Milei, le Pape et la crise

Pendant sa campagne électorale, le futur président argentin Javier Milei n’avait pas eu de mots assez durs contre son compatriote le pape Francisco. Entre autres gentillesses, il l’avait taxé de « communiste » et de « représentant du diable sur terre ». Rien moins.

Car pour les Argentins de droite, le pape a beau être un compatriote, il reste un suppôt du gauchisme. Ses prises de position en faveur des plus pauvres, ses appels à la solidarité, et ses sorties pourtant timides sur l’homosexualité en font un dangereux déviant, un catho rouge.

Mais malgré tout, le pape reste populaire dans son pays, fier de ce premier pontife sud-américain de l’histoire. Et Milei n’a pas besoin, au moment où sa politique étrangle l’immense majorité des Argentins modestes, de froisser une communauté catholique qui lui a largement accordé ses suffrages.

Histoire de se forger une image de chef d’état qu’il n’avait pas encore, Milei a pris l’avion pour se montrer au monde. D’abord en Israël, où il est allé serrer la pince et assuré de son plein soutien Netanyahou, à qui il a même annoncé sa prochaine conversion au judaïsme. Puis en Italie, où il a fait étalage de son admiration pour Georgia Meloni, et donc, au Vatican.

On ne sait pas vraiment ce qu’ils se sont dit au cours de cette un peu plus d’une heure d’audience, peu de choses ayant filtré autres que les formules diplomatiques d’usage. Extrait :

« Au cours de cette conversation cordiale dans les locaux du Secrétariat d’État, les deux chefs d’État ont exprimé leur satisfaction quant aux bonnes relations entre le Saint Siège et la République Argentine, et leur désir de continuer à les renforcer. Puis ils ont discuté du programme du gouvernement pour affronter la crise économique, et ont abordé divers sujets de politique internationale ».

Rien que de parfaitement protocolaire, donc. Mais Milei en est ressorti tout fiérot, prétendant que « Le Pape s’était montré satisfait de son programme et de son contenu social ». Ce que le Vatican s’est bien gardé de confirmer ou d’infirmer.

Il est toujours difficile de savoir ce qui se passe dans la tête de Milei, capable de dire à peu près tout et son contraire dans une même conversation. En l’occurrence, cet adoucissement des relations semble répondre à la nécessité de s’assurer au moins de la neutralité de Francisco, au moment d’appliquer une politique durement ressentie par les Argentins les plus modestes : fortes hausses des prix alimentaires et des transports, diminution des salaires, chute de la monnaie, réduction drastique du financement des services publics, dont beaucoup devraient être privatisés à terme.

Vide-grenier près du Parque Centenario (Buenos Aires)

Alors, s’il faut dire maintenant que le Pape est « L’Argentin le plus important du monde » et que le diable d’hier est le saint d’aujourd’hui, pas de problème. L’essentiel, c’est que tout le monde croie le président sincère. Et pense que la Pape soutient sa politique.

Son passage en Europe, nonobstant, n’a pas déchainé les passions chez nous, tout comme son apparition au mythique forum économique de Davos ne restera mémorable que par les doutes qu’il semble avoir suscité chez des « décideurs » pourtant a priori très favorables à sa politique ultralibérale.

Certains journaux italiens en parlent avec une certaine ironie. La Republicca a titré « Mediums et chiens clonés. La solitude de Milei, le fou anarcho-libéral qui a ensorcelé les Argentins ». Vanity fair, quant à lui, pointe que « quand il parle, il semble toujours au bord de la crise de nerfs. Et du coup les Argentins, qui la vivent au quotidien, se sentent mieux compris » .

Elisabeth Piqué, dans La Nación, toute à son enthousiasme, qualifie l’entrevue de « dialogue constructif marqué par des gestes d’affection ». A l’issue, Milei a officiellement invité le Pape à venir visiter son propre pays. Mais celui-ci, prudent, a préféré ne pas s’engager, attendant sans doute de voir comment les choses tournent. « Ce voyage dépend de tant de choses », aurait répondu le Cardinal Fernández, bras droit du Pape, aux journalistes qui l’interrogeaient.

Coïncidence, juste avant de rencontrer le président Argentin, Francisco avait reçu l’économiste Italo-Américaine Mariana Mazzucato. Celle-ci étrille le libéralisme affiché de Milei, qu’elle qualifie de naïf et sans idée, ou plutôt une seule : la destruction de l’état.

Pour le moment, Milei, dont le mouvement ne compte qu’une minorité de députés, doit composer avec la droite traditionnelle pour appliquer son programme. Et ça ne va pas tout seul : sa fameuse loi omnibus, qui devait renverser la table, a été largement retoquée par le parlement, certains de ses nouveaux alliés se refusant à se laisser entrainer dans une spirale néolibérale qui n’offre pour le moment aucune garantie de succès.

La situation actuelle en Argentine est celle d’une crise en voie d’approfondissement. D’après Milei et ses partisans, ce sont les conséquences normales d’une politique visant à assainir une économie qui vivait sous perfusion de l’état. Il suffit de serrer les dents encore deux ans : lorsqu’enfin le train sera remis sur ses rails, s’ouvrira une période de félicité pour l’ensemble de la population. L’état oppresseur et affamé d’impôts aura été démantelé, et toute l’économie aura été confiée à la seule main invisible d’un marché enfin libéré de toute entrave réglementaire, fiscale et syndicale.

En attendant, donc, serrons les dents. Et la ceinture. La pauvreté, évaluée à 40% de la population avant les élections, ne devrait pas tarder à franchir le cap des 50. L’inflation continue de galoper (Milei a annoncé pendant la campagne qu’elle pourrait monter à 2500% !) et surtout, le coût de la vie est de moins en moins soutenable par les classes moyennes et défavorisées, qui ne peuvent plus compter sur des aides sociales de l’état dont Milei affirme qu’elles constituent « un vol » au détriment des « véritables acteurs économiques ».

Au 1er février, selon le site BDEX, le salaire moyen argentin était de 850€ mensuel. Avec des disparités, comme de juste, entre grandes entreprises (1190€) et TPE (550€). Un salaire médian qui n’a pratiquement pas bougé depuis 2023, tandis que les prix de la plupart des produits ont bondi en décembre de 25,5% en moyenne. Avec là aussi des disparités :

Produits alimentaires : 30%
Transports (bus et trains) : +250% envisagés, pour le moment suspendus. (en décembre : 32%)
Carburant : +6,5%
Mutuelles de santé : +40% en janvier, puis 28% de mieux en février
Téléphonie : +29% entre décembre et janvier
Énergie (électricité, gaz…) : certains fournisseurs projettent des augmentations de près de 90%, non encore approuvées (mais ça ne saurait tarder)

(Sources : CNN espagnol et La diaria.com)

Pour vous donner une petite idée, quelques comparaisons. Voici à quatre ans d’intervalle, l’évolution des prix de certains produits communs (Pour 2020, j’ai simplement utilisé mes archives perso) :

Vertigineux, non ? Notez cependant qu’en 2020, le peso était à 0,015 € environ. Aujourd’hui, il est à 0,0011€. Presque treize fois moins ! Autrement dit, pour nous, la variation est moindre : la bière est passée de 1,20€ à 1,54€, le bouquin de 7,50€ à 16,50€ (bah oui quand même !) et le kg de tomates de 0,93€ à 1,32€. Mais pour les Argentins, en revanche…

Mafalda et ses amis attendent la fin de l’orage !

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