Argentine, pays des droits LGBT ?

Ces trois derniers jours (9, 10 et 11 mai) le journal régional Sud-Ouest publie les trois volets d’un reportage réalisé par Maud Rieu, qui a vécu en Argentine en 2017 et 2018, et qui a étudié la situation des personnes transgenres dans ce pays.

Le reportage met en lumière un paradoxe de ce pays par ailleurs très catholique (et de plus en plus évangéliste, aussi, comme ses voisins), où la violence « de genre », conjugale ou machiste, est un vrai fléau, et dans lequel a fait rage, justement en 2018, la bataille pour la légalisation de l’avortement, finalement votée par le parlement en 2020 : parmi l’ensemble des pays sud-américains, l’Argentine est probablement le plus ouvert en ce qui concerne les droits des personnes homosexuelles et transgenres.

Dans le premier volet, Maud Rieu fait le point sur la vision qu’ont les Argentins sur cette thématique si conflictuelle ailleurs :

S’intéresser à l’Argentine, c’est accepter d’être surprise. Comment ce pays où l’interruption volontaire de grossesse n’est légale que depuis 2020 peut-il être autant en avance sur les droits des personnes transgenres ? Poser cette question, c’est affronter un regard interrogateur : les interlocuteurs ne voient pas le rapport. Ici, être un homme ou une femme est une question d’identité, pas de biologie. Et le respect de l’identité est sacré dans cet état traumatisé par le souvenir des centaines de bébés volés à leurs familles et donnés à d’autres, sous la dictature militaire de 1976 à 1983.

Pour l’illustrer, elle a rencontré notamment Valeria del Mar Ramirez, une des premières bénéficiaires de la loi de 2012, qui lui a permis d’officialiser son changement de sexe. Ainsi, l’Argentine est devenue le premier pays au monde à adopter une loi d’identité de genre. Un grand pas, car comme le rappelle l’auteure, jusque dans les années 90, il était encore interdit en Argentine de s’habiller « de façon contraire à son sexe biologique ».

Cet incontestable progrès n’a pourtant pas résolu d’un coup de baguette magique toutes les discriminations. En 2015, une militante de la cause trans, qui avait trois mois auparavant fait passer une loi imposant un quota de 1% de trans parmi les fonctionnaires, a été assassinée, et, comme l’indique la députée Karina Nazabal (Membre du Frente para la Victoria, lié au parti péroniste actuellement au pouvoir, NDLA) citée par Maud Rieu :

Il faut sortir de la tête de ces personnes et de la société que les trans n’ont pas d’autre choix que se prostituer. Si vous demandez à votre voisin “Où mettriez-vous une personne trans ?”, il vous répondra sûrement “Dans la rue”.

Selon Karina, être trans ne doit pas constituer un obstacle à l’obtention d’un emploi : seule la compétence doit entrer en ligne de compte. Ce que cette loi devenue loi nationale en 2021, renforce.

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Dans le second volet, Maud Rieu raconte l’histoire de Luana, qui, à six ans seulement, a pu officiellement être considérée comme fille, sans passer par la case justice. Une histoire édifiante, en cela qu’elle démontre que le sentiment d’identité de genre n’est pas un caprice, mais représente la plupart du temps une véritable souffrance.

Le cas de Luana est emblématique. Très tôt, ce petit garçon (qui a un frère jumeau) a senti qu’il ne se trouvait pas dans le bon corps. Maud Rieu, qui a rencontré Gabriela, la mère de Luana, rapporte :

Un jour, quand il a trouvé les mots, à 20 mois, ce fils a prononcé une phrase qui a changé la vie de sa mère et de toute la famille : « Je suis une fille, je suis une princesse ».

Début d’une histoire qui n’aura rien d’un chemin de rose. Les parents mettront du temps à comprendre les appels au secours de leur enfant, ses difficultés, son mal-être, ses cheveux qui tombent, les médecins consultés qui refusent de prendre le cas au sérieux… Le père, lassé, finira par prendre la fuite, mais Gabriela, convaincue, se battra pour que Luana puisse devenir une fille à part entière. Jusqu’à ce 25 septembre 2013, où enfin, elle reçoit une carte d’identité portant son « nouveau » genre.

Une carte qui ne résout pas tout. Maud Rieu rappelle qu’en Argentine, si la loi autorise les enfants (sous réserve d’accord des deux parents) à changer d’identité « sur le papier », ceux-ci doivent attendre la majorité pour pouvoir envisager une opération.

C’est pour aider ceux qui connaissent les même problèmes que Gabriela est devenue une véritable militante des droits des enfants trans. Elle a créé une association, « Infancias libres » (Enfances libres) et donne régulièrement des conférences. Aujourd’hui, Luana a  15 ans, et vit une adolescence normale, entre sa mère et son frère. Maud Rieu conclut à ce propos en citant Gabriela :

« Il faudrait arrêter de se demander si elle va bien, elle ne devrait plus être au centre de l’attention, même si je comprends. Luana est une adolescente qui vit entourée d’amour et va bien ! »

Voir aussi le documentaire  sur Gabriela et Luana : « Yo nena, yo princesa » (2012, en espagnol avec sous-titrages en anglais)

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Enfin, pour le troisième volet de son enquête, Maud est allée assister à une remise de diplômes dans un établissement bien particulier. Il s’agit d’un lycée ouvert aux élèves trans, mais également à tous ceux et celles en difficultés sociales, souvent des jeunes sans foyer qui ont connu la rue, la prostitution, la drogue. A l’origine, une association, Mocha Celis (du nom d’une fille trans tuée par la police), fondée en 2017 et qui proposait aide, foyer et quelques cours. Peu à peu, l’association a grandi, et aujourd’hui, nous dit Maud, l’établissement, qui a déménagé, est devenu un vrai et grand lycée accueillant jusqu’à 300 élèves. Il a même fait des petits : on compte maintenant une quinzaine d’établissements du même genre dans le pays, et dans quelques autres pays d’Amérique Latine comme le Chili, le Brésil et le Paraguay.

On s’en doute, il n’est guère soutenu par les instances administratives officielles, et tient d’abord et surtout par l’action et le dévouement de ses bénévoles. Les élèves, pudiques et protégés par leurs enseignants, se livrent difficilement. Maud a néanmoins pu interroger l’une d’entre elles, Viviana, qui lui a raconté son parcours : la prise de conscience de son identité différente, le déni de l’école, le harcèlement, l’abandon scolaire. Puis la prostitution, à 13 ans, et le sport, comme une bouée de sauvetage :

«mais catégorie homme, en gardant mon apparence féminine, évidemment», précise-t-elle.

Et enfin, l’accueil à « La Mocha », comme disent ses habitués :

« À la première rencontre, le directeur m’a dit : ‘‘Bienvenue à la Mocha Celis’’. Ça m’émeut encore parce que quand il m’a dit ça, c’était la première fois qu’un établissement me disait ‘‘bienvenue’’. Jusqu’à maintenant, on me disait toujours que je ne pouvais pas.»

En conclusion, Maud cite le slogan du lycée, peint sur un mur :

« Si une trans va à l’université, ça change sa vie. Si beaucoup y vont, ça change la société. ».

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Vers le dossier de Sud-Ouest en ligne : immersion en Argentine. Mais hélas: c’est réservé aux abonnés !

Pour ceux qui ont Spotify, en recherchant « Ici Sud Ouest« , vous trouverez deux podcasts consacrés l’un à  Gabriela Mansilla, la maman de Luana (34 mn), et l’autre à Viviana Gonzalez, l’étudiante du lycée Mocha Celis (19 mn). Les deux podcast en français, naturellement.

 

 

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