Le feuilleton Milagro Sala

Voilà maintenant six ans que Milagro Sala est en prison, sans que les accusations portées contre elle n’aient pour le moment débouché sur un verdict définitif.

Le cas de cette militante des droits indigènes est très révélateur de l’immense fracture qui divise actuellement toute la société argentine. Pour les uns, Milagro Sala est le symbole de l’arbitraire d’un pouvoir judiciaire à la botte des dirigeants politiques. Pour les autres, celui de la mise au service d’une grande cause au profit d’intérêts particuliers, en somme, représentative de la corruption et du clientélisme du mouvement péroniste, auquel on n’hésite pas alors à la rattacher.

Qui est-elle en réalité, et que lui est-il reproché ?

Milagro Sala, 58 ans, était jusqu’en 2016 présidente de l’association de quartiers Tupac Amaru, à San Salvador de Jujuy, dans le nord-ouest argentin, près de la frontière avec la Bolivie. Elle était également militante du syndicat d’extrême-gauche CTA (Confédération des travailleurs argentins), et avait été élue en 2013 députée de sa région, avant de démissionner en 2015 pour entrer au parlement du Mercosur, le marché commun du continent américain.

D’origine indienne, elle est également une défenseure des droits indigènes, et une militante féministe reconnue.

Farouche et très active opposante au gouverneur conservateur de la région, Gerardo Morales, celui-ci n’a eu de cesse de la museler et de tenter d’affaiblir son mouvement, en l’accusant de toutes sortes de malversations.
En 2016, Milagro Sala a été arrêtée, dans un premier temps au motif de la participation à une manifestation sauvage devant le domicile de Morales, pour protester contre sa politique de logement.

Bien qu’il ait été prouvé qu’elle n’était pas présente ce jour-là, et en dépit des protestation d’organisations non-gouvernementales et même du groupe de travail sur les arrestations arbitraires de l’ONU, elle est condamnée à trois ans de prison avec sursis. Sentence confirmée par la Cour suprême : à l’époque, l’Argentine était dirigée par Mauricio Macri, du même bord que Gerardo Morales.

A partir de là, les mises en accusations vont se multiplier : détournement de fonds publics (subventions à son association), favoritisme (attribution de postes aux militants de son mouvement), clientélisme (distribution de pots de vin), menaces de mort et attentats contre d’anciens militants repentis. Des accusations bien souvent étayées par les seuls témoignages, justement, de repentis.

C’est le cas notamment de Jorge Páez, qui, arrêté pour une tentative d’assassinat qui fera une victime collatérale, une fillette grièvement blessée, dénoncera Sala comme commanditaire de l’attentat. Il sera par la suite libéré, tandis que ses complices, qui avaient mis Sala hors de cause, sont encore en prison.

Depuis six ans, Milagro Sala est transbahutée de procès en procès, de prison en prison. En juillet 2017, la commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a exigé, en raison des mauvaises conditions de détention, qu’elle soit placée en résidence surveillée chez elle. Le tribunal a accepté, mais disposé qu’elle devrait accomplir sa peine non chez elle, mais dans une autre maison lui appartenant. Or, celle-ci – et le tribunal le savait – avait été mise à sac et était inhabitable. La CIDH a protesté et finalement, des militants la remettront en état. Là, Milagro Sala bénéficie d’un «traitement de faveur» : surveillance policière renforcée, caméras, barbelés autour de la propriété, régime de visites aligné sur celui de la prison.

Elle est actuellement sous le coup d’une condamnation à treize années de réclusion, et est transférée au gré des décisions judiciaires de la prison à son domicile, et de son domicile à la prison.

Manifestation pour Milagro Sala à Paris, en juillet 2021

Victime ou coupable ? Le gouverneur Gerardo Morales semble répondre assez clairement là-dessus, lui qui a fait de la militante sa cible prioritaire, LA femme à abattre. A travers son cas particulier, s’illustre tout un combat conservateur et néocolonialiste, anti-indigène, antiféministe, antiprogressiste et très nettement raciste. Voire même négationniste : pour beaucoup de blancs d’origine européenne, les derniers indiens encore présents sur le territoire argentins n’ont aucune réalité.

Ce serait, en fait, des faux-indiens, se travestissant pour appuyer leurs revendications gauchistes, la cause indienne étant bien reçue chez les bobos écolos¬-péronistes. Oui, péronistes. Car s’il y a bien un repoussoir qui fonctionne à plein régime pour au moins la moitié des Argentins, c’est bien celui du péronisme. Pire : du kirchnerisme (de Nestor et Cristina Kirchner, présidents péronistes de 2003 à 2015). Or, Milagro Sala est en très bons termes avec Cristina Kirchner.

D’un autre côté, on ne peut pas non plus occulter une part de clientélisme réel et une façon toute personnelle d’utiliser les subventions publiques de la part de la militante. Mais elle sait aussi s’en expliquer. Par exemple, au sujet de l’argent donné par le gouvernement de Nestor Kirchner, destiné en principe à la construction de logements sociaux à Tilcara. Jugeant que la localité voisine de Maimará en avait davantage besoin, elle n’a pas hésité à faire dériver les fonds plutôt vers celle-ci. Sans consulter personne et prêtant ainsi le flanc à l’accusation de détournement. Même chose lorsque toutes les subventions n’étaient pas dépensées en totalité sur un projet. Elle disposait du reste selon ses propres priorités.

Femme indépendante, engagée, elle représente tout ce que la classe dominante conservatrice déteste : les gueux à peau basanée qui revendiquent des droits et prétendent l’empêcher de décider ce qui est bon pour le petit peuple, à sa place. La droite argentine aura beau l’accuser de tous les maux – et nous l’avons dit, sa manière d’agir est parfois critiquable – elle reste une prisonnière politique au sein d’une démocratie qui revendique l’estampille d’état de droit. Et le symbole d’une guerre jamais tout à fait terminée des colonisateurs d’origine européenne contre les peuples premiers.

*

Au sujet de Milagro Sala, l’écrivaine Alice Dujovne Ortiz, par ailleurs autrice d’une biographie remarquée d’Eva Perón, a écrit un livre : « Milagro Sala. L’étincelle d’un peuple », aux éditions Des femmes/Antoinette Fouque.

Elle en parlait lors de sa sortie dans un interview au quotidien en ligne Infobae.Traduction de cette interview ici. (Format PDF)

Voir également la présentation du livre dans Le Monde diplomatique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *