Solitudes patagonniennes

La Patagonie, ses grands espaces, sa steppe magnifique, ses ñandus (sorte d’autruche, en plus petit), ses lacs paisibles, ses glaciers géants… N’en jetez plus, pour décrire un territoire aussi vaste, et aussi beau, on a écrit des tas de livres, avec et sans photos (mais surtout avec), que vous trouverez dans les rayons de toute bonne librairie qui se respecte.

Ce dont je veux vous parler aujourd’hui, moi, c’est d’un aspect de la Patagonie auquel on pense un peu moins, en tant que touriste de passage qui va revenir à la foule de son pays, de sa ville, au pire, de son village.

Parce que la Patagonie, cette région immense qui s’étend de La Pampa au nord jusqu’à la Terre de Feu et la célébrissime Ushuaia, ville dite «la plus australe  du monde», au sud, 1 million de km², c’est aussi, justement à cause de ses grands espaces, une terre de grande solitude ! Tous ceux qui l’ont parcourue de long en large peuvent en témoigner : question habitants et localités, ça ne se bouscule pas. On peut rouler tranquille, mais il ne faut pas tomber en panne d’essence !

Pour habiter la Patagonie, en dehors de ses rares grandes villes (et encore, pas si grandes que ça), il faut aimer l’isolement. Mais il y a des amateurs. Ou, surtout, des natifs, habitués aux rudes conditions de vie qu’entraine l’éloignement de toute civilisation urbaine. Des gens équipés pour la solitude et qui n’ont pas peur de vivre loin, très loin, comme on dit «au milieu de nulle part». Notion quand même assez largement relative, nous autres hommes ayant un peu trop tendance à estimer que nulle part, c’est simplement là où l’homme n’ a pas encore bousillé l’environnement.

Des gens sans lesquels, pourtant, la traversée de cette région plutôt inhospitalière serait nettement moins confortable. Des gens qui, justement, la rendent un tout petit peu plus hospitalière, en ménageant sur le parcours du voyageur perdu des petits îlots de chaleur et de civilisation qui l’aident à ne pas sombrer tout à fait dans la déprime, et viennent le rassurer sur l’existence de ses semblables, même au cœur de la «nada», du néant, comme on dit en espagnol.

Les déserts de sables ont leurs oasis, la Patagonie a ses relais improbables, qu’on rencontre comme par hasard, au détour d’un virage, après des centaines de kilomètres de steppe et de prairies, pile au moment où on commençait à se dire qu’on resterait éternellement prisonnier de cet espace infini.

La Leóna est située sur un bout de la fameuse route 40, que notre camarade Patrick R. a si bien décrite ici.

La Leona, partie hôtel.

Très exactement, pile à mi-chemin entre El Calafate, au bord du Lago Argentino, petite ville connue des amateurs de glaciers, et El Chaltén, localité très appréciée des trekkeurs. Entre les deux, le désert steppique, pas un bled à l’horizon. Faut surtout pas avoir oublié le pain en rentrant du boulot.

Sur la carte, il est indiqué qu’il s’agit d’un «parador deux étoiles», donc, d’un hôtel. Mais c’est bien plus que ça : hôtel de passage, certes, mais également bar, restaurant, épicerie, boutique de souvenirs, aire de repos pour bus fatigués, et même musée !

Situation La Leona

Les trois gérants, pourtant, ont l’air heureux. Remarquez, ici, ils voient quand même du monde : la route, très touristique, est fréquentée en toutes saisons. Mais justement. Comme ils sont ouverts sept jours sur sept et 24h sur 24, la Leóna est leur seul horizon. La ville «importante» la plus proche, c’est Río Gallegos, 80 000 habitants, 4 h de route. Tant pis pour le ciné.

Il paraitrait que Butch Cassidy et Sundance Kid s’y sont arrêtés, en 1905, dans leur fuite vers le Chili, après avoir braqué la Banque de Londres à Río Gallegos. C’est bien possible. Les deux gangsters avaient débarqué en Argentine en 1901, fuyant la police étatsunienne, et avaient fini par s’installer dans la province du Chubut, où la fameuse agence Pinkerton a réussi à les «loger», comme disent les policiers. D’où la nouvelle cavale, ponctuée de quelques braquages, il faut bien vivre.

Le lieu a également servi de refuge aux grévistes de «La Patagonia rebelde», en 1921. Grève monstre des ouvriers agricoles exploités par les propriétaires terriens, et réprimée dans le sang par le sinistre colonel Varela. Il est aujourd’hui inclus dans la liste des sites du patrimoine culturel et historique de la province (Le gîte, pas le colonel).

Plus au nord, dans la province de Chubut, on trouve un endroit qui lui ressemble pas mal, en plus isolé encore : Los Tamariscos. En français, les tamaris. La seule plante qui puisse pousser dans ce coin, avec la «paja brava», ou «coirón», la paille sauvage qu’on emploie parfois pour recouvrir les toits.

Là encore, il s’agit d’un gîte d’étape, également sur la route 40 (rien d’étonnant, cette route traverse toute l’Argentine de La Terre de feu jusqu’à la frontière avec la Bolivie !), mais encore plus perdu dans la steppe. Et bien moins touristique.

Ici, ne s’arrêtent que des camionneurs, ou presque. Essentiellement Chiliens : la route 40 est la seule praticable pour relier leur capitale, Santiago, au port de Punta Arenas :

Cercle rouge : los Tamariscos

La proprio, Liliana, a 64 ans et exploite le local avec son fils Maximiliano. «Nous formons un village qui n’existe pas», dit-elle. Le bled le plus proche, 200 habitants, se trouve à 50 km de là. Gobernador Costa, 2500 habitants, à 120 km. Pour la capitale régionale, Rawson, comptez 630 km. Pas d’électricité (groupe électrogène), pas de ligne téléphonique, pas d’eau courante. Un panneau solaire permet néanmoins de capter un signal wi-fi : yahoo!, ils ont internet ! Leur unique lien avec le monde extérieur, dont ils font largement profiter les clients.

Les clients, donc, ce sont surtout des chauffeurs, qui trouvent là, sur leur interminable trajet, de quoi se reposer, se restaurer et surtout, rencontrer des collègues et pouvoir communiquer avec leurs familles. Le gîte est ouvert, comme la Leóna, tous les jours de l’année, de 8 h à 23 h. Et ce, depuis que le grand-père de Liliana l’a ouvert, en 1938. Il n’a pratiquement subi aucun changement depuis : tout est d’époque ! «A part, précise quand même Liliana, quelques travaux de réfection suite à un accident il y a cinq ans. Un chauffeur s’est endormi et a percuté le gîte. Il fallait bien viser : nous sommes la seule maison dans tout ce désert !».

Comme à La Leóna, on trouve de tout à Los Tamariscos : nourriture, boissons, mais aussi tabac, conserves, pommades anti-douleur, couvertures thermiques, canifs, et même une petite librairie ! Ce n’est pas vraiment un hôtel, les chauffeurs dorment le plus souvent dans leur camion, mais Los tamariscos peuvent néanmoins héberger, le temps d’une nuit, deux dormeurs égarés, sur des lits datant encore des débuts du local!

Dans ces parages solitaires, il n’est pas rare, dit-on, de croiser des fantômes. Les chauffeurs parlent ainsi d’une ancienne station-service hantée, où on entend des coups frappés à la porte, où les moteurs des camions démarrent tout seuls. Ou encore d’un homme en noir parcourant la steppe, de pierres se déplaçant sur la route, de boules de feu survolant le lit des rivières.
 

Mais Liliana n’a jamais peur, malgré l’extrême solitude. «La nuit quand je ferme, la route 40 me protège». La route est ici le seul cordon qui vous rattache à la vie.

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Quelques sources qui m’ont aidé à écrire cet article :

Le site de La Leóna : https://www.hoteldecampolaleona.com/portada.html

Quotidien La Nación, 7-11-2023 : https://www.lanacion.com.ar/sociedad/somos-un-pueblo-de-dos-habitantes-el-parador-que-brinda-wi-fi-charla-y-una-cama-caliente-a-los-nid07112023/#/

(Vous y trouverez plein de photos de Los Tamriscos)

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