournent à son avantage.

Mais cela, c’est de la petite bière à côté de ce qui attend les Argentins dans les mois à venir. Je ne vais pas dresser ici la liste exhaustive des différentes mesures d’urgence bientôt mises en application. Je vais juste me contenter des plus emblématiques.

– Privatisation immédiate de nombreuses entreprises publiques, dont YPF (pétrole et carburants), la Poste argentine, la société des chemins de fer, la Banque Nationale argentine, Aerolineas argentinas (compagnie aérienne), la société des routes et autoroutes, ainsi que diverses entités de médias publics.

– Libéralisation totale du marché des hydrocarbures, ainsi que de leur prix de vente.

– Abrogation de toutes les lois protectrices du consommateur. Par exemple, et pour le décrire simplement, les lois limitant les hausses de prix, ou celles destinées à aider les familles en difficulté (Ley de abastecimiento, ley de góndolas, ley del compre nacional…). Autre exemple, la libéralisation totale, ou presque, des contrats régissant les baux de location. Désormais, plus aucune règle : seul régira le contrat entre propriétaire et locataire. Ceux-ci devront s’entendre préalablement sur la durée du bail, le montant de la caution, la périodicité et le montant des revalorisations du loyer, et même sur la devise avec laquelle devra être payé celui-ci, totalement libre. On voit d’ici les conséquences sur la fragilisation des locataires dans les secteurs où le logement sera en tension.

– Modification du droit du travail. Notamment, avec de sévères restrictions du droit de grève. Le blocage et l’occupation de locaux, par exemple devient un motif de licenciement sans indemnités. De même, dans les secteurs considérés comme «essentiels» (la palette est assez large et va de la production de médicaments au transport public en passant par tout type d’industrie, sidérurgique, chimique, agro-alimentaire et même la radio-télévision), un service minimum de 50% des effectifs est institué.

– Limitation du droit de manifestation. Naturellement, le gouvernement prévoit que ses mesures ne vont pas aller sans protestations. Pour y faire face, il prévoit donc également d’en restreindre le droit en imposant de déclarer toute manifestation (même « spontanée », c’est écrit dans la loi !) 48 heures à l’avance, et d’interdire tout blocage de rues, sous peine de sanction pour les organisateurs. Les peines prévues sont d’ailleurs aggravées, bien au-delà des deux ans de prison déjà en vigueur.

– Extension du droit à la légitime défense. Autrement dit, chaque citoyen pourra se défendre «proportionnellement» à l’attaque. Une proportionnalité qui, dit également la nouvelle loi, devra être toujours interprétée sous l’angle le plus favorable pour la personne attaquée. Cela s’accompagnera naturellement d’une large libéralisation de l’usage des armes.

– Régularisation de tous les contrats de travail illégaux. Cette mesure permettra de légaliser d’un coup de baguette magique, par exemple, les contrats léonins entre employeurs et employés. Au bénéfice des uns et au détriment des autres, cela va de soit.

Difficile de savoir exactement ce qu’en pense le citoyen moyen pour le moment. Syndicats et partis de gauche sont très mobilisés, il y a déjà eu plusieurs manifestations très suivies devant le Parlement, ou comme hier sur la Plaza de Tribunales, autrement dit, devant le palais de justice. Les prix devraient fortement augmenter dans les jours à venir, c’est déjà le cas pour beaucoup de produits, certains producteurs profitant du contexte pour anticiper largement le mouvement et en tirer de substantiels bénéfices. Les prix des carburants notamment ont déjà bondi de 70%. Le peso a perdu plus de la moitié de sa valeur. Il fallait 400 pesos pour un euro avant les élections, il en faut désormais 900.

Mais pour le moment, la majorité de la population reste attentiste, et assez fataliste. L’impression générale, c’est que «ça ne peut pas être pire qu’avant». Surtout que pour l’instant, en dehors de l’augmentation constante des prix (mais cette spirale était déjà en mouvement avant), aucune mesure n’est vraiment entrée en vigueur, ou n’a fait sentir ses conséquences directes sur la vie quotidienne.

Les gens se soucient comme d’une guigne des problèmes de démocratie soulevés par la marginalisation du Parlement, voire sa totale mise à l’écart. Dans l’ensemble, ils veulent croire Milei quand il justifie l’actuelle dégradation de la situation économique par «c’est un mauvais moment à passer, après ça ira beaucoup mieux». Ils pensent qu’en effet, il faut en passer par là pour assainir la situation du pays. Pour paraphraser, encore et toujours, Bernard Lavilliers, les Argentins sont fatigués, et donc peu mobilisés. Ils espèrent sans espérer. Ils ne sont pas dupes : aussi loin qu’on remonte le temps, la classe politique les a toujours blousés.

Mais Milei devrait se méfier. Si ses mesures, qui profitent pour l’instant surtout aux possédants et aux dirigeants d’entreprises privées, n’inversent pas promptement la vapeur, l’ombre de 2001 et de ses émeutes désespérées pourraient bien se remettre à planer au-dessus de sa tête. Et la tronçonneuse faire son apparition non plus dans ses mains, mais dans celles du peuple.

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Quelques articles de presse argentine sur le sujet :

Les principales mesures prévues :

https://www.lanacion.com.ar/politica/las-claves-de-la-ley-omnibus-lo-que-tenes-que-saber-sobre-el-proyecto-y-como-te-puede-impactar-nid27122023/#/#respuestas-3

https://www.pagina12.com.ar/697341-un-decretazo-para-barrer-con-miles-de-derechos

Le texte complet du décret :

https://www.pagina12.com.ar/697286-el-decreto-nacional-de-urgencia-que-firmo-javier-milei-y-sus

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