Grosse polémique en ce moment à Buenos Aires. Pour satisfaire aux exigences du FMI, qui comme à son habitude, réclame en échange de ses bons offices (c’est-à-dire : un gros prêt) que l’Etat argentin serre les cordons de sa bourse pourtant déjà bien plate, celui-ci envisage de refiler la gestion de 32 lignes de bus de Buenos Aires à l’administration municipale de la ville. Un coup classique qu’on connait bien chez nous : l’état sommé de faire des économies se décharge de certaines dépenses sur des entités régionales. En l’occurrence, les bus portègnes sont un gouffre à subventions : la plupart des compagnies, toutes privées, ne tiennent que grâce aux subsides de l’état, qui verse annuellement 13 milliards de pesos, soit à peu près 107 millions d’euros. Milliards qui pourraient être consacrés, selon le gouvernement, au transport public dans les régions, qui ne bénéficient pas jusque là de la même manne, et où l’usager doit payer son ticket plus cher.
Occasion de revenir sur un système de transport aux traits assez particuliers. Les bus portègnes… Ah, oui, là, je rappelle pour la dernière fois : portègne, c’est l’adjectif qui se rapporte à tout ce qui vient de Buenos Aires. On dit aussi « bonaerense », littéralement buenosairien, mais c’est moins utilisé. Les bus portègnes, donc, existent depuis 1928, année au cours de laquelle une association de taxis décide de créer un système de transport collectif, pour faire concurrence au tram. Là-bas, on les appelle «colectivos», nom utilisé dans tout le pays pour désigner les bus de ville (Pour la route, on dit «micros». Autrement dit, bus en ville, autocar sur la route). Dans la capitale, on dit aussi «Bondi». C’est de l’argot local, le lunfardo.
1928
Ce nouveau système de «colectivos» se met doucement en place. La concurrence est rude, d’autant qu’au début des années trente, ce sont les anglais qui maitrisent le transport portègne, et que le gouvernement de l’époque (des militaires conservateurs) ne sait rien leur refuser. Il ira même, en 1932, jusqu’à restreindre par décret la circulation des nouveaux colectivos pour éviter de leur faire trop d’ombre !
Mais le public est conquis. Ce nouveau type de transport, plus souple, plus rapide, et bon marché, trouve sa clientèle. Petit à petit, le système se réglemente : couleurs distinctes pour les véhicules, définition de lignes et de trajet (1932), installation obligatoire d’un système de vente de tickets – taximètre – à bord, pour contrôler la capacité maximale de passagers (1934), puis création en 1936 d’une Corporation des transports de la ville de Buenos Aires, pour fédérer l’ensemble. Une sorte de monopole, quoi. Mais là encore, il s’agissait de faire plaisir aux Anglais, avec lesquels on venait de signer un accord d’échange commercial préférentiel : exportation de viande contre priorité pour les investissements industriels et exemption de droits de douane pour les produits importés de Grande Bretagne. Pour faire court : le transport par colectivos était rattaché au système de transport ferroviaire, alors totalement entre les mains des Anglais.
La seconde guerre mondiale met un coup d’arrêt au développement du système. D’une part, par faute de pièces détachées (La plupart étaient produites aux États-Unis), d’autre part, à cause d’un conflit ouvert entre la Corporation et les quelques compagnies restées indépendantes, qui se voyaient régulièrement interdites de circulation (La Corporation ayant le pouvoir de les exproprier).
En 1948, la Corporation, mal gérée, est mise en faillite et dissoute. L’État péroniste crée alors une nouvelle compagnie publique : «Transports de Buenos Aires», qui développe des lignes au-delà de la première ceinture de la capitale. Les banlieues sont enfin desservies. Le système reste public jusqu’à la chute du péronisme, en 1955. Ensuite, le nouveau pouvoir (toujours militaire, eh oui !), se lance dans la privatisation : il vend une vingtaine de lignes. Parallèlement, il supprime peu à peu toutes les lignes de tram et de trolley : à la fin des années soixante, il n’y a plus que des bus pour transporter les usagers en ville. Plus, naturellement, les cinq lignes de métro (la 5ème créée en 1966). Mais en ce qui concerne le métro, s’agissant d’une capitale aussi énorme (y vit le tiers de la population argentine, rappelons-le), il est notoirement sous-dimensionné, et ne s’étend pas au-delà des limites de la ville elle-même (Celle-ci compte plus de trois millions d’habitants, 17 millions pour la totalité de l’agglomération. A comparer avec Paris et ses 14 lignes de métro, pour 2 millions d’habitants, 12 en agglo).
1969
Aujourd’hui, la quasi-totalité des compagnies de colectivos est de statut privé, mais l’état garde la main sur l’organisation générale du système. Heureusement : on imagine le chaos si tout le monde pouvait faire selon sa volonté. C’est qu’il y a pas loin d’une centaine de compagnies, pour près de 350 lignes en exploitation ! Mais ces compagnies, pour la plupart, ne survivent que grâce aux subsides de l’état, qui subventionne largement le prix du gazole, d’une part, et celui du billet d’autre part. Et ce depuis la grande crise de 2001, qui avait vu s’effondrer la demande pendant que montait en flèche le prix du carburant. Mais malgré ces subventions, la flotte de bus commence à sentir de plus en plus le vieux. Tous fabriqués selon un modèle unique, ils circulent jusqu’à rendre l’âme. S’il est extrêmement rare de nos jours, de monter dans un bus neuf à Buenos Aires, en revanche il est fréquent d’avoir la sensation, à bord d’un des brinquebalants engins, de voyager dans le temps !
Le gouvernement cherche donc, aujourd’hui, à refiler le bébé à la municipalité de Buenos Aires. Celle-ci, en échange de ce transfert de charges, pourra gérer le système de lignes, décider du prix du billet, du montant des subventions. Mais bon, ça coince, naturellement : le cadeau est totalement empoisonné, s’agissant d’un service qui coûtera toujours plus cher qu’il ne rapporte !
Station Avenue 9 de Julio – Buenos Aires
Selon le journal Infobae, le gouvernement se défend de se soumettre au diktat du FMI. Il ne chercherait qu’à rétablir l’équilibre avec les systèmes de transport de province, qui, eux, ne bénéficiant pas des mêmes subventions, font payer le ticket bien plus cher à leurs usagers. En moyenne, 60-70 pesos par trajet contre 18 à Buenos Aires. Récupérer la manne distribuée jusque là aux compagnies portègnes permettrait ainsi d’en reverser une partie aux villes de l’intérieur, comme Rosario, Córdoba ou Bariloche, et d’en finir avec les disparités capitale-province. Ce que ne conteste pas la municipalité de B.A., mais celle-ci craint de devoir, du coup, augmenter substantiellement le prix du billet, qui pourrait passer de 18 à 40 pesos. Affaire à suivre : à savoir si après le transfert de charges, les provinciaux paieront effectivement un peu moins, ou si au final, ce sont seulement les usagers portègnes qui paieront leur bus plus cher !
Une fois installée au pouvoir, l’objectif de la dictature militaire est double. D’une part, réduire les syndicats au silence, d’autre part, ouvrir le marché argentin aux capitaux étrangers. En clair, pratiquer une politique la plus libérale possible.
Les militaires considèrent les syndicats en particulier, mais le monde ouvrier en général, comme un nid de marxistes et, partant, un groupe dangereux pour une société qu’ils veulent conserver traditionnelle, catholique et gardienne vigilante des hiérarchies sociales établies.
D’un autre côté, ils sont tiraillés entre une doctrine autoritaire et nationaliste, qui les pousserait naturellement vers le protectionnisme et la prééminence de l’Etat dans les affaires économiques, et leur proximité anticommuniste avec le monde occidental, et plus spécifiquement nord-américain, et donc très libéral, qui au contraire appellerait plutôt à l’ouverture du marché argentin.
Quelle doctrine choisir ? Les deux, mon général. Ouvrir l’économie nationale aux capitaux étrangers pour favoriser la concurrence et ainsi, pensent-ils, stimuler l’industrie et le commerce nationaux. Tout en maintenant une forte pression étatique sur le fonctionnement du système.
Le premier ministre de l’économie de la dictature sera José Alfredo Martínez de Hoz. Un libéral bon teint, naturellement, très lié aux milieux financiers internationaux, et qui a déjà exercé le poste, pendant le mandat de José María Guido en 1962-63.
Sa théorie est simple : on laisse tomber l’industrie locale, peu performante et incapable de lutter contre la concurrence étrangère, et on se concentre sur ce que le pays peut exporter : les produits agricoles (surtout élevage et céréales) et miniers. En somme, avaliser la division du travail prônée par le libéralisme.
Son plan, globalement, suit la recette déjà mise en œuvre au Chili par la fameuse «Ecole de Chicago» (Voir aussi ici), à savoir, un plan ultralibéral : ouverture des marchés, libéralisation des taux de change, baisse des impôts sur les exportations agricoles, réduction des taxes sur les produits importés, gel des salaires, interdiction de la grève, promotion de la concurrence étrangère.
A l’attaque
Ce dernier point ne va pas tarder à produire ses effets quasi mécaniques : l’industrie locale s’effondre, entrainant fermetures d’usines et chômage. Autre effet mécanique : la concentration des richesses, que ce soit dans l’industrie, où la faillite des uns fait le bénéfice des autres, ou dans l’agriculture, les grands propriétaires terriens profitant à plein des baisses de taxes.
Un autre effet, plus local celui-là, et certainement peu anticipé, a été le rebond spectaculaire de l’inflation. Celle-ci atteindra en 1979 le chiffre stratosphérique de 227% ! Une tendance qui mettra des années à s’inverser : en 1989 (l’Argentine était alors revenue en démocratie), l’inflation atteignait un pourcentage annuel de plus de 3000% ! Et non, il n’y a pas d’erreur de zéros. (Source Université Di Tella, Buenos Aires).
Face au problème monétaire, Martínez de Hoz mettra en place ce qu’on a appelé alors «la tablita» financière. Un système destiné à favoriser l’entrée de capitaux en dollar, celui-ci voyant sa valeur baissée artificiellement par les mesures gouvernementales. Et qui eut en réalité un effet aussi pervers que catastrophique : les capitaux ne servirent plus qu’à une pure et simple spéculation financière de va-et-vient monétaire, une «bicyclette financière» où l’argent servait… à fabriquer de l’argent. C’est la période dite de «La plata dulce». J’achète du dollar pas cher, je le transforme en pesos, puis je rachète du dollar encore moins cher. Et ainsi de suite. Comme le montre non sans humour noir le film de Fernado Ayala, intitulé justement «Plata dulce», les entreprises n’avaient plus besoin de produire pour gagner de l’argent : il suffisait de spéculer sur les monnaies (Voir extrait de texte H).
A l’arrêt
Dans le même temps, le déficit commercial n’étant plus sous contrôle, et les capitaux n’étant plus investis dans la production, la dette explose. Elle sera multipliée par six en sept ans de dictature ! Dans cette économie «dollarisée», l’industrie argentine, minée par la concurrence extérieure, n’est plus qu’un tas de cendres, à part pour une poignée d’entreprises proches du pouvoir, qui tireront un juteux bénéfice du malheur de leurs concurrents, en les rachetant et en concentrant les affaires.
A partir de 1981, la crise est à son comble. Banques en faillite, fuite des capitaux, baisse du PIB, déficit commercial abyssal, escalade de la dette publique. Il faut admettre l’échec sanglant du plan Martínez de Hoz. Il est donc remplacé. Tout comme le président en exercice, Jorge Videla. A leur place, la junte installe le général Roberto Viola à la tête de l’état, et Lorenzo Sigaut, un ancien dirigeant de FIAT, à l’économie. Avec un slogan resté célèbre : «Celui qui parie sur le dollar perd à tous les coups». Sitôt en place, le nouveau ministre supprime la tablita, et dévalue fortement le peso, histoire de faire remonter le dollar et de favoriser ainsi les exportations.
Nouvel échec : Sigaut ne parvient qu’à faire augmenter la dette (+31%) et à accélérer la chute du PIB, approfondissant la crise. Nouveau changement à la tête de l’état en conséquence, avec l’arrivée du général Leopoldo Galtieri aux manettes, et Roberto Alemann à l’économie. Viola et Sigaut n’auront tenu que huit mois, de fin mars à novembre 1981.
Politique des nouveaux dirigeants pour combattre la crise ? Rien de neuf, on reste dans le libéral pur sucre : compression des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations de tout ce qui pouvait se privatiser. Avec comme résultats notables un chômage galopant et une flopée de fermetures d’usines. L’Argentine continue ainsi de s’enfoncer dans une de ses plus graves crises depuis celle, mondiale celle-là, de 1929. Arrivé à ce point-là, le bilan est déjà bien lourd : l’inflation à trois chiffres est devenue la norme, l’indice de pauvreté est passé de 6% en 1974 à près de 40% en 1982, l’injuste sociale est à son comble, les 10% les plus riches ayant vu leurs revenus augmenter de plus de 30%, pendant que les 30 % les plus pauvres perdaient, eux, le même pourcentage.
Acculé, de plus en plus impopulaire, le gouvernement militaire va alors tenter une manœuvre désespérée pour tenter de restaurer son image, en fédérant l’ensemble de la population autour d’un projet nationaliste : récupérer les Iles Malouines, sur lesquelles les Britanniques ont fait main basse en 1833. Ce sera leur chant du cygne.
On ne sait pas, et on ne saura jamais, qui a tué Rucci. Sa famille, en 1999, accepte la thèse qui fait porter la responsabilité à la Triple A, et reçoit une indemnisation (de l’état).
(Un des fondateurs de la Triple A, Salvador Horacio Paino, avait attribué le crime a son organistion en 1983, NDLA)
Qui l’a tué ? Eh bien, au choix : 1) Les Montoneros ou une fraction d’entre eux qui en a pris l’initiative sans consulter Firmenich (Leader du mouvement, NDLA) 2) Un ordre direct de Firmenich 3) La Triple A. López Rega était furieux de la relation privilégiée entre Perón et Rucci. Il le fait descendre. 4) L’ERP, parce que Rucci est le principal adversaire de Tosco (Agustín Tosco, autre leader syndical, NDLA) à l’intérieur du mouvement ouvrier et qu’inévitablement il va attacher celui-ci au réformisme bourgeois et au pacte du renoncement. 5) l’Armée, afin de déstabiliser le Pacte Social. 6) Perón. N’a-t-on pas fait courir une blague à ce sujet ? (…) Un aide de camp dit à Perón : «Général, Rucci a été assassiné». Perón regarde sa montre et répond : «Hein ? Non, mon vieux, ce n’est pas possible. Il n’est pas encore midi». 7) La CIA. L’affaire Allende était encore récente. La CIA n’avait aucune confiance en Perón. Elle n’a jamais aimé ce militaire pro-nazi. Il représentait un éternel danger. Le danger d’un débordement des foules que le caractère mythique de son nom suffirait à provoquer. López Rega était en contact depuis longtemps avec la CIA. (…) Est-il trop fantaisiste d’imaginer qu’ils se soient arrangés avec López Rega ou n’importe quel cinglé de la Marine pour ruiner le Pacte Social de Perón ? (…) On croit qu’il s’agit des Montos (Montoneros, NDLA) parce que les Montos l’ont écrit. José Pablo Feinmann – Peronismo – T2 – p 563-565 – Planeta – 2010
B. Femmes captives
1. Les viols se répétèrent. En secret Liliana racontait ses malheurs à ses compagnons de captivité. Mais les préjugés restaient forts et ils lui renvoyaient un sentiment de culpabilité, car elle ne sentait pas toujours comprise. «Cela ne t’est pas arrivé par hasard, tu l’as cherché», voilà le message qu’elle croyait percevoir derrière certaines réponses. Les normes moralistes de l’organisation dont elle avait fait partie continuaient de peser, et elle sentait que le viol était un des moyens utilisés par les oppresseurs pour la détruire. Ils voulaient la détacher des principes qui l’avaient maintenue debout jusque-là, pour l’obliger à faire d’elle ce qu’ils voulaient. Une fois souillée, tout devenait alors possible. (Miriam Lewin et Olga Wornat – Putas y guerrilleras, p196 – Planeta)
2. «Dieu c’est nous», disaient les tortionnaires de La Perla. Et même si ce n’était pas vrai, cela y ressemblait assez. Ils avaient pouvoir de vie et de mort sur tous. Les viols ont été massifs. Toutes les femmes passées par La Perla en ont subi, et certains hommes également. Selon le témoignage de Piero Di Monte, quand arrivait un nouveau détachement de garde, ils obligeaient Alejandra Jaimovich à changer les draps d’un lit et tous la violaient. Ceux qui l’avaient amenée ainsi que les hommes de garde. Alejandra avait 17 ans, c’était encore une enfant. «Amenez la juive» entendait-on dire quand on allait la chercher pour accomplir le rituel pervers. (op. cit. p198)
C. Les vols de la mort
1 – On trouvait une grande ardoise avec les noms de ceux qui devaient accompagner les prisonniers à Aeroparque (L’aéroport de Buenos Aires pour les vols intérieurs, NDLA). – Comment appeliez-vous cela entre vous ? – Le vol. – Le vol ? -On appelait ça un vol. Tout comme Pernías et Rolón avaient indiqué aux sénateurs (lors d’une audition parlementaire post-dictature, NDLA) que la torture pour obtenir des informations était aussi une méthode qui avait été employée de manière régulière. Dans ce schéma de guerre que nous étions persuadés de mener, cela faisait partie des méthodes employées. (…) – Quelle était l’étape suivante ? – Je suis descendu dans la cave, où se trouvaient ceux qui devaient embarquer. (…) On les a informés qu’ils allaient être transférés dans le sud, et que pour cela on devait leur injecter un vaccin. On leur a injecté le vaccin… enfin… je veux dire, une piqûre destinée à les endormir, un sédatif. – Une injection de quoi ? – Je ne sais pas, une injection. – Qui la faisait ? – Un des médecins qui étaient là. – Un médecin naval ? – Oui. (…) – Quelle était la réaction des détenus quand ils apprenaient le transfert et la nécessité d’être vaccinés ? – Ils étaient contents. – Ils n’avaient aucun soupçon ? – Aucun. (…) – Ils ne se rendaient pas compte de ce qui se passait ? – Cela ne fait aucun doute. Aucun d’entre eux ne se doutait qu’il allait mourir. (Interview du Capitaine de corvette Adolfo Francisco Scilingo par Horacio Verbitsky dans son livre « El vuelo », p 13 à 15)
2. Extrait d’un interview d’Adolfo Scilingo (2’30, sous-titré en français)
3. Extrait du film « Garaje Olimpo », de Marco Berchis (1999)
D. Ramón Camps
Ramón Camps, un des tortionnaires les plus monstrueux de la dictature civico-militaire, a été condamné, parmi les centaines de crimes dont il a été accusé, pour soixante-treize enlèvements suivis d’assassinat, pour lesquels il est directement impliqué, et pour avoir organisé et dirigé l’appareil répressif et criminel qu’il a mis en place en tant que chef de la sinistre police de Buenos Aires. Il ne fut pas un assassin silencieux, ni resté dans l’ombre : il a utilisé les espaces dont la dictature s’était rendue maitresse et ceux qui s’étaient mis au service du régime pour organiser une défense éhontée de son action, défense qu’il a poursuivie jusqu’après le retour de la démocratie. Non sans suffisance, il a plastronné dans la presse internationale au sujet des morts et des disparus, avançant des chiffres avec tant de morgue que le gouvernement installé en 1983, pourtant hésitant au moment de juger les oppresseurs, s’était vu contraint de le poursuivre en justice. Il a crié son fanatisme anti-communiste, son antisémitisme furieux, à la face du monde, convaincu qu’une «guerre» remportée confère des droits particuliers aux vainqueurs, contrairement, avait-il l’habitude dire, à ce qui s’était passé pour Adolf Hitler. Il se vantait d’avoir pris part à des fusillades contre de supposés ennemis armés. Il n’était pas capable d’observer la réalité, d’en apprécier les limites et d’agir en conséquence. («Los monstruos», de Vicente et Hugo Muleiro – Ed. Planeta).
E. L’aide militaire française à la junte argentine
1. (…) L’Ecole française, celle qui est impeccablement décrite dans le film «La bataille d’Alger» (De Gillo Pontecorvo, 1966, NDLA). Voilà le Manuel de contre-insurrection. Le film de Pontecorvo a pour but d’informer les marxistes révolutionnaires du monde entier sur la cruauté des paras français. Mais en même temps, il livre à ceux-ci (..) un film de propagande à la gloire de leur efficacité et de l’intelligence avec laquelle sont appliquées leurs méthodes. Si la contre-insurrection occidentale a tant étudié ce film, c’est qu’elle a vu en lui non seulement ce qu’il fallait faire, mais également la preuve de son efficacité et de sa validité. (…) Les militaires argentins sont ravis (de copier) ces méthodes, de les apprendre – ils éprouvent autant de plaisir à les apprendre qu’à les mettre en pratique. Le Général Aramburu- sur deux photos capitales sur lesquelles on peut voir nos militaires en compagnie de paras français – est assis au bout de la longue table. Mais c’est lui, le chef des soldats de la patrie, qui écoute, qui apprend et qui, bientôt, enseignera. (…) Quand à Ezeiza la rumeur court parmi les militants qu’il y a des mercenaires français sur la tribune, personne ne la croit. «Quoi ? On se bat aussi contre la France ?» Mais non : la France transmet seulement le savoir acquis en Indochine et en Algérie. (José Pablo Feinmann – Peronismo, T2 – p388-389 – Planeta)
2.
«La première arme dans la lutte contre l’action subversive et la guérilla, et c’est un des enseignements que nous ont transmis les militaires français de leur expérience en Algérie, c’est de compter avec un bon service de renseignement» (Général Diaz Bessone, dans Peronismo T2 p 391)
NDLA : le rôle de l’Armée française est également détaillé dans le chapitre 3 du livre d’Alejandro Horowicz « Las dictaduras argentinas », p 173 à 210.
F. La violence politique
La figure du Président Juan D. Perón est essentielle pour comprendre la violence politique des années 70. Depuis son exil madrilène, le caudillo le plus populaire de l’histoire argentine a soutenu avec enthousiasme les groupes armés. Perón avait la conviction qu’à l’intérieur de sociétés inégalitaires, des motifs de justice sociale exigeaient l’utilisation de la violence armée pour s’opposer à une «violence structurelle». Ses fréquentes interventions à ce sujet laissent peu de place au doute : «la violence existe par elle-même et seule la violence peut la détruire», et «La violence d’en haut engendre la violence d’en bas», affirmait Perón, qui par ailleurs posait la question de façon rhétorique : «A quel autre moyen que la violence peut recourir un peuple humilié ?». (…) Au moment où Isabel Perón s’est installée aux commandes (Après la mort de J. Perón, en juillet 1974, NDLA), la violence de gauche avait été dépassée par ses adversaires de droite : groupes paramilitaires intégrés par des syndicalistes, des militaires et des policiers, pour beaucoup en retraite. Sans rencontrer le moindre obstacle du côté gouvernemental, ces groupes ont pratiqué une violence systématique à l’encontre de tous ceux qu’ils cataloguaient comme gauchistes. Des intellectuels, des artistes, des journalistes et des syndicalistes ont été alors victimes de torture et d’assassinats. Parmi les plus importants de ces groupes paramilitaires, on peut distinguer notamment la Triple A, commandée par López Rega, ex-sous-officier de police qui avait joué le rôle de secrétaire particulier de Perón durant son exil, et des groupes de syndicalistes comme celui de l’Union ouvrière métallurgiste (UOM). (…) (Jaime Malamud Goti – Terror y justicia en la Argentina – p21-23 – Ed. De la Flor -2000)
G. La guerre culturelle
Les militaires et leurs alliés civils insistaient sur le fait que les organisations armées n’étaient que la partie visible de « l’appareil subversif ». L’ennemi réel était également celui qui diffusait des idées contraires aux « traditions argentines », dans le sens où l’entendait l’extrême-droite. Probablement initiée durant la présidence de Perón en 1973, cette « guerre culturelle », menée parallèlement à celle de l’Armée, s’est intensifiée entre 1974 et 1976, sous la présidence d’Isabel Perón. Puis les militaires passeront la surmultipliée. Après la mort de Perón le 1er juillet 1974, le domaine de l’éducation est passé aux mains des nationalistes catholiques traditionalistes, de tendance politique fasciste. Pour la plupart antisémites, les membres de ce groupe purent compter sur le soutien de nombreux cadres des Armées de terre et de l’air. Pour la majorité d’entre eux, il était nécessaire de revenir à une « éducation traditionnelle », appellation réservée à une éducation strictement confessionnelle. Jaime Malamud Goti – op. cit. p30-31 – Ed. De la Flor -2000
H. La tablita : dérives de la politique économique de la dictature
La dévaluation initiale favorisa le secteur agricole, qui connut une forte croissance durant les deux années suivantes (1976-1977 ; NDLA) ce qui contribua à améliorer la balance commerciale. La mise à jour des tarifs publics, alors contrôlés par l’Etat, diminua l’énorme déficit fiscal. En 1976 fut signé un accord avec le FMI, incluant la création d’un marché des changes libre et unique. Etre parvenu à contenir l’hyperinflation, à inverser la fuite des capitaux et à commencer à reconstituer les réserves monétaires fut considéré comme un vrai succès, compte-tenu de là d’où on partait. Mais dès la fin de 1976, l’inflation repartit à la hausse et on dut décréter un gel des prix de 120 jours, qui devait durer jusqu’en juin, mais à la fin de cette période, débuta une nouvelle spirale qui contraignit le gouvernement à prendre des mesures d’orthodoxie financière pour freiner l’expansion monétaire, le déficit et le crédit. Ces mesures eurent un effet assez rarement constaté jusqu’alors : les taux d’intérêt étaient supérieurs à l’inflation. Selon Cortés Conde (Historien de l’économie argentine, NDLA), c’est à partir de là que les milieux d’affaires prirent leurs distances avec la ligne économique gouvernementale. L’historien explique que les entreprises avaient pris l’habitude d’emprunter à des taux d’intérêts inférieurs à l’inflation, qu’on pouvait considérer comme des subventions, ou des cadeaux. La hausse des taux d’intérêt – selon le raisonnement de Cortés – eut un fort impact sur l’industrie, dont la production se mit à baisser ; en 1978, on put parler de récession. C’est pour éviter la perte de compétitivité des entreprises que fut mise en place la fameuse «tablita», c’est-à-dire une dévaluation programmée, graduelle et annoncée (crawling peg). (…) Les capitaux commencèrent à affluer en dollars, se transformant en pesos placés à des taux d’intérêts supérieurs à l’inflation et bien supérieurs au taux de dévaluation, ce qui permettait ensuite de racheter encore plus de dollars et les placer à l’extérieur du pays. C’est la «bicyclette financière» qui, couplé au taux de change toujours en retard sur le mouvement, a créé un sentiment «d’argent facile». (Extrait d’un article du quotidien La Nación du 16 mars 2013)
J. 20 ans après la guerre, la nécessité de continuer à négocier la souveraineté des Iles Malouines
La revendication pacifique de souveraineté sur les Iles Malouines est et doit rester politique d’Etat. L’invasion des îles par le gouvernement militaire était un acte désespéré destiné davantage à renforcer sa position qu’à véritablement récupérer un territoire perdu. Plus encore et comme l’a mis en lumière un rapport des Forces armées après le conflit, le déroulement des opérations a montré l’impéritie des cadres militaires et leur indifférence vis-à-vis de leurs subordonnés, alors que ceux-ci ont fait preuve au contraire de volonté et d’héroïsme. La défaite a précipité la chute de la dictature et éloigné la possibilité d’une négociation pacifique avec la Grande-Bretagne au sujet de la souveraineté. La société quant à elle a recouvert la guerre d’un voile de honte, et même si le sacrifice des vétérans a été reconnu, on ne leur a jamais apporté le soutien qu’ils méritaient. En 1998 le président en exercice de l’Argentine, Carlos Menem, et le premier ministre britannique Tony Blair ont signé un accord selon lequel la discussion était reportée tandis qu’on négociait des concessions mutuelles. Dans ce contexte, l’Argentine reconnut aux Kelpers (occupants anglais de l’île, NDLA) les droits de concession sur la pêche et l’exploitation du pétrole. Cette légitimation a permis aux Kelpers de consolider leur position et porté préjudice aux aspirations nationales. Lors de la commémoration du vingtième anniversaire du débarquement sur les îles, le président Nestor Kirchner (2003-2007, NDLA) a critiqué cette orientation diplomatique des années 90 et a instamment prié la Grande-Bretagne de discuter en toute bonne volonté de la souveraineté, par la voie diplomatique et dans la paix. Une demande qui sera certes probablement repoussée par le gouvernement britannique, mais qui ouvre la perspective d’une nouvelle orientation diplomatique sur ce thème, en réaffirmant un droit de revendication inaliénable. La revendication de souveraineté sur les Iles Malouines et la proposition de la régler par des voies pacifiques sont des positions qui n’auraient jamais dû être abandonnées et que le gouvernement a opportunément rétablies. (Article du journal Clarín, du 5 avril 2006)
La présidente María Estela Martínez de Perón renversée, commence alors ce que les militaires appellent “Processus de réorganisation nationale”. Une junte de gouvernement se constitue, englobant chacune des trois armes militaires : Jorge Rafael Videla représente l’armée de terre, Emilio Eduardo Massera la marine, et Orlando Ramón Agostí l’armée de l’air.
La junte militaire : Massera, Videla, Agostí
Leur but principal est de transformer profondément la société argentine pour en revenir à son aspect d’avant 1945. C’est-à-dire, on l’aura compris, avant l’apparition du péronisme. A savoir, une société d’ordre, sans conflit de classe, grèves ou revendications populaires.
Parallèlement, sur le plan économique, il s’agira de diminuer drastiquement l’intervention de l’état et de promouvoir une économie libérale.
Ce nouveau cap politique est ardemment soutenu, on s’en doute, par le patronat et les milieux financiers. Mais également par la majeure partie de l’Eglise, dont les yeux s’éclairent à la perspective d’un retour à l’ordre moral.
La junte ne perd pas de temps. Aussitôt en place, les militaires décrètent la fin de toute activité politique, sociale et culturelle «subversive». La signification exacte de ce dernier mot restant bien entendu à leur entière discrétion. Est subversif… tout ce qu’ils considèrent subversif. Voilà qui est tout de même assez simple à comprendre, non ? C’est peu de dire que la notion est assez étendue et ne se limite pas aux seuls mouvements révolutionnaires, premiers dans le viseur. Le syndicalisme, la culture au sens large, la littérature, la pensée politique, mais aussi le rock et même les mathématiques modernes, deviennent subversifs du jour au lendemain !
Un général, gouverneur de la province de Buenos Aires (Ibérico Saint Jean) dira même : «D’abord nous tuerons tous les subversifs, puis nous tuerons leurs collaborateurs, leurs sympathisants, puis tous les indifférents et enfin, nous tuerons les timides». Ce qui fera dire à de nombreux observateurs de l’époque qu’en définitive, le gouvernement militaire transformait l’ensemble du peuple argentin en ennemi potentiel.
Les premières mesures strictement politiques tombent rapidement : dissolution du parlement, interdiction des partis, proclamation de l’état de siège. Les militaires reprennent, mais de manière plus «industrielle», le travail commencé par la Triple A de López Rega. Les arrestations de «subversifs» se multiplient, mais en dehors de tout contexte légal : il devient impossible pour les familles concernées de localiser les personnes arrêtées, qui semblent ainsi s’évanouir dans la nature. Commence alors la longue liste des disparus de la dictature. Partout dans le pays, s’ouvrent des camps de détention plus ou moins clandestins, dans lesquels les prisonniers sont retenus pour être interrogés et la plupart du temps, torturés. Certains de ces camps sont passés à la postérité, pour leur importance ou leur caractère particulièrement sinistre . Ainsi l’ESMA (Escuela superior de mecánica de la Armada, école technique de la Marine), située au nord de Buenos Aires, «accueillera» près de 5000 prisonniers, dont seulement 500 ressortiront vivants, ou encore le centre de La Perla près de la ville de Córdoba, par lequel passeront près de 3000 individus, dont de nombreuses femmes qui y seront quasi systématiquement violées. En tout, ce sont près de 350 centres qui seront créés par la dictature. (Voir extraits B1 et B2)
L’ESMA, l’école technique de la Marine, principal centre de détention et de torture.
La plupart des victimes de cette répression sont, d’abord, les jeunes militants des groupes révolutionnaires, comme les Montoneros, l’ERP ou les FAR. C’est contre eux que la répression est la plus féroce. Dans la plupart des cas, ils deviennent des disparus. Pour cela, les militaires ont une méthode bien au point : celle des «vols de la mort». Lorsque le prisonnier n’a plus d’utilité, il est drogué, puis chargé dans un avion cargo. Celui-ci décolle vers le Rio de la Plata et, en toute discrétion, lâche son chargement dans l’estuaire. Ni vu, ni connu. (Voir extrait C1 et vidéos C2 et C3)
Dès le 30 avril 1977, un certain nombre de mères de disparus prennent l’habitude de se rassembler devant la Maison Rose (La Casa Rosada, palais présidentiel) pour manifester et réclamer des nouvelles de leurs enfants ou maris enlevés. Les militaires, pour les dénigrer, les surnommeront «les folles de Mai», la Place de Mai (Plaza de mayo) étant le nom de la place sur laquelle se trouve le palais. Ramón Camps, chef de la police de Buenos Aires, dira cyniquement à leur propos : «Si ces mères s’étaient toujours autant préoccupées de leurs enfants qu’elles ne le font aujourd’hui, elles ne seraient pas en train de se lamenter sur leur disparition. C’est avant qu’elles auraient dû tenir leur rôle de mère, et non comme elles le font maintenant tenir celui d’activistes politiques». (Voir extrait D)
Les mères sont devenues des grands-mères, mais continuent de manifester (ici en 2007)
Parmi les personnes arrêtées, on compte un certain nombre de jeunes femmes, dont certaines arrivent enceintes dans les camps de détention. Cela n’arrête en rien les militaires, et ne les empêche aucunement de leur faire subir des interrogatoires et des tortures. La plupart du temps, elles accouchent en captivité, et leurs enfants leur sont enlevés, pour être adoptés par des familles de militaires. Aujourd’hui encore, en 2022, l’association des «Mères de la Place de Mai» en recherche environ 300 qui n’ont pas pu être localisés. Dans la quasi totalité des cas, ces enfants sont orphelins de leurs parents biologiques, assassinés par la junte militaire, et ignorent totalement leur vrais liens familiaux. Une coupure qui n’est pas sans provoquer, des années après, lorsque les familles parviennent à les retrouver et à les contacter, des drames difficiles à surmonter.
Du côté de la population en général, l’ambiance est plutôt à la résignation. Personne ne peut ignorer ce qui se passe, et la réalité de la répression aveugle qui s’est abattue sur l’ensemble du pays. Mais la peur, la soif de tranquillité et d’ordre, voire l’adhésion au pouvoir autoritaire et à la lutte contre les mouvements révolutionnaires, font prévaloir la passivité et le silence parmi la majorité des gens. Une des formules les plus entendues à cette époque restera, faisant allusion aux personnes arrêtées, «il a bien dû le chercher» (En espagnol «Por algo será» ou «Algo habrá hecho», nous aurions dit chez nous, «il n’y a pas de fumée sans feu»).
Les actes de résistance sont rares, et principalement l’œuvre des mouvements de gauche révolutionnaire. En mars 1977, le journaliste et écrivain Rodolfo Walsh écrit une « lettre ouverte à la junte militaire » restée célèbre, qu’il enverra à différentes rédactions de journaux. Le lendemain de l’envoi, il tombera dans une embuscade tendue par les militaires. Grièvement blessé, il sera conduit en un endroit qui n’a jamais été révélé. On ne le reverra jamais.
Rodolfo Walsh
Pour mener à bien ce travail de répression intense, les militaires argentins peuvent compter sur l’aide et les conseils bienveillants des autorités étasuniennes, qui voient naturellement d’un très bon œil ces gouvernements de leur «arrière-cour» latino-américaine s’associer activement à la lutte anti-communiste. Autour de l’Argentine, on compte d’ailleurs pas moins de quatre pays ainsi gouvernés par l’Armée : le Chili de Pinochet (dont l’accession au pouvoir doit beaucoup au gouvernement de Richard Nixon), l’Uruguay de Bordaberry, la Bolivie de Banzer et le Paraguay de Stroessner. C’est le temps de l’influence de l’Ecole des Amériques, dans laquelle les militaires sud-américains viennent faire de fréquents et fructueux stages de «lutte anti-subversive», encadrés par l’armée de l’Oncle Sam.
Néanmoins en ce qui concerne l’Argentine, un autre pays distillera également ses bons conseils et son expérience répressive : La France. En effet, des contacts étroits vont se nouer avec certains de nos hauts – et moins hauts – gradés rescapés de la guerre d’Algérie. Une guerre (pardon, des «événements» comme on a longtemps dit chez nous) qui leur a conféré une solide expérience en ce qui concerne la lutte contre les subversifs d’une part, et les techniques d’interrogatoire musclé d’autre part. Expérience dont ils feront largement profiter leurs collègues argentins, se donnant même la peine de faire le voyage jusqu’à Buenos Aires pour dispenser leurs cours. On en trouvera même sur la tribune d’Ezeiza, parmi les nervis de droite extrême ramenés par Perón en juin 1973. Parmi les instructeurs, on retrouvera un tortionnaire célèbre : le général Paul Aussaresses, un des responsables de l’assassinat du militant communiste Maurice Audin en Algérie. (Voir extraits E1 et E2)
La répression se poursuivra tout au long de la période de dictature, même si, considérant la guerre anti-subversive gagnée, les militaires fermeront une partie des centres de détention en 1978. Il y avait pour cela une autre bonne raison. A cette époque, plus personne dans le monde n’ignorait la situation dramatique des droits de l’homme en Argentine. D’autant qu’elle était largement documentée par les exilés. De nombreux mouvements de protestation et de rejet s’organisent, exigeant transparence et fin de la répression illégale. Les galonnés argentins essaieront d’ailleurs de mobiliser la population contre ce qu’ils affirmaient être un dénigrement sans fondement du pays. A propos de ces mouvements en faveur des droits humains bafoués, ils oseront même tenter de populariser le slogan «Los argentinos somos derechos y humanos», en français, «Nous Argentins sommes droits et humains».
C’est qu’il y a un enjeu, et de taille, pour la junte au pouvoir. En effet, 1978, c’est l’année de la Coupe du monde de football. Or, elle est organisée…en Argentine ! Magnifique vitrine pour une dictature en mal de reconnaissance ! Comme cela arrive périodiquement dans le sport, de nombreux mouvements mondiaux tenteront d’imposer un boycott, mais sans grande réussite. Au contraire : le mondial est un immense succès, d’autant plus que le pays hôte… remporte la coupe ! Une coupe au parfum de scandale, entaché d’un soupçon d’arrangement entre dictatures. L’armée peut ainsi capitaliser sur la liesse populaire, et faire oublier, au moins provisoirement, le régime de terreur auquel elle soumet ses concitoyens.
Appel au boycott de la Coupe du monde, ici en catalan.
En ce mois de mars qui va voir passer un triste anniversaire, nous débutons une série sur les origines, le déroulement et la chute de la dernière dictature militaire en date en Argentine.
En effet, celle-ci a débuté par le coup d’état du 24 mars 1976, il y a 46 ans.
Dans un premier article, nous exposerons les conditions politiques, économiques et sociales qui ont marqué le dernier gouvernement de Juan Perón, puis après sa mort, de sa femme María Estela Martínez, dite «Isabelita» de juin 1973 à mars 1976.
Le second article portera sur l’installation de la dictature et l’organisation d’une répression généralisée, quasi industrielle, contre l’ensemble du peuple argentin.
Le troisième présentera les grandes lignes de la politique économique de la junte militaire, et ses conséquences durables sur le délitement des structures industrielles et monétaires du pays.
Le quatrième enfin enfin montrera l’isolement progressif, à l’intérieur comme à l’extérieur, du pouvoir militaire, et sa chute après la tentative désespérée de rassembler les Argentins autour d’un projet nationaliste : reprendre par la force les îles Malouines aux Anglais.
Attention : ces articles n’ont pas pour ambition de faire œuvre d’érudition historique. Ils sont destinés en priorité à informer, de manière concise, et accessible, un public certes, nous l’espérons tout du moins, intéressé par la riche histoire de ce pays, mais non spécialiste.
Ceux qui voudront aller plus loin utiliseront avec profit les liens et informations bibliographiques – très loin d’être exhaustifs – que nous listons ci-dessous !
Notre but est avant tout de donner envie, justement, d’aller plus loin, en lançant quelques pistes simples et, en tout cas nous l’essaierons, de vous faire passer un bon moment de lecture !
Quelques points de vue des militaires, extraits d’une émission argentine (10′). Attention ici : le propos de l’émission est bien de montrer le caractère stupéfiant de l’aplomb des militaires, persuadés d’avoir accompli une action bienfaitrice pour le pays.
La noche de los lápices. Film d’Héctor Oliveira (1986) basé sur un fait réel : l’arrestation, la torture et l’assassinat d’un groupe de 7 jeunes en septembre 1976. (95′)
Un autre film très intéressant, mais désormais introuvable sur le net (on en trouve de nombreux extraits néanmoins), est « Garaje Olimpo », de Marco Bechis (1999), qui raconte l’histoire d’une jeune activiste arrêtée par les militaires, transférée dans un centre de détention (un garage désaffecté), et torturée par un jeune qui s’avère être le jeune pensionnaire à qui sa mère et elle louaient une chambre de la maison.
Lettre ouverte du journaliste Rodolfo Walsh à la junte militaire – fichier audio précédé d’une courte présentation musicale – 12’29. En espagnol. (Il en existe également des extraits. Chercher « carta abierta a la junta militar ».)
Version française du texte en lecture ici.
Sur la politique économique de la période :
Le plan économique de la dictature, documentaire en espagnol (de la chaine « Televisión Pública argentina » (Point de vue de gauche) (9′)
Plata dulce, film de Fernando Ayala (1982) sur les conséquences financières de la politique économique de la dictature. (94′)
Sur les bébés volés :
« Le héros des Malouines« , nouvelle, sur ce même blog. (En versions française et espagnole), ainsi que le livre de Victoria Donda cité dans la bibliographie ci-dessus, « Moi Victoria, enfant volée de la dictature argentine ».
On a vu comment le massacre d’Ezeiza (20 juin 1973) avait constitué une rupture quasi définitive entre les deux grandes tendances du péronisme, celle de la droite anti communiste et celle de la gauche révolutionnaire.
Au moment d’Ezeiza, c’est Héctor Cámpora qui est au pouvoir. Il a été élu à la place de Perón, interdit de candidature, mais il n’est qu’un président de transition. D’autant qu’il appartient à la seconde tendance, à gauche. Or, la révolution n’entre pas, mais alors pas du tout, dans les objectifs du Juan Perón qui rentre d’Espagne, le pays de Franco, après 18 ans d’exil. Il ne veut pas faire la révolution, il veut rassembler, redevenir ce qu’il avait été durant ces première années de pouvoir, entre 1946 et 1955 : le grand «totalisateur», le leader global, l’aigle qui abrite sous ses deux ailes immenses toutes les sensibilités politiques à la fois. Les jeunes révolutionnaires l’ont aidé à revenir en semant le chaos, ravivant en chaque Argentin la nostalgie des jours heureux ? Sans doute, mais maintenant, fini la rigolade, place aux gens sérieux. Les «imberbes» peuvent rentrer chez eux, et laisser le devant de la scène aux vrais acteurs. Au besoin, s’ils ne comprennent pas, on les y aidera à coups de matraque, et/ou en se débarrassant physiquement des plus insistants. Cela ne va pas tarder, mais n’allons pas trop vite.
Le grand perdant du drame d’Ezeiza, c’est bien Cámpora, qui rend son tablier trois petites semaines après, en juillet 1973, laissant le champ libre au vieux chef et à son gourou, l’inquiétant et mystique Raspoutine argentin, José López Rega, dit « Le sorcier ». Normalement, le pouvoir provisoire, en attendant de nouvelles élections, aurait dû revenir au président du Sénat, mais López Rega, rusé, s’arrange pour le faire expédier en mission à l’étranger au même moment. En second rang, c’est donc le président de l’Assemblée nationale qui prend le fauteuil. Et ça tombe bien : c’est le propre gendre de López Rega, Raúl Lastiri. L’homme idéal pour préparer les élections prévues pour septembre, et en même temps, assurer un virage à droite bien serré pour le nouveau pouvoir.
Juan Perón, Isabelita, José López Rega
Le 23 septembre 1973, Juan Perón remporte l’élection haut la main, avec 62% des voix dès le premier tour. C’est dire s’il était attendu ! En face, une nouvelle fois, le candidat d’opposition était Ricardo Balbín. Perón n’est pas allé chercher loin sa vice-présidente (oui, c’est comme aux Etats-Unis, on élit un « ticket » président-vice-président) : c’est tout simplement sa propre épouse, María Estela Martínez, dite « Isabelita ». Une forme de népotisme qui coûtera cher non seulement au péronisme, mais à toute l’Argentine, on le verra bientôt.
Une photo rare de mars 1974 : Juan Perón et sa femme (à droite) reçoivent Elena et Nicolae Ceausescu dans leur résidence d’Olivos, au nord de Buenos Aires.
Le 25, le mouvement péroniste de gauche révolutionnaire manifeste son dépit face à la droitisation du mouvement de la pire manière qui soit, en assassinant le syndicaliste José Rucci, un des bras droits de Perón. Un attentat tellement réprouvé par la majorité de la population que le mouvement Montoneros mettra des années à en revendiquer la paternité. La gauche est définitivement éjectée du mouvement, où ne subsiste plus que la tendance droitière, dite « orthodoxe », largement influencée par López Rega. (Voir extrait de texte A)
Débute alors une période d’épuration du mouvement. Les élus de la tendance révolutionnaire démissionnent, ou sont forcés à le faire. Des lois restreignant le droit de grève ou d’association sont promulguées. López Rega crée la sinistre Triple A, Alliance anticommuniste argentine, destinée à pourchasser, réprimer et bien souvent assassiner, les «subversifs», autrement dit, les gauchistes. Enlèvements, tortures, disparitions font désormais partie du quotidien des Argentins. En trois ans de fonctionnement, la Triple A fera près d’un millier de victimes.
Perón scellera la rupture définitive avec le mouvement révolutionnaire lors de son discours du 1er mai 1974. C’est à cette occasion qu’il traitera les jeunes, pourtant venus une nouvelle fois l’accueillir avec ferveur, «d’imberbes imbéciles» (je résume), provoquant leur départ de la place de Mai, cette fois sans retour.
(Extrait du discours, après une courte présentation. On y entend clairement Perón apostropher les jeunes révolutionnaires (2’25 à 3’25) – Video sur Youtube postée par Televisión pública argentina)
Perón, malade, meurt très peu de temps après, le 1er juillet. Le pouvoir passe alors entièrement aux mains d’Isabelita et de López Rega, tandis que la situation économique, en ce début de crise mondiale, se détériore à grande vitesse. Les mouvements révolutionnaires, principales cibles de la Triple A, passent à la clandestinité et multiplient les attentats, assassinant notamment l’un des principaux responsables du massacre d’Ezeiza, le Commissaire Villar. La répression est féroce, et le pays se voit de nouveau plongé dans le chaos.
C’est alors que le gouvernement de l’inexpérimentée – et sous influence – Isabelita va commettre deux erreurs majeures. La première : s’attaquer à la CGT, syndicat jusque là d’une fidélité exemplaire au péronisme orthodoxe (José Rucci en avait été secrétaire général). La seconde : appeler les militaires au secours en leur donnant des pouvoirs discrétionnaires pour conduire la répression. Ceux-ci ne vont pas se priver de les utiliser, et y prendront goût, trouvant là de quoi s’entrainer aux enlèvements, séquestrations, tortures, en toute légalité, avec la bénédiction du gouvernement. Une expérience qui leur sera bien utile un peu plus tard.
Pendant ce temps, la crise économique s’approfondit. Le nouveau ministre de l’économie, Celestino Rodrigo, met en marche un plan d’austérité particulièrement sévère, surnommé péjorativement «Rodrigazo», qui provoque en retour une mobilisation populaire énorme, forçant López Rega à fuir le pays. Isabelita, dépassée, se met en congé du pouvoir, laissant provisoirement son fauteuil au président du Sénat, Ítalo Luder.
Le pouvoir est dans une impasse totale. Isabelita finit par reprendre son poste, au milieu des rumeurs de coup d’État et des attentats révolutionnaires. Mais elle est sans solution. Son incompétence est criante, et encore plus évidente maintenant que López Rega n’est plus à ses côtés. En janvier 1976, sa situation est devenue intenable. Au point où on en est arrivé, en réalité, tout le monde n’attend plus qu’un coup d’État militaire pour la faire basculer. Les uns, à droite, pour ramener l’ordre et l’autorité, les autres, à gauche, pour avoir enfin un adversaire à leur mesure.
Le 24 mars, Isabelita est arrêtée et l’Armée prend le contrôle du pays. Une nouvelle dictature commence.
Une amie Québécoise vient de m’informer que chez elle, il faisait tellement froid en ce moment que ses fenêtres givraient de l’intérieur !
Fenêtre complètement givrée !
Ce n’est certainement pas le cas de l’Argentine, qui, en plein été austral, atteint des sommets de température. Hier à Buenos Aires, selon le journal Crónica, on a atteint le second pic de température après celui relevé en janvier 1957 (43,3) : 41,1°.
Naturellement, les clim’ tournent à plein. Résultat : les fournisseurs d’électricité sont débordés, et c’est ainsi que 700 000 foyers du secteur nord du Grand Buenos Aires ont été en partie privés de courant hier.
Comme toujours, les responsabilités de la coupure font l’objet d’une polémique entre la compagnie responsable (ici, Edenor) et l’autorité publique de régulation, ENRE (acronyme espagnol d’Entité nationale de régulation de l’électricité). Selon Edenor, la coupure serait due à un incendie dans un bidonville, qui aurait ensuite affecté des câbles haute-tension. Faux, répond ENRE. Aucun incendie : les pompiers n’ont même pas été appelés. Le quotidien Clarín qui rapporte l’événement fait état de témoignages confirmant l’incendie, mais contradictoires. Selon certains, c’est l’incendie de la maison qui a affecté le câble, d’autres ont vu des étincelles sur le câble, étincelles qui auraient ensuite provoqué l’incendie de la maison !
Ce qui met tout le monde d’accord, c’est que l’ensemble du système argentin souffre d’un manque cruel d’investissement. Pour les uns, la faute à des tarifs trop bas, ne dégageant pas suffisamment de marge aux fournisseurs, qui économisent donc en retour sur l’amélioration du réseau. Pour les autres, les fournisseurs privilégient la rétribution des actionnaires au détriment d’investissements indispensables. Le quotidien de gauche Pagina/12 rappelle que le gouvernement précédent avait imposé des hausses drastiques de tarifs (jusqu’à 300% ! On imagine la réaction des Français si cela s’était produit chez nous !), et que ces hausses auraient dû déboucher sur des améliorations, mais qu’il n’en a rien été.
La Nación prend cependant la défense du gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019), en rappelant que les gouvernements péronistes ont toujours pratiqué une politique de gel des tarifs, à ses yeux contreproductive. Un article du 27 janvier 2016, sur le site BBC world (en espagnol), l’expliquait par le besoin dans lequel s’étaient trouvés les gouvernements péronistes de maintenir des prix bas, après la terrible crise qui avait affecté le pays en 2001, et considérablement appauvri une majorité d’Argentins. D’où des tarifs subventionnés, bien loin de couvrir les coûts réels de production, et obligeant les compagnies à restreindre les investissements.
Il n’en reste pas moins que, malgré les augmentations massives de 2016, le réseau argentin reste très précaire. Pas étonnant alors que le moindre pic un peu important fasse disjoncter le système. Pagina/12 rappelle d’ailleurs le gigantesque « apagón » (coupure) de juin 2019, qui avait plongé la quasi-totalité du pays dans le noir, et avait même affecté certains pays voisins.
En Argentine, l’électricité est aux mains d’une dizaine de compagnies privées, donc libres de leur politique d’investissement, mais contraintes néanmoins de par le contrôle de l’état sur les tarifs exigés auprès des usagers. Un système assez pervers, qui conduit comme aujourd’hui à ce que chacun se renvoie la balle des responsabilités, sans qu’aucune solution ne se pointe à l’horizon.
Petite devinette posée par un grand quotidien argentin à ses lecteurs :
Où est-ce ? Cet immeuble est sur le point d’être avalé par la mer.
Ce n’est pas souvent, et même pratiquement jamais, que notre région fait la une d’un journal argentin ! Et pas n’importe lequel : le deuxième en nombre de lecteurs, et LE quotidien historique, fondé au XIXème siècle par un des premiers présidents de la République, Bartolomé Mitre !
Bon, évidemment, l’article est assez court, et le lecteur français n’apprendra rien de nouveau sur les malheurs de l’immeuble soulacais. Quant au lecteur argentin, il risque de n’y prêter qu’un œil rapide devant son café du matin, en se demandant comment il se fait que ces «boludos» de français n’ont pas pensé avant de construire à niveler les dunes pour les mettre au niveau de la mer. Je n’exagère rien : le quotidien permettant les commentaires sous l’article, on peut en lire de croquignolets.
Qui, si on avait mauvais esprit, pourraient venir confirmer notre réponse naïve à la question : «mais pourquoi diable La Nación se donne la peine de publier un article que 99% de ses lecteurs vont lire en demie diagonale ?» Ben, peut-être pour les rassurer. Le Signal, c’est peut-être celui d’un certain changement climatique, mais bon, Soulac, c’est loin, c’est la France, c’est l’Europe. En cette période de vacances d’été où une proportion non négligeable d’Argentins est en train de se faire rôtir sur les plages de l’Atlantique, de Mar del Plata à Villa Gesell, ça fait du bien de se dire que chez soi, on peut avoir construit les immeubles au ras des flots, on est tranquille. Et en effet. Florilège de commentaires :
Habemus Brutus : En réalité ce n’est pas la mer qui avance, mais la terre qui recule. (…) Seuls les mouvements tectoniques qui soulèvent une partie des terres et créent des fosses marines font qu’on a des continents. Donc il est normal qu’en cette période de tranquillité tectonique la mer gagne du terrain grâce à l’érosion des terres émergées. CQFD.
A Villa Gesell, tant que la mer n’avance pas…
Diamanteenbruto : on voit bien qu’il est construit sur du sable, qu’est-ce que ça a à voir avec le réchauffement global ?
Indio007 : (…) Le vrai problème c’est que ça a été construit sur du sable (dune) sans qu’on ait prévu de soutènements suffisamment profonds. C’est ainsi qu’on esquive la responsabilité pénale des architectes en utilisant l’argument commode du changement climatique. Un argument qu’on ne manque jamais de sortir quand les chats commencent à aboyer (sic).
Av6551649 : Ce phénomène naturel est confondu par les scientifiques avec l’augmentation du niveau de la mer.
Sur 26 commentaires (ce qui est très peu, pour un article du journal), un seul se montre inquiet de ce que révèle le destin du Signal.
Ceci dit, on ne pourra donc pas reprocher à La Nación de vouloir effrayer ses lecteurs. A part une phrase en passant pour évoquer le fait que «Les médias, parfois, qualifient les propriétaires de l’immeuble de réfugiés climatiques», le reste de l’article se concentre sur les conséquences économico-touristiques de l’érosion marine. «Le pays (La France, NDLA) où 35 % du littoral est constitué de plages, a perdu 26 kilomètres carrés de terre entre 1949 et 2005. Dans un endroit aussi touristique que la France, où 40% des capacités hôtelières sont concentrées sur les côtes, tous les signaux sont au rouge».
On appréciera la sollicitude du grand quotidien argentin pour nos capacités hôtelières menacées. Je connais d’autres Argentins, pour ma part, qui aimeraient bien que de temps en temps, La Nación se fende d’un petit article sur l’effondrement des glaciers patagoniques. Ou la terrible sécheresse qui accable la région viticole de Mendoza.
Néanmoins, ne boudons pas notre plaisir : lire un article sur les problèmes assaillant nos belles côtes françaises, et particulièrement girondines, est tout aussi rare !
Le 17 décembre dernier l’écrivain, philosophe et essayiste José Pablo Feinmann nous a quittés. Si, en France, c’était un parfait inconnu, en Argentine en revanche, il était une figure familière à la fois du monde littéraire, cinématographique et médiatique.
José Pablo Feinmann
Inconnu chez nous, c’est un euphémisme : si son œuvre compte une trentaine d’essais philosophiques et politiques, 14 romans de fiction, autant de scénarios de films et deux pièces de théâtre, à ma connaissance, sur ce total, on n’a traduit en français que quatre romans et une pièce, difficilement trouvables dans les librairies aujourd’hui.
Je ne le connaissais pas non plus avant mon premier voyage en Argentine. Pourtant, presque 15 ans après, sa mort me laisse comme orphelin d’un véritable guide intellectuel : c’est à travers ses écrits que j’ai attrapé le virus de l’histoire et de la politique argentines. Lui qui m’a fait découvrir, par ses bibliographies aussi exhaustives qu’éclairées, les livres indispensables sur le sujet. Mon prof (involontaire bien sûr) de sciences po argentines, en quelque sorte !
Je ne vais pas ici vous ennuyer avec de longs développements sur sa vie et son œuvre. Ceux que ça intéressent se reporteront avec profit aux liens que j’ajoute sous cet article.
Celui-ci a juste pour but de témoigner de mon émotion devant sa disparition, celle d’un écrivain brillant, d’un analyste politique d’une grande finesse d’esprit, et de ce qu’on peut appeler, simplement, un homme de bien. Bien loin de l’image habituelle de l’universitaire pédant et arrogant, José Pablo Feinmann était un type modeste, humaniste, très lucide à la fois sur lui-même et sur ses compatriotes.
Il va beaucoup manquer au paysage intellectuel argentin, dans lequel il représentait une voix atypique, parce dénuée de tout artifice, de toute méchanceté, de tout esprit de chapelle.
Comme une bonne moitié de ses compatriotes, il était péroniste. Forcément : en Argentine, on est forcément l’un ou l’autre, pro ou anti. Mais lui, contrairement à pas mal d’autres, était ce qu’on pouvait appeler un «péroniste» lucide. Critique, comme on disait chez nous des communistes un poil dissidents. C’est qu’il avait connu, encore enfant, le premier péronisme, celui du Perón populiste, le Perón proche des petites gens, le Perón ouvriériste. Celui que les militaires avaient renversé en 1955. Feinmann avait alors 12 ans. Devenu adulte, il en était pas mal revenu : jeune militant de la gauche péroniste dans les années d’exil, il avait assisté au retour du «vieux» en 1973, flanqué de toute une clique plus ou moins fasciste, préfigurant la dictature qui allait suivre seulement deux ans après la mort du général, qui surviendra pas plus tard que l’année suivant son retour triomphal et le massacre de militants qui l’avait accompagné. Ensuite, dans les années 90, le péronisme s’était vendu au capitalisme le plus sauvage, par l’intermédiaire du président aux belles rouflaquettes, Carlos Menem. Ce péronisme là n’était, ne pouvait pas, être celui de Feinmann.
Il laisse derrière lui, selon moi, une œuvre essentielle à qui veut comprendre, d’un point de vue plus philosophique, l’histoire contemporaine de l’Argentine. Avec en prime, et ce n’est malheureusement que trop rarement le cas chez ses collègues universitaires, un style fluide et agréable à lire, en dépit de la longueur de ses essais : Feinmann était extrêmement bavard !
Bref, on l’aura compris, un auteur qui comptera toujours beaucoup pour moi. Je peux parler au futur : il me reste encore pas mal de ses livres à lire. Allons : José Pablo, tu n’es donc pas vraiment mort.
*
DOCUMENTS ANNEXES
Fiche wikipédia en français. Attention, elle n’est qu’une traduction, et en résumé, de la fiche argentine. Sa bibliographie est notamment incomplète. (Mise à jour : encouragé par un ami lecteur, je l’ai complétée moi-même sur la fiche wiki).
La mort de Feinmann est beaucoup plus que celle d’un intellectuel brillant, désigné comme tel par la quasi unanimité de tout le spectre idéologique.
C’est la mort d’un type qui n’a jamais hésité à mettre son savoir à la portée de tous. Qui a rendu compréhensibles les concepts les plus ardus de la philosophie. Qui les a mis au service de la divulgation collective, mais en le faisant avec une hauteur d’esprit le rendant peu suspect de diffuser une vulgate sans substance.
Ces derniers temps, on le voyait plus proche du pessimisme de l’intelligence que de l’optimisme de la volonté.
Ce qui, finalement, était la démonstration de la cohérence de sa pensée : il n’a jamais caché être plus proche de l’un que de l’autre.
En tout cas, le monde pandémique duquel l’humanité ne sort pas grandie, tout comme le resurgissement d’idées d’extrême-droite qui ravivent des dangers répugnants, entre autres images déprimantes, accrédite sa théorie selon laquelle l’intellectuel est contraint au jugement critique permanent. A ne pas perdre son indépendance d’esprit. A ne pas rester enchainé à des engagements personnels, partisans ou institutionnels.
Sans aller plus loin, il était agacé par les tiédeurs de ce gouvernement. Son absence de courage face aux puissants. Il l’a manifesté dans nombre de revues. Néanmoins il ne serait venu à l’idée de personne de décréter qu’il avait changé, que ses dénonciations étaient injustifiables, qu’il était ainsi associé au «feu ami».
Il avait demandé à son ami Horacio González, dans une déclaration bouleversante, de l’attendre car il ne tarderait pas à le rejoindre. Le pessimisme reflété par cette déclaration se voyait cependant contredit par l’intérêt qu’il portait à son activité : il a continué jusqu’à il y peu d’écrire des articles pour la rubrique «Contratapa» du journal Pagina/12.
C’est un lieu commun, mais irréfutable, de dire qu’il convient toujours, dans ces circonstances, de faire en sorte de maintenir vivante l’œuvre du défunt. Et Dieu sait s’il nous laisse un héritage immense, sous la forme d’essais, de romans, d’articles ou de cours. Ou de tout ce qu’on voudra bien retenir.
Mais il est également vrai que la première chose qui vient à l’esprit, d’abord, à tellement d’entre nous, c’est de nous révolter contre la mort des nôtres, et parce que les indispensables coups de gueule de José Pablo vont bien trop nous manquer.
Eduardo Aliverti, journaliste. Pagina/12 du 18/01/2021. Les passages soulignés en gras le sont par l’auteur.
Contrairement à ce que laissaient craindre les résultats du premier tour, le candidat d’extrême-droite José Antonio Kast n’a pas été élu président du Chili hier. Il a été assez nettement battu par son adversaire de gauche Gabriel Boric, qui a recueilli 56 % des suffrages.
Les Chiliens ont par là confirmé leur large vote en faveur de la nouvelle constitution, lors du référendum d’octobre 2020, destinée à remplacer celle qui était toujours en vigueur depuis la dictature d’Augusto Pinochet. En effet, Kast, favorable au retour d’un gouvernement autoritaire et ultra libéral inspiré de celui en exercice entre 1973 et 1990, avait promis de revenir sur cette réforme.
Le journal chilien El Mercurio souligne qu’il s’agit en outre du président le mieux élu, et le plus jeune, de l’histoire du Chili. Dans le même journal, José Antonio Kast a reconnu sa défaite et félicité l’élu, promettant une opposition constructive.
Le quotidien La Tercera livre six clés pour mieux analyser cette nette victoire, obtenue qui plus est avec une des meilleures participations de l’historie démocratique du pays : l’arrivée d’une nouvelle génération politique ; l’excellent report de voix ; la discipline républicaine de ses adversaires, qui ont reconnu sa victoire aussitôt et sans la moindre contestation ; la réussite de Boric à réaliser l’union des différents partis et mouvements de gauche, exception faite du mouvement de centre-gauche «Concertación» qui avait gouverné après la dictature (emmené par Michelle Bachelet notamment) ; la nécessité de trouver des soutiens de gouvernement au sein d’un parlement où la gauche reste nettement minoritaire ; et naturellement les probables chausse-trappes que ne manqueront pas de poser les grands décideurs économiques, forcément très inquiets et dont on imagine facilement la déception face à ce résultat.
Contrairement au premier tour où les analyses avaient brillé par leur absence, cette fois la presse française s’est un peu réveillée pour au moins présenter ces résultats. Médiapart (article réservé aux abonnés) parle d’un «réveil anti-fasciste», tandis que France-info sur son site souligne que Boric a recueilli les suffrages non seulement des classes défavorisées, mais également des classes moyennes lésées par l’extrême privatisation de beaucoup de services publics, comme la santé, les retraites ou l’éducation. L’Est Républicain fait quant à lui le tour des réactions des hommes et femmes politiques français de gauche, et de l’accent mis par la plupart d’entre eux sur le caractère unitaire de cette victoire, qui devrait parler à notre propre gauche. Mais dans l’ensemble, les comptes-rendus de notre presse restent pour le moment purement factuels : supposons que les analyses suivront dans les prochains jours !
Pour beaucoup de Chiliens, l’issue du scrutin représente un véritable soulagement, tant la perspective d’un retour aux années noires de la dictature, portée par un candidat qui ne cachait pas ses affinités avec A. Pinochet, était grande. Il est évident que Kast a cristallisé contre lui bien au-delà des électeurs de gauche convaincus. Cela est très visible par exemple dans le sud du pays (Patagonie), où Kast l’avait assez largement emporté au premier tour, et où il a malgré tout perdu le ballotage dans quatre régions.
Les Chiliens, qui avaient approuvé largement la nouvelle constitution, ont donc été cohérents. Reste à savoir quelle marge de manœuvre aura le nouveau et très jeune (35 ans) président. Il va devoir affronter de grands défis, à peu près les mêmes d’ailleurs qu’avait dû affronter en son temps Salvador Allende, dernier président réellement de gauche avant Boric. A savoir l’opposition des secteurs économiques et financiers, nourris depuis près de 50 ans à l’ultra libéralisme de «L’école de Chicago», celle des secteurs les plus conservateurs de la société, nostalgiques de la dictature et encore assez nombreux, mais aussi celle d’une partie, la plus radicale, de la gauche chilienne, celle-là même qui avait beaucoup contribué, par son jusqu’auboutisme, à la chute du leader de l’Alliance Populaire en 1973. Car pour gagner, Boric a dû tendre la main à des secteurs politiquement plus modérés, voire centristes, secteurs vers lesquels il devra également se tourner pour pouvoir gouverner et faire passer les réformes prévues dans son programme. Ces concessions ne seront sans doute pas du goût de ses alliés les plus à gauche, même s’il inclut des communistes dans son gouvernement, comme il l’a annoncé. Cela, Boric l’a déjà anticipé lors d’un débat précédent l’élection, disant que «Nous allons avoir un parlement pratiquement à égalité, et certains disent que cela va créer une paralysie (…) Je le vois plus comme une opportunité, en ce sens que nous avons le devoir de trouver des accords dans l’intérêt de tous les Chiliens». (La Tercera, «les six défis auxquels Boric va devoir faire face»).
Son programme vise en priorité à diminuer les inégalités dans un des (sinon LE) pays d’Amérique latine où elles sont les plus criantes, ainsi qu’à rompre avec des politiques économiques qui ont fait du Chili un véritable laboratoire du libéralisme le plus sauvage. Parmi les grands axes, notons :
– Nouveau système de sécurité sociale basé sur la solidarité.
– Augmentation du salaire minimum jusqu’à 500 000 pesos (525€) en fin de mandat, avec soutien public aux PME
– Réduction du temps de travail à 40 h par semaine.
– Impôt sur la fortune, prélèvement sur les bénéfices des compagnies minières (notamment le cuivre), lutte contre l’évasion fiscale.
– Diminution du prix du logement
– Refonte de la police
– Loi sur l’eau en tant que bien commun
– Loi de protection contre les violences faites aux femmes.
– Développement de l’emploi féminin.
On peut facilement prévoir que le parcours du nouveau président ne se fera pas sur un chemin tapissé de roses. Parviendra-t-il à réussir là où tous ses prédécesseurs ont échoué, c’est-à-dire transformer le Chili en un pays plus juste, plus démocratique, plus moderne et plus indépendant des forces économiques et financières extérieures ? Aura—t-il suffisamment d’amis pour contrer l’inévitable cohorte de tous les ennemis qui commencent déjà à imaginer les moyens de le faire tomber ?
Comme on est en Amérique du sud, et que dans cette partie du monde, les conservateurs ont rarement la défaite sereine, parions que les premières manifestations d’opposition ne devraient pas tarder à remplir les rues de Santiago. Espérons seulement que la société chilienne sera suffisamment forte pour maintenir vaille que vaille le processus démocratique ouvert depuis maintenant trente ans, et qui a jusqu’ici été respecté par toutes les forces politiques de droite comme de gauche. Et qu’on laisse une chance, enfin, à une véritable alternance. En réalité, la balle n’est pas dans le camp de Boric, mais dans celle des plus conservateurs.