1946-1952 : Premier mandat

Nous ne tracerons ici que les grandes lignes de la politique suivie par Juan Perón lors de son premier mandat, en nous limitant aux réalisations et faits les plus marquants, qu’ils aient été positifs ou négatifs à la fois pour le pays, les citoyens argentins et pour Perón lui-même.

1. Le social

C’est de toute évidence dans ce domaine que l’action de Perón trouve son plus grand retentissement. Nous l’avons vu lors des articles précédents, Perón, poussé par son épouse Eva, et par la nécessité, pour conserver le pouvoir, de s’appuyer sur les syndicats ouvriers, en fera sa priorité. Il a préparé le terrain lors de son passage au ministère du travail, en faisant passer plusieurs lois favorables au monde ouvrier : statut de l’ouvrier agricole, augmentation des salaires, indemnités de chômage, de retraite. Ces mesures lui ont valu une grande popularité auprès des organisations de travailleurs, qu’il renforce en donnant au syndicat une véritable existence, par leur légalisation. En contrepartie, il entend également les contrôler, et les transformer en courroie de transmission de sa politique. Le principal d’entre eux, la CGT, deviendra ainsi le fer de lance du péronisme politique.

Le bâtiment de la CGT en 1953 à Buenos Aires.

En 1947, Perón rédige une liste de droits fondamentaux de l’ouvrier, qu’il fera ensuite voter par le parlement pour leur donner force de loi. Entre autres, figurent dans cette liste, outre bien entendu le droit au travail pour tous, le droit à la formation, à une juste rémunération, à des conditions de travail dignes, à la santé, à la protection de la famille. Tout au long de son premier mandat, il s’attachera à promouvoir l’amélioration des conditions de logement des ouvriers, et subventionnera largement, pour leurs enfants, les frais scolaires, par des distributions de matériel, de livres, ainsi que le développement de camps de vacances gratuits.

Par ailleurs, c’est durant ce premier mandat que les femmes argentines accèdent enfin au droit de vote.

Dans ce domaine social, Perón s’appuie largement sur une structure créée par sa femme : La Fondation Eva Perón, auprès de laquelle les plus pauvres peuvent avoir recours à tout moment en cas de difficulté. Tout cela n’est naturellement pas dénué de clientélisme, mais il n’en est pas moins vrai que durant toute cette période, la vie des travailleurs les plus humbles s’est considérablement améliorée, si on la compare avec la misère profonde dans laquelle ils étaient plongés jusque-là, quelle que soit la couleur du gouvernement en exercice. Pour la première fois, les gens modestes ont la sensation d’être intégrés au reste de la population, de faire partie de la nation. Ce n’est pas rien.

2. L’économie
 

Dans ce domaine, Perón, en bon militaire nationaliste, prend le total contrepied de ce que furent jusqu’ici les politiques suivies par les gouvernements civils précédents, qu’ils fussent conservateurs ou libéraux. En effet, et notamment durant la décennie infâme, l’Argentine se présentait comme une véritable passoire économique, plus ou moins soumise au bon vouloir des grandes puissances – et surtout la Grande-Bretagne – qui se comportaient en véritables entités néocolonialistes. On l’avait vu notamment lors de la signature du controversé accord Roca-Runciman, qui remettait les clés de l’économie argentine entre les mains des Britanniques. (On vous ouvre notre marché, mais en contrepartie, vous vous engagez à n’avoir qu’un seul fournisseur : nous. Et vous nous laissez prendre le contrôle de votre Banque Centrale). Pas, ou peu, d’industrie locale, des investisseurs, et donc des proprios, étrangers, une monnaie archi-dépendante, une agriculture encore archaïque, et un commerce extérieur notoirement déficitaire étaient les traits dominants de l’économie argentine de l’après-guerre mondiale.

Le crédo péroniste, c’est la quadrilogie marché interne/nationalisme économique/étatisme/industrie. Autrement dit, une bonne dose de protectionnisme couplé au développement de ressources propres.
Perón commence par nationaliser la Banque centrale de la république argentine, et crée des banques spécifiques à chaque secteur de l’économie, pour aider à leur financement. Puis il cherche à dynamiser le secteur agricole, en promouvant la mécanisation, d’une part, et le développement de l’industrie chimique d’autre part. Ensuite, il s’attache à poursuivre le développement de l’industrie légère, notamment les produits manufacturés, jusqu’ici largement importés.

Dans le même temps, par le biais des mesures sociales, il cherche à stimuler la consommation, afin de consolider le marché interne. Pour contrôler le déficit commercial qui s’annonce, alimenté par la forte demande et, en conséquence, l’augmentation des importations, il créé un nouvel institut national, le IAPI : Institut argentin de promotion des échanges. Un instrument qui lui permettra notamment de réinvestir une partie des bénéfices substantiels de l’agriculture, point fort de ce pays d’élevage, dans le développement de l’industrie. Ce qui fera râler les gros proprios terriens, naturellement. (Entre ça et le statut de l’ouvrier agricole, le contentieux commençait à être lourd !)

Le but principal, on le voit, est de faire de l’Argentine un pays réellement indépendant. De faire en sorte, donc, de ne plus dépendre (ou moins dépendre, ne soyons pas trop optimiste) des marchés extérieurs, en reprenant la main, par le biais de l’État, sur les ressorts de cette économie.

Pendant le premier mandat, Perón et son gouvernement créeront successivement quatre grandes entreprises nationales : la Société mixte sidérurgique argentine (SOMISA), la compagnie aérienne «Aerolineas argentinas» (qui existe encore aujourd’hui), la Compagnie des eaux et de l’électricité, et les Chemins de fer argentins (Ferrocarriles argentinos), rachetés par nationalisation aux Anglais. (Cette dernière nationalisation lui sera beaucoup reprochée plus tard, en raison de son coût très élevé).

En somme, si on s’essaie à comparer deux pays néanmoins nettement différents, Perón a appliqué à l’Argentine ce que nous Français avons connu également juste après la guerre sous l’égide du Conseil national de la résistance : un plan radical de création de services publics.

3. Politique extérieure

Tiens, justement, les relations avec les autres pays du monde. Perón, par sa politique résolument redistributive et protectionniste, se pose en héraut des plus humbles, et engrange une très grande popularité dans les milieux de gauche, d’Europe, bien sûr, mais surtout du tiers-monde, pour lequel il devient vite un exemple de leader indépendant. Lui-même ne rechigne pas à se poser en leader du «troisième monde», des non-alignés comme on dirait plutôt. Néanmoins, la principale caractéristique de la politique extérieure de l’Argentine sous Perón reste son pragmatisme. Perón est autant anti-communiste que nationaliste, et se tient à bonne distance des deux camps de la guerre froide.

Avec les États-Unis, cela a toujours été compliqué. La préférence donnée par les Argentins, dans leurs relations économiques, aux Anglais, a de tout temps motivé une certaine méfiance envers eux de la part des Nord-Américains. Ces derniers n’ont jamais vraiment pu exercer une influence déterminante sur ce pays du sous-continent américain. Et l’épisode Braden, lors de la campagne électorale de 1946, n’a pas amélioré leur image.

Avec l’Europe, il l’a soigné, l’image. Mais il ne s’est pas déplacé lui-même, non. Il a envoyé Eva, lors d’une mémorable tournée en 1947. Elle est ainsi passé par l’Espagne, l’Italie, le Portugal, la Suisse, Monaco et la France. Elle est même restée 12 jours chez nous ! Tournée triomphale dans l’ensemble, le glamour le disputant à la politique étrangère. Néanmoins, Evita a su s’imposer comme digne représentante de son pays, et n’a pas ménagé ses efforts pour faire passer le message politique de son mari. Y compris avec Franco, tout récent dictateur espagnol, avec lequel les relations sont assez rapidement passées du chaud au froid, en raison des divergences de vues sur le social. Elle dira d’ailleurs «La femme de Franco n’aime pas les travailleurs, qu’elle qualifie à toute occasion de «rouges» parce qu’ils ont participé à la guerre civile. Je me suis contenue une ou deux fois, mais ensuite je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire que son mari ne tenait pas son pouvoir des urnes, mais de la force».

Eva Perón à son arrivée à Madrid pendant sa tournée européenne de 1947.

4. L’ambiance générale

On le voit, ce premier mandat est dans l’ensemble marqué par un certain succès, tant au plan des résultats que de la popularité. L’après-guerre mondiale est une époque bénie pour l’Argentine. L’économie est florissante, le commerce excédentaire, et le niveau de vie général s’est amélioré, notamment pour les classes défavorisées. Celles-ci vouent au nouveau leader et à son épouse un véritable culte religieux : ce sont Saint Juan et Sainte Evita. Les classes les plus aisées, elles, renâclent bien un peu, elles n’aiment pas tellement ce pli ouvriériste qui conduit le petit peuple à devenir exigeant et à se croire autorisé à relever la tête, et sont nostalgiques du temps d’avant, où l’employé travaillait en la bouclant. Mais globalement, le pays a rarement été aussi en forme : il est communément admis qu’à la fin des années quarante, l’Argentine était un des pays les plus prospères du monde !

Mais attention, prospère ne veut pas dire apaisé. Question atmosphère, l’ambiance reste très conflictuelle. Le péronisme est encore très jeune, mais il suscite déjà des débats passionnés. D’autant que le chef a nettement tendance au pouvoir personnel, d’une part, et à un certain culte de la personnalité, d’autre part. Les moins disposés à son égard diraient carrément : c’est un tyran. C’est que Perón n’aime pas trop qu’on discute ses décisions. Les bonnes comme les mauvaises. Or, les discutailleurs ne manquent pas, on s’en doute. Classes aisées, on l’a vu, conservateurs, libéraux pur jus, mais également, à gauche, socialistes et communistes, qui considèrent que Perón leur mange la laine sur le dos, avec sa politique ouvriériste. Dame, avec lui, les ouvriers, satisfaits avant même d’avoir revendiqué, sont devenus nettement moins combatifs, et fort peu révolutionnaires ! Pour faire taire les râleurs, Perón n’y va pas par quatre chemins : il fait arrêter, emprisonne, renvoie, exproprie. Les prisons argentines verront passer ainsi quelques noms prestigieux, comme les députés Ricardo Balbín (qui pourtant, en 1973, se ralliera à sa cause, mais c’est une autre histoire) ou le socialiste historique Alfredo Palacios. Quant à la presse, il n’hésite pas à la museler, en expropriant les titres qui le dérangent, notamment le grand quotidien La Prensa. Le non moins célèbre historien Felix Luna se souviendra longtemps des tortures infligées par la police péroniste. De l’autre côté, ce n’est guère moins violent, il faut dire. Tout au long de son mandat, ne manqueront pas les tentatives de coup d’état, les manifestations de protestations, le mépris de classe à l’égard des plus pauvres, et les insultes ouvertes envers Eva Perón, considérée par la «bonne société» comme une simple prostituée et traitée comme telle.

Le péronisme, dès ses débuts, a ainsi cristallisé la fracture entre deux argentines. Une fracture dont on se demande, presque 80 ans après la première élection de Perón, si elle pourra être réduite un jour.

Mais n’allons pas trop vite. On vient de le voir, ce premier mandat de Juan Domingo Perón se caractérise avant tout par une certaine réussite politique et économique, et une grand popularité parmi la majorité de la population. Cette popularité ne va pas tarder cependant à s’effriter. Nous verrons comment, et pourquoi, dans le prochain chapitre.

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