Qui sommes-nous ?

         08/05/2021. Argentine Céleste profite de la levée des restrictions de déplacement inter-régions pour prendre quelques jours de vacances et aller respirer un peu l’air marin ! (Bah non, pas à Mar del Plata, quand même, hein !) A très bientôt !

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          Notre premier contact avec l’Argentine n’est pas très ancien : il date de douze ans. En 2008, nous avons posé pour la toute première fois nos valises dans le hall de l’aéroport d’Ezeiza. Tout « aéroport international » qu’il soit, il est plutôt petit. C’est pourtant celui d’une capitale de près de quinze millions d’habitants. Mais il est vrai que l’Argentine n’est pas (encore) une des destinations les plus prisées du tourisme de masse. Heureusement. Elle le deviendra, quand hélas le monde se sera aperçu que ce pays est probablement l’un des plus beaux de sa liste. 3500 kilomètres de la frontière bolivienne à Ushuaia, 1500 au point le plus large entre l’ouest et l’est, lui offrent une variété de paysages dont jouissent bien peu de pays sur la planète. Des régions tropicales humides  de Misiones et de Formosa aux vastes espaces de la steppe Patagonienne, du Parc National des glaciers aux quebradas désertiques du Nord-ouest, des plaines de La Pampa aux vignobles de Mendoza et de Cafayate, des plages de Mar del Plata au sanctuaire des baleines que constitue la péninsule de Valdés l’Argentine présente à peu près, en un seul pays, tous les visages du monde.

Le mont Fitz-Roy, el Chaltén, Patagonie – Photo PV

          C’est aussi, comme tous ses voisins américains, un pays colonial, presque entièrement vidé de ses habitants d’origine, d’abord par le « découvreur » espagnol, puis, au XIXème siècle, après l’indépendance, par les nouveaux maitres du territoire. Un territoire largement conquis par la force militaire et l’appétit des nouveaux colons : la plus grande vague migratoire, essentiellement européenne, a eu lieu à la fin du XIXème et au début du XXème. L’Argentine est ainsi probablement le pays d’Amérique latine où subsiste le plus petit nombre de représentants des peuples premiers.
          Cette histoire coloniale commence en 1536, avec la première fondation de Buenos Aires, alors appelée « Santa María del Buen Ayre » par le navigateur Pedro de Mendoza, au service du roi d’Espagne Carlos V. Quatre ans auparavant, l’autre conquistador Francisco Pizarro avait vaincu l’empire inca au Pérou. L’Empire espagnol, dont les bases avaient été jetées, dans les actuelles îles caribéennes, par Christophe Colomb en 1492, commençait de s’étendre vers le sud.
          Les Argentins, descendant à la fois des premiers conquérants espagnols et de leurs successeurs venus de multiples pays d’Europe, ont conquis leur indépendance vis-à-vis de la mère partie espagnole en deux temps : 1810 et 1816. Depuis, l’Argentine s’est installée comme un des pays phares de l’Amérique latine, politiquement et économiquement. Mais son histoire post-coloniale est complexe, secouée de nombreuses crises, révolutions, dictatures militaires, entrecoupées de périodes de paix et de prospérité qui lui ont laissé entrevoir la possibilité, hélas jamais confirmée, de devenir un des pays les plus riches et les plus influents du monde. C’est aujourd’hui un pays au contraire très inégalitaire économiquement, très divisé politiquement, et qui semble ne pas être conscient des richesses extraordinaires dont il dispose, qu’il ne parvient pas à mettre en valeur avec profit. Nombre d’Argentins s’en rendent compte, et se désespèrent : ce pays parviendra-t-il un jour à surmonter ses divisions et à travailler dans un même sens ?

Dans le Nord-ouest argentin – Photo PV

          C’est à ce pays à la fois magnifique, compliqué et riche d’opportunités auquel ce blog est entièrement consacré, avec l’espoir de vous le faire découvrir et plus encore, vous le faire aimer. Mais attention : il est avant tout, et compte bien le rester, un refuge d’amoureux. C’est en amoureux, mais lucides, que nous aborderons ici des domaines aussi variés que l’actualité, l’histoire, la géographie et la culture argentines. C’est aussi un regard extérieur que nous lui porterons et pour cause : nous ne sommes pas Argentins. Et nous ne sommes ni historiens, ni géographes, ni politologues, ni journalistes. Simplement, des passionnés désirant partager leur passion, et, modestement, faire connaitre ce pays et cette nation qu’ils aiment, et, qui sait, donner l’envie d’aller les découvrir de plus près. Mettre ce beau pays à la portée de tous, parce qu’il mérite qu’on s’y intéresse.

Texte alt Puente de la MujerPuente de la Mujer, Puerto Madero, Buenos AiresPhoto PV

1880-1910 : la grande vague d’immigration

LES ARGENTINS DESCENDENT… DES BATEAUX (1)

          On l’a vu dans l’article précédent sur les successives «conquêtes du désert» menées entre 1820 et 1879, la jeune république argentine a vite été confrontée au besoin de peupler ses nouveaux territoires pour y développer son économie, notamment agricole. L’idée étant d’attirer, pour remplacer les peuples originaires presque définitivement éradiqués, de plus en plus d’Européens, provenant, eux, de pays «civilisés».
          En 1876, le gouvernement de Nicolás Avellaneda promulgue une loi visant à promouvoir une politique d’immigration et de colonisation. Une grande campagne est orchestrée en Europe en direction des potentiels aventuriers désireux de fuir la pauvreté, mais aussi, pour certains, d’échapper au service militaire dans leur pays, et également de réaliser le rêve de progrès social et économique que laisse entrevoir la création de nouvelles nations outre-Atlantique. On leur offre le billet du voyage, et on leur promet travail et logement à l’arrivée.
          Les candidats vont se bousculer, surtout entre 1880 et 1910, dates repères de la plus grande vague d’immigration qu’aura connue l’Argentine. Contrairement aux attentes des dirigeants Argentins, qui rêvaient d’attirer des Européens du nord, censés être plus «civilisés», ils viennent essentiellement des pays les plus pauvres d’Europe : des Espagnols, bien sûr, immigrés «naturels» en quelque sorte, mais aussi de très nombreux Italiens, et des Européens de l’est, Russes, Balkaniques, Polonais… Pas mal de Français dans le lot également, en grande majorité Basques. (On retrouve pléthore de noms de famille basques en Argentine, d’ailleurs, qu’ils soient issus de l’Euskadi du sud ou du nord. Certains ont même dirigé le pays, comme Hipólito Irigoyen, José Félix Uriburu ou Pedro Aramburu).
          Pour la plupart, ce sont d’abord des hommes, plutôt jeunes : entre 15 et 30 ans. Des familles avec enfants, également. Entre 1881 et 1914, on va en compter 4 200 000 ! Parmi ceux-ci, donc, 2 000 000 d’Italiens (quand même !), 1 400 000 Espagnols, et 170 000 Français. Ceci permet de mieux comprendre une particularité toute argentine, qu’on ne retrouve chez aucun autre de ses voisins : une « italianité » très prononcée, à la fois dans la culture et dans le parler (Cette importante influence italienne fera l’objet d’un autre article, c’est promis !).
          En dépit des promesses alléchantes, la réalité n’est pas aussi rose qu’annoncée pour les nouveaux arrivants. L’accaparement des richesses par la haute bourgeoisie «agricole» ne laisse que des miettes aux petits paysans venus d’Europe, qui pour la plupart se retrouvent à devoir s’engager comme ouvriers, «peón» comme on les appelle. Ou, au mieux, locataires de leurs parcelles de terre. Les immigrés s’aperçoivent que les inégalités restent fortes ici aussi, et que l’ascenseur social est tout aussi en panne qu’en Europe. Certains se découragent et rentrent au pays, mais la plupart finit par s’enraciner, bon gré mal gré, en gardant l’espoir de pouvoir un jour changer sa situation par un travail acharné.
          Ceux qui restent s’installent dans un premier temps dans les grandes villes, dans l’attente de réunir assez d’argent pour pouvoir ensuite acheter un peu de terrain dans les faubourgs et améliorer ainsi leurs conditions de vie.

CONVENTILLOS

          C’est que, dans les grandes villes, ce n’est guère folichon. On est loin du paradis promis par les publicités. Les nouveaux arrivants, fraichement débarqués des bateaux (Un refrain dit d’ailleurs à ce propos : «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas. Les Argentins, eux, descendent… des bateaux !» Voir note 1 en bas) se voient offrir deux ou trois nuits d’hôtel, avant d’être livrés à eux-mêmes. Attention, hein. Quand on parle d’hôtel, on ne parle pas du Ritz ou du Majestic. Mais d’un hôtel spécialement dédié aux migrants, et qui ressemble bien davantage à un dortoir collectif ! Visite d’une chambre :

Photo DP (Commons wikimedia)

          A la sortie, la plupart se retrouvent alors dans les «conventillos». Ils se ressemblent tous, quelque soit le quartier ou la ville. Un «patio» (plus ou moins grande cour intérieure) entouré par trois ou quatre bâtiments. Une galerie courant le long de ces bâtiments d’un ou deux étages. Des appartements exigus : généralement, une seule pièce, entre 12 et 15 m². Chaque appartement accueille quatre ou cinq personnes. La cuisine se fait généralement en commun, dans le patio. Promiscuité garantie : entassement, bruit, manque d’hygiène. Pas de douche, un nombre de toilettes ridicule rapporté au nombre d’habitants du lieu. C’est humide l’hiver, étouffant l’été, insalubre toute l’année. Malgré cela, c’est loin d’être gratuit : louer un réduit dans un des ces conventillos peut coûter jusqu’à huit fois le prix d’un équivalent plus décent à Paris ou à Londres. Les marchands de sommeil prospéraient déjà largement à l’époque.

Photo DP – Commons wikimedia

          Il faut bien dire que les grandes villes, Buenos Aires en tête, n’étaient absolument pas préparées à un tel apport de population. Pensez : entre 1869 et 1914, les urbains vont passer de 27% à 53% du total de la population nationale ! Une population qui bondit dans ce même laps de temps de moins de 2 millions à plus de 8 millions d’habitants ! Une multiplication par quatre en quarante ans, qui prend de court une administration qui n’a pas su, pas pu, ou pas voulu, anticiper. Elle s’y met néanmoins, stimulée par le bond parallèle de l’économie. Dame : cette croissance démographique suscite de nouveaux besoins, qui accélèrent à leur tour la production de biens nouveaux (notamment d’équipements et de services), et donc, en conséquence logique, favorisent la création d’emplois et le développement des infrastructures, du transport public, du secteur de l’énergie, de l’industrie et de l’artisanat, etc…
          Mais le logement reste le point noir au milieu de toute cette croissance rapide. Conscient des problèmes criants dans ce domaine, l’État cherche des solutions. Il pourrait se lancer dans la construction, et proposer lui-même des logements sociaux, plus accessibles à la population des classes défavorisées qui s’entasse dans les conventillos, mais les propriétaires de ceux-ci crient à la concurrence déloyale, et bloquent d’autant plus facilement toute initiative publique dans ce domaine que le gouvernement leur est proche et reste à leur écoute. Ils parviendront même à repousser des mesures de salubrité publique aussi élémentaires que l’obligation d’offrir des toilettes séparées pour femmes et hommes, ou un minimum d’une douche pour 10 personnes. Paralysé, l’État fera au moins en sorte d’améliorer le réseau de distribution d’eau potable, et ouvrira des parcs publics à proximité des quartiers à conventillos, afin que familles et enfants puissent trouver un peu de nature hors de leurs taudis.
          Maigre contrepartie, car à l’intérieur, la situation est critique : malnutrition, maladie, aggravée par les conditions économiques dont souffrent les immigrés pauvres : bas salaires, chômage, difficultés d’insertion dans une société créole relativement fermée. Au début du XXème siècle, cela débouche sur des conflits sociaux de plus en plus nombreux et violents. Les gouvernements de Julio A. Roca (1898-1904), puis de Manuel Quintana et José Figueroa Alcorta (1904-1910) réagissent par une répression féroce, allant même, pour bâillonner les immigrés les plus virulents, jusqu’à promulguer une «Loi de résidence», permettant d’expulser du pays tout immigré coupable de nuire à l’ordre public, ou engagé politiquement. L’augmentation des loyers des conventillos, approuvée par le gouvernement d’Alcorta, va finir de mettre le feu aux poudres. Les locataires d’un conventillo du quartier populaire de Barracas décident de faire la grève des loyers. Trois jours plus tard, ils sont rejoints par ceux de 500 autres conventillos. Au lieu de remettre l’argent des loyers aux représentants des propriétaires, ils leur font passer des listes de revendications, réclamant notamment des améliorations sanitaires, une réduction de 30% des loyers ainsi que la suppression du dépôt de garantie équivalent à trois mois de loyer exigé à l’entrée dans l’appartement. En septembre 1907, les conventillos en grève atteignent le nombre de 2000 à travers tout le pays, jusqu’à des villes aussi éloignées de Buenos Aires que Mendoza ou Córdoba. Malgré les ordres d’expulsion délivrés par les propriétaires, les locataires tiennent bon. Les hommes devant continuer de travailler pour assurer l’économie des ménages, ce sont surtout les femmes et les enfants qui manifestent, au cours des fameuses «marches des balais», durant lesquelles les enfants vont de conventillo en conventillo pour rameuter de nouveaux grévistes. Ceux-ci reçoivent également le soutien des partis de gauche et des mouvements anarchistes, et le mouvement se durcit, toujours plus fortement réprimé par la police. Ce qui devait arriver arrive : le 23 octobre, dans un conventillo du quartier de San Telmo, un jeune manifestant de 15 ans est tué, et plusieurs autres blessés.

Expulsion dans un conventillo – 1907 – Photo DP (Commons wikimedia)

          A la suite de ces événements dramatiques, les propriétaires feront quelques concessions à la marge, mais de nombreux locataires seront néanmoins délogés manu-militari, dont un bon nombre expulsés du pays en vertu de la Loi de résidence. Mi-décembre 1907, le mouvement est finalement éteint. Sans que les habitants n’aient obtenu grand-chose. Au contraire : début 1908, la vie dans les conventillos semble s’être encore dégradée. Il faudra encore attendre des années, et la fin du règne sans partage des conservateurs du Parti Autonomiste National, pour que l’État se penche sérieusement sur le problème de l’intégration des immigrés et en améliore les conditions de vie.

(1) Cette formule, largement reprise pour décrire l’immigration argentine, fait naturellement polémique, dans la mesure où elle tend à minorer, voire même à nier, l’existence préalable de peuples indigènes avant la colonisation. Elle est donc à prendre au second degré, simplement pour illustrer le fait que l’Argentine est sans doute le pays sud-américain qui a été la destination la plus prisée par les immigrants du monde entier. Voir par exemple cet article du quotidien La Nación le 11 juin 2021 : le président de la république argentine avait été durement critiqué pour l’avoir utilisée.

La conquête du désert

         

Steppe en Patagonie – Photo Claudio Daniel Muro – Domaine public – CC

          A l’arrivée des Espagnols, à la fin du XVème siècle, on comptait environ 2 millions d’autochtones en Amérique du sud, pour la plupart venus d’Asie et d’Océanie au fil du temps, par le détroit de Bering et l’Amérique du nord.
Les Espagnols ont toujours entretenu des relations plutôt violentes avec ces populations, se considérant un devoir de civilisateurs venus les sortir de leur état de « barbares ». Les conquistadores s’étaient donc fixé trois missions essentielles : soumettre, assimiler, évangéliser. D’où la grande importance des militaires et des représentants de l’Église dans le processus de conquête, qui, face aux résistances des indiens, s’est rapidement transformé en processus d’extermination de la grande majorité des populations, et de la négation des droits des survivants, considérés comme infrahumains.
          La prise d’indépendance progressive des territoires sud-américains va néanmoins un peu pacifier l’ambiance, en raison du progressisme relatif des créoles indépendantistes prenant peu à peu le pouvoir. C’est ainsi qu’en 1810 en Argentine, sous l’égide de Mariano Moreno, un des principaux dirigeants de la Révolution de Mai qui a conduit à la première autonomie de l’Argentine, six ans avant l’indépendance, la politique tendra davantage à l’assimilation de ces populations, plutôt qu’à leur éradication, comme il était de mise jusqu’à alors. En 1819, des accords seront même scellés avec par exemple les indiens Ranqueles, afin de constituer un front commun contre l’Espagnol (Pacte de Leuvucó). Mais à partir de 1820, les impératifs économiques vont de nouveau changer la donne.

1ères campagnes du désert : 1820-1829

          En effet, la principale source de revenus pour l’Argentine indépendante, c’est le secteur agro-exportateur, porté essentiellement par l’élevage, d’où sont tirés cuirs et viandes séchées pour être exportés ensuite vers l’Europe. D’où le besoin, d’une part, de gagner toujours plus de terres agricoles, notamment en direction du sud et de la Patagonie, et d’autre part, de s’approprier les grandes salines – le sel est un ingrédient essentiel pour la conservation des viandes – qui se trouvent en territoire indigène.
          C’est dans ce but qu’en 1820, le gouverneur de Buenos Aires, Martín Rodriguez, va lancer ce qui constituera la première des Campagnes du désert, qui va durer deux ans. Arrêtons-nous un peu. Oui, car cela peut paraître un brin curieux de se lancer à la conquête d’un désert, quand on cherche au contraire à trouver de bonnes terres cultivables, ou de grandes prairies. Rassurez-vous, nos vaillants militaires ne partent pas à la chasse au sable et aux cailloux. Désert n’est rien d’autre qu’une façon de parler. Et surtout, de se donner bonne conscience. En laissant penser que sur les terres en question, il n’y a pas âme qui vive. Des terres « désertes », donc. Vides. Qui ne demandent qu’à être peuplées par de braves colons, travailleurs, bons chrétiens, parlant la bonne langue, bref : civilisés. La meilleure façon d’effacer d’un mot les premiers occupants : ils n’existent pas.
          Ils existent pourtant bien la preuve : Martín Rodriguez parle de les exterminer à longueur de discours. Passons.
          En 1826, Bernardino Rivadavia, premier président officiel de ce qu’on n’appelait pas encore l’Argentine mais les « Provinces-Unies », continue le travail. Il engage un ancien officier Prussien, Friedrich (Federico) Rauch, pour poursuivre et déloger les indiens. Son action exterminatrice fera passer la superficie conquise dans la région de La Pampa de 30 000 km² à 100 000 ! L’État pourrait distribuer ces terres entre l’ensemble des agriculteurs, petits et grands, mais en réalité, il préfère privilégier les plus gros. Question de solidarité de classe. C’est ainsi que 8 600 000 nouveaux hectares de terres conquises passent aux mains de seulement 538 propriétaires terriens. Les petits paysans, eux, devront donc se contenter d’en être les locataires, ou métayers (arrendatarios). Un certain « pli » est pris : une classe dominante de grands propriétaires terriens, souvent issus de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, met la main sur l’Argentine, et elle n’est pas près de la lâcher. Le drame argentin, celui d’un pays durablement dominé par une caste latifundiste, se met en place, pour très longtemps. Nous en reparlerons.

La conquête du désert – Tableau de J.M. BLanes (détail) – Photo DP

2ème Campagne : 1833-1864

          Cette campagne-là est impulsée par le gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas (celui-là même qui va prendre le pouvoir, en dictateur de fait, pendant 17 ans entre 1835 et 1852). Rosas confie les clés de cette nouvelle « aventure » indienne au caudillo Facundo Quiroga, qui est tout sauf un tendre et un raffiné. De toute façon, tout le monde la soutient, cette campagne : les Fédéralistes de Rosas, mais également les Unitaires qui s’opposent à lui par ailleurs. On a toujours besoin de plus de terres, d’une part, et après tout, massacrer les indiens, c’est faire triompher la civilisation sur la barbarie, comme l’écrira à peu près Domingo Sarmiento, ci-devant intellectuel de la génération 37, Unitaire convaincu et futur président de la république. Cette fois, la frontière avance jusqu’au fleuve Colorado. Une centaine de kilomètres au sud de l’actuelle Bahia Blanca, aux portes de la Patagonie.

3ème campagne : 1852-1874

          La Patagonie, justement. Des espaces gigantesques, et prometteurs. « Déserts », eux aussi, naturellement. Et sur lesquels on verrait bien paitre les ovins qui représentent un lucratif commerce avec les Anglais, qui ont tant besoin de matière première laineuse pour leur industrie textile. Un haut fonctionnaire évoquera même l’opportunité de « remplacer les indiens par des brebis » (Oui, parce qu’on a beau prétendre que les espaces sont déserts, on ne peut pas s’empêcher de mentionner la nécessité de les dépeupler).
          Domingo Sarmiento, dont on a parlé ci-dessus, préside l’Argentine de 1868 à 1874. Grand admirateur de la civilisation anglaise, pour lui, pas d’alternative : ou bien on impose une civilisation à l’européenne, ou bien on en reste à la barbarie. Il n’inclut pas les indiens dans son rêve d’Argentine moderne. Son successeur, Nicolás Avellaneda, est sur la même ligne, avec en plus des accointances plus serrées avec la grande bourgeoisie terrienne (à côté, Sarmiento, sorte de Jules Ferry Argentin, aurait pu passer pour un social-démocrate). Avellaneda poursuit « l’oeuvre » de Sarmiento, en lançant un vaste plan de recrutement d’immigrés européens, à travers la «Loi d’immigration et de colonisation». Une grande campagne publicitaire est lancée dans toute l’Europe : affiches et tracts promettent aux volontaires billet de bateau gratuit, et terres et travail à l’arrivée. Cela fonctionne à merveille, mais pour fournir les terres promises, il faut naturellement encore trouver de nouvelles surfaces disponibles. Une nouvelle offensive est lancée à cet effet, sous les ordres d’ Adolfo Alsina, ministre de la Guerre d’Avellaneda et ancien vice-président de Sarmiento. Cette offensive fera gagner 56 000 km² supplémentaires en direction du sud. Un dixième de la France, en superficie, quand même !

Domingo Faustino Sarmiento – Photo DP

4ème campagne : 1878-1879

          C’est la plus emblématique, et probablement la plus meurtrière. Elle est menée par un militaire, Julio Argentino Roca, successeur d’Alsina au poste de ministre de la guerre. Roca en tirera un immense bénéfice de célébrité : il sera élu président de la République deux fois : la première pour succéder à Avellaneda en 1880, la seconde en 1898.
          Pour cette nouvelle conquête, Roca dispose d’un budget important (1 600 000 pesos de l’époque), qui lui permet d’une part de considérablement moderniser l’armement de ses troupes, en les dotant notamment du nouveau fusil Remington, qui leur procure une capacité de feu et de portée inégalées, et d’autre part de faire installer un réseau de télégraphie améliorant les communications militaires. Le gouvernement compte sur la vente des terres nouvellement conquises pour récupérer cet investissement.

Julio Argentino Roca – Photo DP

          L’essentiel de la campagne se déroule de mars à juin 1879, et implique un total de 6000 soldats, pour combattre environ 20 000 indiens dont Roca lui-même dira qu’ils n’avaient pour armement que « lances, arcs et flèches primitifs ». La campagne se solde par le massacre de milliers d’indiens, et la réduction des survivants en quasi esclavage, auquel bien peu survivront, entre privations et maladies apportées par les conquérants.
          Au final, cette dernière campagne permettra aux gouvernements conservateurs successifs (le Parti Autonomiste National gardera le pouvoir sans discontinuer jusqu’en 1916) d’attribuer près de 42 millions d’hectares de terres à seulement 1800 propriétaires, au total, dont 6 millions à seulement 67 familles (la seule famille Martinez de Hoz en recevra pour sa part 2, 5 millions) ! S’attirant ainsi l’appui durable de la grande bourgeoisie terrienne, et renforçant le pouvoir militaire. Tout cela avec le soutien actif de l’Église catholique, qui voyait là également une œuvre missionnaire de civilisation des peuples indigènes. Un accaparement de richesses qui ne sera pas sans conséquence sur le destin politique et économique de l’Argentine, et marquera durablement les relations sociales à travers son histoire future.

Naissance d’une nation

           Ecusson de l’Argentine – Photo DP

          A partir de 1820, Buenos Aires profite de la paix revenue pour développer son économie, exportant de grandes quantités de cuirs et viandes séchées. Sa situation de port douanier lui confère une certaine suprématie économique vis-à-vis des autres provinces. Dispensée de troubles d’ordre militaire, elle en profite pour se développer territorialement vers le sud, aux dépens des indiens autochtones.
          Globalement, c’est l’économie de toutes les provinces qui profite de cette période d’accalmie, qui permet la reprise du commerce extérieur : les provinces de l’ouest vers le Chili, celles du nord vers la Bolivie, et Buenos Aires au-delà de l’Atlantique. Mais cela, au lieu de fortifier l’ensemble de l’union, alimente une ambiance de concurrence entre provinces. En 1824, celles-ci tentent de recoller les morceaux, en réunissant une assemblée pour rédiger une constitution commune. Mais la tentative avorte, pour deux problèmes majeurs. D’abord, le conflit ouvert avec le Brésil, qui mobilise les énergies. Il tient son origine dans la révolte de la province de la « Bande Orientale », qui a le soutien des Provinces-Unies, contre les ambitions territoriales brésiliennes. Après le blocus du port de Buenos Aires par les Brésiliens, le conflit se règle, à travers la médiation anglaise, par la création d’un nouvel état indépendant : La République orientale de l’Uruguay.            

          Ensuite, l’assemblée constituante se divise assez rapidement en deux tendances irréconciliables : les Unitaires, emmenés par Agüero et Bernardino Rivadavia, postulant pour un gouvernement central fort, ciment d’une souveraineté nationale, et les Fédéralistes, avec notamment Estanislao López, qui militent plutôt pour l’autonomie de chacune des provinces. Même si on trouve les Unitaires plutôt du côté de Buenos Aires et les Fédéralistes dans les provinces, il n’en reste pas moins qu’il y a de nombreuses exceptions, et que la ligne de partage n’est pas totalement géographique.

        

B. Rivadavia et E. López – Photos DP         

          La constitution dont la rédaction est achevée en 1826 n’entrera jamais en vigueur. Néanmoins, c’est dans celle-ci qu’apparait pour la première fois le terme de «République argentine». Malgré tout, avec la dissolution de la Constituante et le retour de l’armée après le conflit brésilien – une armée plutôt unitaire – le pays entre dans une véritable guerre civile. Quatre provinces tombent aux mains des Fédéralistes : Buenos Aires, Santa Fe, Entre Ríos et Corrientes. Les autres provinces restant dans l’escarcelle des Unitaires, conduits par le général José María Paz. Mais bientôt, les Fédéralistes finissent par imposer leur suprématie : toutes les provinces signent le pacte fédéral.
          Le paradoxe, c’est que malgré cette victoire fédéraliste, qui aurait dû profiter à l’autonomie souhaitée de chacune des provinces, le gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas, parvient à imposer son leadership sur l’ensemble, instaurant une dictature à partir de 1835. Une dictature néanmoins fortement contestée et combattue, par les Unitaires bien sûr, mais également par des Fédéralistes déçus, et surtout par les intellectuels dits de « la génération de 37 », comme les écrivains Juan Bautista Alberdi et Esteban Etchevarría (auteur du célèbre « El matadero », livre férocement anti-fédéraliste et anti-rosiste), ou le futur président de la république Domingo Sarmiento.
          Rosas intervient également dans les querelles internes de l’Uruguay, conflit que la France met à profit pour tenter une incursion en bloquant le port de Buenos Aires, entre 1838 et 1840. Sans grande conséquence, mais elle remettra le couvert, avec l’aide des Anglais, entre 1845 et 1847. A chaque fois, Rosas parvient à les repousser, ce qui lui assure une réelle aura dans le monde politico-diplomatique, aura qui rejaillit sur toute l’Argentine, désormais considérée et reconnue comme un pays indépendant et solidement gouverné.

Arrivée des bateaux anglais et français sur le Paraná- 1845 – Photo DP

          Mais Rosas va de nouveau s’attirer une forte opposition lorsqu’il interdit aux provinces la libre navigation sur les grands fleuves conduisant à l’Atlantique, concédant un énorme avantage au commerce extérieur portègne. Cette nouvelle opposition est désormais menée par José Manuel de Urquiza, et dégénère en conflit ouvert, avec pour apogée la bataille de Caseros, qui consacre en 1852 la victoire définitive d’Urquiza et l’exil de Rosas. Les provinces renoncent à leur autonomie et l’Argentine redevient une nation réellement unie. Ou presque. En effet, à Buenos Aires, d’anciens alliés d’Urquiza, qui craignent de voir surgir à travers lui un nouveau dictateur sur le modèle de Rosas, fondent le Parti libéral. C’est un nouveau schisme entre la capitale et les provinces, qui demeurent attachées à la Confédération argentine, quand Buenos Aires reprend son autonomie. La ville de Paraná devient la capitale officielle du pays encore une fois redessiné, avec à sa tête Urquiza. Une nouvelle constitution est promulguée en 1853, à Santa Fe.
          Néanmoins, tandis que Buenos Aires prospère grâce aux exportations de cuirs et de laines et à son système douanier, la Confédération, elle, est confrontée à de graves problèmes économiques, et le ressentiment à l’égard de l’ancienne capitale est très fort. En 1859, une nouvelle guerre éclate entre les deux camps. Les troupes d’Urquiza l’emportent à la bataille de Cepeda, et Buenos Aires est réintégrée dans la Confédération argentine. Mais la guerre n’en est pas terminée pour autant. Les combats se poursuivent encore deux ans, jusqu’à la bataille de Pavón, cette fois remportée par les troupes portègnes. Leur général, Bartolomé Mitre, devient officiellement président de la Confédération. S’asseyant sur la Constitution fédérale, Mitre prétend imposer un pays placé sous la tutelle de Buenos Aires.
          En 1865, Mitre signe le « Traité de la Triple Alliance » avec le Brésil et l’Uruguay. Il s’agit de mettre au pas le Paraguay, dont le système politique dérange. Cette guerre, longue, très impopulaire en Argentine, a des conséquences terribles. Le Paraguay, vaincu, en ressort brisé économiquement et démographiquement, ayant perdu une partie non négligeable de sa population masculine, et amputé de plusieurs morceaux de son territoire accaparés par les vainqueurs.
          Cette guerre scelle en Argentine l’émergence définitive d’une véritable armée nationale, et non plus un puzzle d’armées financées par les entités régionales. Sous les mandats présidentiels successifs de Domingo Sarmiento (1868-1874) et Nicolás Avellaneda (1874-1880), l’unité nationale se renforce, s’appuyant sur une économie en plein essor et tournée vers les échanges avec l’extérieur. C’est également le début des grandes vagues d’immigration venue d’Europe, qui vont grossir la population locale. En 1880, peu après l’élection de Julio Argentino Roca à la présidence de la nation, Buenos Aires redevient la Capitale officielle du pays. Cette fois, définitivement. Roca, continuant la conquête des territoires indiens entreprise en 1879 – la « Conquête du désert », comme on l’appelait et qui n’était pourtant rien d’autre qu’une spoliation de territoires déjà occupés au moyen d’un véritable génocide – va donner à l’Argentine les contours qu’elle possède à peu près aujourd’hui. Une autre histoire va pouvoir alors commencer : celle d’une Argentine enfin « solidifiée ».

Arrivée d’immigrants en Argentine, fin XIXème – Photo Mairie de Córdoba

San Martín et la traversée des Andes

 

Monument à San Martín – Mendoza – Photo DP

          On a vu dans un article précédent (9 juillet 1816, l’indépendance de l’Argentine) qui était San Martín et son importance dans la construction de l’Argentine libre. San Martín est LE grand « prócer » argentin, le grand homme de la nation, le libérateur, au même titre que Bolivar au Venezuela.
En réalité, il l’est également pour les Chiliens et les Péruviens : c’est lui qui a également contribué à la libération de ces territoires de la tutelle espagnole. On le verra, il a même un temps gouverné le Pérou enfin indépendant. Bref, c’est un personnage capital si on veut bien comprendre la chronologie des indépendances du cône sud.
Un de ses grands faits d’armes restera cependant, et de loin, la fameuse «traversée des Andes», en 1817. Geste héroïque s’il en fut : personne ne l’avait fait avant lui et son armée.

          Revenons au début. On s’en souvient, à son arrivée d’Espagne, en 1812, il a commencé par participer à l’éviction du premier triumvirat gouvernant l’Argentine pas encore tout a fait libérée de la tutelle coloniale. Pour le remplacer par un second triumvirat plus proche de ses idées, et de celles de ses compagnons de la «Loge Lautaro», société plus ou moins secrète fondée dans le but de favoriser les indépendances latino-américaines.
          En 1814, le Directeur suprême de ce second Trimuvirat, Gervasio Antonio de Posadas, le nomme Gouverneur de la région de Cuyo, dont la ville principale est Mendoza, au pied des Andes. San Martín avait déjà pris également en charge la direction de « l’armée du nord », en remplacement de Manuel Belgrano, un général qui avait subi deux lourdes défaites contre les royalistes en octobre et novembre 1813. C’est à Mendoza que San Martín va donc préparer sa périlleuse expédition.
          Jusque là, les diverses tentatives pour combattre les Espagnols et libérer le Pérou passaient toutes par le nord, jugé plus praticable. Le passage du nord, c’est-à-dire en passant par la région de Salta, puis le sud-ouest de l’actuelle Bolivie, qui faisait alors partie de ce qui était appelé «le Haut-Pérou». Mais en localisant les combats dans cette zone, aucune victoire décisive ne fut acquise par aucun des belligérants, remportant chacun et successivement des batailles : la situation était figée. D’où l’idée de San Martín d’essayer une nouvelle voie de conquête : le passage des Andes pour gagner le Pacifique et rejoindre par l’océan la capitale du Pérou, Lima. Pas du tout cuit, et même particulièrement gonflé, quand on connait l’altitude du massif montagneux. Il allait falloir compter avec le manque de chemins et d’oxygène sur le parcours. Sans compter qu’il fallait aussi traverser des territoires Mapuches !

          Pour toutes ces raisons, il faut deux ans à San Martín pour préparer son armée. D’abord, trouver de l’argent pour l’équiper (ce qu’il fera en taxant les commerçants et les propriétaires terriens, et en confisquant les biens des Espagnols frileux à soutenir l’indépendance), ensuite, entrainer les hommes en prévision des conditions extrêmes qu’ils allaient devoir affronter. Car il faut tout prévoir : des armes en quantité suffisante, des chevaux, de quoi fabriquer des ponts provisoires pour franchir rivières et précipices, du ravitaillement, un service de santé pourvu en hommes et en matériel, etc, etc…
          Bien décidé à ne pas se détourner de ses plans initiaux, San Martín se refusera même à reporter son opération pour revenir prêter main-forte au camp unitaire dans la guerre civile qui l’oppose aux fédéralistes d’Artigas et des provinces de la «Ligue des peuples libres» (Voir l’article précédent sur l’indépendance de l’Argentine). Rien ne pourra le détourner de son grand œuvre : la libération du Chili d’abord, puis du Pérou, ces deux territoires toujours aux mains des Espagnols.
          Enfin prête, l’Armée des Andes se met en route le 19 janvier 1817. Elle comprend 5000 hommes (dont 25 guides de montagne), 1600 chevaux et près de 10000 mules ! Pour tromper l’ennemi royaliste, San Martín divise ses forces : deux colonnes principales, l’une sous les ordres du général en chef lui-même, l’autre commandée par le Général Las Heras, mais l’astuce, c’est de prévoir également quatre colonnes secondaires, pour confondre l’ennemi et l’obliger à se diviser lui aussi. Ces colonnes secondaires se déploient bien plus au sud et au nord des deux principales, ouvrant ainsi un front de près de 2000 kilomètres, en gros, de l’actuelle Copiapo au nord à l’actuelle Talca au sud (du Chili). Tandis que San Martín et Las Heras, quant à eux, piquaient plein centre, en direction de Santiago. La tactique fonctionne d’autant mieux que le déploiement de forces royalistes sur une zone aussi étendue provoque en retour plusieurs mouvements favorables aux troupes révolutionnaires. Les royalistes sont pris en tenaille, ne sachant plus trop où concentrer leurs forces. En moins d’un mois, les deux colonnes principales font la jonction à Curimón, près de San Felipe, dans la vallée du fleuve Aconcagua. A moins de 100 kilomètres au nord de Santiago. Les forces royalistes se portent à leur rencontre, qui a lieu à Casas de Chacabuco et se solde par une nette victoire des troupes de San Martín. Nous sommes le 12 février 1817 : le gouverneur royaliste Casimiro Marco del Pont est capturé, et ses troupes se replient bien plus au sud, à Talcahuano, un petit port près de Concepción. Le 18, le général chilien Bernardo O’Higgins, qui faisait partie de la colonne de San Martín, est nommé directeur suprême de la «Patrie nouvelle». Un an plus tard, après une nouvelle bataille victorieuse contre les royalistes à Maipú (5 avril 1818) , le Chili deviendra une république indépendante.

          San Martín peut continuer son œuvre plus au nord, en direction du Pérou.

Les Andes à la frontière Chili-Argentine – Photo PV

Maradona

          Sidération en Argentine. Un dieu qui jusque là était vivant, ou à peu près, est mort. A 60 ans. Pile le même âge que son ancien ami Nestor Kirchner, l’ancien président. Pile dix ans après. Et pile le même jour (mais quatre ans plus tard) que son autre ancien ami Fidel Castro. Maradona a toujours eu le don de savoir bien tomber. A une semaine près, son but de la main contre l’Angleterre en quarts de finale de la coupe du monde 1986 (22 juin) venait marquer la fière vengeance de l’humiliation subie quatre ans plus tôt lors de la guerre des Malouines. (14 juin 1982)

          L’Argentine est en larmes. L’Argentine toute entière. On a beau chercher, fouiller la presse de ce jeudi 26 novembre, pas de voix discordante. De toute façon, comme dit Clarín, ce n’est pas seulement l’Argentine qui chiale le héros trop tôt disparu, mais le monde entier. Clarín a raison, d’ailleurs : depuis hier soir, nos radios et télés nationales, en France, tournent en boucle. Pour le Parisien, c’était une rock star avec un ballon. Pour L’Equipe, « L’Argentine pleure son Dieu » (avec majuscule). Libération reprend carrément une formule nietzschéenne : « Ainsi jouait Maradona ». France info y va elle aussi de son « Dieu du foot ». Et ainsi de suite. Un dieu. Ben oui, hein, la main qui lui a servi à battre les Anglais en 1986 n’était pas vraiment la sienne, mais celle de Dieu. Maradona était donc Dieu. Personnifié. Pelé, lui, qui n’a pas la chance d’être mort, n’aura jamais eu que le titre de roi. Messi, comme son nom l’indique, ne sera jamais qu’un représentant de Dieu, Beckenbauer restera Kaiser et Johan Cruyff devra à jamais se contenter du modeste titre de « Prince d’Amsterdam ».

          Remarquez, Dieu, c’est mieux que saint. Parce que c’est bien le paradoxe, avec Maradona. Si on ne lui mégote pas son titre divin, décerné à la quasi unanimité du monde entier, donc, (et quand on dit quasi, c’est pour se donner une dernière illusion de crédibilité néanmoins tout à fait dispensable dans ce cas), il y aurait sans doute un poil moins de monde pour lui accorder la sanctification. Faut vraiment être un footballeur pour mériter ainsi l’appellation de Dieu, mais pas celle de saint. Surtout dans un pays aussi catholique que l’Argentine.

          Catholique, Maradona l’était sans nul doute, mais pas forcément au sens orthodoxe du terme. Mais comme à tout bon catholique, même non confessé, on lui accorde tous les pardons du monde. Comme dit l’excellent Roberto Fontanarrosa, célèbre écrivain et dessinateur de BD, cité par La Nación, « Je me fiche de ce que Maradona a fait de sa vie, ce qui compte, c’est ce qu’il a fait de la mienne ». Quand un type suscite un tel amour, même de la part d’un homme aussi posé, intelligent et caustique que Roberto Fontanarrosa[1], au point de faire oublier tous ses côtés obscurs, on ne peut que soulever son chapeau au passage du cercueil. Maradona fait donc partie de ces gens qui, comme disait un supporter de Trump, « peuvent abattre un type au hasard dans la rue sans perdre une once de popularité ». Maradona restera à tout jamais au-dessus de toute avanie. La Nación et Clarín, tout à leur célébration, passent en chœur au-dessus des liens de l’idole avec le guevarisme, le castrisme, le chavisme, le madurisme, tout ce que ces journaux vomissent pourtant à longueur de colonnes. Les supporters de gauche vous insultent si vous osez mentionner ses autres liens, bien différents, avec la mafia calabraise, du temps de sa splendeur napolitaine. De toute façon, ce ne sont pas les hommes qui peuvent s’arroger le droit de pardonner à un dieu, n’est-ce pas ?

          Ce déchainement d’idolâtrie, on l’aura compris, nous laisse un tantinet pantois. Il en dit long sur ce que sont devenues nos sociétés, quand la mort d’un type dont le talent consistait à jongler avec un ballon et défrayer la chronique pendant et après sa glorieuse carrière par ses frasques et ses diverses addictions devient un événement planétaire, et que son nom devient celui d’une nouvelle divinité universelle.

          Une amie vient de nous envoyer le son du discours d’une certaine Margarita Pécaros. Une Cubaine. A Cuba aussi, la mort du dieu du foot est un séisme populaire. Emportée par son lyrisme, Margarita en vient à espérer que Maradonna et Dieu, en frères jumeaux enfin réunis, vont pouvoir désormais taper le ballon ensemble. Pourvu qu’un tir trop puissant, ou un dribble trop appuyé, ne réveille pas nos valeureux morts ordinaires de leur bienheureux sommeil.

[1] Auteur notamment de l’excellente chronique « Uno nunca sabe », chez Planeta.

8 novembre 2020

         VICTOIRE POUR JOE BIDEN : les réactions de la presse Argentine

          Pas de voix discordante en ce dimanche, à la une des six grands quotidiens en ligne d’Argentine : tout le monde annonce la victoire de Joe Biden comme définitive, actant l’élection de celui-ci comme 46ème président des Etats-Unis.
          La Nación insiste sur l’extrême tension générée par ces élections assez perturbées par la crise sanitaire, induisant un fort taux de vote par correspondance. Ce qui a eu pour effet d’une part de grandement retarder le comptage des voix et la proclamation des résultats, mais a également permis à Donald Trump de jeter la suspicion sur le processus électoral. Le quotidien note par ailleurs que ces attaques, lancées déjà avant l’élection, et soutenues par de nombreux cadres républicains, ont « empêché toute possibilité de renforcer ce système électoral par anticipation ». Il relève également le caractère infondé, et non prouvé, des accusations de fraude lancées par le camp républicain.
          Crónica, conforme à sa ligne plus « people », s’intéresse plutôt à la personnalité de la vice-présidente, Kamala Harris. « Fille d’une scientifique Indienne et d’un économiste Jamaïcain, mariée à un avocat juif », relève le quotidien visiblement marqué par le cosmopolitisme de la nouvelle vice-présidente, et qui relève qu’elle est parvenue à s’imposer dans un milieu traditionnellement réservé aux « hommes blancs ». Selon le quotidien, Kamala Harris, qui a toujours mis l’accent sur la défense des droits des minorités, notamment des femmes et des noirs, peut être considérée comme un élément « progressiste » dans une balance démocrate plutôt centriste, même si elle s’est attirée de nombreuses critiques de la part de la gauche du Parti en raison de sa supposée indulgence vis-à-vis de la police.
          Le Diario Popular préfère insister sur la volonté réconciliatrice de Joe Biden, dans un pays que Trump a rendu conflictuel à l’extrême. Citant le nouveau président, il veut voir en lui celui qui « va restaurer l’âme des Etats-Unis, pour reconstruire le pays autour de sa colonne vertébrale, la classe moyenne ». Le Diario Popular souligne également que Trump est seulement le cinquième président à perdre la réélection, après Herbert Hoover en 1932, Gerald Ford en 1976, Carter en 1980 et George Bush senior en 1992, et que son mandat a été marqué par un fort taux de conflictivité à l’international, entre la sortie de l’Accord de Paris, la négation du changement climatique, l’escalade commerciale avec la Chine, la rupture de l’accord sur le nucléaire iranien, et des relations pour le moins rugueuses avec les propres alliés des Etats-Unis.
           Le retour à l’unité du pays, c’est ce que veut croire également Clarín, citant lui aussi l’appel à la réconciliation et la main tendue aux électeurs républicains : « Je comprends votre tristesse, moi aussi j’ai perdu des élections. Mais le temps est venu d’être de nouveau ensemble, de nous unir pour guérir le pays. ». Clarín craint cependant que malgré les difficultés – le résultat des recours envisagés par le camp républicain s’annonce incertain – il est « peu probable que Trump concède (de sitôt) la victoire à son adversaire ». En outre, le quotidien souligne l’enracinement probable du « Trumpisme » pour une longue période dans une opinion américaine plus divisée que jamais, et surtout, pour une bonne part, radicalisée. Ce qui annonce un après élection qui pourrait se transformer en « champ de bataille ».
          Le quotidien péroniste Pagina/12 s’intéresse quant à lui aux futures relations entre la nouvelle administration étatsunienne et celle du gouvernement argentin. Avec espoir, mais sans trop d’illusions non plus. Avec la défaite d’un Trump activement soutenu par le Brésilien Bolsonaro et le Colombien Duque, Alberto Fernández, indique Pagina/12, se verrait bien comme le nouvel interlocuteur privilégié de l’administration Biden pour l’Amérique latine. Biden et Fernández ne manquent pas de points d’intersection sur beaucoup de sujets, même si, tempère Pagina/12, il ne faut pas se faire trop d’illusions sur le plan économique : sur ce plan il n’y a pas beaucoup de différence entre les philosophies républicaine et démocrate. D’ailleurs, la plupart des diplomates argentins souligne que de ce point de vue « la période Bush aura été plus profitable à l’Argentine que celle d’Obama », et par ailleurs Trump s’est toujours montré arrangeant vis à vis de l’Argentine notamment dans les relations de cette dernière avec le FMI. Néanmoins, citant le Financial Times, il souligne qu’Alberto Fernández est là-bas considéré comme un « homme de gauche pragmatique », loin d’être un « chaviste ». En tout état de cause, il faudra de toute façon attendre le prochain Sommet des Amériques, en 2021 – qui aura précisément lieu aux Etats-Unis – pour mieux connaitre les intentions futures de Joe Biden vis-à-vis du continent sud-américain.

6 novembre 2020

REVUE DE PRESSE DU 06 NOVEMBRE 2020

Pour cette première revue, plutôt que de développer un seul sujet en confrontant les différentes présentations, nous allons simplement parcourir les unes des journaux nationaux en ligne (voir la liste sur la page « revue de presse ») afin de mettre en relief leurs priorités, ce qu’ils mettent en avant. Ceci afin de donner une petite idée de leurs différentes lignes éditoriales.

ELECTION DE JOE BIDEN

Aujourd’hui vendredi 6 novembre, l’actualité est naturellement toujours dominée par l’élection présidentielle américaine. Elle est le titre principal des deux plus grands quotidiens, Clarín et La Nación, et du principal journal de gauche, Pagina/12. Qui indiquent unanimement que Jo Biden est en bonne voie d’être élu. Leurs articles sont d’ordre factuel, donnant des informations qui leur semblent être fiables, informations qui ne diffèrent pas de celles qu’on peut par ailleurs trouver dans nos propres journaux. Ce qui a le don d’agacer les lecteurs des deux journaux de droite, à lire leurs commentaires. Pour la plupart, ceux-ci reprennent les arguments trumpistes : les démocrates sont en train de « voler » l’élection, Biden est un corrompu pédophile et sénile, les démocrates ont passé les quatre ans de mandat de Trump a tenter de le renverser, etc… En général, ils ne veulent pas croire à une victoire démocrate. Clarín néanmoins souligne l’espoir du gouvernement argentin d’une victoire de Jo Biden, qui, selon le quotidien, éloignerait les Etats-Unis du Brésil de Bolsonaro, et permettrait de renouer le dialogue avec Cuba et le Venezuela, deux pays dont les régimes sont classés par Clarín comme proches du péronisme de Cristina Fernández, la vice- présidente Argentine. Là encore, les commentaires des lecteurs sont peu amènes : pour certains, Biden, « Kristina » (avec le fameux K de ralliement utilisé par ceux qui détestent la vice-présidente), Alberto, sont à mettre dans le même sac des communistes corrompus et voleurs, et ils sont assez nombreux à critiquer l’apparent soutien porté par Clarín et la Nación au candidat démocrate.

CORONAVIRUS

L’autre grand titre, c’est naturellement l’évolution de la pandémie. Contrairement à la France, les chiffres sont un peu plus rassurants, et il semblerait qu’on se dirige vers un déconfinement progressif sur l’agglomération de Buenos Aires, où vit le quart de la population du pays. Le système est un peu différent du nôtre. A Buenos Aires, on était jusqu’ici en «confinement social préventif et obligatoire», on passerait donc à une simple «distanciation sociale». La décision de changement sera prise à l’issue de la rencontre entre le Président de la nation et les élus de la Communauté urbaine de Buenos Aires. Si elle est favorable, chaque district pourra définir les activités économiques qui pourront reprendre ou non, il n’y aura plus besoin d’attestation pour pouvoir circuler librement, même si les transports publics resteront réservés aux déplacements de travail. Les réunions de famille et d’amis seront de nouveau autorisés, et les locaux publics, comme les restaurants, les bars, les cinémas, les théâtres, pourront aller jusqu’à 50 % de leur capacité d’accueil.
En ce qui concerne un éventuel vaccin, Pagina/12 croit savoir que le gouvernement maintient d’étroites relations avec la Russie, qui non seulement a lancé d’intenses recherches sur son sol, mais investit également dans la recherche en Argentine. Clarín est même plus précis : le gouvernement aurait déjà réservé 25 millions de doses du vaccin russe «Sputnik», ce qui permettrait de vacciner, à raison de deux doses par personnes, plus de 12 millions de citoyens argentins. Selon les chiffres du même journal, le nombre de cas argentins s’élevait cette semaine à 1.205.928.

Les autres grands titres

Hors ces deux grands sujets unanimement traité par la presse argentine, celle-ci se distingue néanmoins par une grande variété de premières pages. Si Clarín consacre un article, comme à son habitude, à l’enquête en cours sur la présumée corruption de Cristina Kirchner pendant ses deux mandats, se félicitant de la décision de la Cour Suprême de ne pas destituer le juge Castelli (destitution réclamée par le gouvernement), La Nación s’inquiète d’une nouvelle probable dévaluation du peso, rendant compte d’un sondage assez pessimiste réalisé auprès des citoyens Argentins. Un sondage qui montrerait par ailleurs un retournement de l’opinion en défaveur de l’actuel gouvernement. Le « Diario Popular » quant à lui, fait son principal titre sur les 200 ans de la conquête des îles Malouines, reprises par les Britanniques 13 ans seulement plus tard. Un sujet particulièrement sensible en Argentine, où auront lieu sur tout le territoire des cérémonies de commémoration de ce bicentenaire du « Premier drapeau argentin planté sur les îles ».

9 juillet 1816 : l’indépendance de l’Argentine

          Après les événements de 1810 (Cf texte précédent « Vers l’indépendance »), s’ensuit une période d’intenses combats entre légalistes fidèles à la Couronne d’Espagne et partisans d’une révolution politique. Ceux-ci, peu à peu, prennent l’avantage, sans pour autant se décider à déclarer l’indépendance, jugée encore trop aventureuse par les chefs des groupes patriotiques, comme Manuel de Sarratea, Gervasio de Posadas ou Miguel Estanislao Soler.
          Petit à petit, l’ancien Vice-royaume se trouve grignoté, et finit, du moins pour sa partie sud, par se résumer à la région du Haut-Pérou. Les forces en présence se stabilisent sur une ligne de front située à la région frontière du Haut-Pérou et du Río de la Plata : Salta, qui va devenir pour quelques années l’épicentre d’un conflit ouvert dont seront victimes les habitants, obligés de vivre dans un perpétuel état de guerre.
          Paradoxalement, c’est un général formé en Espagne, et qui a combattu activement dans l’Armée royale contre les forces Napoléoniennes, qui va donner l’impulsion décisive au mouvement vers l’indépendance totale du Río de la Plata : José de San Martín. Militaire espagnol, donc, mais né dans le Vice-royaume, la révolution du 25 mai 1810 lui fait prendre conscience des grands changements en cours dans sa « patrie » d’origine, qui font vaciller sa loyauté envers l’autorité qu’il servait jusqu’ici sans état d’âme. Il sent qu’il lui faut choisir entre celle-ci et ses véritables racines, dont il est convaincu que l’émancipation est inéluctable.

José de San Martín – Photo DP

          Il démissionne, et en 1812, il débarque à Buenos Aires pour offrir ses services aux autorités locales, qui l’accueillent à bras ouverts. Il se met tout de suite au boulot, et, dès octobre, commence par renverser ces mêmes autorités (Le « premier triumvirat », dirigé conjointement par Feliciano Chiclana, Manuel de Sarratea y Juan Martín de Pueyrredón), jugées trop frileusement indépendantistes.
          En 1815, il propose au gouvernement de lever une armée pour marcher, à travers les Andes, vers le Chili, puis remonter au Pérou, pour défaire les armées royales. Parallèlement, d’autres régions se soulèvent, comme le Venezuela de Simón Bolívar, et peu à peu, le continent se libère de la tutelle espagnole. C’est là que les ennuis commencent, car comme de juste, les révolutionnaires ne sont pas tous d’accord sur la manière d’organiser la future indépendance. Résultat : au lieu de s’unir pour former une seule et même nouvelle patrie, on va plutôt vers une partition en plusieurs entités antagonistes. Comme souvent, ce qui motive ces luttes intestines, c’est la prétention de certains d’imposer leur suprématie. En l’occurrence, celle de Buenos Aires, comme capitale des nouveaux territoires indépendants. Ce centralisme est combattu en premier lieu par Gervasio Artigas, dirigeant la « Bande Orientale », territoire de l’est de l’estuaire recouvrant à peu près l’actuel Uruguay, qui propose lui, un système plus fédéraliste de provinces autonomes et souveraines. Voilà qui commence mal pour les « Provinces Unies du Río de la Plata », comme on appelle alors les territoires libérés du joug espagnol, car Artigas est suivi par certaines d’entre elles, comme Entre Ríos, Santa Fe, Misiones, Córdoba, formant une confédération autoproclamée « Ligue des peuples libres ». Profitant des tensions entre révolutionnaires, les royalistes reprennent pied au Mexique, dans la région de la Nouvelle-Grenade (Colombie) et du Venezuela, au Pérou et au Chili.
          Début 1816, les indépendantistes ne dominent donc plus que la grande région du Río de la Plata, toujours divisée en deux. Pour tenter d’apaiser les tensions, on décide de se réunir ailleurs qu’à Buenos Aires : c’est la ville de Tucumán qui est choisie pour réunir un grand congrès destiné à mettre tout le monde d’accord autour de l’objectif ultime : la déclaration d’indépendance. Enfin. Bon, évidemment, il y a toujours des râleurs insatisfaits, et certaines régions, comme Santa Fe, Corrientes, Entre Ríos, refusent de s’asseoir autour de la table. Néanmoins, le Congrès parvient à voter l’Indépendance des Provinces Unies du Río de la Plata, actée le 9 juillet 1816. 

Déclaration de l’indépendance – 9 juillet 1816 – Tableau de Francisco Fortuny Photo DP

Voici à quoi ressemblait à peu près la carte du cône sud au moment de l’indépendance:

Une curiosité :
Cette indépendance en deux temps (Prise d’autonomie en 1810 et véritable indépendance en 1816), fait que l’Argentine peut se targuer d’avoir deux jours de fête nationale : le 25 mai (Fête de la Révolution de mai) et le 9 juillet (Fête de l’indépendance) !

Vers l’indépendance

 

          En 1776, la Couronne espagnole fonde,  à partir d’une partie de l’ancien Vice-royaume du Pérou, le nouveau Vice-royaume du Rio de la Plata. Géographiquement, celui-ci recouvre à peu près les territoires actuels de l’Argentine, de la Bolivie, du Paraguay et de l’Uruguay. Son épicentre est alors la localité de Potosí (Bolivie), où sont extraites les plus grandes quantités d’argent. Mais la situation stratégique de Buenos Aires, au bord de l’Atlantique, lui confère le rôle de « porte » vers l’Europe, lui assurant une importance économique certaine, celle de port d’échanges. Elle devient ainsi rapidement la véritable capitale du Vice-royaume.
          Tout semble marcher comme sur des roulettes pour l’Espagne. L’argent arrive en grande quantité (il se dit qu’avec l’argent extrait des mines de Potosí, on pourrait construire un pont entre Buenos Aires et l’Europe), et la Couronne engrange des bénéfices colossaux. Mais hélas, ça ne va pas durer.
          Responsable : Napoléon Ier. Assoiffée de conquêtes, l’ombre de son bicorne commence à s’étendre sur toute l’Europe. Et les Pyrénées sont un rempart bien dérisoire. En 1808, au faîte de sa gloire, l’ancien petit caporal devenu un grand général décide d’aller voir s’il n’y aurait pas moyen d’étendre l’Empire français un poil plus au sud. Fernando VII n’est pas vraiment d’accord, mais il ne va pas avoir le choix : Napoléon le capture et met sur son trône son propre frère Joseph Bonaparte.
          Naturellement les Espagnols n’ont pas l’heur de trouver leur nouveau souverain à leur goût. Sans compter que la soldatesque française ne fait pas dans la dentelle pour imposer sa loi. C’est peu de dire que les autochtones en ont gros sur le cœur, même les moins disposés à l’égard de Fernand le perdant. Bref, ils se rebellent, et forment des groupes de soutien – les «juntes» –  dans tout le pays, pour réclamer qu’on leur rende un roi qui parle la même langue qu’eux, et sans accent corse, si possible. Leur autre crainte, c’est que Napoléon ne se mette à lorgner en direction de l’ouest. Une confrérie de tontons flingueurs se forme conséquemment en Andalousie : la Junte de Séville, qui fédère toutes les autres avec un seul but : expulser ces maudits Français et éviter qu’ils ne mettent la main sur le grisbi américain.
          Las, l’Armée Napoléonienne, ce n’est pas du chiqué : ils sont vraiment trop forts. Et sans aucune pitié.

Juan Carrafa : fusilamientos del 2 de mayo 1808 – Photo DP

          Voilà donc l’Espagne aux mains des Français, pour cinq ans. La nouvelle traverse l’Atlantique, à vitesse de bateau. Chez les créoles (c’est comme ça qu’on appelle les natifs d’origine européenne, en Amérique), c’est l’effervescence : l’autorité suprême est en panne. Ne serait-ce pas le bon moment pour s’en débarrasser, et se mettre à se gouverner soi-même, sans dépendre d’un pouvoir aussi lointain que peu connecté avec les réalités locales ?
          Alors, à son tour, on forme des « juntes », dont le but est de supplanter les autorités coloniales dans certaines grandes villes comme Caracas, Bogota, Santiago du Chili ou Buenos Aires. Bien entendu, il y a des résistances dans l’autre sens. Certaines villes restent fidèles à la Couronne, comme Mexico, Lima ou Montevideo. Mais le ver est dans le fruit, et le 25 mai 1810, à Buenos Aires, ces nouveaux révolutionnaires viennent sous les fenêtres du Cabildo crier leur opposition au Vice-roi. Celui-ci, Baltasar Hidalgo de Cisneros, doit renoncer. Ce n’est pas encore tout à fait l’indépendance – le territoire ne se sépare pas de la tutelle espagnole, mais son représentant sur place est désormais un créole – mais le processus, inéluctable, est lancé.