L’application de la loi est contestée !

          Coup de tonnerre, quelques jours à peine après la promulgation de la loi du l’avortement légal. María Beatriz Aucar de Trotti, une juge de la région du Chaco (Nord Argentine) a suspendu, sur plainte d’un groupe de particuliers, l’application de cette loi pour l’ensemble de la province. Motif invoqué : la loi serait incompatible avec la constitution régionale. Selon Clarín, la juge met en avant dans ses attendus que « l’article 15 de la constitution provinciale garantit le droit à la vie et à la liberté, depuis la conception, et ce pour toutes les personnes, et s’agissant d’une compétence partagée par la province et la nation, doit en conséquence primer l’interprétation (de la loi) la plus favorable à la personne humaine ». Une affirmation aussitôt contestée par l’association pour le droit à l’avortement de la province du Chaco, par la voix de la députée Tere Cubells, qui rappelle qu’une autorité provinciale ne peut décider d’appliquer ou non une loin nationale.
          Le Diario Popular s’étend sur les détails d’une querelle juridique qui devrait confronter les spécialistes du droit argentin les jours prochains. D’autant, signale ce journal, que face à une demande identique de citoyens de sa province il y a une dizaine de jours, le juge fédéral Julio Bavio, de la juridiction de Salta, avait statué de façon diamétralement opposée, arguant qu’il n’avait, lui, aucune compétence pour contester une loi votée par le pouvoir législatif national.
          Naturellement, comme le souligne dans son article le quotidien de gauche Pagina/12, l’offensive vient clairement des milieux conservateurs «pro-vie». Pagina/12 nous apprend en outre que la juge Trotti est une militante confessionnelle active, tout comme son mari, Ernesto Trotti, membre de la commission Justice et Paix de l’Archevêché du Chaco. Pagina/12 livre la liste des plaignants du Chaco : ils sont six, dont cinq femmes, toutes militantes actives de mouvements anti-avortement et anti « mariage pour tous » (Le mariage homosexuel est possible en Argentine depuis 2010). Des militants(es) anti-féministes.
          La décision de la juge du Chaco a été aussitôt vigoureusement critiquée par le ministre de la justice, Ginés González García, dans un tweet : «La juge du Chaco prend une mesure conservatoire pour interdire droit et santé aux femmes de la région. C’est incroyable. On utilise la justice pour ne pas respecter la loi !»
          Le débat promet d’être chaud. En effet, les partisans de l’inconstitutionnalité, comme par exemple Paco Achitte, chef de service de l’hôpital Perrando, cité par Clarín, argumentent que la loi (de légalisation de l’avortement) porte atteinte à l’autonomie des régions, et que celles-ci disposent toujours d’un droit de réserve en ce qui concerne un droit « non délégué » (formellement) au pouvoir national. Ce qui serait selon eux le cas de cette loi appliquée localement. Une ambigüité du droit argentin qui risque de compliquer sérieusement cette application, d’autant que d’autres régions, celles naturellement dominées par une majorité anti avortement, pourraient également se positionner dans le même sens. Paco Achitte, d’ailleurs, président du Parti « Ciudadanos A Gobernar », compte bien proposer pour sa région de Corrientes (Nord-est, frontière avec le Brésil) une « déclaration de non-adhésion au projet d’IVE (Interruption volontaire de grossesse, en espagnol) ».
          En Argentine, malgré la promulgation de la loi, le combat des femmes est encore loin d’être terminé.

1912 : la fin du P.A.N. et de la fraude électorale. Ou presque.

          L’histoire du Parti Autonomiste National (P.A.N.) commence en 1874, avec l’élection de Nicolas Avellaneda. Unification du Partido Nacional dirigé par ce dernier et du Partido autonomista d’Adolfo Alsina, à la base c’est un parti de tendance plutôt libérale et libre-échangiste, mais son mode de gouvernement, à la fois oligarchique, clientéliste et autoritaire, et ses pratiques électorales douteuses, consistant à se maintenir indéfiniment au pouvoir par le biais de la fraude, ont beaucoup altéré son image, pour en faire un simple parti conservateur de tendance autocratique. Il faut dire qu’à l’époque, on ne parlait pas de suffrage universel : c’était un collège d’électeurs plutôt réduit (moins de 300) qui décidait de l’élection ! Relativement facile à manipuler, comme on le comprendra, il était élu par les Parlements de province, selon le système dit de « la liste complète », qui permettait d’en exclure d’éventuels opposants. (Voir ici, p. 382) Des parlements massivement occupés par le pouvoir en place, grâce à l’influence et au prestige présidentiel d’une part, et au système dit du «Voto cantado» (Vote à voix haute, en quelque sorte : l’électeur aux élections locales devant se rendre au bureau électoral et faire enregistrer son choix soit en disant pour qu’il voulait voter, soit en choisissant un des bulletins posés sur la table, au vu et au su des membres du bureau. On voit d’ici ce que cela pouvait impliquer ! D’autant qu’une loi constitutionnelle donnait le droit au gouvernement en place d’intervenir dans les processus électoraux pour «protéger la forme républicaine de gouvernement» c’est-à-dire d’annuler arbitrairement les élections d’opposants [p. 383]).

Le vote à voix haute, caricature d’époque – Photo DP

– Halte, qui va là ?
– Un vote.
– Pour qui ?
– Pour Marcelino.
– Allez-y.

          Il est parvenu à se maintenir au pouvoir pendant 36 ans, soit six présidences (à l’époque, le mandat présidentiel argentin durait 6 ans), dont deux dirigées par le même Julio Roca (celui de la conquête du désert), à quelques années de distance. Il y eut un 7ème mandat, de 1910 à 1916, rempli par Roque Sáenz Peña puis, après son décès, par son vice-président Victorino de La Plaza, mais à cette époque, des scissions étaient apparues dans le parti, et ce président (Sáenz Peña) était le représentant d’une des tendances dissidentes, l’Union Nationale.

          On trouvera ici une histoire retraçant les dates marquantes de ce parti, mais attention : il s’agit du site du parti autonomiste actuel, et donc d’une présentation passablement orientée (Qui fait entre autres l’apologie de la Conquête du désert, décrite comme une guerre classique entre belligérants et ressert le mythe de la fraternisation entre vainqueurs et vaincus, les premiers apportant civilisation, santé et protection aux seconds !)

          La politique du P.A.N. durant toutes ces années de pouvoir fut toute entière mise au service de l’oligarchie dominante, essentiellement agricole. Dont, d’ailleurs, beaucoup d’élus étaient issus. Sous le règne du P.A.N., la concentration de la propriété des terres a atteint son maximum, détournant par ailleurs les grandes fortunes argentines d’un investissement industriel qui aurait pourtant été profitable à toute l’économie en maintenant son indépendance. Celui-ci, au contraire, a été largement «sous-traité» aux grandes puissances européennes, notamment britannique, française et allemande. Entre 1870 et 1914, par exemple, les investissements britanniques dans l’industrie argentine (chemin de fer, mines, produits manufacturés) ont été multipliés par 9 ! C’est en grande partie cette politique conservatrice (le pouvoir aux grands propriétaires terriens, l’industrie aux puissances étrangères) qui va conditionner le destin politique tout entier de l’Argentine, qui ne s’est jamais vraiment sortie de ce schéma, à part peut-être, dans les années du premier péronisme (1946-1955).

          Naturellement, cette omnipotence d’un seul parti a généré de nombreuses oppositions, mais, on l’a vu, celles-ci ont été aisément jugulées par un système électoral taillé pour résister à toutes les tempêtes. Il y a même eu une révolution, en 1890, dite «La revolución del parque», la révolution du parc, provoquée par la mauvaise gestion du Président Juárez Celman entrainant une crise économique aiguë. Les insurgés seront vaincus, mais Celman devra laisser sa place à son vice-président, Carlos Pellegrini, pour terminer le mandat.

Roque Sáenz Peña – Photo DP

          Ce n’est qu’en 1910 qu’on peut dater la véritable fin du règne du P.A.N. Roque Sáenz Peña, comme nous le disions plus haut, faisait bien partie du Parti autonomiste, mais toute une fraction de celui-ci, désireuse de moderniser le parti et surtout de mettre fin au système de fraude électorale, va faire scission en créant un nouveau mouvement, l’Union Nationale. C’est donc son candidat, Sáenz Peña, qui sera élu en 1910, et qui promulguera, deux ans plus tard, une loi fondamentale instituant le suffrage universel, obligatoire et surtout secret, et établissant des listes électorales fiables pour garantir la loyauté des scrutins. Oui bon, universel, universel, pas encore pour les femmes, malheureusement. Celles-ci devront attendre 1947 pour avoir le droit de mettre leur bulletin dans l’urne. Quant à la fin de la fraude, oui, un peu, pour quelques années. Elle ressortira des placards dans les années trente, pendant la fameuse «Décennie infâme», sous des gouvernements dominés par des militaires : celui de José Félix Uriburu d’abord (1930-1932), puis celui d’Agustín P. Justo (1932-1938) ensuite. Une décennie infâme qui va d’ailleurs durer un peu plus de dix ans, puisqu’elle se prolongera sous les mandats de Roberto Ortiz puis de son vice-président Ramón Castillo (1938-1943). Des joyeux drilles que n’aurait pas reniés le P.A.N. Un parti aujourd’hui toujours présent dans le paysage politique argentin, bien que tout à fait confidentiel : il a obtenu 0,13 % des voix à la présidentielle de 2019 !

La Gorge du diable est dans les détails (Iguazú)

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DU RIFIFI AUX CHUTES D’IGUAZU !

          Aujourd’hui 25 janvier, une petite information assez peu reprise par les grands journaux argentins, mais qui fait néanmoins un des titres de première page de La Nación.com, nous a conduit à ouvrir également celle du journal régional de la région de Misiones « El Territorio ».
          Nombreux sont les touristes, Argentins ou étrangers, qui passent par le superbe et célébrissime site des chutes d’Iguazú, à la frontière du Brésil et du Paraguay. Probablement le plus bel endroit au monde pour observer des cataractes impressionnantes, autant, sinon plus, que celles de Victoria ou celles du Niagara. En 2019, nous dit La Nación, le site a accueilli un nombre record de visiteurs : 1 635 000 ! Qui se massent sur les passerelles pour mitrailler les chutes et en rapporter des photos qui constitueront le clou de leurs albums de voyage, pour ceux qui en font ! Pour notre part, nous avons fait comme tout le monde, en 2008, dans un site probablement moins bien aménagé qu’il ne l’est aujourd’hui. Depuis, semble-t-il, certaines petites choses ont changé, pour les photographes amateurs comme pour les professionnels, et il ne nous a pas semblé inutile, pour les futurs visiteurs francophones, de les signaler ici.

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          Comme dans la plupart des grands sites touristiques de la planète, sur les passerelles d’observation d’Iguazú officie un certain nombre de photographes professionnels, qui vous mitraillent dès votre arrivée puis vous proposent ensuite d’acheter un ou plusieurs de ces clichés avant de repartir du site. Les photos sont généralement plutôt réussies, il faut bien le dire, et votre portait sur fond de chutes vertigineuses, avec le conjoint et/ou les enfants, peut naturellement constituer un souvenir inoubliable. Bref, malgré le prix plutôt prohibitif de l’objet, on est toujours plus ou moins tenté. Pour ces photographes, c’est un gagne-pain. Ils possèdent une autorisation officielle de l’administration du Parc et paient une patente pour pouvoir arpenter les passerelles et vous tirer le portrait. Jusque là, rien à redire, si ce n’est qu’ils peuvent parfois se montrer un brin importuns. Difficile d’admirer le paysage tranquillou sans être accosté par un de ces marchands du temple qui insiste pour que vous preniez la pose. Mais même si vous acceptez d’être photographié, rien ne vous oblige à acheter, heureusement. Enfin, presque. La mésaventure arrivée à un photographe de presse dernièrement nous a permis d’apprendre une subtilité réglementaire qu’il vaudra mieux savoir pour aller visiter le Parc en toute connaissance de cause. Samedi dernier (23 janvier), un photographe du quotidien régional «El Territorio», Sixto Fariña, venu lui aussi prendre des photos du site, s’est vu assez rudement pris à partie par les gardiens du Parc, son appareil confisqué, et sa carte mémoire effacée. Motif : il n’avait pas sollicité d’autorisation auprès de l’administration. Cette licence est gratuite pour la presse, mais néanmoins obligatoire. Ce sont les photographes officiels du Parc qui sont allés se plaindre, pour « concurrence déloyale ». Une accusation pour le moins étrange, puisque Sixto Fariña, bien entendu, n’avait aucune intention de vendre, lui, ses clichés aux touristes de passage. Certes, il avait omis de demander une autorisation. Et c’est là que le touriste doit prêter un instant d’attention.

La Garganta del Diablo – Photos PR

UN GESTE POUR AIDER LE PETIT COMMERCE SVP !      

          En effet, cette affaire, à travers la lecture attentive des deux articles de La Nación et du Territorio, nous apprend que depuis deux ans, les touristes doivent – en plus du prix d’entrée dans le Parc – s’acquitter d’un droit supplémentaire pour pouvoir entrer sur la passerelle la plus populaire – car la plus impressionnante – celle de la «Gorge du Diable» (Garganta del diablo) : à savoir, l’équivalent… du prix d’une photo de photographe professionnel ! Ainsi, rapporte El Territorio, «l’administration du Parc, aujourd’hui dirigée par Sergio Acosta, s’arroge le monopole du meilleur point de vue sur les chutes, pour le bénéfice de quelques-uns». (Par ailleurs, indique La Nación, toute une zone de la passerelle est strictement réservée aux professionnels, et interdite aux touristes, les privant ainsi d’un des meilleurs postes de photographie du lieu).
          Au-delà du malheureux incident concernant ce photographe de presse, et d’un certain abus de pouvoir des gardiens du Parc (qui n’avaient aucune qualité pour confisquer son appareil, et encore moins en vider le contenu), les touristes sont prévenus : plus question de photographier la «Garganta del diablo» gratis. Nul doute que la corporation des photographes professionnels du Parc a de l’influence : même le changement de gouvernement récent n’a pas amené l’administration à changer ce qui constitue, de notre point de vue, une forme d’impôt au bénéfice d’un groupe privé !
          L’histoire ne dit pas si le paiement de cette taxe supplémentaire vous donne droit… à une photo gratuite !

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Biden et l’Argentine

QUE PEUT ESPÉRER L’ARGENTINE DU NOUVEAU PRÉSIDENT  ?

          Comme dans tous les pays du monde ou presque, l’attente est grande en Argentine vis-à-vis du nouveau président Joe Biden. La presse en fait largement état dans ses unes de ce jeudi 21 janvier, au lendemain de la prestation de serment.

Retour au multilatéralisme ?

          Pagina/12 y consacre même un dossier complet, décliné en première page sur pas moins de huit articles. Avec entre autres, bien entendu, l’évolution de la position étatsunienne vis-à-vis du multilatéralisme et, sujet toujours brûlant en Argentine, du Fonds monétaire international (FMI), un organisme dont l’intervention est récurrente dans l’économie du grand pays sud-américain depuis de très nombreuses années. Le ministre des Finances argentin, Martín Guzmán attend beaucoup de la nomination de Janet Yellen au Trésor pour aider à sceller un accord définitif entre l’Argentine et le FMI, et régler de façon satisfaisante la brûlante question du remboursement de la dette argentine, et notamment celui du prêt extravagant de 57 milliards de dollars consenti au gouvernement de l’ancien président Mauricio Macri.
          En ce qui concerne le multilatéralisme, La Nación a noté que Biden, dans son premier discours, n’a pratiquement pas « parlé du monde », et se demande quelle conclusion on peut tirer de ce silence assourdissant de la part d’un homme qui fut quand même pendant des années, rappelle le quotidien, « un membre du Comité des Relations extérieures du Sénat , tutoie de nombreux chefs d’état, politiques et chefs d’entreprises internationaux, est venu 16 fois en Amérique du Sud et est considéré par les spécialistes du sujet comme l’un des présidents américains les plus calés en géopolitique ». Certes, Biden a proclamé la fin du repli initié par Trump, et le retour au multilatéralisme, mais n’a donné aucune précision concrète sur sa politique future dans ce domaine. La bonne volonté, conclut Ines Capdevilla dans son article, confirmée par le retour dans l’Accord de Paris sur le climat et dans l’Organisation mondiale de la santé, ne suffira pas à faire oublier que Biden, au moins dans un premier temps, aura à s’occuper de problèmes aussi aigus que bien plus internes, et n’aura pas forcément beaucoup de temps à consacrer au reste du monde.

Biden et l’administration péroniste

          En bon anti-kirchner militant, Clarín souligne dès son premier sous-titre que Biden n’a pas de bons souvenirs du kirchnerisme, du temps de sa vice-présidence avec Obama. Le quotidien consacre quatre paragraphes à en rappeler les différents épisodes, de la confiscation par les Argentins de matériel militaire étatsunien en 2011 à la dénonciation des Etats-Unis par l’Argentine devant la Cour Internationale de Justice pour un conflit financier, en passant par le rapprochement avec l’Iran impulsé par la présidente Cristina Kirchner, et les accusations à peine voilées de cette dernière sur un possible attentat des services étatsuniens contre sa personne. Néanmoins, le quotidien anti-péroniste ne se montre pas trop pessimiste quant aux futures relations entre les deux pays, soulignant le pragmatisme de Biden, mais il souligne que tout dépendra, en réalité, de l’attitude du gouvernement argentin. Un des problèmes persistant est bien entendu la relation entretenue par l’administration péroniste avec le gouvernement vénézuélien, jugée bien trop bienveillante par les nord-américains. Un autre, mentionné également par Pagina/12 (Voir plus haut), est celui de la négociation de la dette argentine avec le FMI : pour Clarín, la balle est dans le camp de l’Argentine, c’est à elle de proposer un plan de remboursement viable, que les Etats-Unis pourront alors soutenir auprès de l’organisme international.

Ne pas se faire trop d’illusions

          Il ne faut pas se faire trop d’illusions, indique pourtant Atilio Boron dans Pagina/12, dans un article néanmoins très orienté, mettant l’accent sur les biais impérialistes de la nouvelle administration.
          L’arrivée d’Obama avait suscité de nombreux espoirs, mais sa politique, dit Boron, avait déçu, notamment dans sa gestion de l’après crise de 2008, plus favorable aux puissances d’argent qu’aux gens modestes. Certes, indique l’auteur, Biden arrive avec un gouvernement nettement plus diversifié que celui de Trump, essentiellement constitué de «mâles blancs». Mais la diversité, ethnique et culturelle, n’empêche pas les membres de cette nouvelle administration d’être tout aussi liés au «grand capital».
          Le nouveau titulaire du Département d’Etat, Anthony Blinken, est «un faucon modéré, mais un faucon tout de même», qui a soutenu l’invasion de l’Irak en 2003 et l’intervention en Lybie. Son adjointe Victoria Nuland, très active sur le Maidan en Ukraine en 2014, avait envoyé promener l’Ambassadeur des Etats-Unis en personne lorsque celui-ci lui avait signalé le désaccord de l’Union Européenne avec la destitution de Victor Yanukovich d’un cinglant « Fuck the European Union ».
          Le ministre de la Défense Lloyd Austin quant à lui était jusqu’à très récemment membre du directoire de Raytheon, un des géants du complexe militaro-industriel, et sociétaire d’un fond d’investissement consacré à le vente d’équipements militaires.
          Difficile avec ce genre de personnel, conclut Boron, d’être très optimiste quant à une diminution à venir des tensions internationales. Malgré tout, Clarín veut croire qu’après un an de relations extrêmement difficiles entre l’Argentine d’Alberto Fernández et les Etats-Unis de Donald Trump, très proche de l’ancien président Mauricio Macri, des discussions positives puissent reprendre assez rapidement entre les deux pays.

          Les Etats-Unis ont toujours considéré l’Amérique Latine comme son «arrière-cour», et n’a jamais renoncé à tenter d’influer, directement ou indirectement, sur son cours politique et économique. Il est assez peu probable qu’on puisse s’attendre à de grands changements dans ce domaine avec le nouveau président. Au contraire. « America is back » est une formule à double-tranchant, surtout en Amérique du Sud, où l’histoire des relations avec le cousin du nord a toujours été pour le moins tumultueuse.

Promulgation de la loi sur l’avortement

         

La loi promulguée par le Président

      C’est officiel : l’avortement est désormais légal en Argentine. Le Président Alberto Fernández vient de signer la promulgation de la loi qui établit notamment (Article 4 de la loi) que «Les femmes et les personnes d’autres genres en capacité de procréer ont le droit de décider et d’accéder à l’interruption volontaire de leur grossesse jusqu’à la limite de 14 semaines maximum du processus en cours». La loi stipule également que la personne qui en fait la demande doit être prise en charge dans les 10 jours suivant sa déclaration.
          Assez curieusement, cette nouvelle pourtant importante ne fait pas outre mesure la une des journaux argentins aujourd’hui 15 janvier. Il est vrai que cette loi, le Parlement l’a votée il y a déjà plus de deux semaines (30 décembre 2020). La loi entrera en application à partir du 23 janvier 2021, date de sa publication au journal officiel.
          Parallèlement, est promulgué également la loi dite « des mille jours », mettant en place un dispositif d’assistance et de suivi sanitaire durant la grossesse et après l’accouchement, ainsi que tout au long de la petite enfance.
          L’information n’apparait en première page ni de La Nación ni de Clarín, deux quotidiens dont le lectorat est naturellement plutôt opposé à l’avortement.
          Pagina/12 en revanche en fait un titre important, de même que le Diario Popular, qui met en avant la satisfaction du Président d’avoir tenu sa parole et réalisé ce point important de son programme. Selon Alberto Fernández, la société vient de faire «un pas important pour que la société soit plus juste et plus égalitaire envers les femmes», ajoutant qu’il se sentait heureux «d’en finir avec le patriarcat». «Avec la promulgation de la loi sur l’avortement» dit le quotidien, «L’Argentine s’inscrit comme un des pays les plus avancé socialement d’Amérique Latine, une région où le droit à l’avortement est inexistant ou fortement limité dans la plupart des pays».

Qui sommes-nous ?

         08/05/2021. Argentine Céleste profite de la levée des restrictions de déplacement inter-régions pour prendre quelques jours de vacances et aller respirer un peu l’air marin ! (Bah non, pas à Mar del Plata, quand même, hein !) A très bientôt !

*

          Notre premier contact avec l’Argentine n’est pas très ancien : il date de douze ans. En 2008, nous avons posé pour la toute première fois nos valises dans le hall de l’aéroport d’Ezeiza. Tout « aéroport international » qu’il soit, il est plutôt petit. C’est pourtant celui d’une capitale de près de quinze millions d’habitants. Mais il est vrai que l’Argentine n’est pas (encore) une des destinations les plus prisées du tourisme de masse. Heureusement. Elle le deviendra, quand hélas le monde se sera aperçu que ce pays est probablement l’un des plus beaux de sa liste. 3500 kilomètres de la frontière bolivienne à Ushuaia, 1500 au point le plus large entre l’ouest et l’est, lui offrent une variété de paysages dont jouissent bien peu de pays sur la planète. Des régions tropicales humides  de Misiones et de Formosa aux vastes espaces de la steppe Patagonienne, du Parc National des glaciers aux quebradas désertiques du Nord-ouest, des plaines de La Pampa aux vignobles de Mendoza et de Cafayate, des plages de Mar del Plata au sanctuaire des baleines que constitue la péninsule de Valdés l’Argentine présente à peu près, en un seul pays, tous les visages du monde.

Le mont Fitz-Roy, el Chaltén, Patagonie – Photo PV

          C’est aussi, comme tous ses voisins américains, un pays colonial, presque entièrement vidé de ses habitants d’origine, d’abord par le « découvreur » espagnol, puis, au XIXème siècle, après l’indépendance, par les nouveaux maitres du territoire. Un territoire largement conquis par la force militaire et l’appétit des nouveaux colons : la plus grande vague migratoire, essentiellement européenne, a eu lieu à la fin du XIXème et au début du XXème. L’Argentine est ainsi probablement le pays d’Amérique latine où subsiste le plus petit nombre de représentants des peuples premiers.
          Cette histoire coloniale commence en 1536, avec la première fondation de Buenos Aires, alors appelée « Santa María del Buen Ayre » par le navigateur Pedro de Mendoza, au service du roi d’Espagne Carlos V. Quatre ans auparavant, l’autre conquistador Francisco Pizarro avait vaincu l’empire inca au Pérou. L’Empire espagnol, dont les bases avaient été jetées, dans les actuelles îles caribéennes, par Christophe Colomb en 1492, commençait de s’étendre vers le sud.
          Les Argentins, descendant à la fois des premiers conquérants espagnols et de leurs successeurs venus de multiples pays d’Europe, ont conquis leur indépendance vis-à-vis de la mère partie espagnole en deux temps : 1810 et 1816. Depuis, l’Argentine s’est installée comme un des pays phares de l’Amérique latine, politiquement et économiquement. Mais son histoire post-coloniale est complexe, secouée de nombreuses crises, révolutions, dictatures militaires, entrecoupées de périodes de paix et de prospérité qui lui ont laissé entrevoir la possibilité, hélas jamais confirmée, de devenir un des pays les plus riches et les plus influents du monde. C’est aujourd’hui un pays au contraire très inégalitaire économiquement, très divisé politiquement, et qui semble ne pas être conscient des richesses extraordinaires dont il dispose, qu’il ne parvient pas à mettre en valeur avec profit. Nombre d’Argentins s’en rendent compte, et se désespèrent : ce pays parviendra-t-il un jour à surmonter ses divisions et à travailler dans un même sens ?

Dans le Nord-ouest argentin – Photo PV

          C’est à ce pays à la fois magnifique, compliqué et riche d’opportunités auquel ce blog est entièrement consacré, avec l’espoir de vous le faire découvrir et plus encore, vous le faire aimer. Mais attention : il est avant tout, et compte bien le rester, un refuge d’amoureux. C’est en amoureux, mais lucides, que nous aborderons ici des domaines aussi variés que l’actualité, l’histoire, la géographie et la culture argentines. C’est aussi un regard extérieur que nous lui porterons et pour cause : nous ne sommes pas Argentins. Et nous ne sommes ni historiens, ni géographes, ni politologues, ni journalistes. Simplement, des passionnés désirant partager leur passion, et, modestement, faire connaitre ce pays et cette nation qu’ils aiment, et, qui sait, donner l’envie d’aller les découvrir de plus près. Mettre ce beau pays à la portée de tous, parce qu’il mérite qu’on s’y intéresse.

Texte alt Puente de la MujerPuente de la Mujer, Puerto Madero, Buenos AiresPhoto PV

1880-1910 : la grande vague d’immigration

LES ARGENTINS DESCENDENT… DES BATEAUX (1)

          On l’a vu dans l’article précédent sur les successives «conquêtes du désert» menées entre 1820 et 1879, la jeune république argentine a vite été confrontée au besoin de peupler ses nouveaux territoires pour y développer son économie, notamment agricole. L’idée étant d’attirer, pour remplacer les peuples originaires presque définitivement éradiqués, de plus en plus d’Européens, provenant, eux, de pays «civilisés».
          En 1876, le gouvernement de Nicolás Avellaneda promulgue une loi visant à promouvoir une politique d’immigration et de colonisation. Une grande campagne est orchestrée en Europe en direction des potentiels aventuriers désireux de fuir la pauvreté, mais aussi, pour certains, d’échapper au service militaire dans leur pays, et également de réaliser le rêve de progrès social et économique que laisse entrevoir la création de nouvelles nations outre-Atlantique. On leur offre le billet du voyage, et on leur promet travail et logement à l’arrivée.
          Les candidats vont se bousculer, surtout entre 1880 et 1910, dates repères de la plus grande vague d’immigration qu’aura connue l’Argentine. Contrairement aux attentes des dirigeants Argentins, qui rêvaient d’attirer des Européens du nord, censés être plus «civilisés», ils viennent essentiellement des pays les plus pauvres d’Europe : des Espagnols, bien sûr, immigrés «naturels» en quelque sorte, mais aussi de très nombreux Italiens, et des Européens de l’est, Russes, Balkaniques, Polonais… Pas mal de Français dans le lot également, en grande majorité Basques. (On retrouve pléthore de noms de famille basques en Argentine, d’ailleurs, qu’ils soient issus de l’Euskadi du sud ou du nord. Certains ont même dirigé le pays, comme Hipólito Irigoyen, José Félix Uriburu ou Pedro Aramburu).
          Pour la plupart, ce sont d’abord des hommes, plutôt jeunes : entre 15 et 30 ans. Des familles avec enfants, également. Entre 1881 et 1914, on va en compter 4 200 000 ! Parmi ceux-ci, donc, 2 000 000 d’Italiens (quand même !), 1 400 000 Espagnols, et 170 000 Français. Ceci permet de mieux comprendre une particularité toute argentine, qu’on ne retrouve chez aucun autre de ses voisins : une « italianité » très prononcée, à la fois dans la culture et dans le parler (Cette importante influence italienne fera l’objet d’un autre article, c’est promis !).
          En dépit des promesses alléchantes, la réalité n’est pas aussi rose qu’annoncée pour les nouveaux arrivants. L’accaparement des richesses par la haute bourgeoisie «agricole» ne laisse que des miettes aux petits paysans venus d’Europe, qui pour la plupart se retrouvent à devoir s’engager comme ouvriers, «peón» comme on les appelle. Ou, au mieux, locataires de leurs parcelles de terre. Les immigrés s’aperçoivent que les inégalités restent fortes ici aussi, et que l’ascenseur social est tout aussi en panne qu’en Europe. Certains se découragent et rentrent au pays, mais la plupart finit par s’enraciner, bon gré mal gré, en gardant l’espoir de pouvoir un jour changer sa situation par un travail acharné.
          Ceux qui restent s’installent dans un premier temps dans les grandes villes, dans l’attente de réunir assez d’argent pour pouvoir ensuite acheter un peu de terrain dans les faubourgs et améliorer ainsi leurs conditions de vie.

CONVENTILLOS

          C’est que, dans les grandes villes, ce n’est guère folichon. On est loin du paradis promis par les publicités. Les nouveaux arrivants, fraichement débarqués des bateaux (Un refrain dit d’ailleurs à ce propos : «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas. Les Argentins, eux, descendent… des bateaux !» Voir note 1 en bas) se voient offrir deux ou trois nuits d’hôtel, avant d’être livrés à eux-mêmes. Attention, hein. Quand on parle d’hôtel, on ne parle pas du Ritz ou du Majestic. Mais d’un hôtel spécialement dédié aux migrants, et qui ressemble bien davantage à un dortoir collectif ! Visite d’une chambre :

Photo DP (Commons wikimedia)

          A la sortie, la plupart se retrouvent alors dans les «conventillos». Ils se ressemblent tous, quelque soit le quartier ou la ville. Un «patio» (plus ou moins grande cour intérieure) entouré par trois ou quatre bâtiments. Une galerie courant le long de ces bâtiments d’un ou deux étages. Des appartements exigus : généralement, une seule pièce, entre 12 et 15 m². Chaque appartement accueille quatre ou cinq personnes. La cuisine se fait généralement en commun, dans le patio. Promiscuité garantie : entassement, bruit, manque d’hygiène. Pas de douche, un nombre de toilettes ridicule rapporté au nombre d’habitants du lieu. C’est humide l’hiver, étouffant l’été, insalubre toute l’année. Malgré cela, c’est loin d’être gratuit : louer un réduit dans un des ces conventillos peut coûter jusqu’à huit fois le prix d’un équivalent plus décent à Paris ou à Londres. Les marchands de sommeil prospéraient déjà largement à l’époque.

Photo DP – Commons wikimedia

          Il faut bien dire que les grandes villes, Buenos Aires en tête, n’étaient absolument pas préparées à un tel apport de population. Pensez : entre 1869 et 1914, les urbains vont passer de 27% à 53% du total de la population nationale ! Une population qui bondit dans ce même laps de temps de moins de 2 millions à plus de 8 millions d’habitants ! Une multiplication par quatre en quarante ans, qui prend de court une administration qui n’a pas su, pas pu, ou pas voulu, anticiper. Elle s’y met néanmoins, stimulée par le bond parallèle de l’économie. Dame : cette croissance démographique suscite de nouveaux besoins, qui accélèrent à leur tour la production de biens nouveaux (notamment d’équipements et de services), et donc, en conséquence logique, favorisent la création d’emplois et le développement des infrastructures, du transport public, du secteur de l’énergie, de l’industrie et de l’artisanat, etc…
          Mais le logement reste le point noir au milieu de toute cette croissance rapide. Conscient des problèmes criants dans ce domaine, l’État cherche des solutions. Il pourrait se lancer dans la construction, et proposer lui-même des logements sociaux, plus accessibles à la population des classes défavorisées qui s’entasse dans les conventillos, mais les propriétaires de ceux-ci crient à la concurrence déloyale, et bloquent d’autant plus facilement toute initiative publique dans ce domaine que le gouvernement leur est proche et reste à leur écoute. Ils parviendront même à repousser des mesures de salubrité publique aussi élémentaires que l’obligation d’offrir des toilettes séparées pour femmes et hommes, ou un minimum d’une douche pour 10 personnes. Paralysé, l’État fera au moins en sorte d’améliorer le réseau de distribution d’eau potable, et ouvrira des parcs publics à proximité des quartiers à conventillos, afin que familles et enfants puissent trouver un peu de nature hors de leurs taudis.
          Maigre contrepartie, car à l’intérieur, la situation est critique : malnutrition, maladie, aggravée par les conditions économiques dont souffrent les immigrés pauvres : bas salaires, chômage, difficultés d’insertion dans une société créole relativement fermée. Au début du XXème siècle, cela débouche sur des conflits sociaux de plus en plus nombreux et violents. Les gouvernements de Julio A. Roca (1898-1904), puis de Manuel Quintana et José Figueroa Alcorta (1904-1910) réagissent par une répression féroce, allant même, pour bâillonner les immigrés les plus virulents, jusqu’à promulguer une «Loi de résidence», permettant d’expulser du pays tout immigré coupable de nuire à l’ordre public, ou engagé politiquement. L’augmentation des loyers des conventillos, approuvée par le gouvernement d’Alcorta, va finir de mettre le feu aux poudres. Les locataires d’un conventillo du quartier populaire de Barracas décident de faire la grève des loyers. Trois jours plus tard, ils sont rejoints par ceux de 500 autres conventillos. Au lieu de remettre l’argent des loyers aux représentants des propriétaires, ils leur font passer des listes de revendications, réclamant notamment des améliorations sanitaires, une réduction de 30% des loyers ainsi que la suppression du dépôt de garantie équivalent à trois mois de loyer exigé à l’entrée dans l’appartement. En septembre 1907, les conventillos en grève atteignent le nombre de 2000 à travers tout le pays, jusqu’à des villes aussi éloignées de Buenos Aires que Mendoza ou Córdoba. Malgré les ordres d’expulsion délivrés par les propriétaires, les locataires tiennent bon. Les hommes devant continuer de travailler pour assurer l’économie des ménages, ce sont surtout les femmes et les enfants qui manifestent, au cours des fameuses «marches des balais», durant lesquelles les enfants vont de conventillo en conventillo pour rameuter de nouveaux grévistes. Ceux-ci reçoivent également le soutien des partis de gauche et des mouvements anarchistes, et le mouvement se durcit, toujours plus fortement réprimé par la police. Ce qui devait arriver arrive : le 23 octobre, dans un conventillo du quartier de San Telmo, un jeune manifestant de 15 ans est tué, et plusieurs autres blessés.

Expulsion dans un conventillo – 1907 – Photo DP (Commons wikimedia)

          A la suite de ces événements dramatiques, les propriétaires feront quelques concessions à la marge, mais de nombreux locataires seront néanmoins délogés manu-militari, dont un bon nombre expulsés du pays en vertu de la Loi de résidence. Mi-décembre 1907, le mouvement est finalement éteint. Sans que les habitants n’aient obtenu grand-chose. Au contraire : début 1908, la vie dans les conventillos semble s’être encore dégradée. Il faudra encore attendre des années, et la fin du règne sans partage des conservateurs du Parti Autonomiste National, pour que l’État se penche sérieusement sur le problème de l’intégration des immigrés et en améliore les conditions de vie.

(1) Cette formule, largement reprise pour décrire l’immigration argentine, fait naturellement polémique, dans la mesure où elle tend à minorer, voire même à nier, l’existence préalable de peuples indigènes avant la colonisation. Elle est donc à prendre au second degré, simplement pour illustrer le fait que l’Argentine est sans doute le pays sud-américain qui a été la destination la plus prisée par les immigrants du monde entier. Voir par exemple cet article du quotidien La Nación le 11 juin 2021 : le président de la république argentine avait été durement critiqué pour l’avoir utilisée.

La conquête du désert

         

Steppe en Patagonie – Photo Claudio Daniel Muro – Domaine public – CC

          A l’arrivée des Espagnols, à la fin du XVème siècle, on comptait environ 2 millions d’autochtones en Amérique du sud, pour la plupart venus d’Asie et d’Océanie au fil du temps, par le détroit de Bering et l’Amérique du nord.
Les Espagnols ont toujours entretenu des relations plutôt violentes avec ces populations, se considérant un devoir de civilisateurs venus les sortir de leur état de « barbares ». Les conquistadores s’étaient donc fixé trois missions essentielles : soumettre, assimiler, évangéliser. D’où la grande importance des militaires et des représentants de l’Église dans le processus de conquête, qui, face aux résistances des indiens, s’est rapidement transformé en processus d’extermination de la grande majorité des populations, et de la négation des droits des survivants, considérés comme infrahumains.
          La prise d’indépendance progressive des territoires sud-américains va néanmoins un peu pacifier l’ambiance, en raison du progressisme relatif des créoles indépendantistes prenant peu à peu le pouvoir. C’est ainsi qu’en 1810 en Argentine, sous l’égide de Mariano Moreno, un des principaux dirigeants de la Révolution de Mai qui a conduit à la première autonomie de l’Argentine, six ans avant l’indépendance, la politique tendra davantage à l’assimilation de ces populations, plutôt qu’à leur éradication, comme il était de mise jusqu’à alors. En 1819, des accords seront même scellés avec par exemple les indiens Ranqueles, afin de constituer un front commun contre l’Espagnol (Pacte de Leuvucó). Mais à partir de 1820, les impératifs économiques vont de nouveau changer la donne.

1ères campagnes du désert : 1820-1829

          En effet, la principale source de revenus pour l’Argentine indépendante, c’est le secteur agro-exportateur, porté essentiellement par l’élevage, d’où sont tirés cuirs et viandes séchées pour être exportés ensuite vers l’Europe. D’où le besoin, d’une part, de gagner toujours plus de terres agricoles, notamment en direction du sud et de la Patagonie, et d’autre part, de s’approprier les grandes salines – le sel est un ingrédient essentiel pour la conservation des viandes – qui se trouvent en territoire indigène.
          C’est dans ce but qu’en 1820, le gouverneur de Buenos Aires, Martín Rodriguez, va lancer ce qui constituera la première des Campagnes du désert, qui va durer deux ans. Arrêtons-nous un peu. Oui, car cela peut paraître un brin curieux de se lancer à la conquête d’un désert, quand on cherche au contraire à trouver de bonnes terres cultivables, ou de grandes prairies. Rassurez-vous, nos vaillants militaires ne partent pas à la chasse au sable et aux cailloux. Désert n’est rien d’autre qu’une façon de parler. Et surtout, de se donner bonne conscience. En laissant penser que sur les terres en question, il n’y a pas âme qui vive. Des terres « désertes », donc. Vides. Qui ne demandent qu’à être peuplées par de braves colons, travailleurs, bons chrétiens, parlant la bonne langue, bref : civilisés. La meilleure façon d’effacer d’un mot les premiers occupants : ils n’existent pas.
          Ils existent pourtant bien la preuve : Martín Rodriguez parle de les exterminer à longueur de discours. Passons.
          En 1826, Bernardino Rivadavia, premier président officiel de ce qu’on n’appelait pas encore l’Argentine mais les « Provinces-Unies », continue le travail. Il engage un ancien officier Prussien, Friedrich (Federico) Rauch, pour poursuivre et déloger les indiens. Son action exterminatrice fera passer la superficie conquise dans la région de La Pampa de 30 000 km² à 100 000 ! L’État pourrait distribuer ces terres entre l’ensemble des agriculteurs, petits et grands, mais en réalité, il préfère privilégier les plus gros. Question de solidarité de classe. C’est ainsi que 8 600 000 nouveaux hectares de terres conquises passent aux mains de seulement 538 propriétaires terriens. Les petits paysans, eux, devront donc se contenter d’en être les locataires, ou métayers (arrendatarios). Un certain « pli » est pris : une classe dominante de grands propriétaires terriens, souvent issus de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, met la main sur l’Argentine, et elle n’est pas près de la lâcher. Le drame argentin, celui d’un pays durablement dominé par une caste latifundiste, se met en place, pour très longtemps. Nous en reparlerons.

La conquête du désert – Tableau de J.M. BLanes (détail) – Photo DP

2ème Campagne : 1833-1864

          Cette campagne-là est impulsée par le gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas (celui-là même qui va prendre le pouvoir, en dictateur de fait, pendant 17 ans entre 1835 et 1852). Rosas confie les clés de cette nouvelle « aventure » indienne au caudillo Facundo Quiroga, qui est tout sauf un tendre et un raffiné. De toute façon, tout le monde la soutient, cette campagne : les Fédéralistes de Rosas, mais également les Unitaires qui s’opposent à lui par ailleurs. On a toujours besoin de plus de terres, d’une part, et après tout, massacrer les indiens, c’est faire triompher la civilisation sur la barbarie, comme l’écrira à peu près Domingo Sarmiento, ci-devant intellectuel de la génération 37, Unitaire convaincu et futur président de la république. Cette fois, la frontière avance jusqu’au fleuve Colorado. Une centaine de kilomètres au sud de l’actuelle Bahia Blanca, aux portes de la Patagonie.

3ème campagne : 1852-1874

          La Patagonie, justement. Des espaces gigantesques, et prometteurs. « Déserts », eux aussi, naturellement. Et sur lesquels on verrait bien paitre les ovins qui représentent un lucratif commerce avec les Anglais, qui ont tant besoin de matière première laineuse pour leur industrie textile. Un haut fonctionnaire évoquera même l’opportunité de « remplacer les indiens par des brebis » (Oui, parce qu’on a beau prétendre que les espaces sont déserts, on ne peut pas s’empêcher de mentionner la nécessité de les dépeupler).
          Domingo Sarmiento, dont on a parlé ci-dessus, préside l’Argentine de 1868 à 1874. Grand admirateur de la civilisation anglaise, pour lui, pas d’alternative : ou bien on impose une civilisation à l’européenne, ou bien on en reste à la barbarie. Il n’inclut pas les indiens dans son rêve d’Argentine moderne. Son successeur, Nicolás Avellaneda, est sur la même ligne, avec en plus des accointances plus serrées avec la grande bourgeoisie terrienne (à côté, Sarmiento, sorte de Jules Ferry Argentin, aurait pu passer pour un social-démocrate). Avellaneda poursuit « l’oeuvre » de Sarmiento, en lançant un vaste plan de recrutement d’immigrés européens, à travers la «Loi d’immigration et de colonisation». Une grande campagne publicitaire est lancée dans toute l’Europe : affiches et tracts promettent aux volontaires billet de bateau gratuit, et terres et travail à l’arrivée. Cela fonctionne à merveille, mais pour fournir les terres promises, il faut naturellement encore trouver de nouvelles surfaces disponibles. Une nouvelle offensive est lancée à cet effet, sous les ordres d’ Adolfo Alsina, ministre de la Guerre d’Avellaneda et ancien vice-président de Sarmiento. Cette offensive fera gagner 56 000 km² supplémentaires en direction du sud. Un dixième de la France, en superficie, quand même !

Domingo Faustino Sarmiento – Photo DP

4ème campagne : 1878-1879

          C’est la plus emblématique, et probablement la plus meurtrière. Elle est menée par un militaire, Julio Argentino Roca, successeur d’Alsina au poste de ministre de la guerre. Roca en tirera un immense bénéfice de célébrité : il sera élu président de la République deux fois : la première pour succéder à Avellaneda en 1880, la seconde en 1898.
          Pour cette nouvelle conquête, Roca dispose d’un budget important (1 600 000 pesos de l’époque), qui lui permet d’une part de considérablement moderniser l’armement de ses troupes, en les dotant notamment du nouveau fusil Remington, qui leur procure une capacité de feu et de portée inégalées, et d’autre part de faire installer un réseau de télégraphie améliorant les communications militaires. Le gouvernement compte sur la vente des terres nouvellement conquises pour récupérer cet investissement.

Julio Argentino Roca – Photo DP

          L’essentiel de la campagne se déroule de mars à juin 1879, et implique un total de 6000 soldats, pour combattre environ 20 000 indiens dont Roca lui-même dira qu’ils n’avaient pour armement que « lances, arcs et flèches primitifs ». La campagne se solde par le massacre de milliers d’indiens, et la réduction des survivants en quasi esclavage, auquel bien peu survivront, entre privations et maladies apportées par les conquérants.
          Au final, cette dernière campagne permettra aux gouvernements conservateurs successifs (le Parti Autonomiste National gardera le pouvoir sans discontinuer jusqu’en 1916) d’attribuer près de 42 millions d’hectares de terres à seulement 1800 propriétaires, au total, dont 6 millions à seulement 67 familles (la seule famille Martinez de Hoz en recevra pour sa part 2, 5 millions) ! S’attirant ainsi l’appui durable de la grande bourgeoisie terrienne, et renforçant le pouvoir militaire. Tout cela avec le soutien actif de l’Église catholique, qui voyait là également une œuvre missionnaire de civilisation des peuples indigènes. Un accaparement de richesses qui ne sera pas sans conséquence sur le destin politique et économique de l’Argentine, et marquera durablement les relations sociales à travers son histoire future.

Naissance d’une nation

           Ecusson de l’Argentine – Photo DP

          A partir de 1820, Buenos Aires profite de la paix revenue pour développer son économie, exportant de grandes quantités de cuirs et viandes séchées. Sa situation de port douanier lui confère une certaine suprématie économique vis-à-vis des autres provinces. Dispensée de troubles d’ordre militaire, elle en profite pour se développer territorialement vers le sud, aux dépens des indiens autochtones.
          Globalement, c’est l’économie de toutes les provinces qui profite de cette période d’accalmie, qui permet la reprise du commerce extérieur : les provinces de l’ouest vers le Chili, celles du nord vers la Bolivie, et Buenos Aires au-delà de l’Atlantique. Mais cela, au lieu de fortifier l’ensemble de l’union, alimente une ambiance de concurrence entre provinces. En 1824, celles-ci tentent de recoller les morceaux, en réunissant une assemblée pour rédiger une constitution commune. Mais la tentative avorte, pour deux problèmes majeurs. D’abord, le conflit ouvert avec le Brésil, qui mobilise les énergies. Il tient son origine dans la révolte de la province de la « Bande Orientale », qui a le soutien des Provinces-Unies, contre les ambitions territoriales brésiliennes. Après le blocus du port de Buenos Aires par les Brésiliens, le conflit se règle, à travers la médiation anglaise, par la création d’un nouvel état indépendant : La République orientale de l’Uruguay.            

          Ensuite, l’assemblée constituante se divise assez rapidement en deux tendances irréconciliables : les Unitaires, emmenés par Agüero et Bernardino Rivadavia, postulant pour un gouvernement central fort, ciment d’une souveraineté nationale, et les Fédéralistes, avec notamment Estanislao López, qui militent plutôt pour l’autonomie de chacune des provinces. Même si on trouve les Unitaires plutôt du côté de Buenos Aires et les Fédéralistes dans les provinces, il n’en reste pas moins qu’il y a de nombreuses exceptions, et que la ligne de partage n’est pas totalement géographique.

        

B. Rivadavia et E. López – Photos DP         

          La constitution dont la rédaction est achevée en 1826 n’entrera jamais en vigueur. Néanmoins, c’est dans celle-ci qu’apparait pour la première fois le terme de «République argentine». Malgré tout, avec la dissolution de la Constituante et le retour de l’armée après le conflit brésilien – une armée plutôt unitaire – le pays entre dans une véritable guerre civile. Quatre provinces tombent aux mains des Fédéralistes : Buenos Aires, Santa Fe, Entre Ríos et Corrientes. Les autres provinces restant dans l’escarcelle des Unitaires, conduits par le général José María Paz. Mais bientôt, les Fédéralistes finissent par imposer leur suprématie : toutes les provinces signent le pacte fédéral.
          Le paradoxe, c’est que malgré cette victoire fédéraliste, qui aurait dû profiter à l’autonomie souhaitée de chacune des provinces, le gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas, parvient à imposer son leadership sur l’ensemble, instaurant une dictature à partir de 1835. Une dictature néanmoins fortement contestée et combattue, par les Unitaires bien sûr, mais également par des Fédéralistes déçus, et surtout par les intellectuels dits de « la génération de 37 », comme les écrivains Juan Bautista Alberdi et Esteban Etchevarría (auteur du célèbre « El matadero », livre férocement anti-fédéraliste et anti-rosiste), ou le futur président de la république Domingo Sarmiento.
          Rosas intervient également dans les querelles internes de l’Uruguay, conflit que la France met à profit pour tenter une incursion en bloquant le port de Buenos Aires, entre 1838 et 1840. Sans grande conséquence, mais elle remettra le couvert, avec l’aide des Anglais, entre 1845 et 1847. A chaque fois, Rosas parvient à les repousser, ce qui lui assure une réelle aura dans le monde politico-diplomatique, aura qui rejaillit sur toute l’Argentine, désormais considérée et reconnue comme un pays indépendant et solidement gouverné.

Arrivée des bateaux anglais et français sur le Paraná- 1845 – Photo DP

          Mais Rosas va de nouveau s’attirer une forte opposition lorsqu’il interdit aux provinces la libre navigation sur les grands fleuves conduisant à l’Atlantique, concédant un énorme avantage au commerce extérieur portègne. Cette nouvelle opposition est désormais menée par José Manuel de Urquiza, et dégénère en conflit ouvert, avec pour apogée la bataille de Caseros, qui consacre en 1852 la victoire définitive d’Urquiza et l’exil de Rosas. Les provinces renoncent à leur autonomie et l’Argentine redevient une nation réellement unie. Ou presque. En effet, à Buenos Aires, d’anciens alliés d’Urquiza, qui craignent de voir surgir à travers lui un nouveau dictateur sur le modèle de Rosas, fondent le Parti libéral. C’est un nouveau schisme entre la capitale et les provinces, qui demeurent attachées à la Confédération argentine, quand Buenos Aires reprend son autonomie. La ville de Paraná devient la capitale officielle du pays encore une fois redessiné, avec à sa tête Urquiza. Une nouvelle constitution est promulguée en 1853, à Santa Fe.
          Néanmoins, tandis que Buenos Aires prospère grâce aux exportations de cuirs et de laines et à son système douanier, la Confédération, elle, est confrontée à de graves problèmes économiques, et le ressentiment à l’égard de l’ancienne capitale est très fort. En 1859, une nouvelle guerre éclate entre les deux camps. Les troupes d’Urquiza l’emportent à la bataille de Cepeda, et Buenos Aires est réintégrée dans la Confédération argentine. Mais la guerre n’en est pas terminée pour autant. Les combats se poursuivent encore deux ans, jusqu’à la bataille de Pavón, cette fois remportée par les troupes portègnes. Leur général, Bartolomé Mitre, devient officiellement président de la Confédération. S’asseyant sur la Constitution fédérale, Mitre prétend imposer un pays placé sous la tutelle de Buenos Aires.
          En 1865, Mitre signe le « Traité de la Triple Alliance » avec le Brésil et l’Uruguay. Il s’agit de mettre au pas le Paraguay, dont le système politique dérange. Cette guerre, longue, très impopulaire en Argentine, a des conséquences terribles. Le Paraguay, vaincu, en ressort brisé économiquement et démographiquement, ayant perdu une partie non négligeable de sa population masculine, et amputé de plusieurs morceaux de son territoire accaparés par les vainqueurs.
          Cette guerre scelle en Argentine l’émergence définitive d’une véritable armée nationale, et non plus un puzzle d’armées financées par les entités régionales. Sous les mandats présidentiels successifs de Domingo Sarmiento (1868-1874) et Nicolás Avellaneda (1874-1880), l’unité nationale se renforce, s’appuyant sur une économie en plein essor et tournée vers les échanges avec l’extérieur. C’est également le début des grandes vagues d’immigration venue d’Europe, qui vont grossir la population locale. En 1880, peu après l’élection de Julio Argentino Roca à la présidence de la nation, Buenos Aires redevient la Capitale officielle du pays. Cette fois, définitivement. Roca, continuant la conquête des territoires indiens entreprise en 1879 – la « Conquête du désert », comme on l’appelait et qui n’était pourtant rien d’autre qu’une spoliation de territoires déjà occupés au moyen d’un véritable génocide – va donner à l’Argentine les contours qu’elle possède à peu près aujourd’hui. Une autre histoire va pouvoir alors commencer : celle d’une Argentine enfin « solidifiée ».

Arrivée d’immigrants en Argentine, fin XIXème – Photo Mairie de Córdoba

San Martín et la traversée des Andes

 

Monument à San Martín – Mendoza – Photo DP

          On a vu dans un article précédent (9 juillet 1816, l’indépendance de l’Argentine) qui était San Martín et son importance dans la construction de l’Argentine libre. San Martín est LE grand « prócer » argentin, le grand homme de la nation, le libérateur, au même titre que Bolivar au Venezuela.
En réalité, il l’est également pour les Chiliens et les Péruviens : c’est lui qui a également contribué à la libération de ces territoires de la tutelle espagnole. On le verra, il a même un temps gouverné le Pérou enfin indépendant. Bref, c’est un personnage capital si on veut bien comprendre la chronologie des indépendances du cône sud.
Un de ses grands faits d’armes restera cependant, et de loin, la fameuse «traversée des Andes», en 1817. Geste héroïque s’il en fut : personne ne l’avait fait avant lui et son armée.

          Revenons au début. On s’en souvient, à son arrivée d’Espagne, en 1812, il a commencé par participer à l’éviction du premier triumvirat gouvernant l’Argentine pas encore tout a fait libérée de la tutelle coloniale. Pour le remplacer par un second triumvirat plus proche de ses idées, et de celles de ses compagnons de la «Loge Lautaro», société plus ou moins secrète fondée dans le but de favoriser les indépendances latino-américaines.
          En 1814, le Directeur suprême de ce second Trimuvirat, Gervasio Antonio de Posadas, le nomme Gouverneur de la région de Cuyo, dont la ville principale est Mendoza, au pied des Andes. San Martín avait déjà pris également en charge la direction de « l’armée du nord », en remplacement de Manuel Belgrano, un général qui avait subi deux lourdes défaites contre les royalistes en octobre et novembre 1813. C’est à Mendoza que San Martín va donc préparer sa périlleuse expédition.
          Jusque là, les diverses tentatives pour combattre les Espagnols et libérer le Pérou passaient toutes par le nord, jugé plus praticable. Le passage du nord, c’est-à-dire en passant par la région de Salta, puis le sud-ouest de l’actuelle Bolivie, qui faisait alors partie de ce qui était appelé «le Haut-Pérou». Mais en localisant les combats dans cette zone, aucune victoire décisive ne fut acquise par aucun des belligérants, remportant chacun et successivement des batailles : la situation était figée. D’où l’idée de San Martín d’essayer une nouvelle voie de conquête : le passage des Andes pour gagner le Pacifique et rejoindre par l’océan la capitale du Pérou, Lima. Pas du tout cuit, et même particulièrement gonflé, quand on connait l’altitude du massif montagneux. Il allait falloir compter avec le manque de chemins et d’oxygène sur le parcours. Sans compter qu’il fallait aussi traverser des territoires Mapuches !

          Pour toutes ces raisons, il faut deux ans à San Martín pour préparer son armée. D’abord, trouver de l’argent pour l’équiper (ce qu’il fera en taxant les commerçants et les propriétaires terriens, et en confisquant les biens des Espagnols frileux à soutenir l’indépendance), ensuite, entrainer les hommes en prévision des conditions extrêmes qu’ils allaient devoir affronter. Car il faut tout prévoir : des armes en quantité suffisante, des chevaux, de quoi fabriquer des ponts provisoires pour franchir rivières et précipices, du ravitaillement, un service de santé pourvu en hommes et en matériel, etc, etc…
          Bien décidé à ne pas se détourner de ses plans initiaux, San Martín se refusera même à reporter son opération pour revenir prêter main-forte au camp unitaire dans la guerre civile qui l’oppose aux fédéralistes d’Artigas et des provinces de la «Ligue des peuples libres» (Voir l’article précédent sur l’indépendance de l’Argentine). Rien ne pourra le détourner de son grand œuvre : la libération du Chili d’abord, puis du Pérou, ces deux territoires toujours aux mains des Espagnols.
          Enfin prête, l’Armée des Andes se met en route le 19 janvier 1817. Elle comprend 5000 hommes (dont 25 guides de montagne), 1600 chevaux et près de 10000 mules ! Pour tromper l’ennemi royaliste, San Martín divise ses forces : deux colonnes principales, l’une sous les ordres du général en chef lui-même, l’autre commandée par le Général Las Heras, mais l’astuce, c’est de prévoir également quatre colonnes secondaires, pour confondre l’ennemi et l’obliger à se diviser lui aussi. Ces colonnes secondaires se déploient bien plus au sud et au nord des deux principales, ouvrant ainsi un front de près de 2000 kilomètres, en gros, de l’actuelle Copiapo au nord à l’actuelle Talca au sud (du Chili). Tandis que San Martín et Las Heras, quant à eux, piquaient plein centre, en direction de Santiago. La tactique fonctionne d’autant mieux que le déploiement de forces royalistes sur une zone aussi étendue provoque en retour plusieurs mouvements favorables aux troupes révolutionnaires. Les royalistes sont pris en tenaille, ne sachant plus trop où concentrer leurs forces. En moins d’un mois, les deux colonnes principales font la jonction à Curimón, près de San Felipe, dans la vallée du fleuve Aconcagua. A moins de 100 kilomètres au nord de Santiago. Les forces royalistes se portent à leur rencontre, qui a lieu à Casas de Chacabuco et se solde par une nette victoire des troupes de San Martín. Nous sommes le 12 février 1817 : le gouverneur royaliste Casimiro Marco del Pont est capturé, et ses troupes se replient bien plus au sud, à Talcahuano, un petit port près de Concepción. Le 18, le général chilien Bernardo O’Higgins, qui faisait partie de la colonne de San Martín, est nommé directeur suprême de la «Patrie nouvelle». Un an plus tard, après une nouvelle bataille victorieuse contre les royalistes à Maipú (5 avril 1818) , le Chili deviendra une république indépendante.

          San Martín peut continuer son œuvre plus au nord, en direction du Pérou.

Les Andes à la frontière Chili-Argentine – Photo PV