Vers l’indépendance

 

          En 1776, la Couronne espagnole fonde,  à partir d’une partie de l’ancien Vice-royaume du Pérou, le nouveau Vice-royaume du Rio de la Plata. Géographiquement, celui-ci recouvre à peu près les territoires actuels de l’Argentine, de la Bolivie, du Paraguay et de l’Uruguay. Son épicentre est alors la localité de Potosí (Bolivie), où sont extraites les plus grandes quantités d’argent. Mais la situation stratégique de Buenos Aires, au bord de l’Atlantique, lui confère le rôle de « porte » vers l’Europe, lui assurant une importance économique certaine, celle de port d’échanges. Elle devient ainsi rapidement la véritable capitale du Vice-royaume.
          Tout semble marcher comme sur des roulettes pour l’Espagne. L’argent arrive en grande quantité (il se dit qu’avec l’argent extrait des mines de Potosí, on pourrait construire un pont entre Buenos Aires et l’Europe), et la Couronne engrange des bénéfices colossaux. Mais hélas, ça ne va pas durer.
          Responsable : Napoléon Ier. Assoiffée de conquêtes, l’ombre de son bicorne commence à s’étendre sur toute l’Europe. Et les Pyrénées sont un rempart bien dérisoire. En 1808, au faîte de sa gloire, l’ancien petit caporal devenu un grand général décide d’aller voir s’il n’y aurait pas moyen d’étendre l’Empire français un poil plus au sud. Fernando VII n’est pas vraiment d’accord, mais il ne va pas avoir le choix : Napoléon le capture et met sur son trône son propre frère Joseph Bonaparte.
          Naturellement les Espagnols n’ont pas l’heur de trouver leur nouveau souverain à leur goût. Sans compter que la soldatesque française ne fait pas dans la dentelle pour imposer sa loi. C’est peu de dire que les autochtones en ont gros sur le cœur, même les moins disposés à l’égard de Fernand le perdant. Bref, ils se rebellent, et forment des groupes de soutien – les «juntes» –  dans tout le pays, pour réclamer qu’on leur rende un roi qui parle la même langue qu’eux, et sans accent corse, si possible. Leur autre crainte, c’est que Napoléon ne se mette à lorgner en direction de l’ouest. Une confrérie de tontons flingueurs se forme conséquemment en Andalousie : la Junte de Séville, qui fédère toutes les autres avec un seul but : expulser ces maudits Français et éviter qu’ils ne mettent la main sur le grisbi américain.
          Las, l’Armée Napoléonienne, ce n’est pas du chiqué : ils sont vraiment trop forts. Et sans aucune pitié.

Juan Carrafa : fusilamientos del 2 de mayo 1808 – Photo DP

          Voilà donc l’Espagne aux mains des Français, pour cinq ans. La nouvelle traverse l’Atlantique, à vitesse de bateau. Chez les créoles (c’est comme ça qu’on appelle les natifs d’origine européenne, en Amérique), c’est l’effervescence : l’autorité suprême est en panne. Ne serait-ce pas le bon moment pour s’en débarrasser, et se mettre à se gouverner soi-même, sans dépendre d’un pouvoir aussi lointain que peu connecté avec les réalités locales ?
          Alors, à son tour, on forme des « juntes », dont le but est de supplanter les autorités coloniales dans certaines grandes villes comme Caracas, Bogota, Santiago du Chili ou Buenos Aires. Bien entendu, il y a des résistances dans l’autre sens. Certaines villes restent fidèles à la Couronne, comme Mexico, Lima ou Montevideo. Mais le ver est dans le fruit, et le 25 mai 1810, à Buenos Aires, ces nouveaux révolutionnaires viennent sous les fenêtres du Cabildo crier leur opposition au Vice-roi. Celui-ci, Baltasar Hidalgo de Cisneros, doit renoncer. Ce n’est pas encore tout à fait l’indépendance – le territoire ne se sépare pas de la tutelle espagnole, mais son représentant sur place est désormais un créole – mais le processus, inéluctable, est lancé.

Rio de la Plata

     Littéralement, Río de la Plata signifie « Fleuve de l’argent ». Le métal, bien entendu. C’est ainsi qu’on nomme le gigantesque estuaire du fleuve Paraná, qui sépare l’Uruguay au nord de l’Argentine au sud. A l’origine de ce nom, on trouve une des premières expéditions des conquérants espagnols dans cette région. Elle remonte à 1512, et fut menée par Juan Díaz de Solís, successeur d’Amérigo Vespucci[1] au titre de « Premier pilote » de la Maison Indienne (Casa de Contratación) du Royaume d’Espagne alors gouverné par Fernando II d’Aragon, dit « le Catholique ». Après ce premier contact, Solís revint dans l’estuaire quatre ans plus tard, après la découverte de l’Océan Pacifique par Vasco Nuñez de Balboa en 1513, dans l’espoir de trouver un passage entre les océans. Malheureusement, ce fut aussi sa dernière aventure. A peine débarqués sur le rivage, près de l’actuelle île Martín García (qui doit d’ailleurs son nom à l’un des membres de l’expédition qui y fut enterré), du côté oriental de l’estuaire, actuel Uruguay, ils furent massacrés par les indiens Charrúas. Leurs compagnons restés sur les navires s’enfuirent aussitôt. Une partie d’entre eux réussit à regagner l’Espagne, mais certains, pris dans une tempête au large du Brésil, furent recueillis par des indiens Guarani.

Juan de Solis, découvreur du Rio de La Plata (Photo domaine public)
                                             (Photo DP)

     Parmi eux, se trouvait un Portugais, Aleixo García, qui allait avoir une influence importante par la suite dans la diffusion de la légende de la « Sierra de la plata », la Montagne d’argent, un territoire qu’ils allèrent chercher jusqu’aux contreforts de la cordillère des Andes, dans l’actuelle région argentine du Chaco. Ce fut également l’occasion de leur premier contact avec la civilisation Inca, encore inconnue, dont ils se contentèrent de piller une réserve, trouvant là des objets en métaux précieux, dont la découverte laissait entrevoir la supposée richesse de la contrée. Convaincu de l’existence de la Montagne d’argent, un autre explorateur, Vénitien celui-là, Sebastiano Caboto, tenta sa chance à son tour, guidé par un des membres de l’expédition Solís qui était resté vivre auprès des indiens Guarani et prétendait connaître l’emplacement de la fameuse Montagne.        
     L’expédition fut un échec, et se solda une nouvelle fois par la mort de la plupart des hommes engagés, de maladie ou massacrés par les indiens. Mais la légende, entretenue par les indigènes évoquant devant les survivants l’existence d’une cité fabuleuse, persista encore de nombreuses décennies.

Coucher de soleil sur le Rio de La Plata à Colonia del Sacramento (Uruguay)
Rio de La Plata à Colonia del Sacramento. Photo PV

[1] Celui qui, dit-on, a donné son nom au continent, l’Amérique.

Seconde fondation de Buenos Aires

          Après le départ de Mendoza, pendant près de quarante ans, plus personne ne revient troubler la tranquillité des abords de l’estuaire du Río de la Plata, et les indiens se réapproprient leur territoire. Les Espagnols se contentent de continuer de coloniser le Paraguay, et la ville d’Asunción se développe, dirigée par Martínez de Irala[1].
           C’est là qu’un explorateur va rencontrer une partie des anciens habitants du premier Buenos Aires, qui ont fui en 1541. L’explorateur en question n’est pas n’importe qui. D’abord, il s’appelle Alvar Nuñez Cabeza de Vaca. Les hispanophones l’auront compris : il a un nom plutôt rigolo, « Tête de vache ». Mais surtout, c’est lui qui va découvrir, en descendant le Paraná vers l’estuaire, les très célèbres et impressionnantes chutes d’Iguazú. En passant.
          Mais ce que Cabeza de Vaca (venu paré du titre d’Adelantado , donc de représentant de la Couronne espagnole), découvre surtout, c’est que Martínez de Irala en prend à son aise, et que cette possession est très mal tenue. Il essaie d’y remettre un semblant d’ordre, mais finit par se faire expulser manu-militari par Irala. Retour en Espagne.
          Pendant ce temps, la colonisation du Pérou et de l’actuelle Bolivie s’est poursuivie, d’autant plus avec la découverte des mines d’argent de la région de Potosí[2]. La fameuse « Montagne d’argent »[3] a donc enfin été trouvée ! En quelque sorte. Les conquistadores se mettent en devoir de consolider leurs possessions dans cette zone, tout en descendant vers le sud. C’est ainsi que furent fondées quelques villes de l’intérieur, aujourd’hui très importantes : Santiago del Estero en 1553, Mendoza en 1561, San Miguel de Tucumán en 1565, Córdoba[4] en 1573.
           Il devient de plus en plus nécessaire de créer un port sur l’estuaire du Paraná. D’une part pour faciliter l’expédition du métal précieux vers l’Espagne, et d’autre part pour sécuriser l’accès à ces territoires, très convoités également par les rivaux européens.
          On l’a vu dans les articles précédents, la rive nord, celle de l’actuel Uruguay, n’est guère accueillante. D’une part en raison de la présence des indiens Charrúas, d’autre part de celle des Portugais bien installés au Brésil et qui lorgnent sur la zone.
          C’est là qu’intervient Juan de Garay. Il est en quelque sorte l’adjoint du troisième Adelantado nommé par la Couronne espagnole, Juan Ortiz de Zárate. Avec ce dernier, De Garay fonde  en 1573 la ville de Santa Fe, située sur les rives du Paraná, à près de 500 kilomètres au nord du Río de la Plata. Après la mort de Zárate, De Garay devient le nouveau gouverneur de la région et décide de reprendre la colonisation de l’estuaire. Il s’embarque donc en 1580, depuis la ville d’Asunción, avec une soixante d’hommes, emportant également bétail et outils, pour refonder la ville abandonnée en 1536. A son arrivée, il distribue des terres entre les hommes, ceux-ci devenant les premiers « hijosdalgos de solar conocido », plus connus sous le nom « d’hidalgos ».
          Le 11 juin 1580 exactement, Juan de Garay plante « L’arbre de la justice» (Ou une grande croix, selon les versions) sur l’emplacement de ce qui deviendra la place principale de la ville nouvelle, dont le premier nom est « Ciudad de la Trinidad » («Ville de la Trinité»).
          Celle-ci ne s’implante pas tout à fait au même endroit que celle pensée par Mendoza, mais légèrement plus au nord, mettant à profit un secteur plane et légèrement surélevé, et donc moins facilement inondable. Ce secteur couvrait une zone qui serait délimitée aujourd’hui, à peu près, par les rues Salta et Libertad à l’ouest, l’avenue Córdoba au nord, l’avenue Independencia au sud et bien sûr, le Río de la Plata à l’est. Le point central en étant la nouvelle Plaza Mayor, aujourd’hui Plaza de Mayo sur laquelle sont construits d’abord, le Cabildo (sorte de mairie de la ville), dont il subsiste encore une partie, puis la Cathédrale, et ce qui deviendra la Casa Rosada, le palais présidentiel, à l’origine maison de l’Adelantado.

Le Cabildo de Buenos Aires. A l’origine, il comptait quatre arcades de plus de chaque côté (Photo PV)

 

         Comme toutes les villes coloniales espagnoles ou presque, le plan de la ville nouvelle est parfaitement géométrique. La ville est divisée en carrés d’égale superficie, séparés par des rues parfaitement rectilignes. Ces carrés sont appelés «cuadras»  et ont ce côté pratique de permettre de facilement évaluer les distances à parcourir d’un point à un autre ! (Comptez 125 m environ la cuadra).
          Enfin pour l’instant, justement, ce n’est qu’un plan. La soixantaine de nouveaux arrivants ne va pas suffire à peupler les près de 160 cuadras prévues par le plan initial de Garay ! Tout reste encore à construire, et le premier Buenos Aires a l’allure d’un gros bourg de campagne, avec ses masures de torchis et de bois, ses rues boueuses et ses propriétés mal bornées, provoquant d’innombrables conflits de voisinage. Sans parler des indiens Querandies et Guarani, qui demeurent toujours menaçants, et des raids des corsaires anglais, qui s’intéressent de près aux navires espagnols croisant dans le secteur. Il va falloir encore de nombreuses années avant qu’on puisse comparer Buenos Aires à ses rivales de l’intérieur, déjà bien mieux urbanisées, et surtout bien plus riches. Mais sa situation géographique va constituer pour son développement un formidable tremplin…

[1] Au sujet d’Irala, voir « La première fondation de Buenos Aires »

[2] Potosí, qui a donné naissance à une formule espagnole encore utilisée jusqu’à un passé récent : « valoir un Potosí » signifiant bien sûr, coûter très cher.

[3] Voir « Le Río de la Plata ».

[4] Aujourd’hui deuxième ville d’Argentine en nombre d’habitants.

Première fondation de Buenos Aires

     Après la conquête de l’Empire Inca par Francisco Pizarro en 1532, les Espagnols cherchent à consolider leurs bases américaines, et notamment vis-à-vis de leurs rivaux Portugais qui tiennent les côtes brésiliennes. C’est pourquoi ils tiennent à contrôler cette grande entrée à l’intérieur du continent que constitue l’estuaire du Paraná, et projettent donc d’y construire un port. A cette fin, le roi Carlos V (Charles Quint) nomme Pedro de Mendoza Adelantado du Río de La Plata, sorte de gouverneur, ou de préfet, représentant la couronne dans cette zone de conquête. Mendoza affrète donc plusieurs navires, sur lesquels prennent place environ 2500 hommes, dont 200 esclaves Cap-Verdiens et Guinéens. Un autre navire, affrété par deux banquiers Allemands, prend place dans la flotte et transporte pour sa part environ 150 européens, pour la plupart Allemands, Portugais et Flamands.
     La flotte atteint l’estuaire en janvier 1536. Mais Mendoza, instruit de l’expérience malheureuse de Solís avec les indiens Charrúas (Voir l’article précédent), évite de débarquer sur la rive nord (actuelles côtes uruguayennes), et s’établit sur la rive sud. Il fonde le port qui prendra le nom de « Santa María del Buen Ayre », au confluent de l’estuaire et d’une rivière surnommée le « Riachuelo »[1]. L’origine de ce nom (Santa María del Buen Ayre) a donné lieu à de nombreuses hypothèses, mais la plus couramment admise est qu’il serait en rapport avec la consécration de la ville nouvelle à la Vierge du Bon Air, protectrice des marins. Pas grand-chose à voir, quoiqu’en pensent certains Argentins un poil chauvins, avec la pureté de l’air qu’on respire dans le coin.
     A l’époque, la rive argentine de l’estuaire n’est pas complètement déserte non plus. Pas de Charrúas en vue, les gens du cru sont plutôt des Querandies.  Plus accueillants dans un premier temps : ils fournissent même des vivres aux nouveaux arrivants. Mais ça ne dure pas. Au bout de deux semaines, ils attaquent les Espagnols. Cette première échauffourée se soldera par des centaines de morts des deux côtés, mais cela ne découragera pas Mendoza qui continuera l’installation de la place forte en bordure d’estuaire.
     Assez rapidement, les nouveaux colons rencontrent des problèmes de ravitaillement, et la situation devient critique, d’autant que les indiens reprennent leur harcèlement. En mai, ceux-ci assiègent le camp en nombre, et le détruisent pratiquement entièrement[2]. Les Espagnols parviennent à les mettre en fuite, mais ils sont contraints d’abonner le fort et de regagner les bateaux qui ont échappé à l’incendie.
     En attendant des renforts, une partie des hommes remonte le Paraná vers le nord, avec Pedro de Mendoza, tandis qu’une autre partie reste sur le site, sous les ordres de Francisco Ruiz Galán.
     Mendoza, atteint de syphilis, doit rapidement rebrousser chemin, laissant ses compagnons sous le commandement de Juan de Ayolas, qui avait d’ailleurs déjà mené une première expédition le long des rives du Paraná. Ayolas et ses hommes, dont son aide de camp Domingo Martínez de Irala, remonteront jusqu’à l’actuel Paraguay, dont ils fonderont la future capitale, Asunción.
     En juin 1537, de plus en plus malade, Mendoza décide de s’embarquer pour l’Espagne, avec l’espoir de revenir avec d’autres renforts. Il ne l’atteindra jamais : il meurt sur le bateau, au large des Iles Canaries.  

En 1541, le fort de Santa María del Buen Ayre, où ne subsistait plus que 350 habitants toujours à la merci des attaques indiennes, sera définitivement abandonné. La plupart de ses occupants file plus au nord, vers Asunción et le Paraguay.  Il faudra attendre près de quarante ans, avec l’arrivée de Juan de Garay en 1580, pour voir les Espagnols prendre pied de façon pérenne sur les bords du Río de La Plata : ce sera la « seconde fondation » de Buenos Aires. Une autre histoire, et un nouveau départ, plus solide celui-là.

Statue de Pedro de Mendoza, dans le Parc Lezama, emplacement supposé du premier fort – Photo DP

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[1] Cette rivière traverse aujourd’hui le quartier portègne de La Boca.

[2] Voir à ce sujet la nouvelle « El hambre », de Manuel Mujica Láinez, dans le recueil « Misteriosa Buenos Aires » paru en 1950. Il existait une traduction française de ce recueil chez Séguier (1990), mais elle a apparemment disparu du catalogue.