1930 : premier coup d’état militaire

Place du Congrès – Buenos Aires – septembre 1930 – Photo DP
  1. CRISE ECONOMIQUE, CRISE POLITIQUE 

           1929, on le sait, est marquée par une grande crise économique. Pour y faire face, la Grande-Bretagne crée le Commonwealth englobant dans un premier temps le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. De grands concurrents de l’Argentine sur le marché mondial des viandes. Par ailleurs, trois autres grandes puissances restreignent leurs importations : États-Unis, Allemagne et France. Résultat : le secteur exportateur argentin, largement dépendant de l’élevage, s’effondre, et avec lui, l’entrée des devises nécessaires aux importations de biens manufacturés. Malgré cela, Irigoyen et son gouvernement continuent de creuser le déficit en alimentant le paiement de la dette.

          Pour faire face au problème de l’import, l’Argentine cherche à renforcer son marché intérieur, investissant dans la production nationale, par la création d’une industrie manufacturière locale.

          La chute des prix agricoles provoque un immense exode rural : les petits agriculteurs viennent grossir les rangs des ouvriers des nouvelles usines dans les grandes villes.

          Mais la crise économique, marquée par cet effondrement du secteur agricole, une inflation galopante, la corruption des élites politiques, le délitement du parti au pouvoir et la santé chancelante du président Irigoyen débouche sur une crise politique qui ne trouve de résolution que dans l’intervention de l’Armée. C’est le premier coup d’état militaire de l’histoire argentine, impulsé conjointement par la classe des propriétaires terriens et l’État-major militaire.

           Néanmoins, plusieurs tendances s’affrontent au sein de l’Armée. D’un côté, influencés par la montée des fascismes en Europe, les ultranationalistes, qui rêvent d’imposer à leur tour un régime autoritaire sur ces modèles étrangers. Leur leader est le général  José Félix Uriburu, soutenu par la hiérarchie catholique, très puissante en Argentine. L’autre tendance, dirigée pareillement par un général, Agustín Pedro Justo, prône le retour à «l’ancien régime» conservateur, celui qui prévalait du temps du Parti Autonomiste National, avant la Loi Saenz Peña. C’est-à-dire, le retour à un régime basé sur une démocratie «contrôlée» par la fraude électorale et la proscription des opposants.

José Félix Uriburu – Photo DP

2. UN COUP D’ÉTAT EN FORME DE COUP DE BLUFF

          L’opposition civile au gouvernement d’Irigoyen est forte, mais pareillement divisée. D’un côté, ceux qu’on pourrait qualifier de «légalistes», plutôt situés à gauche, qui critiquent sévèrement la politique sociale (ou antisociale, plutôt, voir les événements de Patagonie). On trouve là des socialistes, par exemple, ou certains militants radicaux parmi les plus à gauche. De l’autre, les chantres d’un pouvoir fort, dont l’écrivain Leopoldo Lugones se fait le porte-parole, qui qualifiait la démocratie de «culte de l’incompétence». Dans cette tendance, on trouve également tout un groupe de jeunes maurrassiens, qui créent La Nueva República, et militent pour le retour au pouvoir de l’élite ancienne, et donc de la hiérarchie sociale qui va avec. Ceux-là en pincent pour Uriburu, ce général de 60 ans qui vient de prendre sa retraite.  Mais dans l’esprit de celui-ci, dans un pays stable depuis 50 ans et qui s’est habitué à la démocratie, il convient de créer un «climat révolutionnaire» . Une Ligue républicaine se constitue, et investit la rue. Uriburu exige cependant que les militaires gardent en main tous les leviers de commande du coup d’état : il se méfie des politiques, et son but premier est d’abroger la loi Saenz Peña. Vous savez, cette loi inique qui avait mis fin au bon vieux système de la fraude électorale !

          Mais avant de pouvoir lancer la «révolution», il faut tout de même gagner le gros de l’Armée. Or pour le moment, le gros de l’Armée, justement, est plutôt légaliste, et pas encore très « Uriburiste ». Pour ces modérés, dont fait partie le «concurrent» d’Uriburu, Justo, les objectifs du général représentent un saut dans le vide. Même s’ils s’opposent eux aussi au pouvoir radical en place, ils préféreraient qu’on reste dans un strict cadre politique pour le faire tomber. Pour leur donner des gages, Uriburu finit par accepter d’associer les partis civils à son mouvement. Le coup d’état peut être lancé, et une campagne de déstabilisation d’Irigoyen débute, au Parlement, dans la presse et dans la rue. Des manifestations d’étudiants dégénèrent. Yrigoyen, malade, cède le pouvoir  le 5 septembre 1930 au vice-président Martínez, qui proclame l’état de siège.

          Côté militaire, le soulèvement est prévu pour le lendemain, 6 septembre. Mais dans les casernes, ce n’est pas le franc enthousiasme. Il y subsiste quand même pas mal de loyalistes, comme l’est également l’ensemble de la police. Le coup n’est pas assuré d’être gagnant, et certains hésitent à se lancer dans l’aventure. La Marine, par exemple, attend de voir. Pour beaucoup, il sera toujours temps après coup de rallier la victoire, ou dans le cas contraire, de proclamer son indéfectible loyauté. D’autant qu’Uriburu ne jouit pas d’une extrême popularité parmi les militaires, et qu’il n’est pas très connu dans la population.

          Malgré tout, les rebelles réussissent in-extremis à faire une bonne prise : ils rallient le directeur du collège militaire, le Général Reynolds, grand admirateur d’Irigoyen mais qui juge qu’il est temps que le vieux président  passe la main, et admet qu’il devient nécessaire de la lui forcer. Reynolds embarque alors les jeunes officiers du Collège dans l’aventure. 

          En dépit de ce ralliement de dernière minute, les troupes d’Uriburu restent maigres : 600 cadets et officiers du Collège militaire, plus 800 hommes de troupe, et une poignée de civils entreprennent une marche sur Buenos Aires.  Le miracle se produit cependant : le mouvement ne rencontre pratiquement aucune résistance sur son passage, et parvient à atteindre la place du Congrès presque sans encombre. Citons Alain Rouquié citant un personnage encore inconnu, mais qui deviendra prestigieux quelques années plus tard : «En fait, comme le remarque le Capitaine Perón, observateur et participant, le succès du mouvement tient du miracle ou, plutôt, il est dû à l’apathie et à la désintégration gouvernementale que vient renforcer l’indifférence populaire». (Pouvoir militaire et société politique en République Argentine – Alain Rouquié – Presses de la fondation nationale des sciences politiques – 1978 – p.182)  En somme, le coup d’état réussit surtout parce que le peuple argentin, fatigué, tourne le dos à un président qu’il a pourtant adulé, mais qui est jugé désormais usé. Malade, décrédibilisé, Irigoyen démissionne, tout comme son vice-président, contraint de laisser la Maison Rose (le Palais présidentiel) à des insurgés pourtant pas si sûrs d’eux, mais qui, comme le souligne Alain Rouquié dans l’ouvrage précédemment cité, ont réussi «un coup de bluff historique». Uriburu devient donc président de fait, proclame l’État de siège sur toute l’étendue du territoire argentin, et destitue tous les élus en place, sauf ceux qui lui sont favorables. Le premier coup d’état militaire de l’histoire argentine vient d’avoir lieu. Il n’y en aura pas moins de quatre autres dans les 46 ans qui vont suivre. Et entre 1930 et 1983, ce ne sont pas moins de 15 militaires qui s’assiéront dans le fauteuil présidentiel. Quelques uns élus (Agustín P. Justo, Juan Perón) mais pour la plupart, de fait.

3. UN DICTATEUR EN ÉCHEC

          Uriburu ne va durer que deux ans, ceci dit. Avec lui, on voit revenir au pouvoir les vieux caciques de l’ancien régime, certains même qu’on a vu au gouvernement…avant 1900 ! Et dans leur sillage, toute une société de gros propriétaires terriens et de membres du sélect Jockey-club, des banquiers et des hommes d’affaires. On fait mieux, pour un renouveau politique. En somme, la révolution d’Uriburu, c’est la révolution des riches, «une révolution de classe», comme le dira un partisan nationaliste du coup d’état quelques années plus tard. Toute une oligarchie favorable au libéralisme économique et admiratrice des États-Unis prend les commandes derrière Uriburu, pour mener une politique largement profitable aux intérêts privés.

          Politiquement, Uriburu cherche avant tout à abolir la démocratie et le régime des partis, pour installer un régime corporatiste et «apolitique». En d’autres termes, à réserver le pouvoir à une certaine élite, censée être «la plus apte» à gouverner, contre les partis qu’il affirme «élus par une majorité d’analphabètes». Le problème, c’est que cette orientation ne rencontre guère l’enthousiasme, ni dans l’armée, où subsiste une forte tendance «légaliste» peu encline à casser la constitution argentine et à instaurer une véritable dictature, ni parmi les partis civils, conservateurs inclus, qui se méfient des tendances autocratiques du général. Dans ce contexte, l’étoile du vieil adversaire d’Uriburu, le général Justo, commence à monter. Celui-ci représente, dans l’esprit des militaires légalistes comme des civils conservateurs, la meilleure garantie à la fois contre le retour des radicaux au pouvoir, et pour l’instauration d’une démocratie «contrôlée» c’est-à-dire dirigée par un exécutif fort, mais néanmoins entrouverte à une certaine – quoique très limitée – participation populaire. En somme, une dictature «présentable».

          Contraint d’organiser des élections, Uriburu ne pourra empêcher le triomphe de Justo, élu en novembre 1931 avec comme vice-président le fils de l’ancien président et général de la conquête du désert, Julio Roca. Il la lui aura même facilité, en interdisant la candidature du radical et ancien président (1922-1928) Marcelo T. de Alvear, donné favori.

          Uriburu mourra deux mois après l’investiture de Justo, en avril 1932. La première dictature militaire n’aura pas duré longtemps, mais elle aura fortement contribué à instiller dans l’armée un certain ferment autoritaire, qu’on ne tardera pas à revoir à l’œuvre.

Le pont Alsina à Buenos Aires. Construit entre 1932 et 1938, il s’est appelé « Pont Uriburu » jusqu’en 2002, date à laquelle on a décidé de débaptiser les lieux faisant référence à des dictateurs. En 2015, on lui a donné le nom de « Pont Ezequiel Demonty », en référence à un jeune, victime de violence policière. Tout un changement d’époque, qui aura pris…un certain temps. – Photo DP

Pour aller plus loin :

Alain RouquiéPouvoir militaire et société politique en République Argentine- Presses de la fondation nationale des sciences politiques – 1978

Franck LafageL’argentine des dictatures 1930-1983 – L’Harmattan – 1991

Alejandro HorowiczLas dictaduras argentinas – historia de una frustración nacional – Edhasa (Buenos Aires) – 2012

Cette petite vidéo sur le 6 septembre 1930. Extrait de la série historique de la chaine pédagogique argentine « Encuentro », une série complète très bien faite.

 

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