L’immigration béarnaise en Argentine

Un documentaire sur les Béarnais d’Argentine

On le sait (et si on ne le sait pas, on pourra se reporter à nos articles sur le sujet, ici, mais également !), l’Argentine est un pays qui s’est bâti, en tant que nation indépendante, à partir du début du XIXème siècle, sur les gigantesques espaces pris aux peuples premiers. Un pays essentiellement colonial, et même plus que bien d’autres, puisque les indiens y ont été massacrés plus qu’ailleurs.

On a déjà cité à ce propos la célèbre formule : « Les Mexicains descendent des Mayas, les Péruviens des Incas, et les Argentins…des bateaux ». Autre manière de souligner que l’essentiel du peuplement de ce pays est dû aux différentes vagues de migrations qui se sont succédées, pour la plus grosse partie entre le milieu du XIXème siècle et le début du XXème.

Une immigration surtout européenne, stimulée par les différents gouvernements argentins à coups de campagne de pub, auxquelles ont répondu surtout, outre les Espagnols – filiation coloniale oblige – les Italiens, les Allemands, les Polonais, et un certain nombre de groupes originaires des Balkans.

Mais… et les Français dans tout ça ? Il y en eut, rassurez-vous. En moindre quantité, mais il y en eut. Des Basques, d’abord, mais cela n’étonnera personne si on pense que parmi les Espagnols, la majorité des immigrés venaient essentiellement du nord du pays : Galiciens, Asturiens, Cantabriques, et, bien sûr, Basques !

Donc, côté français, pas mal de Basques. Mais également, par une espèce d’effet domino, un bon nombre de Béarnais ! Dont certains ont laissé une empreinte très forte dans l’histoire, la culture ou l’économie du pays, comme par exemple la famille Pueyrredon, dont l’un des enfants, Juan Martín, a joué un très grand rôle dans la conquête de l’indépendance argentine, ou l’écrivain Adolfo Bioy Casares, grand ami de Jorge Luis Borges, ou encore la famille Lanusse, qui fera décoller le négoce de la viande bovine, qui deviendra un des piliers de l’économie argentine.
C’est de cette immigration spécifique dont parle un très intéressant documentaire, tournée en 2009 par Dominique Gautier et Agnès Lanusse (oui, Lanusse, tiens donc !) : Lo que me contó abuelito (Ce que m’a raconté Papy).

Ce film retrace, par l’entremise de nombreux témoignages de descendants et d’extraordinaires images d’archives, l’histoire de cette immigration béarnaise, de ses raisons, de sa place dans les grandes vagues migratoires qui ont peuplé l’Argentine, de ses joies, ses drames, et de la trace qu’elle aura laissé dans l’histoire de son pays d’accueil.

Pour cela, les cinéastes ont rencontré pas moins d’une trentaine de descendants de ces Béarnais voyageurs, arrivés à des époques très différentes, et, pour certains, très jeunes. Comme les ancêtres de Celina Madero, lancés dans l’aventure dès l’âge de quinze ans, ou Jeanne Hourgras, qui vient raconter comment, à seize ans, sa famille l’a expédiée contre son gré avec son cousin Fondeville.

Dure histoire que la sienne, qu’elle nous raconte pour l’essentiel en béarnais! A peine débarquée, ses prétendus employeurs n’en veulent plus : trop jeune, pas assez instruite. Deux mamies, elles aussi béarnaises, la prennent en pitié et l’emploient comme fille de compagnie. C’est ainsi qu’elle rencontre son futur mari, Charles Hourgras, lors d’un « asado » (pique-nique/barbecue typique en Argentine) dans les parcs du quartier de Palermo à Buenos Aires. Elle danse avec lui, mais cette petite maigrelette n’est pas la fille de ses rêves, dans lesquels il voyait plutôt une grande et belle femme ! Ils se marient quand même, et la voilà veuve, à peine trois mois après la naissance de leur enfant !

Dans certains cas, c’est le droit d’ainesse qui oblige les jeunes ruraux à s’exiler. C’est ainsi que les ancêtres maternels d’Amalia Calandra ont dû traverser l’Atlantique, pour trouver des terres à travailler : celles de la ferme familiale étaient réservées à leur ainé ! L’arrière-grand-père d’Amalia est arrivé un peu après 1850. Pas seulement pour une histoire de terres, mais également pour échapper aux guerres de Napoléon III !

Car la plupart étaient paysans, à la base. Le père de Pedro Petreigne est arrivé de Lucq en 1891, et a commencé à travailler comme peón (ouvrier agricole), puis, vers 1903, a pris 1300ha en location, en association avec un certain Lamarche, un Palois. (Comme le rappelle Pedro non sans malice, 1300ha, pour l’Argentine, c’était « tout petit » !)

D’autres sont devenus instituteurs. Juan Fabaron nous raconte ainsi que son arrière-grand-père (Un Fabaron de Labarthe de Rivière, en Haute-Garonne) et son arrière-grand-mère Cazaux (de Navarrenx) se sont rencontrés dans une école de San Andrés de Giles, dans la région de La Pampa.

Certains ont fait fortune, comme l’arrière-grand-père de Maria Cazale, Lucien Lourtet, devenu éleveur à la fin du XIXème siècle, ou Leon Safontas, qui aurait fondé la ville de Santa Rosa dans La Pampa, à 600 km au sud-ouest de Buenos Aires. D’autres, souligne l’historien Hernan Otero, beaucoup moins. On estime à environ 50% le nombre de migrants retournés au pays. Lorsqu’ils revenaient riches, cela se voyait aux maisons ostentatoires (autant que de style colonial) qu’ils se faisaient construire dans leur village natal. Mais la plupart, hélas, revenaient aussi pauvres qu’ils étaient partis.

Il faut bien voir qu’en Argentine, et ce jusqu’au milieu du XXème siècle, les familles les plus riches étaient essentiellement celles des propriétaires terriens. Comme le souligne Juan Archibaldo Lanus, il faut alors distinguer deux types de migrants : ceux qu’il appelle les « voyageurs », et les vrais émigrants. Les premiers sont arrivés avant les seconds, c’est-à-dire avant les grandes vagues d’immigration. Ils venaient de leur plein gré, pour voir du pays et tenter l’aventure. Ceux-là, les pionniers, se sont taillé la part du lion des terres agricoles. Les autres traversaient l’Atlantique par nécessité, économique, familiale, politique… Ils arrivaient sans un sou, vivaient tout un temps dans des conditions plus que précaires, et devaient accepter le travail qu’ils trouvaient, avant de peu à peu, s’insérer dans leur nouvelle société.

Mais, et tous les témoignages recueillis dans cet excellent documentaire le prouvent, tous ont laissé une trace profonde et durable de leurs origines, jusqu’aux générations actuelles. Même des jeunes comme Maria Eugenia Boutigue (dont les ancêtres béarnais arrivèrent en 1884 en Argentine) ou Jean-Louis Hourgras, le petit-fils de Jeanne, le soulignent : nés et élevés en Argentine, ne parlant que l’espagnol, nous sommes entièrement Argentins. «Mais, dit Maria Eugenia, nous savons l’importance de notre arbre généalogique, de connaitre nos racines. Nous savons que nous avons une famille en France, que nous ne connaissons pas, mais nous espérons faire le voyage un jour et la découvrir.».

Cahier retrouvé par Juan Fabaran, écrit par son arrière-grand-père.

Beaucoup l’ont d’ailleurs déjà fait. Maria Cazale est ainsi allée à Pau, et en a rapporté l’agréable et étrange sensation de s’y être sentie chez elle. C’est le cas également de Celina Madero, qui a fait le pèlerinage de Navarrenx, ou d’Elena Latour de Betbeder. Celle-ci raconte qu’elle est allée à Salies de Béarn en 1985 avec sa mère, et que cette dernière, en revoyant de vieilles camarades de classe, s’est mise à leur parler en béarnais, comme si elle n’était jamais partie ! Luis Hourgras, quant à lui, parle un français impeccable, et a même réussi, en écoutant sa mère, à apprendre quelques mots de béarnais !

Laissons le mot de la fin à Natalia Garrigou-Barrenechea, l’amie de Maria-Eugenia, qui clôt le film par ces mots très justes : Et ce qui est intéressant, c’est qu’à force de chercher, on finit par comprendre d’où on vient, et tu te dis, j’ai toutes ces origines, et finalement, je suis Argentine. On a une famille qui vient de partout, et tout ça mélangé génère une culture nouvelle, un pays nouveau, et on prend encore mieux conscience de son identité propre. Je ne me vois plus comme moitié française, moitié espagnole, moitié je ne sais quoi, je sais qu’ils viennent de partout et que finalement, je suis Argentine.

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Le film :

Lo que me contó abuelito, de Dominique Gautier et Agnès Lanusse.
Cumamovi-Créav Atlantique – 2009

Très belle musique du groupe « Menestrès gascons », en prime !
Sorti en DVD.

CREAV : 8 rue Paul Bert – 64000 PAU – 05 59 90 34 90 – contact@creav.net

CUMAMOVI : 27, avenue Honoré Baradat 64000 PAU – 05 59 06 49 22 (Site internet en reconstruction au moment de la publication du présent article)

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Sur youtube, le début du film :
https://www.youtube.com/watch?v=zjFM4Hnh8-w

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Les illustrations de cet article sont constituées de captures d’écran à partir du film.

Un grand merci à Alain, qui m’a fait découvrir ce très bon documentaire !

V. La résistance péroniste. 1ère partie.

1955- 1962 : un premier espoir déçu.

Après le coup d’état de septembre 1955, Perón a dû quitter le pays. C’est le début d’une errance de près de cinq ans, durant lesquels l’ancien président argentin va d’abord trouver refuge au Paraguay, puis au Panama, au Venezuela, à Saint Domingue, et enfin dans l’Espagne de Francisco Franco, où il va durablement s’installer. Il y arrive en janvier 1960, et prend résidence à Madrid, en compagnie de sa nouvelle épouse, María Estela Martinez, une ex-danseuse rencontrée lors de son séjour au Panama.

C’est d’Espagne qu’il va continuer de tirer les ficelles de son mouvement, qui entre en résistance. Sur place, il en confie les rênes à un de ses fidèles lieutenants, un homme très à gauche d’origine irlandaise, John William Cooke.

John William Cooke et son épouse Alicia Eguren en 1957.

Pendant ce temps à Buenos Aires, les militaires s’affirment au pouvoir. C’est d’abord le général Eduardo Lonardi qui assume la nouvelle présidence de fait. Homme modéré, il cherche avant tout à ramener le calme et la stabilité dans le pays. Avec comme principal objectif la réconciliation nationale, il ne remet pas en cause la constitution héritée du péronisme (en fait, une réforme rédigée en 1949 de la constitution historique de 1853), pas plus que les acquis sociaux et, plus globalement, les mesures politiques prises entre 1946 et 1955.

Cette politique d’apaisement défrise profondément les militaires les plus offensifs, qui finissent par remplacer Lonardi, au bout d’à peine deux mois de gouvernement. C’est le plus rigide Pedro Eugenio Aramburu qui prend le fauteuil.

Eduardo Lonardi et Pedro Aramburu

L’objectif principal d’Aramburu est beaucoup moins consensuel. Il s’agit avant tout de «dépéroniser» le pays. Pour cela, il prend les grands moyens : il interdit purement et simplement toute forme d’existence du péronisme.

Car l’interdiction s’étend très loin. Non seulement le mouvement est proscrit et son existence même en tant que parti est interdite, mais cela va jusqu’à l’interdiction de l’usage du nom du mouvement et de l’ancien président ! En somme, on veut effacer Perón et le péronisme des tablettes et du vocabulaire argentin. (On ne peut donc plus citer Perón en toutes lettres. Dénominations acceptées: l’ex-président, le tyran en fuite, le dictateur déchu !)

Bien entendu, les principaux cadres de l’ancien parti de gouvernement sont arrêtés et jugés, et le principal syndicat péroniste, la CGT, est mis sous tutelle du gouvernement militaire. Tous les hommages rendus au couple présidentiel sont retirés : noms de rues, noms de localités ou de provinces ; stations de métro, gares, tout ce qui porte le nom de Juan Domingo Perón ou Eva Perón (et il y en avait beaucoup, quand même !) est débaptisé. (Pour l’anecdote, si certaines rues et places retrouveront leur nom péroniste dans les années soixante-dix, d’autres lieux garderont définitivement leur dénomination d’origine, comme la province de La Pampa – renommée Eva Perón en 1951 – ou la gare principale de Buenos Aires, Retiro – un temps rebaptisée Presidente Perón).

Naturellement, les péronistes ne restent pas sans réaction. Dès début 1956, ils entrent en résistance, en lançant une série de boycotts (avec pour cibles certaines entreprises ayant soutenu le coup d’état) et d’attentats à l’explosif. Les premiers résistants péronistes seront d’ailleurs des militaires. En effet, tout un secteur nationaliste – qui avait dans un premier temps soutenu Lonardi – refuse le diktat et le leadership d’Aramburu. Cette faction est emmenée par le général Juan José Valle, qui tentera un coup d’état – soutenu par les péronistes, en dépit du fait que Valle ne l’était pas, lui – en juin 1956.

Mais le coup échoue, et Valle est arrêté et exécuté. Afin de faire un exemple, les militaires au pouvoir feront également exécuter tout un groupe de civils présumés complices. Une sombre affaire d’ailleurs, car l’exécution, qui a eu lieu avant la promulgation de la Loi martiale, était donc parfaitement illégale, comme le racontera en détail le livre du journaliste Rodolfo Walsh, Operación masacre. (Voir bibliographie ci-dessous pour la version française)

Couverture du livre de Rodolfo Walsh – Ed. 451 Editores.

La brutalité de la répression militaire finit progressivement par avoir raison de ces premières manifestations violentes de résistance. Après l’évasion de plusieurs dirigeants péronistes emprisonnés par les militaires (dont John William Cooke et le futur président péroniste Hector Cámpora) cette résistance prend un tour plus politique. Cooke prend contact à Madrid avec Juan Perón, et celui-ci lui confie la tâche de fédérer les différents mouvements de résistance.

Malgré les tentatives de Cooke, la résistance péroniste reste divisée en deux. D’un côté, les légalistes, fidèles au chef et au parti historique, le Parti péroniste, ou Parti Justicialiste. De l’autre, les «néo-péronistes», partisan d’un «péronisme sans Perón», jugeant improbable à court terme le retour de l’ancien président. Et, pour certains, ne le souhaitant pas forcément ! Ceux-ci se réunissent essentiellement au sein d’un nouveau parti, L’union Populaire.

Le gouvernement de Pedro Aramburu est néanmoins fortement entravé par les nombreuses grèves et actions de protestation dans tout le pays. Celles-ci ne sont pas toutes l’œuvre des péronistes. Il y a également tout un secteur de l’opinion qui s’insurge contre la politique répressive et les mesures anti-sociales prises par les militaires. Début 1957 par exemple, la mort d’un jeune de 14 ans lors d’une grève de cheminots provoque une forte émotion dans la population.

Face à cela, Aramburu est contraint d’annoncer l’organisation prochaine d’élections, afin de remettre le pouvoir aux civils. Mais bien entendu, pas question d’y réintégrer le péronisme, ça va de soi. Le principal parti autorisé est donc un parti historique de la politique argentine : l’UCR, Union civique radicale. Sauf que. Sauf que ce parti est lui-même divisé en deux clans opposés. D’un côté, les dits «intransigeants» (UCRI), qui militent pour un retour complet à la démocratie, et donc la réhabilitation du péronisme. De l’autre, l’Union civique radicale dite «du peuple» (UCRP), férocement antipéroniste.

Les militaires, qui ne présentent pas de candidat, soutiennent l’UCRP, emmenée par Ricardo Balbín. Perón, pour sa part, exige en vain, sinon de pouvoir se présenter lui-même, au moins de pouvoir présenter un candidat de son parti. Ce qui lui est naturellement refusé par les militaires, en dépit, ou plutôt justement à cause, de la toujours – très – forte influence du péronisme dans l’opinion.

Alors Perón va avoir une idée assez futée : prendre contact avec le candidat de l’UCRI, Arturo Frondizi, et lui proposer son soutien, en échange d’une promesse, une fois élu, d’annulation de la proscription. Les historiens argentins sont divisés quant à la question de savoir si Frondizi a bel et bien scellé un accord secret avec Perón. Frondizi lui-même l’a démenti, et il n’y a pas eu de document écrit. Mais plusieurs participants à des réunions communes l’ont attesté, comme le conseiller de Frondizi Ramon Prieto, qui en même fait un livre, El pacto, en 1963 (Voir ici, paragraphe 22).

Arturo Frondizi – Président de la République argentine – 1958-1962

Il n’en est pas moins vrai que Perón a appelé ses troupes à voter en faveur du candidat de l’UCRI, et que celui-ci, en bonne partie grâce à ces suffrages, l’a emporté haut la main, avec près de 50% des voix au premier tour, contre 32 à son adversaire de l’UCRP, Ricardo Balbín. Prouvant ainsi la persistance de la popularité et de l’influence du péronisme dans la population.

En résumé : Perón 1 – militaires 1. Balle au centre. Seulement voilà : Frondizi n’assume pas sa part du contrat. Alors oui, il lève l’interdiction faite aux péronistes d’exister en tant que tels : droit de réunion, de formation de cellules partisanes, d’expression publique, ainsi qu’amnistie pour les cadres arrêtés après le coup d’état de 1955. De même, il rend aux syndicats leur indépendance de fonctionnement. Mais c’est à peu près tout. Le péronisme, en tant que parti politique, reste proscrit, et Perón est prié de rester en exil.

Sans parler de la politique menée, pas vraiment du goût des partisans de l’ancien président. Loin du nationalisme volontiers protectionniste affiché par le péronisme, Frondizi est un libéral, qui cherche à ouvrir l’Argentine sur le monde, économiquement, diplomatiquement et culturellement. C’est ainsi qu’il cherche d’abord et avant tout à séduire les investisseurs étrangers.

Les griefs ne tardent pas à s’accumuler, tout comme les mouvements de protestation. Les grèves se multiplient : cheminots, secteur pétrolier (Frondizi a été accusé, non sans raison, d’avoir bradé l’or noir argentin aux compagnies étasuniennes), banques, industrie de la viande, mais aussi contestations étudiantes.

En réaction, le gouvernement déclenche la répression, au moyen d’une ancienne loi réactivée pour l’occasion, le Plan Conintes. Acronyme signifiant : Conmoción interna del estado. Une sorte de décret d’état de siège, ni plus ni moins. Par ce plan, le gouvernement peut restreindre les droits constitutionnels des citoyens (comme les droits de grève et de manifestation), mais aussi et surtout militariser le pays, en déclarant certains points sensibles zones militaires, et en donnant à l’armée, en conséquence, le pouvoir discrétionnaire de faire respecter son autorité en arrêtant tout contrevenant.

Le divorce entre Frondizi et le péronisme est consommé. Lorsque le président sera de nouveau en difficulté, mais face aux militaires cette fois, il ne pourra pas compter sur ses alliés d’hier pour voler à son secours. Car agacés par la politique étrangère de Frondizi, qu’ils jugent trop internationaliste, les militaires vont finir par le lâcher.

Le déclic, c’est la relation avec Cuba. Ne pas oublier qu’au tout début du mandat de Frondizi, en 1958, se produit la révolution castriste. Or Frondizi affiche d’excellents rapports avec Castro et Guevara, qu’il recevra en 1961. 1961 ? C’est l’année de la crise des missiles russes à Cuba ! Frondizi a également d’excellentes relations avec J.F. Kennedy, et celui-ci a caressé un temps l’idée d’en faire un médiateur de crise.

Sous la pression (on commence à parler de nouveau coup d’état militaire), Frondizi cherche à regagner l’appui du péronisme, seul capable d’équilibrer la balance en sa faveur. En vue des élections législatives de mars 1962, il décide d’autoriser la participation de partis néo-péronistes, sans pour autant accepter la participation de Perón lui-même (celui-ci souhaitait se présenter à Buenos Aires).

Le péronisme l’emporte dans neuf régions sur dix-sept, et gagne six postes de gouverneurs. Les militaires, furieux, le somment d’annuler les élections. Frondizi le fait en partie, mais ne peut empêcher finalement d’être renversé. Il est arrêté le 29 mars 1962, et envoyé sur l’île Martín Garcia, habituel lieu de déportation des cadres politiques déchus (Pérón y fit un séjour en 1945).

Pour l’anecdote, ajoutons que Frondizi refusa toujours de signer sa démission, malgré les pressions militaires. C’est ainsi que, profitant du délai mis par ceux-ci pour négocier avec le président déchu, le président du Sénat, José María Guido, prêta serment devant la cour suprême… et fut officiellement investi président de la République, s’appuyant sur une loi spécifique prévoyant la vacance du pouvoir.

Or le serment fut prêté de nuit. Pendant ce temps, les cadres militaires, fatigués par leurs tractations… étaient allés se reposer. Quand à leur réveil ils se rendirent au Palais présidentiel déjà occupé, ils réalisèrent qu’ils avaient été doublés ! Ils décidèrent finalement de mettre Guido à l’épreuve, et de le laisser gouverner sous leur étroit contrôle.

La résistance péroniste avait encore du travail devant elle.

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LIENS ET BIBLIO

1. L’ensemble du dossier en cours sur le péronisme est à lire ici, avec les liens vers les différents articles.

2. Sur John William Cooke, ce court article de Miguel Mazzeo sur le site jacobin.com. Voir également la correspondance entre J.W. Cooke et Perón, aux éditions Granica. Echange de lettres entre 1957 et 1958. 1ère édition en 1972. Non traduit.

3. Sur le néopéronisme, le paragraphe 14 de cet article assez fouillé de Julio Parra.

4. Le livre de Rodolfo Walsh cité dans l’article ci-dessus a été publié en français sous le titre « Opération massacre » par les éditions Christian Bourgois en 2010. Rédigé comme une enquête policière, il retrace l’arrestation et l’exécution illégale de résistants péronistes par le gouvernement d’Aramburu en 1956.

 

IV. Le second mandat de Perón

La fin du premier mandat est marquée par le début d’une forte crise économique. Jusqu’ici pourtant, tout marchait comme sur des roulettes.

L’Argentine avait bénéficié des conséquences dramatiques de la seconde guerre mondiale en Europe pour redresser son commerce extérieur, grâce à la forte demande de celle-ci en matières premières notamment alimentaires.

L’industrie se développait, le pouvoir d’achat des salariés n’avait jamais été aussi haut, la pauvreté reculait, et le pays s’était doté de services publics efficients. Le péronisme était à son apogée : les manifestations de soutien populaire se succédaient devant le palais présidentiel, manifestations que le président accueillait à bras ouverts au balcon de la Maison Rose en faisant des discours enflammés.

Trop enthousiastes, les supporters péronistes ? Sans aucun doute. Car en y regardant de plus près, tout ne va pas si bien.

Car à la fin des années quarante, dès lors que l’Europe se reconstruit et que son économie redémarre, la demande s’effondre.

Le gouvernement se voit donc obligé de prendre des mesures d’urgence et de revoir à la baisse sa politique redistributive. Il est même question de bloquer les salaires pendant deux ans. Comme de juste, cela provoque le mécontentement de certains secteurs, et on voit se faire jour de nouvelles mobilisations ouvrières, revendiquant la poursuite des mesures de justice sociale et de hausse des salaires dont ils bénéficiaient jusque-là.

En 1951, le conflit connait un pic sérieux, avec une grève massive des employés du rail. Réaction du pouvoir : décréter la mobilisation militaire de tout le secteur, faisant passer les cheminots sous un régime de règlementation militaire. De quoi décourager toute velléité de poursuite du mouvement. Une mesure, on l’imagine, fraichement accueillie. Premier accroc dans l’idylle entre Perón et le monde ouvrier.

Dans le même temps, pour museler les voix d’opposition, le gouvernement saisit le quotidien « La Prensa », qui appartenait jusque-là à la famille Gainz, pour en faire l’organe officiel de la CGT.

Troisième décision polémique, celle de réformer la constitution de 1853. De cette réforme, assez vaste et recouvrant des domaines très divers, de l’économie à la politique en passant par les droits des minorités, des travailleurs, de la famille, à l’éducation, des associations, etc… les opposants retiendront surtout une mesure emblématique : la possibilité laissée au président sortant de se représenter pour un second mandat de six ans, ce qui n’était pas possible jusqu’alors. Permettant ainsi à Juan Perón d’être candidat à sa propre succession !

Malgré tout, paradoxalement, la popularité du président et de sa femme n’ont pas réellement baissé après six ans de pouvoir. Les Perón conservent le soutien du monde ouvrier, et du secteur syndical. Malgré les difficultés, ils conservent la confiance de la masse du peuple, face à une opposition conservatrice et/ou libérale qui n’a pas grand-chose à proposer et manque cruellement de figures charismatiques.

C’est dans ce contexte que nait un mouvement plus ou moins spontané en vue des élections de 1952 : une proposition populaire de « ticket » présidentiel associant Juan Perón et Eva. Mouvement principalement impulsé par le principal syndicat péroniste : la CGT.

L’idée est assez massivement soutenue par la masse des électeurs péronistes. D’autant plus que la popularité d’Evita est à son comble, notamment auprès des femmes, qui viennent d’obtenir le droit de vote.

Mais, on l’a vu dans l’épisode précédent, cela ne se fera pas, Eva étant contrainte par le cancer de renoncer à cette perspective.

Eva vient de renoncer à la vice-présidence

Malgré cette déception populaire, Perón est facilement réélu avec 62% des voix. Eva, elle, a dû voter depuis son lit. Elle meurt peu de temps après, le 26 juillet. Ses funérailles seront suivies par des millions d’Argentins en pleurs. Disparue à 33 ans, elle devient un personnage christique, et fera l’objet d’un véritable culte qui se poursuit encore aujourd’hui. (Suffit d’aller voir sa tombe au cimetière de la Recoleta : il faut faite la queue à toute heure pour approcher !)

Mauvais présage ou simple coïncidence, c’est aussi à partir de ce moment-là que la situation économique et le climat social de l’Argentine vont commencer sérieusement à se détériorer.

On l’a vu plus haut, le commerce extérieur a du plomb dans l’aile en raison de la baisse des exportations vers l’Europe en reconstruction. Mais ce n’est pas le seul problème.

Suite à une période de sécheresse et de mauvaises récoltes, l’agriculture entre en crise. Par ailleurs, l’inflation repointe le bout de son nez, des pénuries apparaissent sur certains biens de consommation. Il faut prendre des mesures d’urgence : ce sera le second plan quinquennal, également nommé « Plan économique de conjoncture« . Il s’agit d’une part d’aider le secteur agricole, et d’autre part d’aller chercher les investisseurs étrangers. C’est à dire, en somme, faire le contraire de ce que le péronisme avait fait jusque-là. Ce qui provoque des grincements de dents à l’intérieur du mouvement, qui s’ajoutent aux critiques plus attendues de l’opposition.

Le plan quinquennal publié au bulletin officiel

Les propriétaires terriens, dont le IAPI, cet institut de promotion des échanges commerciaux, avait amputé les bénéfices au profit du secteur industriel, commencent à relever la tête. Pour faire pression, ils réduisent les surfaces agricoles. Du coup, la production de céréales s’en ressent, et la balance commerciale aussi.

Eva disparue, des rumeurs circulent : Perón entretiendrait des relations scandaleuses avec de jeunes étudiantes de l’Union des étudiants du secondaire (UES), mouvement politique de jeunes lié au péronisme, et spécialement avec une certaine Nelly Rivas, 14 ans à l’époque (il en avait 58). Des rumeurs qui plus tard, seront bien utiles pour disqualifier le vieux général, mais dont le fondement reste très discuté encore aujourd’hui. (Voir ici l’article d’un historien argentin, Ignacio Cloppet).

Les militaires, pour leur part, sont divisés. En septembre 1951, un groupe d’officiers antipéronistes, menés par le général Benjamín Ménendez, a tenté de renverser le président élu. Le coup a échoué, mais il a montré la profonde fracture partageant le monde militaire : le camp antipéroniste existe, pour l’essentiel des officiers conservateurs et/ou libéraux, et il s’est renforcé.

Et puis, il y a l’Église. Jusqu’ici, elle vivait en bons termes avec le président. Même si elle n’aimait pas beaucoup Eva (qui non seulement était vue comme une sainte laïque par de nombreux croyants modestes -sacrilège ! –, mais également avait le culot de piétiner ses plates-bandes caritatives avec sa Fondation) il avait réussi à la mettre dans sa poche, ne remettant pas en cause l’enseignement catholique, augmentant largement les salaires des personnels religieux payés par l’état (et augmentant le nombre de ceux-ci), subventionnant les pèlerinages, finançant les réparations d’édifices religieux, etc… (Et, cerise sur le gâteau pour les cathos, en diminuant parallèlement les subventions aux autres cultes !). Tout allait pour le mieux. Mais peu à peu, ça va finir par se gâter.

Pour être précis, la dégradation date de 1954. L’Église, qui tient à assurer une place à sa doctrine dans l’univers politique, face aux sociaux-démocrates et aux communistes, crée un parti pour la défendre : ce sera le parti démocrate chrétien, qui se veut de centre-droit. Perón, qui considère que son propre mouvement est déjà, lui aussi, à la fois démocrate et chrétien, en prend ombrage. Vexé, il prend alors une série de mesures de rétorsion considérées comme des casus-belli : loi légalisant le divorce, interdiction pour les commerçants de Buenos Aires de décorer leurs vitrines de Noël avec des sujets religieux, suppression de jours fériés célébrant des fêtes religieuses, légalisation des bordels, ça faisait beaucoup. D’autant plus que de l’autre côté, les classes dominantes, très proches de la hiérarchie catholique, faisaient monter la pression.

L’opposition se cristallise autour de l’Église et des militaires, avec le soutien des conservateurs, des radicaux et des socialistes, tous décidés à en finir avec le péronisme. Mais ce sont essentiellement les militaires qui s’y collent, étant les seuls à en avoir les moyens. Le 16 juin 1955, une grande partie de l’Armée se soulève, et les avions de la Marine bombardent la place de Mayo, où se trouve la palais présidentiel. L’attaque, indiscriminée, fait plus de trois cents morts, pour la plupart des passants, et sème la terreur. Les militaires loyalistes parviennent à la repousser, mais le coup a porté. Perón veut à tout prix éviter une guerre civile. Il refuse tout net d’armer ses partisans, et propose à l’opposition de négocier.

16 juin 1955 : bombardement de la place de Mayo

Le conflit retombe un peu, jusqu’à l’incendie de plusieurs églises de Buenos Aires, qui va le réactiver. On ne sait pas avec précision qui en est à l’origine. Provocation péroniste ou anti ? Aujourd’hui encore le débat reste ouvert. Toujours est-il que ces incidents donnent du grain à moudre à l’opposition, qui crie au loup. Là-dessus, Perón fait un discours enflammé pour galvaniser ses supporters, où il est notamment question d’abattre cinq opposants pour chaque péroniste tué. Bref, l’ambiance n’est plus vraiment à l’apaisement.

« Nous devons rétablir la paix entre le gouvernement, les institutions et le peuple, par l’action du gouvernement, des institutions et du peuple lui-même. La consigne pour tout péroniste, individuellement ou au sein d’une organisation, est de répondre à toute action violente par une action plus violente encore. Pour un des nôtres abattu, il faudra abattre cinq de nos ennemis ! » (Extrait du discours)

L’Armée va donc donner le coup de grâce, emmenée par le Général Lonardi. Le 16 septembre, il soulève la garnison de Córdoba et la flotte de la Marine à Puerto Belgrano et marche sur Buenos Aires accompagné par des commandos civils formés par des militants radicaux, socialistes et catholiques. Le 20, le Contre-amiral Rojas menace de bombarder de nouveau la capitale. Pour éviter le bain de sang, Perón préfère renoncer, et demande asile à l’ambassade du Paraguay. Pays qu’il rejoindra ensuite par voie fluviale.

L’auto-proclamée « Revolución libertadora » (Révolution libératrice) vient de commencer. Elle va durer dix-huit ans, entre gouvernements civils – mais étroitement contrôlés – et militaires. Le péronisme entre en sommeil. Et en résistance. Car il est désormais proscrit de la vie politique du pays.

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Pour en savoir plus

En français

La très intéressante interview d’Alain Rouquié, universitaire spécialiste de l’Amérique latine et auteur du « Siècle de Perón ». Il donne notamment les raisons de la perte d’influence des partis de gauche traditionnelle en Argentine, et quelques explications au sujet de la persistance du péronisme dans la société argentine.

Courte vidéo d’un programme canadien sur Eva Perón. (3′)

La nouvelle « La toile d’araignée » sur ce blog.

En espagnol

Sur ce second mandat, un site historique argentin plutôt objectif : https://historiaybiografias.com/gobierno2_peron/

Une vision péroniste de ce second gouvernement : http://historiadelperonismo.com/?p=3240

III. Le premier mandat de Perón

Avant de nous lancer dans cette étude de l’action péroniste durant ce premier mandat présidentiel, rappelons quelques points de bases importants, à ne pas perdre de vue pour une interprétation la plus correcte possible des faits.

1. Juan Domingo Perón est issu des rangs de l’armée. Colonel au moment où il prend le portefeuille du travail, c’est en général qu’il accède au fauteuil présidentiel.

2. En 1944, alors qu’il représentait le gouvernement et visitait le site sinistré de San Juan, suite à un tremblement de terre, il a fait la rencontre d’une jeune fille décidée : Eva Duarte. Elle deviendra sa femme en 1946, et exercera une énorme influence sur sa conduite politique.

3. Comme la plupart de ses collègues militaires, il est profondément anti-communiste. D’ailleurs pendant la deuxième guerre mondiale, les positions du G.O.U. (Groupe d’officiers unis, à l’origine du coup d’état de 1943) dont il faisait partie étaient plus qu’ambiguës, s’accrochant à une neutralité qui avait du mal à masquer une certaine sympathie pour les forces de l’Axe.

4. Il a été, dans les débuts du fascisme, un admirateur de Benito Mussolini. Il en est revenu, naturellement, après la chute de celui-ci. Mais cette influence a laissé des traces.

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Tout au long de son mandat, Perón va s’appuyer sur les trois principales forces qui l’ont soutenu lors de l’élection : les classes populaires, les syndicats et, naturellement, les trois partis constitutifs de son union politique. Il fera d’ailleurs en sorte, très rapidement, de les fondre en un seul : le Parti Péroniste. On sent déjà poindre une certaine tendance à la personnalisation du pouvoir.

Quant aux syndicats, qu’il a déjà fortement contribué à se développer et s’organiser, pas question non plus de leur laisser trop de bride sur le cou. Le syndicalisme doit être péroniste, ou ne pas être. De ce côté-là ; pas grand-chose à craindre. Le principal d’entre eux, la CGT, lui est tout acquis, sans qu’il ait eu besoin de beaucoup insister.

Enfin, côté classes populaires, il se lance dans une grande politique de redistribution des richesses. Qui ne va pas, souvent, sans friser le clientélisme. Les pauvres sont bien reçus à la Maison rose (palais présidentiel) et n’en repartent jamais les mains vides. Logements, biens domestiques, vélos ou ballons pour les enfants, sont des marchandises que le président n’économise pas lorsqu’il s’agit de faire plaisir aux plus humbles, son socle électoral.

En cela, il est efficacement secondé, pour ne pas dire incité, par son épouse Eva. Evita, la madone des plus pauvres. Elle a une revanche à prendre sur la vie, et déteste particulièrement les grands bourgeois. Son père, Juan Duarte, en était un. Marié, il avait eu une liaison suivie avec la mère d’Eva, Juana Ibarguren, dont il avait eu cinq enfants.

A cette époque, dans la première moitié du XXème siècle, avoir une double-vie était une chose assez courante dans les milieux très aisés. Juan Duarte avait donc une famille légitime d’un côté, une autre illégitime de l’autre. C’était un propriétaire terrien, doublé d’un politicien conservateur. Cela dit, il a fait son devoir : sa seconde famille n’a manqué de rien. Du moins, tant qu’il a été vivant.

Mais lorsqu’il est mort, en 1926 (Eva avait 7 ans), elle s’est retrouvée totalement démunie. Pire : lorsque Juana est venue pour assister à l’enterrement, avec ses cinq enfants, c’est à peine si on les a laissés voir le cercueil, et on les a accueillis avec le plus grand mépris. Eva ne l’a jamais oublié, et en a conçu une haine féroce contre les classes aisées. Ce qui explique en grande partie son attitude une fois parvenue au sommet du pouvoir, en tant que première dame de l’état.

Evita avant Perón. Jeune, elle avait quitté sa famille pour se lancer dans une carrière d’actrice. Elle ne deviendra pas une star, mais obtiendra un certain succès dans les pièces radiophoniques.

C’est peu dire qu’elle aura exercé une grande influence sur son mari. Elle a d’ailleurs, même si officieusement, même si dans une certaine ombre, participé activement à nombre de décisions politiques. C’est elle qui a fondé le parti péroniste des femmes, elle qui a poussé pour faire passer la loi sur le vote des femmes (acquis en septembre 1947) elle qui a créé la Fondation Eva Perón, organisme d’aide sociale aux plus modestes qui a fonctionné durant les deux mandats de Perón.

Elle s’est beaucoup investie dans le syndicalisme pour en développer différentes branches nouvelles, et a tissé un lien très efficace entre les principaux syndicats et le président, car elle était très estimée de tout le milieu ouvrier. Elle a également représenté le président et son pays lors d’une grande tournée européenne, en 1947, où elle a rencontré nombre de chefs d’état, dont De Gaulle, Franco, et le Pape de l’époque, Pie XII. Elle n’a donc rien eu d’une potiche, bien au contraire.

En réalité, Eva Duarte, Evita, comme les Argentins la surnommaient affectueusement, était encore plus populaire que son mari. Elle a fait, et fait encore, l’objet d’un véritable culte de la part d’une partie des Argentins. En revanche, elle était évidemment haïe des membres des classes aisées, qui la peignaient en véritable prostituée. (A sa mort en 1952, une main anonyme écrira sur un mur : «Vive le cancer» !)

On l’a compris, tout au long de ce premier mandat présidentiel, le couple Juan-Eva a clairement choisi son camp. Ce qui lui vaut un appui sans faille d’une grande partie de la gauche et de l’extrême-gauche, au début sur la réserve, puis voyant en Perón un véritable leader révolutionnaire et tiers-mondiste. Un profil que celui-ci a pris grand soin de peaufiner.

Le président et la première dame saluent le petit peuple.

En 1951, à la fin du mandat, la gloire du couple présidentiel est à son zénith. A tel point qu’en vue des prochaines élections, toute la gauche péroniste et syndicale pousse pour un ticket «Perón-Perón», à savoir, Juan candidat à sa réélection et Evita à celle de vice-présidente. Cela ne se fera pas, pour deux bonnes raisons. La première, c’est que Perón connaît trop bien l’aura dont jouit sa femme auprès du peuple, et qu’il sent bien que celle-ci finit par lui faire de l’ombre.Or, question pouvoir, Perón n’est pas partageur. Il ne peut y avoir qu’un seul «guide» du peuple : lui.

La seconde, c’est qu’Eva est malade : on lui a diagnostiqué un cancer de l’utérus, et même si on le lui cache, son entourage proche sait, lui, qu’elle a peu de chances d’en réchapper à court terme. Perón parviendra à la convaincre – car l’idée l’avait séduite – de renoncer, ce qu’elle finira par faire, la mort dans l’âme, au cours d’un émouvant discours, le 17 octobre 1951.

Il ne lui restait que quelques mois à vivre : elle meurt le 26 juillet 1952. Perón avait commencé sa seconde présidence un mois et demi avant. Mais la disparition brutale de la madone des pauvres, «Sainte Evita» comme l’a surnommée l’écrivain Tomás Eloy Martínez, a représenté un véritable séisme dans la société argentine tout entière. Après cela, plus rien ne pourrait continuer comme avant. Le péronisme avait perdu celle qui était devenue, au-delà de la personnalité de son chef, sa principale icône.

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Pour approfondir :

– Un autre article sur ce premier mandat, un peu plus détaillé.

– Courte mais complète biographie d’Eva Duarte. (En français)

Discours de renonciation à la vice-présidence d’Eva Perón, le 17 octobre 1951. (Vidéo sous-titrée en espagnol, 9’15). On notera au début l’introduction de Perón, réclamant par avance à la foule le plus grand silence, afin de ne pas perturber le discours d’Eva, déjà très malade et parlant avec quelques difficultés. Le film ne la montre pas en train de parler. On a gardé la bande-son, illustrée ici par des images d’archives.

Voir également la bibliographie de ce blog, et la partie dédiée au péronisme, avec notamment l’excellent ouvrage de l’universitaire Alain Rouquié, spécialiste de l’Amérique latine.

 

 

II. 1946 : Perón président

Les élections présidentielles ont eu lieu en février 1946. Perón s’est présenté sous la bannière d’une union de trois partis, formés quasiment pour l’occasion :

Le parti travailliste (Partido laboral), premier parti péroniste de l’histoire, créé expressément pour soutenir son champion 

L’assemblée rénovatrice de l’Union civique radicale  (UCR junta renovadora), émanation dissidente du grand parti centriste historique, pour sa part très antipéroniste 

le Parti indépendant (Partido independiente), formé par des militaires d’essence plutôt conservatrice, mais proches de Perón.

Le ticket, comme on dit aux États-Unis pour désigner les candidats président et vice-président, est formé par Perón et Hortensio Quijano, ancien ministre de l’intérieur du gouvernement militaire et membre de l’UCR-assemblée rénovatrice.

En face, à peu près tous les autres partis civils se sont unis pour faire barrage (Eh oui, déjà). Un attelage improbable qui va des plus conservateurs à la gauche traditionnelle, communistes compris.  L’union en question se nomme Union démocratique, histoire de bien montrer où se trouve le camp de la future dictature. A peine né, le péronisme divise déjà profondément le monde politique argentin, en attendant de diviser toute la société !

Le parti pivot de l’Union démocratique, c’est bien entendu l’UCR (Union civique radicale) canal historique, un parti centriste qui a déjà souvent gouverné au cours du XXème siècle. C’est donc lui qui fournit le ticket de candidats : José Tamborini et Enrique Mosca.

Manifestation de l’Union démocratique devant le bâtiment du Congrès à Buenos Aires. On remarquera les slogans assimilant le péronisme au nazisme et à la suppression des libertés.

En sous-main, l’Ambassadeur Etatsunien, Spruille Braden, apporte le soutien de l’administration de Washington à L’Union démocratique. S’agirait pas que l’Argentine tombe aux mains d’un dictateur soutenu par le prolétariat !

Braden agit de concert avec une autre organisation particulièrement puissante en Argentine : la Société rurale (Sociedad Rural), grand syndicat patronal du secteur agricole, qui rassemble les grands propriétaires terriens effrayés par la politique de Perón.

A ce propos – le soutien des Etats-Unis – les opposants à la candidature de Perón vont commettre une lourde erreur pendant la campagne : la publication d’un certain livre bleu, en réalité, un texte rédigé par les services de Braden proposant ni plus ni moins que l’occupation militaire nord-américaine de l’Argentine, et la révocation de la candidature de Perón.

Malheureusement pour l’Union démocratique, ce travail de l’ombre s’avère totalement contre-productif. La mise au jour d’un financement occulte des nord-américains en faveur du ticket antipéroniste fait très mauvais effet dans l’opinion. Surtout que le camp d’en face s’en empare immédiatement pour faire campagne avec un slogan tout trouvé : Braden ou Perón. Autrement dit : la dépendance néocoloniale ou l’indépendance.

Juan Perón mettant son bulletin dans l’urne lors de l’élection de 1946

Et ça marche. Le résultat de l’élection est sans appel : Perón l’emporte avec près de 54% des suffrages. Ce n’est pas un raz de marée non plus, mais face à une union regroupant tous les autres partis traditionnels ou presque, c’est un résultat plutôt impressionnant.  Voilà donc notre colonel – Eh oui, n’oublions pas qu’à la base, c’est un militaire – assis dans le fauteuil de Bernardino Rivadavia, comme on dit en Argentine en faisant référence à son premier occupant, en 1826.

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Quelques liens utiles

Fiche de lecture de Luis Alberto Romero dans le quotidien La Nación du 12-10-2019, à propos d’un livre sur l’Union démocratique. Le livre explique notamment les principales raisons de l’échec de cette union : son hétérogénéité (et donc, ses divisions), sa trop grande proximité avec le patronat, son penchant laïcard la privant du soutien de l’Église, et, bien entendu, l’activisme contre-productif en sa faveur du gouvernement des États-Unis.

Vidéo pédagogique (en espagnol) sur l’élection présidentielle de 1946. C’est plus un diaporama commenté qu’une vidéo, d’ailleurs. Mais le propos est très clair et montre bien les différents enjeux de cette élection, ainsi que l’antagonisme très fort, dès le début, entre péronistes et antipéronistes, qui, déjà à l’époque, étaient à peu près en nombre égal.

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Article précédent : Perón secrétaire d’état au travail.

I. 1943-1945 : Perón secrétaire d’état au travail

Dans cet article et les suivants, nous allons retracer de manière succincte les principaux aspects politiques, économiques et sociaux de l’action de Juan Domingo Perón, d’abord en tant que secrétaire d’état au travail, puis à la présidence de la nation entre 1946 et 1955. Comment a-t-il profondément changé la société argentine, pourquoi a-t-il autant suscité l’adhésion des classes les plus défavorisées, quels étaient les buts centraux de la politique qu’il a menée, comment a-t-il pu passer en neuf ans d’une popularité aussi massive qu’incontestable à un rejet certes moins massif – il était avant tout le fait des classes moyennes et plus favorisées, ainsi que des élites intellectuelles, religieuses et militaires – mais tout aussi incontestable ?

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Dès le début, Juan Perón a su s’appuyer sur les classes les plus humbles pour asseoir son pouvoir. Ce sont elles qui l’ont porté jusqu’au fauteuil présidentiel. Après le coup d’état militaire de 1943, qui avait renversé le très conservateur – et très combinard – Ramón Castillo, mettant fin à la sinistre « décennie infâme », commencée en 1930 par la dictature de Felix Uriburu et qui avait vu le retour de la fraude électorale, Perón, membre actif du G.O.U., ce groupement d’officiers unis à l’origine de la rébellion, s’est vu confier par le nouveau président de fait, Edelmiro Farrell, le poste de secrétaire d’état au travail. Poste apparemment subalterne, mais pourtant éminemment stratégique pour capter le soutien des classes populaires. Et Perón – qui avait lui-même, et non sans arrière-pensées, sollicité ce portefeuille, n’a pas manqué d’en profiter pour soigner sa popularité auprès des Argentins les plus modestes. C’est que si le nouveau secrétaire d’état a compris une chose, c’est bien celle-ci : la seule fenêtre de tir face à l’alliance anti-militaire des partis traditionnels, de droite et de gauche (on en reparlera), ce sont les Argentins les plus défavorisés. Leur situation à la sortie de la décennie infâme est particulièrement difficile : salaires bas, difficultés de logement, système de santé inexistant, idem pour les retraites, ouvriers et paysans argentins constituent un sous-prolétariat bien plus précaire encore que celui qu’on rencontre en Europe.

Aussitôt assis dans son fauteuil de ministre du travail, Perón se met au boulot. Objectif : faire promulguer des lois sociales inédites, réclamées depuis des années par l’ensemble du mouvement ouvrier. Pêle-mêle : augmentation des salaires, 13ème mois, loi sur l’indemnisation du chômage, indemnités de retraite pour les employés du commerce, statut de l’ouvrier agricole (jusque-là, corvéable à merci, payé au lance-pierre et sans droits sociaux : l’ouvrier agricole est encore un véritable serf, au sens moyenâgeux du terme), création d’une justice et d’une inspection du travail, institution de commissions paritaires dans les entreprises… Le statut de l’ouvrier agricole, notamment, lui vaudra une popularité immense chez ceux qu’on appelle là-bas les « peones », et la détestation pas du tout cordiale des « estancieros », propriétaires terriens.

(Voir la nouvelle : « Un gaucho« , sur ce même blog. FR ES)

La popularité du secrétaire d’état est telle qu’un mouvement syndical se forme pour le soutenir : le courant travailliste-nationaliste. (laboral-nacionalista). En quelque sorte, c’est le premier mouvement péroniste de l’histoire. C’est d’ailleurs en premier lieu en direction du secteur syndical que Perón va asseoir son action. Un secteur jusque-là totalement en déshérence, pratiquement inexistant. En octobre 1945, Perón fait passer une loi sur les associations professionnelles, qui fait des syndicats des entités d’intérêt public. Les syndicats sont reconnus en tant que groupements représentatifs de défenses des travailleurs.

Logo du Parti Travailliste argentin – 1945 (P.L. : Partido laboral)

Toutes ces mesures, on le voit, contribuent grandement à l’amélioration du sort des classes populaires, jusqu’ici engluées dans la misère et la précarité. Perón est ainsi devenu, en peu de temps, le bienfaiteur des plus humbles, qui, grâce à ses mesures, se sentent désormais partie prenante de la société argentine. Pas étonnant alors qu’en octobre 1945, lorsque les militaires, effrayés par cet ouvriérisme qui va à l’encontre de leurs valeurs profondes, beaucoup plus proches des classes aisées, voudront mettre Perón sur la touche et l’enverront en exil intérieur sur l’île Martín García, le petit peuple se lèvera en masse pour réclamer son retour. Avec succès : leur nombre, et leur détermination, ont forcé les militaires à le libérer, pour éviter un bain de sang. Perón renonce à revendiquer son retour au pouvoir, mais le secrétariat d’état au travail est confié à un de ses amis proches. Et d’autre part, en échange de son retrait, il obtient la garantie de l’organisation d’élections libres dès début 1946. Elections auxquelles il a bien évidemment l’intention de se présenter. En attendant, il se retire officiellement de l’armée, et se marie avec sa compagne, Eva Duarte.

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Vidéos associées :

1. Juan Perón raconte le 17 octobre 1945. (6’30, en espagnol). Depuis son arrestation et sa mise à l’isolement sur sur l’île Martín García jusqu’à son discours au balcon du palais présidentiel. (Film proposé par l’Institut National Juan Domingo Perón )

2. Interview de l’historien Felipe Pigna sur le péronisme.  (47’50 en espagnol)

Le péronisme, une persistance argentine

(NB : j’ai emprunté le titre de ce dossier à l’écrivain et philosophe José Pablo Feinmann, auteur d’une somme sur ce sujet : « Peronismo, filosofía de una persistencia argentina » (Ed. Planeta- 2010)

Comme on l’a vu dans les articles relatant les débuts du péronisme, Juan Domingo Perón a débuté son exercice du pouvoir présidentiel en 1946. A cette époque, les mandats étaient encore de 6 ans, il sera réélu en 1952 pour un second mandat qu’il ne terminera pas, renversé par un coup d’état en 1955.

En somme donc, il n’aura gouverné que 9 petites années. Soit moins qu’un de ses illustres prédécesseurs, Julio Argentino Roca (es) (2 mandats complets, 12 ans) et moins qu’un de ces successeurs, qui se réclamait de son mouvement, Carlos Saúl Menem (1989-1999). Bien moins que notre Mitterrand et ses 14 ans de règne, ou que l’Allemande Angela Merkel et ses 16 ans de pouvoir ininterrompus.

Pourtant, le péronisme a marqué, et marque encore, l’histoire politique argentine d’une empreinte extrêmement profonde, et qui semble, en dépit de toutes les crises qui l’ont traversée et la traversent encore depuis le premier avènement de « l’artisan de la nouvelle grande Argentine », comme le clamait une affiche de 1948, ne jamais devoir s’effacer.

Aujourd’hui encore, en 2022, presque 80 ans après, le péronisme demeure l’axe central autour duquel se positionne, en positif ou en négatif, l’ensemble des mouvements politiques argentins. En Argentine, qu’on soit de gauche ou de droite, du centre ou « apolitique », on est péroniste ou on est antipéroniste. Il n’y a pas d’alternative. Et du coup, le péronisme est aussi inclassable que l’anti-péronisme : les deux rassemblent large, de la droite à la gauche, et divisent la société en deux camps qui, avec le temps, ont appris à se vouer une haine de plus en plus féroce.

Pourquoi, et comment, un « règne » aussi court a-t-il pu avoir une telle influence sur l’ensemble d’une république qui a pourtant connu, au cours de ses deux siècles d’existence, 40 ans de domination conservatrice et de fraude électorale, avec le PAN (Parti autonomiste national), et une bonne quinzaine de présidents d’extraction militaire, pour, mis bout à bout, plus de 20 ans de dictature ? Sans parler des 10 ans d’ultra libéralisme débridé sous Carlos Menem, terminés par une des plus graves crises économiques de l’histoire argentine au début des années 2000 !

C’est ce que nous allons tenter de développer dans les articles qui suivent. Attention cependant : pas question de retracer une histoire exhaustive du péronisme. Pour cela, je renvoie ceux qui souhaiteraient en savoir plus à la bibliographie et aux liens qui seront donnés en fin de parcours. La littérature sur Perón et son époque abonde, et nécessiterait plusieurs vies d’un lecteur moyen pour en venir à bout.

Mon but est, une fois de plus, de permettre à chacun, dans la mesure de mes (très) modestes talents, d’appréhender un peu mieux ce mouvement extrêmement complexe, devenu avec le temps une véritable passion argentine au point d’en façonner toute la société. Et d’expliquer, si possible, les raisons d’une telle fascination, d’une telle hégémonie d’une tendance politique qui, à nos yeux d’européens, parait si atypique en ce qu’elle regroupe, contre toute logique, l’ensemble de l’échiquier politique traditionnel, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche.

Juan Perón – Caricature de la revue PBT – 1950

(Cette revue soutenait Perón. Sous le dessin, on peut lire le petit texte rimé suivant :

Suivant un cap intangible il guide le navire de la nation
Tant que Perón est aux commandes, le passager est en sécurité !)

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Article 1 : 1943-1945, Perón secrétaire d’état au travail.

Article 2 : 1946, Perón président.

Article 3 : Le premier mandat de Perón.

Article 4 : Le second mandat de Perón.

Article 5 : La résistance péroniste, 1ère partie.

IV. La guerre des Malouines

En pleine déconfiture économique, la junte militaire choisit de placer le général Leopoldo Galtieri à la tête de l’état argentin, en lieu et place de Roberto Viola.

La crise aiguë que vit le pays commence à rompre les digues de la peur vis-à-vis de la répression. Le 30 mars 1982 a même lieu ce qu’on ne pensait plus possible sous le joug militaire : une manifestation ouvrière monstre, défilant au cri de «Paix, pain et travail». L’étau qu’avait réussi à serrer la dictature autour de la société argentine commence à donner des signes de relâchement.

Alors, quelle meilleure recette, pour resserrer à nouveau les liens distendus avec le peuple, que de faire jouer la corde nationaliste ? Depuis 150 ans, face à la Patagonie, les Anglais occupent illégalement, selon les Argentins, des îles qui appartiennent de droit à l’Argentine, d’après un accord signé en 1790 ! Par ailleurs, pensent-ils, en Europe la première ministre Margaret Thatcher a d’autres chats à fouetter que la défense d’un caillou incultivable : elle est contestée jusque dans son propre parti.

C’est le moment ou jamais, se dit Galtieri, de tenter quelque chose. Le 2 avril, les forces argentines débarquent sur les îles et réduisent rapidement la mince garde anglaise chargée de les défendre. L’hôtel du gouvernement tombe aux mains des Argentins, presque sans effusion de sang : il y aura un mort.

La manœuvre de la dictature fonctionne au-delà de ses espérances : enthousiaste, le peuple argentin dans sa grande majorité acclame les militaires pour cette victoire éclair. Enfin, justice est faite, les Malouines sont revenues dans le giron légitime de la mère patrie, l’envahisseur anglais est chassé !

Manifestation de liesse populaire

Le 3 avril, le Conseil de sécurité de l’ONU statue sur la nouvelle crise ouverte, et exige des parties en conflit d’ouvrir des discussions diplomatiques, après cessation des hostilités et retrait des forces argentines.

Le 8 avril, le ministre des Affaires étrangères étatsunien, Alexander Haig, se rend à Buenos Aires pour mettre en garde la junte contre le risque d’une guerre ouverte, et insiste sur la supériorité militaire des Britanniques dans ce cas. Galtieri n’en tient aucun compte. Au contraire. Au balcon du palais présidentiel, devant la foule en liesse, il proclame, solennel «S’ils veulent venir, qu’ils viennent, on leur livrera bataille».

De son côté, Thatcher n’a pas non plus la moindre intention de négocier. Ce conflit arrive à point nommé : l’occasion est trop bonne pour elle aussi de rassembler son peuple autour de la poursuite d’un projet conservateur qui commençait à s’essouffler.

Les Etats-Unis continuent de jouer les intermédiaires. Le 15 avril, Reagan et Galtieri se parlent au téléphone, et tombent plutôt d’accord pour considérer qu’un conflit entre pays de l’ouest servirait les intérêts de l’ennemi commun soviétique. Reagan promet la neutralité dans les négociations en cours. Une neutralité qui ne va pas durer longtemps. Face à la mauvaise volonté des Argentins, qui ne cèdent rien, les Nord-Américains se lassent, et finissent par leur couper les vivres : plus question de fournir de l’armement, notamment.

Pendant ce temps, les Anglais quant à eux ne restent pas inactifs. Face à la menace, Thatcher a réagi au quart de tour, lançant dès le début avril l’opération «Corporate». A savoir : envoi de deux porte-avions, un sous-marin et 30 000 soldats, et déclaration d’une zone d’exclusion de 320, puis 370 kilomètres autour des îles.

Le 2 mai, le sous-marin «Conqueror» torpille et coule le croiseur argentin «Général Belgrano». 323 marins argentins trouveront la mort. Ce grave incident a lieu qui plus est en dehors de la zone d’exclusion. La guerre est ouverte. Elle ne va pas durer longtemps.

En effet, et comme l’avait laissé entendre le Secrétaire d’Etat étatsunien Alexander Haig, les forces argentines ne font pas le poids. N’oublions pas qu’il s’agit d’une armée qui n’a jamais fait la guerre au cours du XXème siècle. Ses généraux, mêmes formés en partie par l’Armée nord-américaine, manquent d’expérience et de compétence. Les soldats quant à eux sont pour la plupart de jeunes recrues, mal entrainées et mal équipées, qui ont face à eux des troupes professionnelles dotées d’un armement ultramoderne et puissant.

Par ailleurs, l’Argentine n’a que peu d’alliés. Même pas – ou surtout pas, plutôt – le Chili de Pinochet : en 1978, les deux pays ont été au bord de la guerre ouverte au sujet des limites de la Patagonie. Et Pinochet ne ferait rien de toute façon qui pourrait contrarier le suzerain nord-américain.

Malgré tout, les troupes argentines résistent héroïquement à la contre-attaque britannique. Leurs aviateurs font des miracles, coulant même le destroyer « Sheffield ». Mais les Anglais parviennent à prendre pied, et remportent deux batailles décisives sur le terrain : le 21 mai en débarquant à San Carlos, et sept jours plus tard en s’emparant de l’isthme séparant les deux parties de l’île orientale (Isla Soldedad), appelé Isthme de Darwin (Bataille de Pradera del Ganso, Goose Green en anglais, du nom du village situé sur l’isthme).

Le 8 juin cependant, les Argentins parviennent à stopper un nouveau débarquement anglais, en bombardant et coulant deux navires depuis leurs avions, causant 51 morts et 200 blessés anglais. Malgré tout, les forces argentines sont dans l’incapacité, faute de moyens, de pousser cet avantage. Le 11 juin, les Anglais attaquent la capitale des Malouines, Puerto Argentino (Port Stanley) encore aux mains des Argentins.

Le 14 juin, le général Mario Menéndez, en dépit de l’ordre donné par Galtieri de continuer la lutte coûte que coûte, décide de jeter l’éponge : plus aucun espoir de renverser la situation. Les Argentins se rendent.

Fin de partie

Le conflit se sera donc soldé par la mort de 650 soldats Argentins, et 250 Anglais environ. Sans compter les dégâts psychologiques : environ 500 vétérans finiront par se suicider dans les années qui suivront ce conflit.

Pour la population argentine, c’est un choc. Personne n’envisageait la possibilité d’une défaite : la propagande, ainsi que l’unité autour du projet nationaliste des militaires, n’avaient pas peu contribué à endormir les esprits. La réaction est à la mesure de la déception : les généraux au pouvoir sont définitivement discrédités, et doivent rendre des comptes. Galtieri est naturellement remplacé, c’est un autre général qui occupe son fauteuil : Reynaldo Bignone. Celui-ci ne compte pas vraiment sur un soutien inconditionnel des Forces Armées (nombre de cadres quitteront la junte après sa nomination), et il n’est tout bien considéré qu’un président de transition. La junte a perdu tout soutien populaire, les Argentins en réclament le départ au plus vite.

Le 16 décembre, la coalition des partis démocratiques civils («multipartidaria») organise une grande manifestation. Réprimée celle-ci aussi, mais cette fois, les militaires ne parviennent pas à étouffer la contestation dans l’œuf de la terreur : ils ne font plus peur à personne. Bignone est contraint d’annoncer la tenue d’élections libres pour le 30 octobre 1983. La page de la dictature se tourne enfin.

Voir également : « Brève histoire des Iles Malouines » sur ce même blog.

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Le rôle trouble de certains officiers durant cette guerre vient d’être révélé dans un article du 22 mars 2022 du quotidien « La Nación ». Il montre comment des militaires ont tenté de se faire verser d’énormes pots de vin lors d’achat d’armes, notamment à Israel, avec le Pérou, alors dirigé par le général Francisco Morales, comme intermédiaire.

Brève histoire des Iles Malouines

 

(Voir également l’article sur le déroulement de la guerre sur ce même blog)

Les Iles Malouines – Situation géographique

L’antériorité de la découverte des îles est âprement disputée. Selon les sources, elles auraient été vues pour la première fois par l’explorateur Amerigo Vespucci (celui-là même à l’origine du nom du continent : l’Amérique) entre 1501 et 1504, ou par le Portugais Magellan en 1520, ou le jésuite espagnol Francisco de Ribera en 1540. Aucune trace tangible que l’un d’entre eux ait réellement posé le pied sur les îles. Les Anglais en tiennent soit pour le corsaire Richard Hawkins en 1574, soit pour John Davis en 1592. Mais ce ne sont pas les seuls «candidats» à la primauté.

Chacun d’ailleurs les a baptisées de manière à «marquer» le territoire de son empreinte : «Iles méridionales de Davis», «Iles Sebald» (du nom d’un navigateur Hollandais), «Hawkins maiden land», par l’Anglais Richard Hawkins.

Ce qui est attesté en revanche, c’est qu’en 1764, ce sont des marins bretons venus de Saint Malo qui les baptisent « Iles Malouines », nom qui restera, du moins dans les langues latines. Le nom gardé par les Britanniques, « Falkland islands », est semble-t-il plus ancien encore, donné par le navigateur écossais John Strong en 1690 en l’honneur du Comte de Falkland.

Ce petit archipel ne va pas cesser de changer de propriétaires au cours du temps. En 1764 donc, les Français, conduits par Louis de Bougainville, installent une sorte de comptoir, Port-Louis (le village existe encore sous ce nom, au nord de l’île orientale, Isla Soledad en espagnol). Les Espagnols râlent aussitôt : ils considèrent les îles comme partie des territoires sud-américains qu’ils ont déjà conquis. Notre bon roi Louis XV, qui a déjà perdu la guerre de Sept ans et corollairement la plupart de nos colonies américaines, Canada compris, baisse pavillon et admet l’illégalité du comptoir français. Les îles restent espagnoles, après remise néanmoins d’une jolie somme aux Français en dédommagement de leurs dépenses d’installation à Port Louis.

Les tontons flingueurs Anglais ne tardent pas à rappliquer, comme toujours quand ils sentent qu’il y a moyen de rafler des marrons déjà tirés du feu. C’est que les îles constituent une sorte de porte d’entrée du Pacifique, sans être obligé de passer par le continent «espagnol». En 1765, ils fondent Port Egmont, aujourd’hui Saunders. Commence alors une dispute anglo-espagnole. Chacun revendique l’antériorité de la découverte des îles. Pas facile de trancher, entre ceux qui ont vu en premier, ceux qui ont accosté en premier, ceux qui se sont installés en premier, etc…

En 1770, les Espagnols parviennent à déloger les Anglais de Port Egmont. S’ensuit une querelle diplomatique assez acharnée : on est au bord de la guerre. Un accord est alors signé, permettant aux Anglais de pouvoir se retirer sans perdre la face : c’est l’accord de San Lorenzo (accord de Nook, en Anglais), signé en 1790. Dans un premier temps, les Espagnols permettent leur réinstallation à Port Egmont, puis la couronne d’Angleterre décrète qu’elle abandonne la souveraineté des îles aux Espagnols. En Angleterre, ça râle sec : on a l’impression de s’être fait avoir, et que le bon George III a baissé le pantalon.

Néanmoins, par cet accord, les Espagnols conservent l’autorité sur les îles, rattachées au Vice-Royaume de La Plata, la future Argentine. La population est alors essentiellement composée de militaires et de prisonniers, car les Espagnols y ont implanté un pénitencier en 1780. L’intérêt économique des îles n’est pas très évident !

Les Iles Malouines, carte argentine.

1810 : début du processus d’indépendance du vice-royaume de La Plata. Les Espagnols ont besoin de troupes pour affronter les indépendantistes : l’archipel se vide de ses habitants militaires.

1816 : l’Argentine est enfin totalement indépendante, les Malouines passent sous l’autorité du nouvel état, encore appelé «Provinces unies du Río de La Plata».

1823 : installation du gouverneur argentin Pablo Areguatí. La souveraineté de l’Argentine sur les îles, qui pour l’essentiel redeviennent un centre pénitentiaire, est officiellement proclamée, et avalisée par les autres nations. Dont, faut-il le remarquer, l’Angleterre, qui ne moufte pas à ce moment-là.

1825 : concession des droits de pêche, de chasse et d’élevage à la société fondée par l’Allemand d’origine française Louis Vernet, qui reconstruit l’ancien comptoir de Port-Louis. C’est le vrai départ économique de l’archipel, qui commence à se peupler autrement que de bagnards.

1829 : Les Anglais relèvent les sourcils. On pourrait donc tirer quelque bénéfice de ces cailloux atlantiques ? Commence alors ce qu’on n’appelle pas encore un «lobbying» de quelques entrepreneurs anglais auprès de la Couronne. Après tout, quand l’Angleterre s’est retirée en 1774, légalement, est-ce qu’elle a vraiment abandonné tous ses droits ? (Réponse : oui, mais poser la question, c’est toujours jeter un doute utile)

1830 : en vertu de l’interdiction de pêche décrétée par le gouvernement argentin, trois navires étasuniens sont arraisonnés et conduits à Buenos Aires. Les nord-américains protestent : personne au monde ne peut leur interdire de pêcher où bon leur semble, décret ou pas décret. Ils menacent : ou les Argentins libèrent leurs navires, ou ils débarquent sur les Iles Malouines.

Les Anglais sautent sur l’occasion, et appuient la demande nord-américaine, insistant sur «l’illégalité» de l’occupation de l’archipel par les Argentins, et leur propre souveraineté restée intacte depuis 1774. (Oui, ils s’assoient encore une fois sur l’accord de San Lorenzo, et alors ?)

1831 : Fort de ce soutien, les États-Unis envoient un navire à Puerto Soledad, et prennent possession du port. Parallèlement, ils négocient avec les Anglais le futur statut de l’archipel : la pleine souveraineté laissée aux Britanniques en échange d’un droit illimité de pêche. Après l’intrusion nord-américaine, les îles ont sombré dans un état d’anarchie, il n’y a plus d’autorité constituée.

1832 : pour rétablir l’ordre, l’Argentine envoie un nouveau gouverneur, Esteban Mestivier. Mais sa tentative de reprise en main arrive trop tard. Il est assassiné par un groupe factieux, le désordre est à son comble, et les îles ne sont plus suffisamment défendues par les autorités argentines. Les Anglais vont en profiter.

1833 : Les Anglais débarquent à Port Egmont. Le port est en ruines, mais ils décident de le remettre en état. La faible défense argentine, conduite par José María Pinedo, ne peut endiguer l’invasion britannique. Le 3 janvier, Pinedo quitte les îles, sur lesquelles flottent désormais les couleurs anglaises. Ceux-ci emploient alors une méthode efficace pour s’assurer un contrôle a priori définitif : peupler les îles de colons britanniques, qu’on appelle aujourd’hui les «Kelpers». Plus d’argentins, plus de problème. Jusqu’en 1982, donc, comme on pourra le lire dans l’article principal.

Les Iles Malouines, version anglaise.

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Point sur la situation actuelle

En réalité, le différent à propos des Malouines englobe aussi les îles Sandwich et La Georgie du sud, également sous tutelle britannique (Voir carte ci-dessous).
L’ONU a promulgué deux résolutions importantes qui font référence pour ce conflit, mais également et plus globalement pour différents cas similaires.

1. La résolution 1514, datée du 14 décembre 1960.

L’Argentine s’appuie sur ses articles 1 (s’opposant à l’exploitation d’un peuple par une puissance étrangère) et 6 (sur l’intégrité territoriale inaliénable) pour affirmer le caractère colonialiste de «l’occupation» britannique. En réalité, cette résolution affirme surtout le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Or, les habitants des Falklands sont pratiquement tous d’origine britannique. En 2013, lors d’un référendum, ils ont affirmé à une majorité écrasante préférer rester sous tutelle britannique. Mais l’Argentine conteste ce point, non sans arguments : la population des îles n’est pas une population native, mais une population entièrement importée, et par là même, peut et doit être considérée comme une population coloniale, et non une population native colonisée. Par ailleurs, le paragraphe 6 de la résolution s’applique parfaitement aux îles : celles-ci ont été illégalement détachées de l’ensemble territorial argentin (Elles font partie intégrante de la plateforme continentale sud-américaine). Les Britanniques de leur côté répliquent que l’origine des habitants ne saurait être un argument valable pour contester leur droit à l’autodétermination, en s’appuyant sur l’article 5, qui stipule que «des mesures immédiates seront prises (…)pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et à leurs vœux librement exprimés, sans aucune distinction de race, de croyance ou de couleur, afin de leur permettre de jouir d’une indépendance et d’une liberté complètes».

2. La résolution 2065, du 16 décembre 1965.

Cette résolution plus spécifiquement consacrée au différent anglo-argentin enjoint les deux parties à engager une négociation sans délai pour trouver une solution au conflit, pacifique, respectant les termes de la résolution 1514, et préservant l’intérêt de la population des îles. En préambule, elle rappelle clairement le caractère colonial de l’occupation des îles.

D’autres résolutions ont également été votées pour insister sur la nécessité pour les parties de ne prendre aucune initiative unilatérale qui pourrait compromettre le processus de discussion pacifique. Or, selon les Argentins, la Grande-Bretagne ne respecte pas ces résolutions. Elle refuse systématiquement de s’asseoir à la table des négociations, et, justement, ne se prive pas de mener des activités unilatérales, en militarisant la zone et en exploitant les ressources des îles. Ce que les Anglais contestent : les forces militaires installées depuis 1982 n’ont selon eux que des visées défensives, et l’exploitation des ressources est faite dans l’intérêt de la population locale.
En réalité, comme le prouvent les interventions répétées des diplomates britanniques, pour la Grande-Bretagne, il n’y a rien à négocier. En la matière, l’ONU reste impuissante à faire appliquer correctement ses résolutions. Par ailleurs, l’intervention militaire de 1982 a fortement fragilisé la position argentine, tout en renforçant la tutelle britannique. La résolution du conflit est encore très éloignée !

Situation géographique des Iles Malouines (Falklands), Georgie et Sandwich.

Politique économique de la dictature

Une fois installée au pouvoir, l’objectif de la dictature militaire est double. D’une part, réduire les syndicats au silence, d’autre part, ouvrir le marché argentin aux capitaux étrangers. En clair, pratiquer une politique la plus libérale possible.

Les militaires considèrent les syndicats en particulier, mais le monde ouvrier en général, comme un nid de marxistes et, partant, un groupe dangereux pour une société qu’ils veulent conserver traditionnelle, catholique et gardienne vigilante des hiérarchies sociales établies.

D’un autre côté, ils sont tiraillés entre une doctrine autoritaire et nationaliste, qui les pousserait naturellement vers le protectionnisme et la prééminence de l’Etat dans les affaires économiques, et leur proximité anticommuniste avec le monde occidental, et plus spécifiquement nord-américain, et donc très libéral, qui au contraire appellerait plutôt à l’ouverture du marché argentin.

Quelle doctrine choisir ? Les deux, mon général. Ouvrir l’économie nationale aux capitaux étrangers pour favoriser la concurrence et ainsi, pensent-ils, stimuler l’industrie et le commerce nationaux. Tout en maintenant une forte pression étatique sur le fonctionnement du système.

Le premier ministre de l’économie de la dictature sera José Alfredo Martínez de Hoz. Un libéral bon teint, naturellement, très lié aux milieux financiers internationaux, et qui a déjà exercé le poste, pendant le mandat de José María Guido en 1962-63.

Sa théorie est simple : on laisse tomber l’industrie locale, peu performante et incapable de lutter contre la concurrence étrangère, et on se concentre sur ce que le pays peut exporter : les produits agricoles (surtout élevage et céréales) et miniers. En somme, avaliser la division du travail prônée par le libéralisme.

Son plan, globalement, suit la recette déjà mise en œuvre au Chili par la fameuse «Ecole de Chicago» (Voir aussi ici), à savoir, un plan ultralibéral : ouverture des marchés, libéralisation des taux de change, baisse des impôts sur les exportations agricoles, réduction des taxes sur les produits importés, gel des salaires, interdiction de la grève, promotion de la concurrence étrangère.

A l’attaque

Ce dernier point ne va pas tarder à produire ses effets quasi mécaniques : l’industrie locale s’effondre, entrainant fermetures d’usines et chômage. Autre effet mécanique : la concentration des richesses, que ce soit dans l’industrie, où la faillite des uns fait le bénéfice des autres, ou dans l’agriculture, les grands propriétaires terriens profitant à plein des baisses de taxes.

Un autre effet, plus local celui-là, et certainement peu anticipé, a été le rebond spectaculaire de l’inflation. Celle-ci atteindra en 1979 le chiffre stratosphérique de 227% ! Une tendance qui mettra des années à s’inverser : en 1989 (l’Argentine était alors revenue en démocratie), l’inflation atteignait un pourcentage annuel de plus de 3000% ! Et non, il n’y a pas d’erreur de zéros. (Source Université Di Tella, Buenos Aires).

Face au problème monétaire, Martínez de Hoz mettra en place ce qu’on a appelé alors «la tablita» financière. Un système destiné à favoriser l’entrée de capitaux en dollar, celui-ci voyant sa valeur baissée artificiellement par les mesures gouvernementales. Et qui eut en réalité un effet aussi pervers que catastrophique : les capitaux ne servirent plus qu’à une pure et simple spéculation financière de va-et-vient monétaire, une «bicyclette financière» où l’argent servait… à fabriquer de l’argent. C’est la période dite de «La plata dulce». J’achète du dollar pas cher, je le transforme en pesos, puis je rachète du dollar encore moins cher. Et ainsi de suite. Comme le montre non sans humour noir le film de Fernado Ayala, intitulé justement «Plata dulce», les entreprises n’avaient plus besoin de produire pour gagner de l’argent : il suffisait de spéculer sur les monnaies (Voir extrait de texte H).

A l’arrêt

Dans le même temps, le déficit commercial n’étant plus sous contrôle, et les capitaux n’étant plus investis dans la production, la dette explose. Elle sera multipliée par six en sept ans de dictature ! Dans cette économie «dollarisée», l’industrie argentine, minée par la concurrence extérieure, n’est plus qu’un tas de cendres, à part pour une poignée d’entreprises proches du pouvoir, qui tireront un juteux bénéfice du malheur de leurs concurrents, en les rachetant et en concentrant les affaires.

A partir de 1981, la crise est à son comble. Banques en faillite, fuite des capitaux, baisse du PIB, déficit commercial abyssal, escalade de la dette publique. Il faut admettre l’échec sanglant du plan Martínez de Hoz. Il est donc remplacé. Tout comme le président en exercice, Jorge Videla. A leur place, la junte installe le général Roberto Viola à la tête de l’état, et Lorenzo Sigaut, un ancien dirigeant de FIAT, à l’économie. Avec un slogan resté célèbre : «Celui qui parie sur le dollar perd à tous les coups». Sitôt en place, le nouveau ministre supprime la tablita, et dévalue fortement le peso, histoire de faire remonter le dollar et de favoriser ainsi les exportations.

Nouvel échec : Sigaut ne parvient qu’à faire augmenter la dette (+31%) et à accélérer la chute du PIB, approfondissant la crise. Nouveau changement à la tête de l’état en conséquence, avec l’arrivée du général Leopoldo Galtieri aux manettes, et Roberto Alemann à l’économie. Viola et Sigaut n’auront tenu que huit mois, de fin mars à novembre 1981.

Politique des nouveaux dirigeants pour combattre la crise ? Rien de neuf, on reste dans le libéral pur sucre : compression des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations de tout ce qui pouvait se privatiser. Avec comme résultats notables un chômage galopant et une flopée de fermetures d’usines. L’Argentine continue ainsi de s’enfoncer dans une de ses plus graves crises depuis celle, mondiale celle-là, de 1929. Arrivé à ce point-là, le bilan est déjà bien lourd : l’inflation à trois chiffres est devenue la norme, l’indice de pauvreté est passé de 6% en 1974 à près de 40% en 1982, l’injuste sociale est à son comble, les 10% les plus riches ayant vu leurs revenus augmenter de plus de 30%, pendant que les 30 % les plus pauvres perdaient, eux, le même pourcentage.

Acculé, de plus en plus impopulaire, le gouvernement militaire va alors tenter une manœuvre désespérée pour tenter de restaurer son image, en fédérant l’ensemble de la population autour d’un projet nationaliste : récupérer les Iles Malouines, sur lesquelles les Britanniques ont fait main basse en 1833. Ce sera leur chant du cygne.