Attentat contre Cristina Kirchner

Jeudi soir dernier, (le 1er septembre), un jeune Brésilien de 35 ans a tenté d’assassiner l’ancienne présidente et actuelle vice-présidente argentine, Cristina Fernández de Kirchner. Alors qu’elle saluait des militants de son parti devant son immeuble, situé au coin des rues Uruguay et Juncal, dans le quartier de La Recoleta, il a sorti une arme et l’a pointée dans sa direction, mais le coup n’est pas parti.

L’attentat a suscité une véritable commotion dans le pays, où Cristina Kirchner est aussi adulée par les uns que détestée par les autres. Depuis 2007 et sa première élection en tant que présidente, elle n’a jamais cessé de représenter un sujet de polémique et de débats les plus vifs autour de sa personne. Harcelée par la droite qui en a fait un symbole de la corruption péroniste, elle est tout autant soutenue par une large partie de la gauche, qui voit en elle une pasionaria des plus humbles ; toute proportion gardée, à l’image d’Eva Perón en son temps.

Cristina Kirchner entourée de ses enfants Maximo et Florencia.

Les motifs de Fernando Sabag Montiel, le tireur, ne sont pas encore complètement éclaircis. Selon le quotidien La Nación, son profil est bien connu sur certains réseaux sociaux radicaux, et on l’avait entendu, interrogé par la chaine d’information Cronica.tv, se répandre en critique contre les mesures d’aide sociale, et se signaler par des propos particulièrement virulents contre les pauvres, taxés de fainéants et de profiteurs. Il était également «connu des services de police», comme on dit chez nous, pour port d’arme illégal.

Vidéo (1’44) de l’attentat, filmé au portable par un témoin de la scène. La vidéo est présentée sous trois angles différents. L’agresseur porte un masque chirurgical blanc. (Vidéo postée sur youtube par La Voz de Neuquen)

La condamnation de cette tentative d’assassinat a été unanime dans la classe politique, y compris au sein de l’opposition au gouvernement que codirige Cristina Kirchner. Même les membres du syndicat des propriétaires terriens, qui pourtant lui vouent une haine farouche depuis qu’elle a voulu augmenter leurs impôts, se sont fendus d’une déclaration de soutien : «Nous espérons que toute la lumière sera faite au sujet de cet attentat ignoble. En tant que fédération syndicale nous militons fermement pour la cessation de toute forme de violence et pour le retour à la paix sociale».

Si l’attentat n’a pas eu de conséquence dramatique, il est néanmoins révélateur de l’ambiance actuelle de l’Argentine, qui vit depuis plusieurs années une crise multiple : économique, sociale, politique. Jamais la grieta comme ils disent là-bas, la fracture, n’a été aussi profonde entre les citoyens. L’Argentine est désormais divisée en deux camps qui ne peuvent plus du tout se parler : les péronistes (plutôt de gauche, mais tous les gens de gauche ne sont pas péronistes) et les antipéronistes. On ne peut plus parler du tout d’opposition, de débat, de querelle, mais de haine, implacable et définitive.

Cette haine est volontiers attisée, comme le fait remarquer à juste titre le ministre de l’Intérieur, Eduardo de Pedro, par une grosse majorité des médias du pays, pour une large part classés à droite. J’en ai été témoin lors de mon dernier séjour à Buenos Aires, et il suffit de parcourir les journaux en ligne pour le constater : ce sont plusieurs Cnews qui déversent au quotidien leur fiel contre le gouvernement péroniste, et sans filtre.

Toute opposition est légitime, mais, à l’image de notre chaine d’extrême-droite, il est inquiétant de voir s’installer durablement dans le paysage des discours de plus en plus haineux, et dont le venin qu’ils distillent conduit de plus en plus souvent des esprits faibles à des actes criminels.

Il n’est que de lire les commentaires au pied de certains des très nombreux articles qui ont suivi l’attentat pour s’en convaincre. Entre complotisme (On met en doute le sérieux de l’attentat : le pistolet ne se serait pas enrayé, il s’agirait d’une simple mise en scène) et regrets affichés que Montiel ait raté son coup, la palette est assez variée, mais relativement monochrome chez les opposants.

Personnellement, je n’ai pas de sympathie particulière pour Cristina Kirchner, une présidente dont les deux mandats ne resteront pas dans les annales comme des modèles de gestion, et dont la personnalité pour le moins trouble participe largement de la fracture entre Argentins. Accusée de corruption, actuellement poursuivie par les tribunaux pour cela, elle s’accroche au pouvoir et contribue ainsi à crisper un peu plus une partie de l’opinion. Qu’elle soit effectivement coupable ou réellement innocente (la justice ne s’est pas encore prononcée), elle serait certainement mieux avisée de se concentrer sur sa défense. D’autant que son acharnement à rester aux postes de décision donne des arguments à ses détracteurs, puisqu’elle donne l’impression ainsi de vouloir contrôler la justice. Mais il faut bien dire qu’elle peut compter, parmi la population la plus modeste du pays, avec un très fort soutien populaire.

De l’autre côté, l’opposition de droite semble entrée dans une phase d’irrationalité la plus complète. Elle a gagné les dernières élections législatives, et même si elle n’a pas la majorité absolue au parlement, elle pourrait ainsi faire démocratiquement son travail d’opposition, pacifiquement et en respectant les institutions. Les prochaines présidentielles, qu’elle a également toutes les chances de gagner, auront lieu fin 2023, et pour le moment, elle semble n’avoir ni programme, ni candidat(e) d’alternance. Mais elle préfère ajouter de l’huile sur le feu, et pratiquer une opposition aussi systématique que stérile et surtout, pousse-au-crime.

Surfant sur cette vague haineuse, se profile en outre un nouveau personnage encore bien plus inquiétant, un certain Javier Milei, ultra-libéral de tendance autoritaire, sorte de Berlusconi mâtiné de Mussolini, de Pinochet et de Milton Friedman au rabais, prêt à transformer l’Argentine en crise en modèle de pays inégalitaire gouverné par le capitalisme le plus sauvage.

L’attentat manqué contre Cristina Kirchner montre le paroxysme atteint par le pays dans cette guerre ouverte. A tel point que j’ai pu lire, parmi la masse des commentaires de citoyens, un appel à… la partition du pays en différentes entités indépendantes ! Les Argentins ne se parlent plus, ne veulent plus se parler. L’adversaire politique est devenu un ennemi, et un ennemi à abattre, à tout prix, même celui du sang. On pensait que la terrible dictature militaire de 1976-1983, condamnée par la magnitude de son échec et l’évidence de son caractère criminel, serait la dernière de l’histoire argentine. Que la démocratie avait définitivement gagné la partie. Que le pays avait enfin intégré le cercle des nations pacifiées. La crise sociale et morale qui l’étreint de nouveau revient sérieusement doucher notre optimisme peut-être un peu précipité. Car au train où va la fracture actuelle, pas sûr que le pays ne s’embrase pas de nouveau, et dans un avenir proche.

Voir également notre dossier en cours sur le péronisme et son empreinte sur la société argentine.

Article de fond d’Eduardo Aliverti dans Pagina/12 le 5 septembre 2022, sur l’ambiance de haine régnant dans le monde politique et social argentin d’aujourd’hui.

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Cristina Kirchner, actuelle vice-présidente de la République argentine, a été élue présidente en 2007, succédant ainsi à son mari Nestor (2003-2007, décédé en 2010) puis réélue en 2011. Son successeur a été Mauricio Macri (centre-droit libéral), de 2015 à 2019. En 2019, les Argentins ont de nouveau élu un président péroniste, Alberto Fernández, qui s’était présenté avec Cristina Kirchner, donc.

III. Le premier mandat de Perón

Avant de nous lancer dans cette étude de l’action péroniste durant ce premier mandat présidentiel, rappelons quelques points de bases importants, à ne pas perdre de vue pour une interprétation la plus correcte possible des faits.

1. Juan Domingo Perón est issu des rangs de l’armée. Colonel au moment où il prend le portefeuille du travail, c’est en général qu’il accède au fauteuil présidentiel.

2. En 1944, alors qu’il représentait le gouvernement et visitait le site sinistré de San Juan, suite à un tremblement de terre, il a fait la rencontre d’une jeune fille décidée : Eva Duarte. Elle deviendra sa femme en 1946, et exercera une énorme influence sur sa conduite politique.

3. Comme la plupart de ses collègues militaires, il est profondément anti-communiste. D’ailleurs pendant la deuxième guerre mondiale, les positions du G.O.U. (Groupe d’officiers unis, à l’origine du coup d’état de 1943) dont il faisait partie étaient plus qu’ambiguës, s’accrochant à une neutralité qui avait du mal à masquer une certaine sympathie pour les forces de l’Axe.

4. Il a été, dans les débuts du fascisme, un admirateur de Benito Mussolini. Il en est revenu, naturellement, après la chute de celui-ci. Mais cette influence a laissé des traces.

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Tout au long de son mandat, Perón va s’appuyer sur les trois principales forces qui l’ont soutenu lors de l’élection : les classes populaires, les syndicats et, naturellement, les trois partis constitutifs de son union politique. Il fera d’ailleurs en sorte, très rapidement, de les fondre en un seul : le Parti Péroniste. On sent déjà poindre une certaine tendance à la personnalisation du pouvoir.

Quant aux syndicats, qu’il a déjà fortement contribué à se développer et s’organiser, pas question non plus de leur laisser trop de bride sur le cou. Le syndicalisme doit être péroniste, ou ne pas être. De ce côté-là ; pas grand-chose à craindre. Le principal d’entre eux, la CGT, lui est tout acquis, sans qu’il ait eu besoin de beaucoup insister.

Enfin, côté classes populaires, il se lance dans une grande politique de redistribution des richesses. Qui ne va pas, souvent, sans friser le clientélisme. Les pauvres sont bien reçus à la Maison rose (palais présidentiel) et n’en repartent jamais les mains vides. Logements, biens domestiques, vélos ou ballons pour les enfants, sont des marchandises que le président n’économise pas lorsqu’il s’agit de faire plaisir aux plus humbles, son socle électoral.

En cela, il est efficacement secondé, pour ne pas dire incité, par son épouse Eva. Evita, la madone des plus pauvres. Elle a une revanche à prendre sur la vie, et déteste particulièrement les grands bourgeois. Son père, Juan Duarte, en était un. Marié, il avait eu une liaison suivie avec la mère d’Eva, Juana Ibarguren, dont il avait eu cinq enfants.

A cette époque, dans la première moitié du XXème siècle, avoir une double-vie était une chose assez courante dans les milieux très aisés. Juan Duarte avait donc une famille légitime d’un côté, une autre illégitime de l’autre. C’était un propriétaire terrien, doublé d’un politicien conservateur. Cela dit, il a fait son devoir : sa seconde famille n’a manqué de rien. Du moins, tant qu’il a été vivant.

Mais lorsqu’il est mort, en 1926 (Eva avait 7 ans), elle s’est retrouvée totalement démunie. Pire : lorsque Juana est venue pour assister à l’enterrement, avec ses cinq enfants, c’est à peine si on les a laissés voir le cercueil, et on les a accueillis avec le plus grand mépris. Eva ne l’a jamais oublié, et en a conçu une haine féroce contre les classes aisées. Ce qui explique en grande partie son attitude une fois parvenue au sommet du pouvoir, en tant que première dame de l’état.

Evita avant Perón. Jeune, elle avait quitté sa famille pour se lancer dans une carrière d’actrice. Elle ne deviendra pas une star, mais obtiendra un certain succès dans les pièces radiophoniques.

C’est peu dire qu’elle aura exercé une grande influence sur son mari. Elle a d’ailleurs, même si officieusement, même si dans une certaine ombre, participé activement à nombre de décisions politiques. C’est elle qui a fondé le parti péroniste des femmes, elle qui a poussé pour faire passer la loi sur le vote des femmes (acquis en septembre 1947) elle qui a créé la Fondation Eva Perón, organisme d’aide sociale aux plus modestes qui a fonctionné durant les deux mandats de Perón.

Elle s’est beaucoup investie dans le syndicalisme pour en développer différentes branches nouvelles, et a tissé un lien très efficace entre les principaux syndicats et le président, car elle était très estimée de tout le milieu ouvrier. Elle a également représenté le président et son pays lors d’une grande tournée européenne, en 1947, où elle a rencontré nombre de chefs d’état, dont De Gaulle, Franco, et le Pape de l’époque, Pie XII. Elle n’a donc rien eu d’une potiche, bien au contraire.

En réalité, Eva Duarte, Evita, comme les Argentins la surnommaient affectueusement, était encore plus populaire que son mari. Elle a fait, et fait encore, l’objet d’un véritable culte de la part d’une partie des Argentins. En revanche, elle était évidemment haïe des membres des classes aisées, qui la peignaient en véritable prostituée. (A sa mort en 1952, une main anonyme écrira sur un mur : «Vive le cancer» !)

On l’a compris, tout au long de ce premier mandat présidentiel, le couple Juan-Eva a clairement choisi son camp. Ce qui lui vaut un appui sans faille d’une grande partie de la gauche et de l’extrême-gauche, au début sur la réserve, puis voyant en Perón un véritable leader révolutionnaire et tiers-mondiste. Un profil que celui-ci a pris grand soin de peaufiner.

Le président et la première dame saluent le petit peuple.

En 1951, à la fin du mandat, la gloire du couple présidentiel est à son zénith. A tel point qu’en vue des prochaines élections, toute la gauche péroniste et syndicale pousse pour un ticket «Perón-Perón», à savoir, Juan candidat à sa réélection et Evita à celle de vice-présidente. Cela ne se fera pas, pour deux bonnes raisons. La première, c’est que Perón connaît trop bien l’aura dont jouit sa femme auprès du peuple, et qu’il sent bien que celle-ci finit par lui faire de l’ombre.Or, question pouvoir, Perón n’est pas partageur. Il ne peut y avoir qu’un seul «guide» du peuple : lui.

La seconde, c’est qu’Eva est malade : on lui a diagnostiqué un cancer de l’utérus, et même si on le lui cache, son entourage proche sait, lui, qu’elle a peu de chances d’en réchapper à court terme. Perón parviendra à la convaincre – car l’idée l’avait séduite – de renoncer, ce qu’elle finira par faire, la mort dans l’âme, au cours d’un émouvant discours, le 17 octobre 1951.

Il ne lui restait que quelques mois à vivre : elle meurt le 26 juillet 1952. Perón avait commencé sa seconde présidence un mois et demi avant. Mais la disparition brutale de la madone des pauvres, «Sainte Evita» comme l’a surnommée l’écrivain Tomás Eloy Martínez, a représenté un véritable séisme dans la société argentine tout entière. Après cela, plus rien ne pourrait continuer comme avant. Le péronisme avait perdu celle qui était devenue, au-delà de la personnalité de son chef, sa principale icône.

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Pour approfondir :

– Un autre article sur ce premier mandat, un peu plus détaillé.

– Courte mais complète biographie d’Eva Duarte. (En français)

Discours de renonciation à la vice-présidence d’Eva Perón, le 17 octobre 1951. (Vidéo sous-titrée en espagnol, 9’15). On notera au début l’introduction de Perón, réclamant par avance à la foule le plus grand silence, afin de ne pas perturber le discours d’Eva, déjà très malade et parlant avec quelques difficultés. Le film ne la montre pas en train de parler. On a gardé la bande-son, illustrée ici par des images d’archives.

Voir également la bibliographie de ce blog, et la partie dédiée au péronisme, avec notamment l’excellent ouvrage de l’universitaire Alain Rouquié, spécialiste de l’Amérique latine.

 

 

II. 1946 : Perón président

Les élections présidentielles ont eu lieu en février 1946. Perón s’est présenté sous la bannière d’une union de trois partis, formés quasiment pour l’occasion :

Le parti travailliste (Partido laboral), premier parti péroniste de l’histoire, créé expressément pour soutenir son champion 

L’assemblée rénovatrice de l’Union civique radicale  (UCR junta renovadora), émanation dissidente du grand parti centriste historique, pour sa part très antipéroniste 

le Parti indépendant (Partido independiente), formé par des militaires d’essence plutôt conservatrice, mais proches de Perón.

Le ticket, comme on dit aux États-Unis pour désigner les candidats président et vice-président, est formé par Perón et Hortensio Quijano, ancien ministre de l’intérieur du gouvernement militaire et membre de l’UCR-assemblée rénovatrice.

En face, à peu près tous les autres partis civils se sont unis pour faire barrage (Eh oui, déjà). Un attelage improbable qui va des plus conservateurs à la gauche traditionnelle, communistes compris.  L’union en question se nomme Union démocratique, histoire de bien montrer où se trouve le camp de la future dictature. A peine né, le péronisme divise déjà profondément le monde politique argentin, en attendant de diviser toute la société !

Le parti pivot de l’Union démocratique, c’est bien entendu l’UCR (Union civique radicale) canal historique, un parti centriste qui a déjà souvent gouverné au cours du XXème siècle. C’est donc lui qui fournit le ticket de candidats : José Tamborini et Enrique Mosca.

Manifestation de l’Union démocratique devant le bâtiment du Congrès à Buenos Aires. On remarquera les slogans assimilant le péronisme au nazisme et à la suppression des libertés.

En sous-main, l’Ambassadeur Etatsunien, Spruille Braden, apporte le soutien de l’administration de Washington à L’Union démocratique. S’agirait pas que l’Argentine tombe aux mains d’un dictateur soutenu par le prolétariat !

Braden agit de concert avec une autre organisation particulièrement puissante en Argentine : la Société rurale (Sociedad Rural), grand syndicat patronal du secteur agricole, qui rassemble les grands propriétaires terriens effrayés par la politique de Perón.

A ce propos – le soutien des Etats-Unis – les opposants à la candidature de Perón vont commettre une lourde erreur pendant la campagne : la publication d’un certain livre bleu, en réalité, un texte rédigé par les services de Braden proposant ni plus ni moins que l’occupation militaire nord-américaine de l’Argentine, et la révocation de la candidature de Perón.

Malheureusement pour l’Union démocratique, ce travail de l’ombre s’avère totalement contre-productif. La mise au jour d’un financement occulte des nord-américains en faveur du ticket antipéroniste fait très mauvais effet dans l’opinion. Surtout que le camp d’en face s’en empare immédiatement pour faire campagne avec un slogan tout trouvé : Braden ou Perón. Autrement dit : la dépendance néocoloniale ou l’indépendance.

Juan Perón mettant son bulletin dans l’urne lors de l’élection de 1946

Et ça marche. Le résultat de l’élection est sans appel : Perón l’emporte avec près de 54% des suffrages. Ce n’est pas un raz de marée non plus, mais face à une union regroupant tous les autres partis traditionnels ou presque, c’est un résultat plutôt impressionnant.  Voilà donc notre colonel – Eh oui, n’oublions pas qu’à la base, c’est un militaire – assis dans le fauteuil de Bernardino Rivadavia, comme on dit en Argentine en faisant référence à son premier occupant, en 1826.

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Quelques liens utiles

Fiche de lecture de Luis Alberto Romero dans le quotidien La Nación du 12-10-2019, à propos d’un livre sur l’Union démocratique. Le livre explique notamment les principales raisons de l’échec de cette union : son hétérogénéité (et donc, ses divisions), sa trop grande proximité avec le patronat, son penchant laïcard la privant du soutien de l’Église, et, bien entendu, l’activisme contre-productif en sa faveur du gouvernement des États-Unis.

Vidéo pédagogique (en espagnol) sur l’élection présidentielle de 1946. C’est plus un diaporama commenté qu’une vidéo, d’ailleurs. Mais le propos est très clair et montre bien les différents enjeux de cette élection, ainsi que l’antagonisme très fort, dès le début, entre péronistes et antipéronistes, qui, déjà à l’époque, étaient à peu près en nombre égal.

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Article précédent : Perón secrétaire d’état au travail.

I. 1943-1945 : Perón secrétaire d’état au travail

Dans cet article et les suivants, nous allons retracer de manière succincte les principaux aspects politiques, économiques et sociaux de l’action de Juan Domingo Perón, d’abord en tant que secrétaire d’état au travail, puis à la présidence de la nation entre 1946 et 1955. Comment a-t-il profondément changé la société argentine, pourquoi a-t-il autant suscité l’adhésion des classes les plus défavorisées, quels étaient les buts centraux de la politique qu’il a menée, comment a-t-il pu passer en neuf ans d’une popularité aussi massive qu’incontestable à un rejet certes moins massif – il était avant tout le fait des classes moyennes et plus favorisées, ainsi que des élites intellectuelles, religieuses et militaires – mais tout aussi incontestable ?

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Dès le début, Juan Perón a su s’appuyer sur les classes les plus humbles pour asseoir son pouvoir. Ce sont elles qui l’ont porté jusqu’au fauteuil présidentiel. Après le coup d’état militaire de 1943, qui avait renversé le très conservateur – et très combinard – Ramón Castillo, mettant fin à la sinistre « décennie infâme », commencée en 1930 par la dictature de Felix Uriburu et qui avait vu le retour de la fraude électorale, Perón, membre actif du G.O.U., ce groupement d’officiers unis à l’origine de la rébellion, s’est vu confier par le nouveau président de fait, Edelmiro Farrell, le poste de secrétaire d’état au travail. Poste apparemment subalterne, mais pourtant éminemment stratégique pour capter le soutien des classes populaires. Et Perón – qui avait lui-même, et non sans arrière-pensées, sollicité ce portefeuille, n’a pas manqué d’en profiter pour soigner sa popularité auprès des Argentins les plus modestes. C’est que si le nouveau secrétaire d’état a compris une chose, c’est bien celle-ci : la seule fenêtre de tir face à l’alliance anti-militaire des partis traditionnels, de droite et de gauche (on en reparlera), ce sont les Argentins les plus défavorisés. Leur situation à la sortie de la décennie infâme est particulièrement difficile : salaires bas, difficultés de logement, système de santé inexistant, idem pour les retraites, ouvriers et paysans argentins constituent un sous-prolétariat bien plus précaire encore que celui qu’on rencontre en Europe.

Aussitôt assis dans son fauteuil de ministre du travail, Perón se met au boulot. Objectif : faire promulguer des lois sociales inédites, réclamées depuis des années par l’ensemble du mouvement ouvrier. Pêle-mêle : augmentation des salaires, 13ème mois, loi sur l’indemnisation du chômage, indemnités de retraite pour les employés du commerce, statut de l’ouvrier agricole (jusque-là, corvéable à merci, payé au lance-pierre et sans droits sociaux : l’ouvrier agricole est encore un véritable serf, au sens moyenâgeux du terme), création d’une justice et d’une inspection du travail, institution de commissions paritaires dans les entreprises… Le statut de l’ouvrier agricole, notamment, lui vaudra une popularité immense chez ceux qu’on appelle là-bas les « peones », et la détestation pas du tout cordiale des « estancieros », propriétaires terriens.

(Voir la nouvelle : « Un gaucho« , sur ce même blog. FR ES)

La popularité du secrétaire d’état est telle qu’un mouvement syndical se forme pour le soutenir : le courant travailliste-nationaliste. (laboral-nacionalista). En quelque sorte, c’est le premier mouvement péroniste de l’histoire. C’est d’ailleurs en premier lieu en direction du secteur syndical que Perón va asseoir son action. Un secteur jusque-là totalement en déshérence, pratiquement inexistant. En octobre 1945, Perón fait passer une loi sur les associations professionnelles, qui fait des syndicats des entités d’intérêt public. Les syndicats sont reconnus en tant que groupements représentatifs de défenses des travailleurs.

Logo du Parti Travailliste argentin – 1945 (P.L. : Partido laboral)

Toutes ces mesures, on le voit, contribuent grandement à l’amélioration du sort des classes populaires, jusqu’ici engluées dans la misère et la précarité. Perón est ainsi devenu, en peu de temps, le bienfaiteur des plus humbles, qui, grâce à ses mesures, se sentent désormais partie prenante de la société argentine. Pas étonnant alors qu’en octobre 1945, lorsque les militaires, effrayés par cet ouvriérisme qui va à l’encontre de leurs valeurs profondes, beaucoup plus proches des classes aisées, voudront mettre Perón sur la touche et l’enverront en exil intérieur sur l’île Martín García, le petit peuple se lèvera en masse pour réclamer son retour. Avec succès : leur nombre, et leur détermination, ont forcé les militaires à le libérer, pour éviter un bain de sang. Perón renonce à revendiquer son retour au pouvoir, mais le secrétariat d’état au travail est confié à un de ses amis proches. Et d’autre part, en échange de son retrait, il obtient la garantie de l’organisation d’élections libres dès début 1946. Elections auxquelles il a bien évidemment l’intention de se présenter. En attendant, il se retire officiellement de l’armée, et se marie avec sa compagne, Eva Duarte.

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Vidéos associées :

1. Juan Perón raconte le 17 octobre 1945. (6’30, en espagnol). Depuis son arrestation et sa mise à l’isolement sur sur l’île Martín García jusqu’à son discours au balcon du palais présidentiel. (Film proposé par l’Institut National Juan Domingo Perón )

2. Interview de l’historien Felipe Pigna sur le péronisme.  (47’50 en espagnol)

Le péronisme, une persistance argentine

(NB : j’ai emprunté le titre de ce dossier à l’écrivain et philosophe José Pablo Feinmann, auteur d’une somme sur ce sujet : « Peronismo, filosofía de una persistencia argentina » (Ed. Planeta- 2010)

Comme on l’a vu dans les articles relatant les débuts du péronisme, Juan Domingo Perón a débuté son exercice du pouvoir présidentiel en 1946. A cette époque, les mandats étaient encore de 6 ans, il sera réélu en 1952 pour un second mandat qu’il ne terminera pas, renversé par un coup d’état en 1955.

En somme donc, il n’aura gouverné que 9 petites années. Soit moins qu’un de ses illustres prédécesseurs, Julio Argentino Roca (es) (2 mandats complets, 12 ans) et moins qu’un de ces successeurs, qui se réclamait de son mouvement, Carlos Saúl Menem (1989-1999). Bien moins que notre Mitterrand et ses 14 ans de règne, ou que l’Allemande Angela Merkel et ses 16 ans de pouvoir ininterrompus.

Pourtant, le péronisme a marqué, et marque encore, l’histoire politique argentine d’une empreinte extrêmement profonde, et qui semble, en dépit de toutes les crises qui l’ont traversée et la traversent encore depuis le premier avènement de « l’artisan de la nouvelle grande Argentine », comme le clamait une affiche de 1948, ne jamais devoir s’effacer.

Aujourd’hui encore, en 2022, presque 80 ans après, le péronisme demeure l’axe central autour duquel se positionne, en positif ou en négatif, l’ensemble des mouvements politiques argentins. En Argentine, qu’on soit de gauche ou de droite, du centre ou « apolitique », on est péroniste ou on est antipéroniste. Il n’y a pas d’alternative. Et du coup, le péronisme est aussi inclassable que l’anti-péronisme : les deux rassemblent large, de la droite à la gauche, et divisent la société en deux camps qui, avec le temps, ont appris à se vouer une haine de plus en plus féroce.

Pourquoi, et comment, un « règne » aussi court a-t-il pu avoir une telle influence sur l’ensemble d’une république qui a pourtant connu, au cours de ses deux siècles d’existence, 40 ans de domination conservatrice et de fraude électorale, avec le PAN (Parti autonomiste national), et une bonne quinzaine de présidents d’extraction militaire, pour, mis bout à bout, plus de 20 ans de dictature ? Sans parler des 10 ans d’ultra libéralisme débridé sous Carlos Menem, terminés par une des plus graves crises économiques de l’histoire argentine au début des années 2000 !

C’est ce que nous allons tenter de développer dans les articles qui suivent. Attention cependant : pas question de retracer une histoire exhaustive du péronisme. Pour cela, je renvoie ceux qui souhaiteraient en savoir plus à la bibliographie et aux liens qui seront donnés en fin de parcours. La littérature sur Perón et son époque abonde, et nécessiterait plusieurs vies d’un lecteur moyen pour en venir à bout.

Mon but est, une fois de plus, de permettre à chacun, dans la mesure de mes (très) modestes talents, d’appréhender un peu mieux ce mouvement extrêmement complexe, devenu avec le temps une véritable passion argentine au point d’en façonner toute la société. Et d’expliquer, si possible, les raisons d’une telle fascination, d’une telle hégémonie d’une tendance politique qui, à nos yeux d’européens, parait si atypique en ce qu’elle regroupe, contre toute logique, l’ensemble de l’échiquier politique traditionnel, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche.

Juan Perón – Caricature de la revue PBT – 1950

(Cette revue soutenait Perón. Sous le dessin, on peut lire le petit texte rimé suivant :

Suivant un cap intangible il guide le navire de la nation
Tant que Perón est aux commandes, le passager est en sécurité !)

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Article 1 : 1943-1945, Perón secrétaire d’état au travail.

Article 2 : 1946, Perón président.

Article 3 : Le premier mandat de Perón.

Article 4 : Le second mandat de Perón.

Article 5 : La résistance péroniste, 1ère partie.

Accord sur l’enseignement du français

(Tous mes remerciements à Alicia Isidori qui m’a transmis cette information)

Mercredi dernier, 8 juin, le gouverneur de la province de Santa Fe  et l’ambassadrice de France en Argentine ont signé un accord qui va grandement améliorer la situation de l’apprentissage du français dans les écoles de la province.

Le site du gouvernement de la province rend compte de cette rencontre, qui a eu lieu dans les locaux de l’ambassade de France à Buenos Aires, dans le quartier de Recoleta, entre le gouverneur Omar Perotti et l’ambassadrice Claudia Scherer-Effosse.

Ambassade de France à Buenos Aires

L’accord stipule que la province s’engage à favoriser la pédagogie du français à tous les niveaux, tant scolaires qu’associatifs, à renforcer la formation initiale et continue des enseignants de langue française, et à promouvoir les initiatives interdisciplinaires en développant notamment l’enseignement bilingue. De son côté, l’Ambassade de France s’engage à financer des moyens de formation pour les enseignants, ainsi qu’à favoriser les interactions entre les différentes entités pédagogiques des deux côtés de l’Atlantique.

A l’issue de la rencontre, le gouverneur Perotti a déclaré en substance : « Santa Fe est une province à haut potentiel d’échanges avec l’extérieur, tant au plan commercial que de l’ouverture sur le monde, et il est donc important que ses habitants soient bien formés à l’usage des langues. Il existe une forte tradition d’apprentissage du français dans nos écoles, tradition dont le présent accord devrait stimuler encore davantage l’enthousiasme et les liens déjà bien présents« .

Omar Perotti

De son côté, Claudia Scherer-Effosse a indiqué que « c’est un accord que nous mettons au point depuis des mois. L’enseignement du français dans la province de Santa Fe est une réalité. Nous souhaitons la renforcer et nous avons travaillé en ayant à l’esprit tout ce que cet accord pourrait apporter pour les relations bilatérales entre la province et la France« .

L’ambassadrice de France Claudia Scherer-Effosse, lors de la remise de sa lettre de créance au président Argentin (2015-2019) Mauricio Macri.

Cet accord est une excellente nouvelle pour l’apprentissage d’une langue malheureusement en déclin un peu partout dans le monde, où l’anglais est devenu hégémonique. On ne peut que se réjouir par ailleurs de voir ainsi se renforcer les liens culturels entre deux pays qui, sur bien des aspects, ont beaucoup en commun.

La province de Santa Fe se situe au nord-ouest de Buenos Aires, le long du fleuve Paraná. Santa Fe est sa capitale, mais la ville la plus importante en nombre d’habitants est Rosario, au sud de la province. La province abrite environ 3,5 millions d’habitants, dont un tiers habite à Rosario. C’est la troisième région en importance démographique, après Buenos Aires (17 millions) et Córdoba (3,7 millions).

Province de Santa Fe – capture d’écran

Un peu de pub touristique !

Bon, comme je suis en convalescence post opératoire, une fois n’est pas coutume, je vais profiter de mon immobilité forcée et de ma vitalité en berne pour causer tourisme argentin.

La Nación d’aujourd’hui consacre un article à un nouveau site officiel consacré aux routes et lieux touristiques les plus emblématiques du pays : La Ruta Natural.

Il s’agit de promouvoir le tourisme « à l’air libre » et la découverte des grands espaces naturels du pays, trop souvent ignorés même des locaux. Et pourtant, l’Argentine fait bien partie des pays les mieux dotés dans ce domaine, des déserts et forêts du nord tropical jusqu’aux glaciers géants et aux steppes de la Patagonie et de la Terre de feu.

Vallées Calchaquies – Nord-ouest argentin

Le nouveau site web du programme, nous explique le quotidien, réunit l’information nécessaire au touriste pour lui permettre de choisir et d’organiser ses voyages vers des sites naturels pointés comme « incontournables », en présentant 17 grands itinéraires recouvrant les différents paysages et climats du pays.

Le site, abondamment illustré, est plutôt bien fait. Il propose trois grandes entrées :
Par lieux géographiques (Les vallées Calchaquies, le parc naturel de la Terre de feu, la Péninsule de Valdez, les chutes d’Iguazu entre autres multiples exemples. Pas loin de 200 lieux présentés, hélas pas classés géographiquement)

En Terre de Feu

Par expériences à vivre (Où observer la faune, où pratiquer l’astronomie active, où camper à la belle étoile, etc…)
– Par type de tourisme : parcs nationaux, astronomie, aventure, paléo, observation de la faune…

Il fournit également un calendrier utile pour situer le meilleur moment pour chaque type de parcours.

Chutes de l’Iguazu – Province de Misiones

Comme le développe La Nación, chaque « incontournable » présenté par le site propose une information détaillée : photos, activités possibles, comment s’y rendre facilement, hébergement et restauration, meilleures époques de visite, et autres informations pratiques.

Naturellement, s’agissant d’un site argentin, il n’est pour le moment disponible qu’en espagnol. Espérons que le ministère du tourisme songera à une plus grande diffusion internationale. Mais nous n’en sommes qu’au tout début, bien entendu. Le /es à la fin de l’adresse du site nous laisse quelques espoirs de voir bientôt apparaitre /en ou /fr. Qui sait ? (Attention à ce propos : le site en anglais « The natural route » est un blog qui n’a rien à voir !)

Vous n’irez peut-être pas tout de suite en Argentine. Mais je ne saurais trop vous conseiller déjà d’aller vous balader sur le site. Il vous donnera une excellente idée de la dimension d’immense paradis naturel de l’Argentine, disposant d’une variété incroyable de paysages, de climats, de faune et de flore, qu’on trouve rarement rassemblés comme ici sur un seul territoire.
Et il vous permettra au moins de faire un beau voyage…virtuel !

*

Courte présentation vidéo du site (47′) : https://www.youtube.com/watch?v=AxobWuUqnpE 

 

 

Droits des femmes en Amérique latine : docus accessibles

Pour prolonger l’article précédent rendant compte du dossier de Sud-Ouest sur les droits des trans en Argentine, je signale ici plusieurs documentaires dont certains sont accessibles sur l’application ARTE TV.

1. Argentine : la révolte des femmes

Dans la série « Arte reportages ». De Karen Naundorf. France. 25 mn.

Le documentaire suit la famille de Monica Garnica, dans l’attente du procès où doit comparaitre son mari, qui l’a assassiné en la brûlant vive. Le propos s’étend également à l’ensemble du mouvement féministe « Ni una menos », parti d’Argentine mais qui essaime sur tout le continent.

Sur l’appli Arte.tv jusqu’au 8 octobre 2022

Sur Youtube ici.

2. Sud-Américaines contre le machisme

De Marie-Kristin Boese. Allemagne. 53 mn.

Le combat des femmes argentines pour la légalisation de l’avortement, symbolisé par le port du foulard vert, gagne l’ensemble du continent latino américain. Le documentaire fait le point sur cette lutte dans certains autres pays, comme le Mexique ou le Brésil, où le machisme reste particulièrement fort.

Sur l’appli Arte.tv jusqu’au 23 mai 2022

3. Femmes d’Argentine

De Juan Solanas. Argentine. 87 mn. Titre original : Que sea ley

Juan Solanas a suivi le parcours des femmes argentines au foulard vert, en lutte pour obtenir le vote au parlement de la légalisation de l’IVG. Le documentaire, qui donne la parole à différents acteurs du mouvement, à des député(e)s, des opposants, a été projeté au Festival de Cannes 2019, et sorti en salles en France en mars 2020, à peine quelques jours avant le confinement. En replay sur my canal jusqu’au 10 octobre 2022.

Il est aussi disponible à l’achat ou la location sur la chaine Youtube, mais en version espagnole. 

4. L’Amérique latine mobilisée contre les féminicides.

Reportage de France 24. 12 mn. Sur youtube.

Campagne argentine pour le droit à l’IVG

Argentine, pays des droits LGBT ?

Ces trois derniers jours (9, 10 et 11 mai) le journal régional Sud-Ouest publie les trois volets d’un reportage réalisé par Maud Rieu, qui a vécu en Argentine en 2017 et 2018, et qui a étudié la situation des personnes transgenres dans ce pays.

Le reportage met en lumière un paradoxe de ce pays par ailleurs très catholique (et de plus en plus évangéliste, aussi, comme ses voisins), où la violence « de genre », conjugale ou machiste, est un vrai fléau, et dans lequel a fait rage, justement en 2018, la bataille pour la légalisation de l’avortement, finalement votée par le parlement en 2020 : parmi l’ensemble des pays sud-américains, l’Argentine est probablement le plus ouvert en ce qui concerne les droits des personnes homosexuelles et transgenres.

Dans le premier volet, Maud Rieu fait le point sur la vision qu’ont les Argentins sur cette thématique si conflictuelle ailleurs :

S’intéresser à l’Argentine, c’est accepter d’être surprise. Comment ce pays où l’interruption volontaire de grossesse n’est légale que depuis 2020 peut-il être autant en avance sur les droits des personnes transgenres ? Poser cette question, c’est affronter un regard interrogateur : les interlocuteurs ne voient pas le rapport. Ici, être un homme ou une femme est une question d’identité, pas de biologie. Et le respect de l’identité est sacré dans cet état traumatisé par le souvenir des centaines de bébés volés à leurs familles et donnés à d’autres, sous la dictature militaire de 1976 à 1983.

Pour l’illustrer, elle a rencontré notamment Valeria del Mar Ramirez, une des premières bénéficiaires de la loi de 2012, qui lui a permis d’officialiser son changement de sexe. Ainsi, l’Argentine est devenue le premier pays au monde à adopter une loi d’identité de genre. Un grand pas, car comme le rappelle l’auteure, jusque dans les années 90, il était encore interdit en Argentine de s’habiller « de façon contraire à son sexe biologique ».

Cet incontestable progrès n’a pourtant pas résolu d’un coup de baguette magique toutes les discriminations. En 2015, une militante de la cause trans, qui avait trois mois auparavant fait passer une loi imposant un quota de 1% de trans parmi les fonctionnaires, a été assassinée, et, comme l’indique la députée Karina Nazabal (Membre du Frente para la Victoria, lié au parti péroniste actuellement au pouvoir, NDLA) citée par Maud Rieu :

Il faut sortir de la tête de ces personnes et de la société que les trans n’ont pas d’autre choix que se prostituer. Si vous demandez à votre voisin “Où mettriez-vous une personne trans ?”, il vous répondra sûrement “Dans la rue”.

Selon Karina, être trans ne doit pas constituer un obstacle à l’obtention d’un emploi : seule la compétence doit entrer en ligne de compte. Ce que cette loi devenue loi nationale en 2021, renforce.

*

Dans le second volet, Maud Rieu raconte l’histoire de Luana, qui, à six ans seulement, a pu officiellement être considérée comme fille, sans passer par la case justice. Une histoire édifiante, en cela qu’elle démontre que le sentiment d’identité de genre n’est pas un caprice, mais représente la plupart du temps une véritable souffrance.

Le cas de Luana est emblématique. Très tôt, ce petit garçon (qui a un frère jumeau) a senti qu’il ne se trouvait pas dans le bon corps. Maud Rieu, qui a rencontré Gabriela, la mère de Luana, rapporte :

Un jour, quand il a trouvé les mots, à 20 mois, ce fils a prononcé une phrase qui a changé la vie de sa mère et de toute la famille : « Je suis une fille, je suis une princesse ».

Début d’une histoire qui n’aura rien d’un chemin de rose. Les parents mettront du temps à comprendre les appels au secours de leur enfant, ses difficultés, son mal-être, ses cheveux qui tombent, les médecins consultés qui refusent de prendre le cas au sérieux… Le père, lassé, finira par prendre la fuite, mais Gabriela, convaincue, se battra pour que Luana puisse devenir une fille à part entière. Jusqu’à ce 25 septembre 2013, où enfin, elle reçoit une carte d’identité portant son « nouveau » genre.

Une carte qui ne résout pas tout. Maud Rieu rappelle qu’en Argentine, si la loi autorise les enfants (sous réserve d’accord des deux parents) à changer d’identité « sur le papier », ceux-ci doivent attendre la majorité pour pouvoir envisager une opération.

C’est pour aider ceux qui connaissent les même problèmes que Gabriela est devenue une véritable militante des droits des enfants trans. Elle a créé une association, « Infancias libres » (Enfances libres) et donne régulièrement des conférences. Aujourd’hui, Luana a  15 ans, et vit une adolescence normale, entre sa mère et son frère. Maud Rieu conclut à ce propos en citant Gabriela :

« Il faudrait arrêter de se demander si elle va bien, elle ne devrait plus être au centre de l’attention, même si je comprends. Luana est une adolescente qui vit entourée d’amour et va bien ! »

Voir aussi le documentaire  sur Gabriela et Luana : « Yo nena, yo princesa » (2012, en espagnol avec sous-titrages en anglais)

*

Enfin, pour le troisième volet de son enquête, Maud est allée assister à une remise de diplômes dans un établissement bien particulier. Il s’agit d’un lycée ouvert aux élèves trans, mais également à tous ceux et celles en difficultés sociales, souvent des jeunes sans foyer qui ont connu la rue, la prostitution, la drogue. A l’origine, une association, Mocha Celis (du nom d’une fille trans tuée par la police), fondée en 2017 et qui proposait aide, foyer et quelques cours. Peu à peu, l’association a grandi, et aujourd’hui, nous dit Maud, l’établissement, qui a déménagé, est devenu un vrai et grand lycée accueillant jusqu’à 300 élèves. Il a même fait des petits : on compte maintenant une quinzaine d’établissements du même genre dans le pays, et dans quelques autres pays d’Amérique Latine comme le Chili, le Brésil et le Paraguay.

On s’en doute, il n’est guère soutenu par les instances administratives officielles, et tient d’abord et surtout par l’action et le dévouement de ses bénévoles. Les élèves, pudiques et protégés par leurs enseignants, se livrent difficilement. Maud a néanmoins pu interroger l’une d’entre elles, Viviana, qui lui a raconté son parcours : la prise de conscience de son identité différente, le déni de l’école, le harcèlement, l’abandon scolaire. Puis la prostitution, à 13 ans, et le sport, comme une bouée de sauvetage :

«mais catégorie homme, en gardant mon apparence féminine, évidemment», précise-t-elle.

Et enfin, l’accueil à « La Mocha », comme disent ses habitués :

« À la première rencontre, le directeur m’a dit : ‘‘Bienvenue à la Mocha Celis’’. Ça m’émeut encore parce que quand il m’a dit ça, c’était la première fois qu’un établissement me disait ‘‘bienvenue’’. Jusqu’à maintenant, on me disait toujours que je ne pouvais pas.»

En conclusion, Maud cite le slogan du lycée, peint sur un mur :

« Si une trans va à l’université, ça change sa vie. Si beaucoup y vont, ça change la société. ».

*

Vers le dossier de Sud-Ouest en ligne : immersion en Argentine. Mais hélas: c’est réservé aux abonnés !

Pour ceux qui ont Spotify, en recherchant « Ici Sud Ouest« , vous trouverez deux podcasts consacrés l’un à  Gabriela Mansilla, la maman de Luana (34 mn), et l’autre à Viviana Gonzalez, l’étudiante du lycée Mocha Celis (19 mn). Les deux podcast en français, naturellement.

 

 

El héroe de las Malvinas (II)

Contexte historique de la nouvelle

Nous avons quitté le petit Javier Osorio alors qu’il s’apprêtait à quitter Buenos Aires, suite au décès de sa mère et aux vilaines rumeurs qui visaient son père, décoré en tant que « héros » de la guerre des Malouines. (Voir contexte en première partie).

20 ans plus tard, une ancienne camarade de classe vient lui rendre visite dans sa nouvelle ville, Salta, au Nord-Ouest de l’Argentine. Militante dans l’association des Mères de la Place de Mai, qui recherche pour leurs familles biologiques les enfants volés par les militaires pendant la dictature de 1976-1983, elle lui apporte une nouvelle qui devrait bouleverser sa vie, mais rien ne va se passer comme prévu.

Télécharger le texte en version PDF.

Contexto histórico del cuento

Habíamos dejado el pequeño Javier Osorio en el momento en que se preparaba a marcharse de Buenos Aires, después de la muerte de su madre y de los rumores en cuanto a su padre, condecorado en tanto “héroe” de la guerra de las Malvinas. (Ver el contexto histórico en la primera parte).

20 años más tarde, Catalina, una antigua camarada del colegio de San Telmo viene a visitarle en su nueva ciudad, Salta, en el noroeste argentino. Ella milita en la asociación de Madres de la Plaza de Mayo, que busca los niños robados por los militares durante la dictadura para devolverlos a sus familias biológicas. Catalina lleva una noticia que podría cambiar del todo la vida de Javier, pero nada funciona como lo había previsto ella.

Descargar el texto en PDF.

Texto en español del autor. Con lectura y correcciones de Adelaida Ena Noval.