2ème partie : Perón président

            Les premières mesures gouvernementales des militaires sont radicales : mise sous tutelle de la CGT, dissolution du mouvement « Action Argentine » qui fait campagne contre l’influence des nazis dans le pays, interdiction du communisme, persécution des partis politiques, contrôle des universités, d’où sont limogés les profs d’opposition, éducation religieuse obligatoire dans les écoles publiques. C’est tout juste si l’opposition n’en vient pas à regretter le bon vieux Castillo.

          En définitive, l’abcès de fixation, l’obsession des militaires, c’est le communisme, qu’il faut à tout prix empêcher de «polluer» les esprits argentins.

          Néanmoins, il n’y a pas de ligne unanime au sein de l’Armée. On y retrouve les trois grandes tendances du moment chez les galonnés : des partisans des alliés, des neutres, et des pro-nazis.

          Seulement les États-Unis, qu’il est difficile d’ignorer, continuent de faire pression. Et en 1944, confrontée à l’inéluctabilité de la défaite allemande, l’Argentine finit par rompre toute relation avec l’Axe. Sans pour autant lui déclarer officiellement la guerre, tout de même, histoire de ménager la chèvre et le chou.

          Ce qui n’empêche pas le G.O.U., ce groupe d’officiers nationalistes qui a appuyé le coup d’état, de considérer cette décision comme une soumission au diktat nord-américain. Ils «punissent» donc Ramírez en lui retirant leur soutien, et en le remplaçant par leur propre leader, Edelmiro Farrell.
Et voilà comment un certain colonel Juan Domingo Perón fait son entrée au gouvernement. En tant que ministre de la guerre, mais pas seulement. Car il va disposer de pas moins de trois postes éminemment stratégiques. Il est également bombardé vice-président (Farrell le tient en très haute estime), et surtout, surtout, il prend en charge un ministère qui va s’avérer capital pour la suite de sa carrière politique : le secrétariat d’état au travail.

Le cabinet d’E. Farrell. Perón est le 3ème en partant de la gauche.

          C’est depuis ce ministère qu’il va pouvoir lancer sa grande entreprise de séduction de la classe ouvrière.

          Son premier souci est d’organiser, pour mieux le contrôler, le secteur syndical. A cet effet, il noue le dialogue avec tous les syndicats existants, sauf bien entendu ceux d’obédience communiste. Parallèlement, il prend d’emblée des mesures favorables au monde ouvrier : congés payés, droit à la retraite, indemnisation des accidents du travail, et surtout, en direction des ouvriers agricoles, «el estatuto del peón», grande loi visant à protéger les droits d’un secteur jusqu’ici placé sous un régime quasiment féodal.

          Ces mesures lui valent immédiatement une grande popularité parmi les classes modestes. Aux autres, qui s’inquiètent de le voir ainsi bousculer des hiérarchies sociales qu’ils croyaient intangibles, il rétorque que son action est le meilleur moyen de combattre la pénétration communiste dans la classe ouvrière. Ce qui est si vrai que les partis de gauche traditionnels lui tiendront éternellement rigueur de marcher ainsi sur leurs plates-bandes. Même encore aujourd’hui, en 2021.

          Par sa politique affichée de justice sociale, dans laquelle l’influence de sa femme Eva joue également un grand rôle d’aiguillon, Perón s’attire néanmoins l’ire des classes dominantes, qui commencent à prendre leurs distances avec le gouvernement de Farrell. L’angle d’attaque de l’opposition se porte alors sur le supposé penchant pour le nazisme du pouvoir militaire, penchant que, selon elle, confirme la persistance de la neutralité argentine dans le conflit mondial. Pour les calmer, Farrell finit par annoncer la déclaration de guerre contre les forces de l’Axe. Ce qui ne mange pas de pain : la guerre est déjà pratiquement terminée.

          L’année 45 voit s’amonceler les nuages au-dessus du gouvernement Farrell. D’une part, l’opposition, jusque là très disparate, parvient à s’unir au sein d’une coalition appelée «Union démocratique» qui rassemble très largement, des communistes aux conservateurs en passant par les centristes de l’UCR et les socialistes. Leur exigence : la remise du pouvoir à la Cour suprême et l’organisation d’élections démocratiques. D’autre part, les milieux patronaux critiquent durement la politique économique, dans laquelle ils ne voient qu’un avatar du fascisme.

          Perón, qui concentre le plus gros des critiques, va servir de bouc émissaire. Le général Ávalos , qui ne peut pas le sentir, menace même d’envoyer sa troupe à l’assaut de la capitale si Perón n’est pas démis de ses fonctions. Celui-ci est contraint à la démission, mais dans son discours de départ, il prend soin d’appeler le secteur ouvrier à défendre les acquis qu’il leur a octroyés. Forcément, ce n’est pas très bien pris, mais très bien compris : Perón appelle assez clairement la classe ouvrière à la résistance. Le 13 octobre 1945, Ávalos , nouveau ministre de la guerre, ordonne alors l’arrestation du trublion, qui est conduit sur l’île Martín García, sur l’embouchure du fleuve Paraná, lieu habituel de l’exil des gêneurs importants.

          La nouvelle de l’arrestation du ministre adulé provoque une forte émotion dans la population des plus humbles. Le 17 octobre, une immense foule se rassemble sur la Place de Mai (où se trouve la Casa Rosada, la Maison Rose, siège de la présidence), pour réclamer sa libération. Sous la pression, Perón est dans un premier temps rapatrié à l’hôpital militaire de la capitale. Mais la foule exige davantage : elle veut le retour au gouvernement de l’ancien secrétaire d’état . La manifestation est vraiment énorme, et les autorités commencent à craindre des débordements. Ávalos va voir Perón à l’hôpital, et lui demande de s’adresser à la foule, depuis le balcon de la Maison rose, pour lui prier de se disperser. Les militaires sont furieux, mais il n’y a qu’une alternative : ou Perón réapparait en public, ou il faudra chasser la foule par la force, ce qui se soldera immanquablement par un massacre. Farrell donne son accord, et Perón est transporté au palais présidentiel. Il y apparait enfin à plus de 11 heures du soir, mais les manifestants l’ont attendu, et lui font une énorme ovation. Le peuple a choisi son leader. La fin est prévisible : Juan Perón se présentera à l’élection présidentielle, et l’emportera avec près de 53% des suffrages.

« Les pieds dans l’eau » : manifestants sur la Plaza de mayo, devant le palais présidentiel, le 17 octobre 1945.

          Commencera alors l’une des périodes les plus controversées de l’histoire argentine. Désormais, cette histoire sera articulée autour d’un axe séparant – par une grande distance – péronistes et anti péronistes. Une articulation encore pertinente aujourd’hui.

Passation de pouvoir entre E. Farrell et Juan Perón – 1946

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En complément de cet article :

Sur ce même blog, la nouvelle « Un gaucho », retraçant la mobilisation des ouvriers agricoles d’une estancia de la Pampa pour le 17 octobre 1945.

Images de la manifestation du 17 octobre, extrait vidéo du documentaire de la chaine pédagogique Encuentro.

Discours de Perón au balcon de la Casa Rosada, 17 octobre 1945. (Extrait vidéo de 4’35 sur 30′). Traduction de l’extrait ici (document PDF).

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