Grosse surprise électorale !

Pour une surprise, c’est une surprise. Jusqu’à la semaine dernière, aucun sondage ne donnait le parti de Milei, LLA (La Libertad Avanza), à plus de 30 % des suffrages. La désillusion était sur toutes les lèvres, et nombre des électeurs de novembre 2023 se préparaient soit à s’abstenir, soit à changer leur vote.

Même du côté de Milei, on semblait résigné. On avait déjà préparé, sans doute, les communiqués relativisant les mauvais résultats.

En fait de mauvais résultats : une victoire nette et sans bavures, ou presque. 40,7%, 9 points devant l’opposition péroniste, créditée de moins de 35 %. Le plus beau : même dans la province de Buenos Aires, pourtant nettement perdue 47 à 33 lors des élections régionales de septembre, LLA devance les péronistes, en obtenant 7 sièges de députés sur 13.

Projection résultats publiée par Pagina/12. Il est à noter que le quotidien La Nación ne crédite le péronisme que de 31, 7 % des suffrages, donc moins que celle-ci.

Ce matin, la presse dans son ensemble peine à analyser ces résultats plus qu’inattendus. Et même inespérés par les vainqueurs du jour. Parlant de la «remontada» de Buenos Aires, La Nación pose la question à un million de pesos : «comment a fait le gouvernement pour rattraper 14 points en moins de 50 jours ?».

C’est que le cas de Buenos Aires laisse particulièrement pantois. Entre les élections de septembre et celles d’hier, LLA a pris 880 000 électeurs de plus. Or, il n’y a eu que 335 800 votes exprimés de plus, et bien entendu, tous ne se sont pas portés sur LLA. D’où vient donc cette énorme différence, demande le quotidien argentin ?

Dans l’ensemble, selon les lignes éditoriales, au moins trois explications sont avancées :

1. La stabilisation de l’inflation. Elle est portée, avec raison, au crédit de la politique d’austérité de Milei. Elle rassure, même si c’est au prix de beaucoup de souffrances économiques. Et pour beaucoup d’Argentins, le retour des péronistes signifierait à coup sûr celui d’une inflation très élevée.

2. L’intervention décisive de Donald Trump. C’est l’angle choisit par le quotidien de gauche Pagina/12 : «Pour le moment, Trump a gagné». Trump n’a pas hésité à intervenir dans la campagne, en arrosant le budget argentin de 20 milliards de dollars, avec promesse d’en lâcher davantage en cas de victoire. Pour ce quotidien, l’électorat argentin ressemble assez à celui qui a élu Trump aux États-Unis. Même vague conservatrice, même sentiment de déclassement, imperméabilité aux scandales, qu’ils soient liés à la corruption ou à la moralité. A ce propos, citons le journal :

Il y quelques heures, sur notre radio, nous disions qu’il était a priori difficile de savoir l’influence sur l’électorat des scandales de corruption qui affectent le gouvernement. Beaucoup, un peu, presque pas ? Il est clair que la réponse est la numéro 3. Le «presque» étant à relier, sans doute, au niveau d’abstention record pour ces législatives. Toute une partie de la population qui n’a pas voté, autant qu’on puisse en juger, parce qu’elle considère que la politique ne change pas sa vie ni ne répond à ses nécessités vitales ou ses souhaits les plus élémentaires. La corruption dans tous les cas, est un détail par rapport à cela.

3. Le rejet persistant du «kirchnerisme». De mon modeste point de vue, là réside en grande partie la clé du vote des Argentins. Le kirchnerisme, tendance de centre-gauche du péronisme, a gouverné pendant près de vingt ans, c’est à dire la plus grande partie de ce début de 21ème siècle. Inflation, bas salaires, chômage, pauvreté, corruption à grande échelle (l’ancienne présidente Cristina Kirchner, tout comme notre Sarkozy, purge une peine de prison, à domicile dans son cas). A part pour l’inflation, Milei ne fait guère mieux, mais donc, quand même, un petit peu.

Et surtout, le kirchnerisme, et le péronisme en général, s’est présenté sans réel projet, et divisé, à ces élections. Il aura été sans doute la principale victime de la forte abstention (près de 40%). Selon le politologue Federico Zapata, cité par La Nación, « L’antikirchnerisme est aujourd’hui le premier mouvement social de masse d’Argentine« .

Ce sont là quelques clés, qui n’expliquent pourtant pas l’ampleur de la victoire miléiste. Certes, moins forte que lors de la présidentielle (entre temps, Milei aura donc perdu 14 points, de 55 à 41%), mais absolument incontestable. Il n’a pas la majorité absolue, mais d’une, il pourra sans problème imposer ses décrets-lois sans que le parlement ne puisse s’y opposer, et de deux il pourra compter sur des alliances ponctuelles au sein du parlement, où il dispose maintenant d’une majorité relative.

La Nación, toujours, relève qu’au bout du compte, le résultat en pourcentage de cette élection correspond peu ou prou à l’indice de popularité de Milei le plus récemment établi par le sondage effectué régulièrement par l’université Di Tella. En somme, les électeurs n’ont fait que confirmer une tendance : celle d’une baisse – relative – de popularité, mais en même temps, d’une double confirmation. D’un côté, le gouvernement ne suscite qu’une confiance limitée (41% d’opinions favorables), de l’autre, l’absence d’alternative crédible lui permet d’affermir son socle électoral face à des adversaires qui doivent maintenant se redéfinir et proposer un véritable contre-projet, inexistant pour le moment.

Car c’est sur ce vide que s’est établi, et se consolide, la victoire du trublion ultra-libéral. Tant qu’il ne sera pas comblé, on doit constater qu’il n’aura visiblement pas trop de soucis à se faire.

*

Ci-dessous, la projection en sièges, lundi matin, donnée par le quotidien La Nación. La majorité absolue est de 129 sièges. On remarquera donc que personne ne l’obtient, bien sûr, et qu’en sièges, les péronistes restent donc les plus nombreux. Mais Milei pourra compter sur les 24 députés du PRO (droite classique) pour des alliances ponctuelles, et il ne manquera pas de faire pression sur ceux des «Provinces unies» (liste protestataire portée par des gouverneurs de provinces et qui a largement échoué à ces élections) pour les obliger à avaliser certains de ses projets. On notera également la persistante inexistence de la gauche argentine, créditée ici de seulement 4 sièges. Quant à l’UCR, Union civique radicale, ancien parti qui a dominé la vie politique argentine pendant des décennies (c’était celui notamment du président Raúl Alfonsín, premier président élu après la dictature militaire), il disparait peu à peu du paysage. L’écologie politique, elle, n’est même pas encore dans le ventre de sa mère !

Pour comparaison, voici la configuration avant cette élection :

 

 

Législatives argentines : J-7

Dans Pagina/12 de ce dimanche 19 octobre, le dessin humoristique quotidien de Paz résume assez bien l’ambiance actuelle en Argentine à sept jours des élections législatives, où le président d’extrême-droite Javier Milei espère décrocher la majorité qui lui permettrait de gouverner sans être constamment, comme c’est le cas aujourd’hui, freiné par les votes défavorables du Parlement.

On y voit Milei interrogé par un journaliste télé et disant :

Le plus important, le 26 octobre est de … Et le journaliste de finir la phrase :
Gagner ? Ce à quoi Milei répond :
Convaincre Trump que nous n’avons pas perdu.

Couverture de Pagina/12 du 19-10-2025

Et c’est qu’en effet ces derniers jours, Trump, qui a mis la main à la poche pour soutenir son copain Milei en offrant la bagatelle de 20 milliards au Trésor argentin, a annoncé qu’en cas de victoire de l’opposition, il couperait les vivres. Une ingérence qui ramène les Argentins aux joyeux temps des années 40, où les États-Unis prenaient ouvertement position contre l’élection de Juan Perón. (Le parti péroniste en avait d’ailleurs fait un slogan de la campagne présidentielle de 1946, à partir du nom de l’ambassadeur américain : ¿Braden o Perón ? Lien vers image)

Les derniers sondages ne donnent guère matière aux partisans de Milei d’être très optimistes. La popularité du président est en berne, les manifestations se succèdent, mettant des milliers de gens dans la rue chaque semaine ou presque, et les difficultés s’accumulent pour un gouvernement qui ne parvient ni à réellement remonter une économie qui stagne, ni à contenir la montée du dollar qui pèse sur la dette publique, et qui peine à se dépatouiller des différents scandales qui viennent brouiller son image, avec notamment l’affaire de la chute de la cryptomonnaie $Libra dont le président avait fait la promotion publique, et la démission forcée du député du parti gouvernemental José Luis Espert, accusé de blanchiment d’argent en lien avec le narcotrafic.

Le quotidien La Nación dresse trois profils possibles pour les résultats de dimanche prochain.

1. Une victoire du parti gouvernemental, LLA (La libertad avanza), arrivant en tête avec entre 35 et 40% des voix. Projection en sièges : environ 70, ajoutés à ceux du parti de droite classique, son allié, cela porterait l’ensemble à une centaine de sièges sur 257. C’est loin de la majorité absolue, mais cela permettrait à Milei de gouverner par décrets, puisqu’il aurait plus de 30% des sièges, minimum nécessaire pour cela.

2. Match nul avec le péronisme : 33 à 35% des voix chacun. Cela ne changerait qu’à la marge : environ 95 sièges sur 257. Mais surtout, plus question de gouverner par décret.

3. Défaite, avec moins de 30% des voix, et un maximum de 80 sièges alliés compris.

On le voit, aucun des scénarios présentés par La Nación n’envisage une victoire nette, et encore moins une majorité absolue pour le parti gouvernemental (El oficialismo, comme on dit en espagnol). Milei s’accroche donc à l’espoir de parvenir au tiers des sièges, et pouvoir ainsi avoir le champ libre pour imposer ses lois, en contournant l’obstacle parlementaire, qui lui a couté jusqu’ici pas mal de lois restées lettre morte. Une ambition modeste au regard des promesses suscitées par sa pourtant nette victoire présidentielle de fin 2023.

Son principal handicap réside dans sa conception même de la politique. Arrivé au pouvoir avec la promesse de dynamiter le système, il s’est très vite coupé de nombre d’alliés potentiels, désignés eux aussi, au même titre que les péronistes voués aux gémonies, comme responsables de la ruine du pays. Ce que lui reprochent à mots couverts même des partenaires extérieurs favorables à sa politique, navrés de voir ses excès entacher une gouvernance dont ils rêvaient de faire un laboratoire d’idées. Citons Martín Rodríguez Yebra dans La Nación :

Milei doit urgemment reconstruire, sous la pression extérieure, la coalition qui s’offrait à lui il y a un an et qu’il s’est lui-même chargé de dynamiter à coups d’insultes et de promesses non tenues. Le mépris envers ces mains tendues après son triomphe de 2023 répondait à une logique idéaliste : dans l’enthousiasme de la conquête du pouvoir il n’acceptait que les soutiens inconditionnels à son utopie libertaire. Milei se définissait comme un prophète venu libérer l’Argentine des contraintes que la politique imposait aux mécanismes du marché. Sa mission ultime était d’abolir l’état pour libérer une bonne fois la puissance de l’initiative privée. Ces quelques alliés de circonstance étaient considérés eux aussi responsables de la ruine passée. Qu’ils soient «les dégénérés fiscaux» qui gouvernaient les provinces ou les «tièdes» et les «couillons à principes» du PRO, le parti formé par Mauricio Macri (L’ancien président de droite, NDLA). Tous des «cafards, des rats, des complices affligés de parasitisme mental».

En catastrophe, pour reconquérir un électorat de plus en plus sceptique, Milei tente de revoir sa copie, et d’amender un peu son ultra-libéralisme, dont les sanglantes coupes budgétaires dans de trop nombreux domaines (Retraites, santé, université, travaux publics, financement des provinces) ont fait bondir ses scores d’impopularité. La tronçonneuse a été remisée, au moins provisoirement d’ici les élections, dans l’abri de jardin.

Cela sera-t-il suffisant ? Rien n’est moins sûr. Pagina/12 relève dans son édition de ce dimanche que le gouvernement prépare un affichage des résultats qui lui soit le moins défavorable possible. Méthode ? Les présenter non par régions, mais de façon générale. Ce qui permettrait à LLA, qui se présente partout sous une seule dénomination, d’afficher de meilleurs résultats que ses adversaires, qui eux, présentent des candidats régionaux défendant une même mouvance, mais sous des étiquettes différentes. Préoccupation significative du pessimiste officiel ambiant.

Rendez-vous lundi prochain !

Débat sur LCP : Milei, le président à la tronçonneuse

Hier soir, comme annoncé, la chaine parlementaire LCP a diffusé le documentaire de François -Xavier Freland «Javier Milei, le président à la tronçonneuse».

L’objectif du réalisateur était de nous expliquer, à nous Français souvent très perplexes vis-à-vis de la politique sud-américaine en général, et argentine en particulier, les raisons de l’élection de ce président autoproclamé antisystème, ultra-libéral (et même libertarien), qui pendant sa campagne électorale promettait de dynamiter l’état et de mettre fin non seulement à la crise économique latente depuis près d’un siècle, mais également à la «caste» politique qui l’entretenait soigneusement, selon ses dires.

Le documentaire s’étale relativement peu sur la jeunesse de Milei, rappelant simplement qu’il était un élève plutôt turbulent et clownesque, plus habitué aux derniers rangs qu’aux premiers.

Il s’attache plutôt à interroger d’une part les différents acteurs et partisans de son projet, et d’autre part quelques-uns de ses plus virulents détracteurs.

C’est là qu’à mon sens, le documentaire pêche un peu (et même pas mal) par complaisance. Ou par déséquilibre. D’un côté, des idéologues affirmés, comme Manuel Adorni et Agustín Laje, interrogés dans des cadres formels et dont on laisse dérouler le discours bien huilé sans leur opposer la moindre question un tant soit peu gênante, de l’autre, de simples électeurs, peu habitués au micro, et auxquels on ne consacre au mieux que quelques minutes en passant, chez eux, dans la rue ou sur leur lieu de travail. Seuls deux vrais opposants politiques sont interrogés. L’un, député «kirchneriste» (du nom des anciens présidents péronistes) auquel on n’offre que deux modestes et très courtes apparitions, et l’autre, opposant de gauche radicale (Juan Grabois) dont on dit qu’il porte un mouvement fort, quand celui-ci, très clivant, n’a obtenu que 6% à la dernière présidentielle, et a pratiquement disparu du paysage médiatique argentin actuel.

L’intérêt principal aurait pu être l’interview final du président lui-même. Malheureusement, celui-ci a été contrôlé de très près par sa cellule de communication. Le réalisateur a dû se conformer aux exigences de celle-ci : lieu neutre, plan totalement fixe, interrogateur invisible (et à peine audible), procurant au président une totale maitrise de l’interview et lui permettant de jouer un rôle de composition, celui du type posé et réfléchi énonçant ses idées avec calme et componction, qualité qui ne sont pas précisément celles qu’on retrouve le plus souvent chez ce personnage volontiers emporté et instinctif.

Le choix du fil rouge (un avocat de La Plata, électeur de Milei) est à ce sujet significatif. François-Xavier Freland, a visiblement cherché un point d’équilibre en faisant de ce personnage «son ami et son guide» tout au long de son enquête. Roberto, l’avocat en question, n’est pas un militant de «La libertad avanza», le parti de Milei, et, même s’il s’affirme toujours prêt à voter pour lui, garde ses distances par rapport au personnage. Et le réalisateur ne manque pas d’interroger les parents de Roberto, des vieux péronistes qui font partie de ces retraités, principaux malmenés par la politique de Milei.

Le documentaire passe un peu trop rapidement sur les effets réels de cette politique sur la vie quotidienne des Argentins. Tant au plan positif qu’au plan négatif, d’ailleurs : les conséquences macro et micro économiques sont survolées, pour s’attarder principalement sur l’idéologie qui en est le moteur : l’antiétatisme, la religion du libre-échange, et le conservatisme culturel.

Le parallèle avec une période similaire aurait été intéressant à creuser. En effet, entre 1990 et 2000, un des modèles de Milei, Carlos Menem (un péroniste de droite !), était au pouvoir. Cette période est retracée, mais uniquement sous l’angle idéologique. Angle renforcé par l’interview d’un des fils de Menem, Martin, grand supporteur de Milei. Or, cette période, où peu ou prou la même politique que celle de Milei aujourd’hui a été mise en œuvre, a conduit à un désastre économique avec pour point culminant des émeutes de la faim, en décembre 2001. Ce qui n’est absolument pas mentionné ici.

Heureusement, le débat qui a suivi la diffusion du documentaire est opportunément venu éclairer ce regard, de mon point de vue, un peu trop distant et froid du réalisateur, visiblement soucieux de ne pas prêter le flanc à une éventuelle critique sur son manque d’objectivité.

Et ce notamment grâce à deux des invités, fins observateurs du monde sud-américain : Celia Himelfarb , économiste et maîtresse de conférences à l’IEP de Grenoble, auteure de plusieurs ouvrages sur l’Argentine, et Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la fondation Jean-Jaurès.

Ceux-ci ont évoqué avec beaucoup plus de précision que le documentaire les forces et les faiblesses de l’économie argentine, une économie grevée par une dette abyssale que les gouvernements reconduisent de mandat en mandat, celui de Milei compris puisqu’il continue d’emprunter au FMI et, récemment, est allé toquer à la porte de Donald Trump pour quémander quelques milliards supplémentaires. Celia Himelfarb, notamment, a insisté sur les conséquences de cette politique ultra-libérale : une incontestable victoire sur l’inflation, certes, mais au prix d’une inégalité et d’une pauvreté croissante. Des conséquences que les Argentins commencent à ressentir, entamant le crédit d’un gouvernement qui, selon Jean-Jacques Kourliandsky, ne devrait pas obtenir de majorité lors des prochaines élections législatives du 26 octobre. Ils ont eu bien du mal, ceci dit, à en placer une face à un autre invité, très inattendu dans un tel débat : Louis Sarkozy. Dont la présence n’était pas illégitime, puisqu’il avait eu, lui aussi, l’honneur d’interviewer Milei. On ne s’étonnera pas, naturellement, d’apprendre que le fils de notre ancien président a passé le débat à faire un éloge enthousiaste du président argentin, dont il regrette juste qu’on «ne lui laissera probablement pas le temps de réussir».

Face à lui, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias replacera lui aussi le débat dans son contexte idéologique, soulignant la montée générale des idées d’extrême-droite dans le monde, un « proto-fascisme » converti à l’ultra libéralisme, et « messianique », dont les leaders, à l’image de Trump (et Milei, très croyant), se prétendent adoubés par Dieu lui-même et réfutent l’idée même de démocratie, jugée contraire aux desseins divins.

Un débat bien plus intéressant, finalement, que le documentaire lui-même. Malgré, comme c’est hélas trop souvent le cas dans ce genre d’émission, les interventions intempestives de l’animatrice qui, maitrisant peu son sujet, avait une forte tendance à ramener le débat à des propos de comptoir.

Buenos Aires : nouvelle défaite électorale pour le président

Première élection, première défaite pour le président argentin Javier Milei. Certes, l’élection provinciale de Buenos Aires n’est guère déterminante d’un point de vue politique, puisque purement locale, mais elle est tout de même significative d’un retournement de l’opinion.

Résultat : un peu plus de 47% pour les péronistes menés par Axel Kicillof, et 33% et des miettes pour le parti gouvernemental.

Jusqu’ici, depuis l’élection, Milei bénéficiait du fameux « état de grâce ». Tout n’allait pas bien, mais on lui faisait crédit : il ne pouvait pas tout résoudre d’un coup de baguette magique. Après tant d’années de pouvoir péroniste, à peine perturbées par quatre ans d’une droite inefficace et peu populaire, on avait adoré, pendant la campagne, son discours antisystème, son mépris de la chose politique et de ce qu’il appelait « la caste », autrement dit, les privilégiés du système. Avec lui, on allait voir ce qu’on allait voir : tous ces corrompus allaient dégager, et les profiteurs seraient promptement éjectés.

Première mesures, premières victoires : grâce à une politique drastique de réduction de la dépense publique, l’inflation est passée de près de 300% à moins de 40. En à peine plus d’un an. Phénoménal. Certes, les prix ont augmenté, mais on voulait bien croire qu’avec un peu de patience, on les verrait rapidement dégonfler.

Et si l’inflation n’était que la partie émergée de l’iceberg ?

Seulement voilà : réduire la dépense publique, cela veut dire ce que cela veut dire. Dans un excellent article, l’écrivain et journaliste Jorge Fernández Díaz dresse un tableau particulièrement édifiant de la situation politique, sociale et psychologique de l’Argentine d’aujourd’hui, à l’instant T. Je vous en livre quelques extraits ci-dessous, qui vous aideront à mieux comprendre les complexes ressorts, et motivations, de ce subit retournement de l’opinion argentine vis-à-vis du trublion à la tronçonneuse.

L’article commence ainsi : (en italiques le texte de l’article original)

À l’aube de ce processus politique brulant – marqué par des obsessions soudaines et des émotions violentes – nous avons compris que le danger était qu’une fois la marée passée, une vieille loi de l’amour s’applique : parfois, ce qui vous fait tomber amoureux est ce qui vous sépare. Si on voulait l’illustrer de façon comique, on dirait : je suis tombée amoureuse d’un bohème et je l’ai quitté parce que je me suis aperçue qu’en réalité c’était un clodo.

En effet, rien de plus changeant que le regard de l’amour. Certes, pendant la campagne, Milei avait annoncé la couleur et n’avait rien caché de ses intentions. Même si, note l’auteur, il a au moins menti sur une chose : la tronçonneuse devait couper dans les ressources des privilégiés, pas celles des retraités, des handicapés, des médecins, des ouvriers, des maçons, des employées de maison, bref, des moins favorisés du pays.

Ce qui a poussé le jésuite Rodrigo Zarazaga, prêtre des pauvres, à dire qu’aujourd’hui, la seule différence entre les plus pauvres et la classe moyenne inférieure, ce sont 8 jours. Les premiers vivent jusqu’au 12 du mois, les seconds parviennent jusqu’au 20.

Car, dit Fernández Díaz, ce nouveau modèle économique ultra-libéral contient au moins deux biais. L’un, celui d’ignorer l’existence d’une classe misérable, l’autre, de considérer le mot « production » comme une invention socialiste et la défense de l’emploi et de la consommation comme des superstitions anachroniques. Peut-on réellement défendre un système qui tourne le dos à des millions de personnes ? Que devraient faire alors ses victimes ? Attendre dix ans les résultats des grands investissements et pendant ce temps continuer de voter pour leur bourreau ?

Le grand paradoxe de l’opinion : le retournement de veste. Au-delà du mensonge sur la cible réelle de la tronçonneuse, il n’en est pas moins vrai que durant la campagne électorale, Milei a exposé ses idées sans détour. Il a même gagné le débat de fin de campagne en se targuant de son ignorance de la gestion et de la politique. Aujourd’hui ses électeurs les plus éclairés exigent de ce même outsider extravagant et sans filtre qu’il administre l’État (qu’il s’est fait élire pour détruire) avec expérience et bon sens, et qu’il s’intéresse à la politique (alors qu’ils se montraient enchantés lorsqu’il claironnait qu’elle l’ennuyait). (…) Ils lui réclament maintenant, presque désespérément, de s’ouvrir au dialogue et au consensus, quand au moment de l’élire ils portaient au pinacle un jouet colérique dont ils se réjouissaient de l’insensibilité et de la sauvagerie.

En conclusion, Fernández Díaz exhorte ses compatriotes à ne pas jouer les amants surpris : le Lion (surnom que s’est attribué lui-même Milei – NDLA) avait prévenu qu’il en serait ainsi, quelles que soient les conséquences. Les voilà désormais déçus. Là où ils voyaient un bohémien charmant il n’y a plus qu’un dilettante inconséquent.

++++++

L’après élection locale risque d’être très agité pour le gouvernement ultra-libéral. Entre les grosses manifestations de ces derniers jours, en défense des services publics menacés par les réductions massives de budget (santé, éducation, universités), les accusations de corruption contre la sœur du président (qui est aussi sa cheffe de cabinet), soupçonnée de détournement de fonds publics dans l’affaire Andis, organisme national chargé des politiques publiques en direction des personnes handicapés, les manœuvres du président lui-même qui, tout à son mépris pour le parlement, entend se passer de ses avis pour gouverner (il n’y a pas eu de vote sur le budget depuis fin 2023, Milei s’arrangeant chaque année pour bloquer les discussions et reconduire celui-ci tel quel), et la curieuse «disparition» des fonds internationaux d’aide aux handicapés, aux victimes d’inondation et à la recherche scientifique, dont le gouvernement refuse de révéler l’usage exact qu’il en a fait, ça commence à tanguer sérieusement.

Milei et sa sœur Karina (à sa gauche)

A six semaines des élections législatives de mi-mandat, qui auront lieu fin octobre, les sondages s’infléchissent significativement pour La libertad avanza, le parti gouvernemental. Donné gagnant haut la main encore en début d’année, la plupart des instituts lui prédisent sinon la défaite, du moins une majorité très relative, et dans tous les cas, l’impossibilité de gouverner seul. Or, le seul parti avec lequel un accord est possible reste celui de l’ancien président de droite Mauricio Macri. Avec lequel, ces derniers temps, les relations de Milei étaient, et c’est un euphémisme, très difficiles.

La fracture argentine n’est donc pas près de se réduire.

 

Milei : le grand sauveur ?

Après le documentaire sur le rôle des Etats-Unis dans l’avènement des dictatures sudaméricaines, dont nous vous parlions ici-même, la chaine ARTE en a proposé un autre sur l’actuel président argentin Javier Milei, surnommé « l’homme à la tronçonneuse ».

Il a été diffusé mardi dernier, juste après l’autre documentaire, mais il reste visible sur l’application ARTE.TV, sous le titre « L’argentine dans la tourmente : Milei, le grand sauveur ? »

Milei, le président à la tronçonneuse

Il commence sur une question, que se posent tant d’Argentins : comment ce pays, qui était un des plus riches du monde jusqu’à la première moitié du XXème siècle, a-t-il pu devenir quasiment un pays du tiers-monde ?
Il revient alors sur le mal endémique de nombre de pays du sud, et spécialement américains : la corruption, couplée à la confiscation du pouvoir par un petit nombre, formant une quasi-mafia, politique et syndicale. L’Argentine est d’ailleurs classée 99ème en ce qui concerne la perception de la corruption. Pour comparer, la France est 25ème, et l’Allemagne (autre sociétaire d’ARTE, ne l’oublions pas) 15ème.

La description est sévère, mais juste, avec de nombreux exemples, toujours d’actualité, de petits arrangements avec le droit et la morale : privatisations à bon compte d’entreprises d’état, au profit d’intérêts privés, emplois fictifs au Parlement, fraudes en tous genres, notamment aux marchés publics (l’ancienne présidente Cristina Kirchner vient d’être condamnée à ce sujet à six ans de détention), évasion fiscale (278 milliards de dollars planqués à l’étranger ou dans des bas de laine, et qui ne profitent donc pas à l’économie nationale).

Alors, l’ultra-libéral Milei, élu sur la promesse de faire le ménage dans les écuries d’Augias, va-t-il enfin remettre le pays à l’endroit ? Le documentaire ne se risque pas à faire de pronostic ferme, mais rappelle à bon escient que la politique mise en place par le nouveau président a déjà eu son moment : entre 1989 et 1999, Carlos Menem, un péroniste de droite, a gouverné avec les mêmes préceptes : désétatiser au maximum, privatiser, favoriser les investissements étrangers, réduire les impôts, réduire les dépenses sociales et le train de vie de l’état. Avec comme résultat le plus visible, le désespoir du petit peuple exprimé en d’impressionnantes émeutes fin 2001, qui conduisirent à une crise politique sans précédent : trois présidents en trois ans !

Le documentaire relève les points faibles de la nouvelle politique mise en place par Milei. Insistant notamment sur deux biais malheureusement persistants de ce pays qui, comme tant d’autres en Amérique latine, ne parvient pas à se débarrasser tout à fait de son passé colonial : la trop grande dépendance aux exportations agricoles et l’absence de vision à long terme de ses dirigeants.

Un court-termisme qui, hélas, est également l’apanage du nouveau gouvernement.

En conclusion, le documentaire ne se montre guère optimiste sur l’avenir du pays, miné par un individualisme croissant (mais ça, c’est un peu comme partout, y compris chez nous, hélas), des inégalités criantes et elles aussi toujours en hausse, une criminalité, y compris d’état, galopante, et, bien entendu, une société extrêmement divisée.

Mais, paradoxalement, ce président pourtant pas si révolutionnaire garde une base de popularité encore relativement solide, envers et contre tout. Notamment auprès des jeunes. Pas si paradoxal que ça, en définitive, quand on y regarde de plus près et qu’on additionne le discrédit d’une classe politique traditionnelle qui ne se renouvelle pas avec la lassitude d’une société prête à se jeter sur toute solution pourvu qu’elle ait l’apparence de la nouveauté.

*

Lien vers ARTE : https://www.arte.tv/fr/videos/119521-000-A/l-argentine-dans-la-tourmente/

A lire également en complément, sur ce même blog :

Sur Carlos Menem et sa politique ultra-libérale entre 1989 et 1999.

Sur la pauvreté en hausse dans l’Argentine de Milei.

Sur le niveau de vie de la classe moyenne.

L’Amérique latine, un continent sous influence

Ce mardi 24 juin, la chaine publique ARTE propose un documentaire en trois volets intitulé «Amérique latine, un continent sous influence».

L’influence ici, c’est bien entendu celle des États-Unis, qui ont toujours considéré, et continuent de le faire, l’Amérique du sud comme leur arrière-cour, simple vassal à surveiller et soumettre.

Le documentaire, qui retrace 60 ans d’interventionnisme nord-américain, se limite cependant à l’histoire de six pays : le Brésil, le Chili, la Colombie, le Venezuela, le Panama et le Nicaragua. Un parti-pris sans nul doute justifié par l’étendue du sujet, car en réalité, du Mexique à l’Uruguay en passant par l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay, le Honduras, etc… tous les pays ont été à un moment ou un autre objet de l’attention du «protecteur» yankee.

Tout au long de ces trois épisodes de 55 minutes, on parcourt donc l’histoire mouvementée de ces six pays, parsemée de révolutions et de coups d’état, et pris dans les vents contraires de la guerre froide.

Obsession principale des États-Unis, surtout après la révolution castriste : éviter à tout prix l’effet dominos, et la constitution d’autres blocs communistes. A tout prix, c’est-à-dire même à celui de favoriser l’installation de dictatures extrêmes-droitières, comme ce sera le cas au Brésil en 1964, avec le renversement du président de gauche Joao Goulart au bout de deux ans et demi de pouvoir, ou au Chili en 1973.

L’un des points forts du documentaire est de donner la parole à des acteurs de tous bords, anciens révolutionnaires, anciens ministres ou conseillers de dictateurs, ou encore ministres, ambassadeurs, conseillers techniques, nord-américains. Mais là résident également ses limites : les personnalités interrogées déroulent leurs versions des faits sans jamais être mis devant leurs contradictions, livrant ainsi des récits parallèles jamais recontextualisés. A chaque spectateur alors de se faire son opinion : il y a donc peu de chance que le visionnage fasse varier les a priori de départ.

Résultat : un récit médian, plutôt tiède, qui ne décortique pas vraiment les ressorts complexes ni de l’installation, ni du fonctionnement des régimes révolutionnaires ou dictatoriaux. De même qu’on survole les moyens mis en œuvre par les États-Unis pour renverser les régimes qui lui déplaisent, sans jamais véritablement montrer la réalité des liens entre l’administration nord-américaine et les mouvements d’extrême-droite, ou les militaires, du sud.

Néanmoins, le documentaire est extrêmement intéressant si on se place uniquement d’un point de vue historique et chronologique, et il montre clairement le cynisme des États-Unis qui, tout en se proclamant « plus grande démocratie au monde », n’hésitent jamais à la maltraiter chez les autres, quitte à laisser prospérer des dictatures sanglantes lorsque leurs intérêt sont en jeu.

Comme l’admet dans le troisième épisode un conseiller étasunien en parlant de la Colombie «certes, beaucoup de droits de l’homme ont été bafoués, mais Uribe (le président colombien de droite) a fait un travail efficace». On pourra remplacer Uribe par Pinochet (Chili), Branco (Brésil), Videla (Argentine), Bordaberry (Uruguay), Noriega (Panama), etc, etc… sans changer le reste de la phrase.

Le documentaire montre également le genèse de la fameuse Opération Condor, qui a permis aux dictatures de six pays (Argentine, Chili, Brésil, Uruguay, Paraguay et Bolivie), avec le soutien actif des Etats-Unis, de mener à bien une vaste campagne d’assassinat d’opposants politiques, y compris en exil. Comme notamment l’ancien ministre de Salvador Allende (Chili), Orlando Letelier, assassiné aux États-Unis mêmes.

Même s’il n’est pas parfait, loin de là, ce documentaire permettra sans nul doute aux spectateurs les moins avertis de mieux comprendre la portée de l’interventionnisme étasunien en Amérique latine, et d’en reconstituer la chronologie historique, de l’après-guerre mondiale à nos jours.

*

Mon conseil si trois épisodes, ça vous fait trop : privilégiez le premier, le plus «historique» dans son contenu.

Mardi 24 juin – 21 h – ARTE

Déjà en ligne sur ARTE.TV, il y restera un certain temps !

La situation économique en juin 2025

C’est incontestablement LE grand succès de Javier Milei, le président à la tronçonneuse (et inspirateur de l’illustrissime Elon Musk, ce qui n’est tout de même pas rien !) : l’inflation argentine, qui était au top avant son élection, est enfin à peu près maitrisée dans des limites raisonnables. (Mais qui reste néanmoins, comme le signale le site Rankia Argentina, parmi les plus élevées du monde).

Bon, autant l’avouer tout de suite, trouver des chiffres incontestables et incontestés dans la presse économique argentine relève du parcours du combattant. Comme d’habitude, les biais partisans foisonnent, et le taux varie selon le camp qui fait les calculs.

Si on s’en tient au site «Ahora País», relativement neutre, on constate les chiffres suivants :

2023 (gouvernement péroniste d’Alberto Fernández) : 211,4% d’inflation

2024 (1ère année de Milei) : 117,8 %

2025 : (projection JP Morgan ) : 25%

Bien. Et même très bien. Mais en parallèle, il faut prendre en compte l’évolution des prix et du taux de change. Et là, c’est moins folichon. Surtout si on compare avec le salaire moyen de l’Argentin.

Le taux de change, déjà. Selon le quotidien Infobae, le dollar amerlocain, qui reste la monnaie de référence en Argentine, s’échangeait contre 642 pesos en 2023. En 2024, il était à 1019 pesos. Aujourd’hui, selon le site XE Converter, il est à 1183 pesos. (1343 par rapport à l’euro). On estime qu’il va continuer à monter, pour atteindre les 1500 pesos en 2027. Pour vous donner une idée, en 2020 pour 1000 euros au bureau de change on me donnait en gros 65 000 pesos. Aujourd’hui, j’en recevrais 1 340 000 !

Evidemment, les prix ont suivi en conséquence. Les salaires aussi, mais moins vite. Voyons cela.

En janvier 2020, mon année de référence puisque j’étais à Buenos Aires à ce moment-là, le salaire de mon ami B., concierge d’immeuble, était d’environ 500 €. Aujourd’hui, il m’annonce un peu plus de 800€. Pendant ce temps, par exemple, le journal que je payais 85 pesos (1.30€ environ) est passé à 3800 pesos (2.80€ au taux actuel). Le petit café au bar du coin ? 100 pesos à peu près en 2020 (1.50€), 4500 pesos (3.35€) aujourd’hui.

Dessin original : Malorie Chanat

Autrement dit, le journal a augmenté de 120%, le café de 123%, et le salaire de B. de 60%. C’est tout de suite moins rigolo vu sous cet angle, non ?

Le salaire de B. peut être comparé au salaire moyen d’un professeur des écoles ou d’un employé de banque. En Argentine, la moyenne des salaires ne dépasse pas le million de pesos. Le taux de pauvreté est fixé quant à lui par l’INDEC, l’INSEE argentin, pour une famille de quatre personnes, à un montant moyen de 1,113 million de pesos, en-deçà lequel, donc, la famille est considérée comme sous le seuil. On peut en conclure qu’avec un seul salaire moyen, la famille est dans la mouise. Le prix de location d’un trois pièces à Buenos Aires est d’environ 950 000 pesos (701€). Vu de France et de Paris, cela reste bon marché, bien sûr. Mais nettement moins accessible à l’Argentin moyen.

Le taux de pauvreté, qui avait grimpé de 40 à 55% après l’élection de Milei, semble stagner à un taux de 39%. Ce qui reste énorme pour un pays développé. Ce taux est équivalent à celui de pays africains comme le Zimbabwe, le Bénin ou le Rwanda. Et supérieur à celui de voisins comme la Bolivie, le Paraguay ou l’Equateur. C’est d’ailleurs le taux le plus élevé de la zone Amérique du sud.

La réduction de l’inflation, qui était réellement énorme avant l’arrivée de Milei, est un incontestable succès, mais selon pas mal d’experts argentins, il risque d’être le seul vraiment marquant du mandat, si Milei ne trouve pas la recette pour stabiliser les prix et éviter la montée du chômage, qu’il contribue par ailleurs à faire augmenter en virant des fonctionnaires par charrettes entières.

Alors comment Milei a-t-il fait pour réduire cette inflation gigantesque ? A la base, celle-ci était essentiellement due à un facteur principal : le déficit et son corollaire, la dette. Les dépenses publiques étant irrémédiablement supérieures aux recettes, l’Etat vivait d’expédients : la banque centrale alimentait celui-ci en argent factice, tout en lui accordant des prêts à court terme, pour éviter l’effet dévastateur sur le taux de change et les prix. Cela, bien entendu, en empruntant aux banques privées. Effet boule de neige garanti sur la dette.

Solution miléiste : réduire drastiquement la dépense publique. Ce qu’il a fait, comme promis, à la tronçonneuse : un tiers du budget en moins. Résultat : les recettes ont enfin dépassé les dépenses, et pfuitt, plus besoin d’imprimer de monnaie. Quant à la dette contractée par la Banque centrale, potion choisie : la dévaluation du peso et la baisse des taux d’intérêts.

Bon ben voilà, ça roule, alors ? Le problème, selon de nombreux économistes, c’est la durabilité du système.

Jusqu’à quand Milei va pouvoir compresser la dépense publique ? Par exemple, il a décrété l’arrêt total de tous les chantiers publics d’infrastructures. L’Etat va-t-il pouvoir laisser longtemps les routes se dégrader ?

La dette publique est toujours là, et il faut la rembourser. Selon Carlos Rodriguez, ancien conseiller de Milei interrogé par BBC monde, le gouvernement l’a artificiellement escamotée par un tour de passe-passe : en repoussant le paiement des intérêts et en camouflant la dette interne de la Banque centrale. Avec un risque d’éclatement de la bulle dénoncé par l’ancienne présidente Cristina Kirchner.

Pour tenter de maintenir la valeur du dollar dans des limites acceptables, Milei a abattu une carte pour le moins discutable : «el blanqueo de capitales». Autrement dit, le blanchissement de capitaux. A savoir : le plafond de liquidités déclarables sans risque de pénalités ni d’impôts supplémentaires (et bien entendu, sans besoin de justificatifs) est fixé à 100 000 dollars. On va pouvoir sabler le champagne dans certains milieux où l’argent sale circule abondamment. Mais Milei pense que cette circulation d’argent sera forcément profitable au taux de change. Logique : plus il y aura de dollars en circulation, moins ils seront chers.

A ce stade, difficile de dire où en sera l’Argentine à la fin du mandat de Milei. Certains lui prédisent le même avenir qu’à la fin du mandat de Menem : la grande catastrophe de 2001, l’effondrement total de l’économie. D’autres, comme le FMI, plutôt content de l’élève Milei, sont plus optimistes, et pensent que sa politique, générant à la fois économies publiques et croissance (le FMI prévoit 5% de croissance pour 2025, ce qui serait un record en Amérique latine) est la bonne.

En attendant, « el argentino de a pie », l’Argentin de base, souffre, et a de plus en plus de mal à remplir son caddie hebdomadaire. Pour qu’on s’en rende un peu mieux compte, je vous ai fait un petit tableau avec les prix de base dernièrement constatés. Rappel : salaire moyen, environ 800 000 pesos, soit 600€)

Voilà pour une petite idée des prix courants en Argentine en ce moment, à comparer donc avec le salaire moyen. La dévaluation constante du peso peut ainsi paraître avantageuse pour un touriste français, mais elle est à mettre en regard du coût réel de la vie. Et puis bonjour les sommes astronomiques. Payer son café en milliers de pesos, ça fait toujours son petit effet psychologique.

Il paraît que la chute brutale de la consommation commence à faire sentir des effets positifs, en incitant les producteurs et les détaillants à mettre la pédale douce sur les prix. Ce qui apporte de l’eau au moulin des libéraux, qui voient par là confirmer les bienfaits de la loi de l’offre et de la demande. Ce n’est pas entièrement faux, certains prix commencent à baisser faute de demande. Mais ce qui est incontestable aussi, c’est le creusement des inégalités. Tout le monde ne peut pas se remettre à consommer au même niveau.

Rendez-vous dans un an, pour les élections législatives de mi-mandat. On pourra alors mesurer l’état réel de la popularité du gouvernement ultra-libéral. Pour le moment, il continue de jouir d’une certaine confiance. Le parti de Milei a notamment remporté les récentes élections régionales, en raflant par exemple six des neuf sièges au gouvernement de la province de Buenos Aires. Les trois autres étant tombés dans l’escarcelle des péronistes, laissant la droite classique totalement bredouille.

Mais cette popularité s’érode avec le temps, et l’accumulation des difficultés pour les plus modestes. L’affaire de la cryptomonnaie $libra n’a pas peu contribué à jeter un voile sur la soi-disant incorruptibilité des miléistes : le président avait fait publiquement la promotion d’une cryptomonnaie qui s’était effondrée dans les quelques heures qui avaient suivi des achats massifs, ruinant des milliers de gogos et enrichissant une poignée d’initiés. Une grosse tache sur le CV du président, qui a tenté de se dépêtrer de l’affaire en nommant lui-même une commission d’enquête qu’il s’est empressé de dissoudre avant même qu’elle ne communique les résultats de ses investigations !

 

Le décès du pape, vu d’Argentine

Difficile d’y échapper : Jorge Mario Bergoglio, alias Francisco, était Argentin. Comme il fallait s’y attendre, et comme je le répète à l’envi sur ce blog, en Argentine, pour les papes comme pour le reste, on passe son temps à s’entredéchirer, en rapportant tout à l’aune de ses préférences politiques.

Qu’on soit conservateur ou progressiste, péroniste ou antipéroniste, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, on se regarde en chien de faïence, et on se considère les uns les autres comme des « imprésentables » (ce qui est apparemment l’insulte la plus courante sur les forums des journaux).

Dans l’ensemble quand même, le lendemain de la disparition du pape François, les dits-journaux sont assez unanimes pour souligner l’empreinte qu’aura laissée ce pape argentin à la fois sur la communauté des catholiques et plus globalement sur le monde.

Petite revue de presse.

Pour la Nación, c’est «un pape simple qui a cassé les codes et ouvert l’Eglise comme jamais auparavant». Mais le même quotidien souligne «sa difficile relation avec les Églises des États-Unis, de France et d’Allemagne». Sans occulter certains paradoxes, puisque l’Église Étasunienne est aujourd’hui plutôt conservatrice quand celle d’Allemagne est ouvertement progressiste.

Le quotidien de gauche Pagina/12 souligne lui aussi la simplicité de ce pape, qui a souhaité un enterrement «modeste». Il restera dans les mémoires comme un pape pacifiste, écologiste et défenseur des plus pauvres.

Pour Clarín, journal notoirement antipéroniste, «Le pape est mort, mais sa parole reste vivante». «Il n’a pas fait tout ce qu’il voulait faire, mais ce qu’il a fait n’a pas été rien». «Trois axes s’imposent à la réflexion lorsqu’on fait le bilan de ces douze années de pontificat : les réformes de l’Église, son rôle de leader spirituel mondial, et son influence sur la vie de l’Argentine, sa patrie, marquée par une fracture politique qu’il n’a jamais pu, ou voulu, réduire».

Dans l’ensemble, on le voit, la revue de la presse argentine ne diffère pas de celle qu’on pourrait faire avec notre presse locale. Là-bas comme ici, on loue un pontificat humble, marqué par le souci de défendre et protéger les plus faibles, de faire évoluer l’Église catholique en tenant compte des changements de nos sociétés contemporaines et des défis auxquels elles sont confrontés, ainsi que son combat contre les excès du capitalisme et la montée des autoritarismes politiques. De même qu’on souligne sa relative tiédeur, voire son conservatisme affiché, sur des sujets plus «brûlants» pour la communauté chrétienne, comme l’avortement, l’homosexualité ou la place des femmes dans l’église.

Et naturellement, comme ici, les journaux ont lancé la «course de petits chevaux» habituelle, avec les pronostics sur son successeur. (Non, je ne mets pas de lien : les favoris sont les mêmes que dans nos canards français !)

Une question plus spécifique qui revient souvent néanmoins : pourquoi le pape n’est-il jamais venu en Argentine ? En effet, en douze ans, François n’a jamais visité son pays d’origine !

Jorge Mario Bergoglio, évêque de Buenos Aires

Selon l’archévêque de Buenos Aires, Jorge García Cuerva, interrogé par La Nación :

Quant à sa décision de ne pas visiter son pays natal pendant son pontificat, François avait programmé un voyage en Argentine et au Chili en 2017, mais un changement dans son agenda l’avait obligé à le repousser. Ensuite, son emploi du temps très serré avait fait que l’occasion ne s’était pas représentée, mais il n’avait pas renoncé à venir. De plus, de par la lourdeur du climat politique local, une visite en Argentine aurait constitué un grand défi. Cela aurait été une grande joie pour nous tous, mais pour lui, cela aurait représenté un voyage exigeant, tant sur la plan physique que psychologique ou émotionnel. Il est évident que compte tenu du contexte argentin, cela aurait généré des passions contraires.

C’est également le point de vue de Pagina/12 : le pape François ne tenait pas à être pris en tenaille au milieu des passions politiques.

Naturellement, les réactions des politiques les plus en vue en Argentine ne diffèrent pas de celles qu’on relève ici : pas question de dire du mal du Pape si tôt après son décès. Comme toujours dans ces cas-là, le mort n’avait que des qualités.

Néanmoins, l’histoire démontre s’il en était besoin que les relations de François avec le monde politique argentin étaient pour le moins contrastées. Clarín en repasse l’historique ici.

Le quotidien rappelle que Nestor et Cristina Kirchner (présidents de la République successifs entre 2003 et 2015) avaient dit de lui qu’il était «le chef spirituel de l’opposition» et lui avaient reproché son attitude pendant la dictature, l’accusant d’avoir dénoncé deux prêtres jésuites, alors qu’il était à cette époque justement le principal dirigeant de cette communauté (1). Mais une fois élu pape, cependant, ses relations avec la présidente Cristina Kirchner s’étaient largement normalisées.

Avec le président de droite libérale Mauricio Macri (2016-2020), il avait eu des différents concernant le mariage homosexuel (officiellement autorisé en 2010, durant le mandat de Cristina Kirchner), que ce dernier avait refusé de combattre. Dans l’ensemble, la relation avait été plutôt distante, le camp macriste jugeant François trop proche des péronistes et des syndicats de gauche.

Les débuts du mandat d’Alberto Fernández (péroniste) avaient été plutôt chaleureux, dans la mesure où le pape François avait intercédé en faveur de l’Argentine auprès de la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, qui était une amie personnelle du pape. Mais cela s’était rapidement détérioré ensuite, d’une part parce que François n’appréciait pas tellement le fait que le président se prévalût à tout bout de champ d’une prétendue relation privilégiée, et surtout que son gouvernement avait fait passer la loi légalisant l’avortement.

Mais c’est avec le président anarcholibéral Javier Milei que les relations auront été en définitive les plus houleuses. On relira ici l’article de ce blog qui en faisait état. Pendant la campagne électorale, Milei avait traité le pape de communiste et de suppôt du diable. Une fois élu, il avait mis pas mal d’eau dans son vin, car il ne fallait pas contrarier les catholiques, qui avaient été nombreux à avoir voté pour lui.

Néanmoins, les relations étaient restées très froides. Dire que le pape n’approuvait pas du tout la politique et les méthodes pour le moins conflictuelles du fou à la tronçonneuse serait un euphémisme. Après une manifestation des retraités, le pape avait sèchement condamné la répression policière qui s’était déchainée à cette occasion :

Au lieu de consacrer l’argent à la justice sociale, on l’utilise en achat de gaz lacrymogène, avait-il lâché, à la grande fureur de Milei, qui s’était pourtant gardé de répondre ouvertement.

Pour la majorité des observateurs, si le Pape n’est jamais venu en Argentine, c’est donc avant tout pour éviter de se retrouver piégé au milieu d’un affrontement qu’il aurait souhaité apaiser, ce que le climat politique exécrable ne lui a jamais réellement permis de tenter.

Comme dit finement l’auteur de l’article, Sergio Rubin, «en fin de compte, François a entériné le principe évangélique : Nul n’est prophète en son pays».

Ainsi va l’Argentine, pays déchiré où tout est prétexte à conflit et à rancœurs, et où même la fierté de donner au monde le premier pape sud-américain de l’histoire n’aura pas réussi à rassembler les gens, pas même autour de son cercueil.

La Cathédrale de Buenos Aires, qui se trouve sur la même place que le Palais présidentiel !

Pour finir, je vous rapporte au débotté un petit florilège de quelques réactions d’Argentins ordinaires, glanées au fil des commentaires sous les articles de deux quotidiens en ligne. Je vous fais grâce des pseudos.

(1) Rapporté par le journaliste et écrivain Horacio Verbitsky dans son livre sur le rôle de l’Église catholique durant la dictature « El silencio » (Ed. Sudamericana – 2005. Mais dont Jorge Bergoglio a été jugé innocent par la commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).

*

DANS LA NACIÓN (Quotidien de droite)

J’ai beaucoup admiré le pape François, mais il m’a déçu. En tant qu’Argentin il devait venir embrasser son peuple au lieu d’autant soigner son image. En fin de compte on l’a élu pasteur mais il a négligé son troupeau.

Et la réponse au même, tellement caractéristique de ce conflit politique typiquement argentin :

Cela nous aurait comblé. Mais s’il était venu du temps de la Cris (Cristina Kirchner – NDLA) on l’aurait taxé de K. (K est la lettre péjorative utilisée par les opposants au péronisme pour qualifier le kirchnerisme – NDLA). S’il était venu voir Macri, on l’aurait traité de macriste. Et s’il était venu sous Milei….

Aux adorateurs du conservateur rance Jean-Paul II : François fut dix fois plus puissant et il sera difficile d’être plus aimé que lui.

Qu’il repose en paix. L’Argentine ne le regrettera pas.

Mourir ne suffit pas à faire de vous un saint. François n’a été un pape ni neutre ni courageux. C’était un militant déguisé en pasteur, qui a béni des tyrans, protégé des corrompus et n’a jamais élevé la voix contre tous ceux qui ont ruiné l’Amérique latine.

La figure du pape François aura servi également à mettre en évidence la vision extrêmement limitée que nous avons, nous Argentins, en ce qui concerne l’international. Que ce soit pour des questions politiques ou économiques, notre cosmovision est aussi pauvre et médiocre que limitée. En tant que société nous n’avons jamais été capables de comprendre le rôle d’un personnage parvenu au plus haut de la hiérarchie du Saint Siège. Comme toujours, tout se réduit chez nous à un manichéisme bon marché issu de la culture véhiculée par nos journaux.

En fait il a atteint sa principale ambition : être le chef du péronisme à Rome. Péroniste, socialiste, fabriquant de pauvres.

Dans le monde entier on respecte et on parle bien du pape. Mais en lisant ces commentaires on voit qu’un bon pourcentage d’Argentins pensent différemment. Parce qu’ici la politique prend le pas sur absolument tout.

Et un autre ajoute à ce précédent commentaire :
Nous sommes fanatiques, égocentriques, orgueilleux et plutôt ignorants. Il suffit de lire les commentaires, ou mieux encore, sortir 5 minutes dans la rue et observer les gens.

*

DANS PAGINA/12 (Quotidien de gauche)

Ponce-Pilate avait laissé au peuple le choix entre un délinquant, Barrabas, et un prédicateur inoffensif, Jésus. Le peuple, librement, choisit la liberté pour Barrabas et l’exécution pour Jésus. Cela ne rappelle-t-il pas la dernière présidentielle chez nous ?

Que le bon dieu te reçoive en son sein et te donne la paix. Et maintenant que tu es à ses côtés profites-en pour lui demander qu’il aide les Argentins à surmonter les moments si difficiles que nous vivons.

Un grand Monsieur et un grand pape, espérons que celui qui lui succédera prolongera son œuvre.

L’Église et ses représentants sont à l’origine de l’esclavage mental, spirituel et financier du peuple. Un autre de ces dirigeants est mort : quel dommage !

On a dit que la mort ne rendait personne meilleur, et il en va de même pour François, si on considère son passé argentin et la dimension qu’aura pris sa tâche dans le monde entier. Mais le vide qu’il laisse parle davantage de son œuvre que tous les discours élogieux qui commencent à pleuvoir, qu’ils soient sincères ou opportunistes. Ce qui est étrange pour un agnostique comme moi, je le confesse, c’est de sentir l’ombre d’une peine qui flotte au-dessus de moi et m’évoque d’une certaine manière celle éprouvée à la perte d’un ami, et non celle d’un pape.

Si on compare le pontificat d’un homme de plume comme l’était Ratzinger (Benoit XVI, NDLA), avec le pontificat humaniste de Bergoglio, on peut en conclure que les peuples ont davantage besoin de leaders comprenant le terrain plutôt que d’idéologues de cloitres et de bibliothèques. (…)

 

L’Argentine, refuge de nazis en fuite ?

Comme sur à peu près tous les sujets un peu politiques, il est extrêmement difficile de trouver une documentation un tant soit peu objective en faisant des recherches dans le matériau essentiellement argentin.

En Argentine, on est péroniste, ou antipéroniste. Et cela conditionne drastiquement l’orientation de toute recherche. Alors on imagine que sur un sujet aussi délicat que l’accueil des anciens nazis, la règle ne souffre pas d’exception. Pour les uns, Juan Perón était un philo-nazi, pour les autres, seulement un opportuniste, tout aussi pragmatique finalement que les Etatsuniens à ce sujet.

Il faut donc faire le tri, et bien savoir d’où parlent les auteurs. Et aller voir aussi du côté de chercheurs plus neutres, essentiellement européens.

*

Le lien des militaires argentins avec l’armée allemande est très antérieur à la deuxième guerre mondiale. Dès le XIXème siècle, les Argentins sont fascinés par la qualité de l’armée prussienne, avec laquelle ils tissent des liens forts, autant en ce qui concerne l’étude des méthodes de guerre que le commerce d’armement. Après la guerre de 1870, «l’Allemagne se voit confier, pour l’essentiel, la formation des officiers d’Etat-major» (Alain Rouquié – 1977). Cette influence ira grandissante : «Sous la présidence de Manuel Quintana – 1904-1906 – le général Enrique Godoy, ministre de la Guerre, favorise de manière déterminée l’influence allemande» (Rouquié, op.cit.).

Ce lien perdura jusqu’à la seconde guerre mondiale. Lors de l’arrivée au pouvoir des nazis, en 1933, ce sont des militaires qui gouvernent l’Argentine. En 1932, le général Agustín Pedro Justo a succédé au général José Felix Uriburu. Il sera lui-même remplacé par un civil démocratiquement élu en 1938, Roberto Ortiz, mais ce gouvernement sera renversé en 1943 par un coup d’état militaire.

C’est alors l’époque du G.O.U. Ce «grupo de oficiales unidos», ou «grupo de obra de unificación», selon les versions, est un groupement d’officiers supérieurs fondé, entre autres, par l’alors Lieutenant-Colonel Juan Perón, sur deux piliers principaux : l’anticommunisme et la neutralité dans la guerre mondiale en cours. Ceci pour résumer à grands traits.

Juan Perón est revenu très impressionné d’un voyage à Rome, avant-guerre. Il admire le fascisme de Mussolini et le concept de révolution nationale qui fait pendant à la révolution bolchévique. Dans le même temps, les nazis étendent leur influence sur l’ensemble de l’Amérique latine :

«Une offensive de propagande et d’influence de grande ampleur des nazis s’organisa en effet en Argentine depuis le début du mouvement allemand dans les années 1920 et bien plus encore à partir des années 1930. Par différents intermédiaires le régime hitlérien a soutenu financièrement des personnalités politiques et des organisations de différentes natures susceptibles de favoriser l’emprise du nazisme en Amérique latine. Ainsi, « en 1938, on pouvait dénombrer en Argentine 176 écoles allemandes regroupant 13.200 étudiants » au sein desquels la propagande nazie circulait largement.» (Renée Fregosi – 2018)

Les militaires du G.O.U. prennent donc le pouvoir par la force en 1943. Après une succession de trois généraux en trois ans, Juan Perón est démocratiquement élu président de la République en 1946. Entre temps, l’Argentine a fini par se résoudre à déclarer la guerre à l’Allemagne, autant sous la pression des États-Unis que pour voler au secours de la victoire.

Le nazisme vaincu, et jugé à Nuremberg, l’Argentine tourne la page. Mais on n’efface pas ainsi d’un trait de plume presque un siècle de compagnonnage avec l’Allemagne. Les liens restent forts dans un pays gouverné par un général très populaire, mais aux méthodes calquées sur les régimes autoritaires. Selon Franck Garbely, un milliardaire Allemand, Ludwig Freude, a contribué financièrement à la campagne électorale de Perón en 1946. (Franck Garbely – 2003). Or, c’est ce même Freude que les États-Unis soupçonnaient d’avoir escamoté l’essentiel de la fortune accumulée par les nazis, et qui n’a jamais été retrouvée.

Ce qui permet à certains, assez nombreux, de pointer un intérêt financier dans l’aide apportée par Perón aux nazis après-guerre. C’est la thèse de l’universitaire française Renée Fregosi : Perón aurait profité de « l’or nazi ». Aucune preuve formelle ne vient corroborer cette version, comme l’admet elle-même l’auteure. (Fregosi, op.cit, p.9). Mais le mouillage de sous-marins allemands dans le port de Mar del Plata en juillet, puis en août 1945, laisse penser qu’ils ne sont pas venus à vide. Or, on pense également qu’ils transportaient quelques dignitaires du régime, comme Martin Bormann ou Heinrich Müller. Par ailleurs, des mouvements de fonds en provenance de Suisse – pays visité par Eva Perón en 1947 – ont été relevés à la fois pendant la guerre et après, au profit de banques argentines.

Perón aurait donc eu un triple intérêt à accueillir les nazis en fuite : aider des vieux amis en détresse, en tirer un bénéfice pécuniaire, et profiter des compétences de militaires ou de civils expérimentés. En ce qui concerne ce dernier point d’ailleurs, on fera remarquer que les États-Unis n’ont pas été les derniers à «recueillir» d’anciens experts nazis. Le plus emblématique étant certainement Werner Von Braun, qui avait mis au point les V2 allemands pendant la guerre, puis est devenu responsable du développement du programme Saturn américain, qui conduira au lancement d’Apollo 11 et à l’exploration de la Lune.

L’immigration nazie en Argentine n’a donc rien d’une légende. Sous la présidence de Juan Perón (1946-1955), ils furent nombreux à trouver un abri sûr dans le cône sud. Certains fonderont même des colonies entières, comme c’est le cas dans la région patagonienne de Bariloche, dont les villes et villages rappellent furieusement l’architecture autrichienne ou bavaroise.

Place centrale de Bariloche

Parmi les «grands noms» de ces nazis généreusement recueillis, citons pêle-mêle : Josef Mengele, le médecin tortionnaire qui pratiquait des expériences sur les déportés d’Auschwitz, Franz Stangl, chef du camp de Treblinka, Adolf Eichmann, planificateur de la solution finale, Erich Priebke, un des responsables du massacre des Fosses ardéatines en mars 1944, Wilhelm Monhke, chef de la garde personnelle d’Hitler, ou encore Klaus Barbie, qui est passé par l’Argentine avant de gagner la Bolivie.

Mais ce ne sont que quelques exemples. D’après diverses sources, on estime à environ 180 le nombre de dignitaires réfugiés en Argentine, et à plusieurs milliers le nombre de nazis «ordinaires» recueillis. Il est donc incontestable que l’Argentine a constitué un haut lieu de refuge pour les anciens soutiens du régime hitlérien. Tout comme quelques autres pays sud-américains, dans une moindre mesure. D’après Sergio Correa Da Costa, il y en aurait eu pas loin de 90 000 ! (Le nazisme en Amérique du sud. Chronique d’une guerre secrète 1930-1950 – 2007, cité par Renée Fregosi)

Une autre colonie d’obédience nazie, cette fois au Chili : Colonia Dignidad.

Juan Perón a largement ouvert les portes de son pays. Mais à sa décharge, si on peut dire, on notera l’aide apportée à la fuite de pas mal de nazis par le Vatican lui-même. Comme le relève le quotidien Clarín dans un article de 2017, ou encore l’hebdomadaire Semana en 2021, celui-ci a également fourni des passeports pour faciliter la fuite de nazis.

Juan Perón était un personnage extrêmement complexe. Admirateur de régimes autoritaires comme le fascisme et le franquisme, anticommuniste convaincu, il a fait partie avant-guerre d’un groupe d’officiers qui ne cachait pas ses préférences pour une victoire allemande pendant la guerre. Alliage funeste de cet anticommuniste et d’un antisémitisme récurrent dans la société argentine de l’époque. Il a pourtant impulsé une politique ouvriériste, et a été longtemps soutenu par des mouvements d’extrême-gauche, notamment durant son exil entre 1955 et 1973. Mouvements qu’il a répudiés à son retour, et son élection, en 1973, pour revenir à une politique de tendance fasciste, qui finira par déboucher après sa mort en juillet 1974 à la dictature militaire de 1976-1983.

En déclassifiant les archives de l’époque, le nouveau président Milei entend non seulement révéler la vraie nature du régime péroniste originel, mais également porter préjudice à l’ensemble du mouvement péroniste, qui reste un courant très résilient dans la société argentine, et qui depuis la présidence de Nestor Kirchner (2003-2007) s’est ancré à gauche.

Il lui en faudra sans doute un peu plus, dans ce pays extrêmement divisé et où lui-même est un personnage très clivant. Comme tous les personnages qui ont marqué durablement leur pays, Perón est devenu un véritable mythe en Argentine, ce qui explique en grande partie la persistance du mouvement qu’il a impulsé, un mouvement qui reste populaire dans le pays, en dépit des aléas, des incompétences, de la corruption de ses élites, et de l’extrême fluctuation de sa doctrine au fil du temps.

A ce propos, il est d’ailleurs significatif de mettre en parallèle cette volonté du gouvernement Milei de réveiller les mémoires historiques au sujet de la protection des nazis par Perón, qui est effectivement difficilement contestable, et celle de les endormir au contraire au sujet des crimes d’une dictature militaire pourtant plus récente et dont les conséquences se font encore sentir dans l’ensemble de la société.

*

SOURCES

Renée Fregosi : L’Argentine de Perón, pièce maitresse de l’accueil des nazis en Amérique latine. PDF téléchargeable en français ici. 2018

Alain Rouquié : Pouvoir militaire et société politique en république argentine – Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. 1977

Uki Goñi : Perón y los Alemanes. La verdad sobre el espionaje nazi y los fugitivos del Reich – Sudamericana – 2008

Tulio Halperín Donghi : La Argentina y la tormenta del mundo. Ideas e ideologias entre 1930 y 1945. Buenos Aires 2003

Franck Garbely : El viaje del arco iris. Los nazis, la banca suiza y la Argentina de Perón. El Ateneo, Buenos Aires 2003.

Anniversaire du coup d’État de 1976 : contrefeu de l’extrême-droite

Aujourd’hui 24 mars, on commémore en Argentine, comme chaque année, le triste anniversaire du coup d’état de 1976, qui a marqué le début d’une dictature militaire sanglante qui a duré sept ans.

De nombreuses manifestations ont lieu dans tout le pays, et sont l’occasion également pour de nombreux mouvements de gauche de marquer leur opposition à la politique ultra-libérale du président Javier Milei.

Ce 24 mars 2025, à Buenos Aires (Vidéo Benito R.). Le grand tifo présente les photos de disparus de la dictature.

Pour tenter de lancer un contrefeu, le gouvernement s’est saisi d’une vidéo opportunément réalisée par un historien d’extrême-droite, Agustín Laje, connu pour ses prises de positions polémiques : trumpiste, antiféministe, homophobe, anti-avortement et complotiste. (Allez voir ses vidéos sur Youtube, vous allez comprendre, même si vous ne parlez pas espagnol : rien que les titres, déjà…).

Cette vidéo, qui dure 20 mn et a été reproduite par le quotidien La Nación, est intitulé «La mémoire complète» et j’ai donc pu la visionner.

On y voit l’écrivain assis sur un fauteuil, dans une pièce richement décorée qui ressemble à une grande salle à manger officielle, ornée d’un drapeau argentin. Il parle face caméra, mais la vidéo est essentiellement illustrée d’images d’archives.

Dans ce petit film, l’historien développe les théories généralement reprises par les défenseurs de la dictature :

1. Les vrais responsables sont les mouvements révolutionnaires qui, tout au long des années 70, ont commis de nombreux attentats meurtriers dont les victimes n’ont jamais été dûment reconnues.

2. La répression d’état avait commencé avant 1976 : dès 1973 et le retour de Juan Perón au pouvoir, l’État a mené une campagne de répression et de disparitions, à travers la sinistre «Triple A» (Alliance anticommuniste argentine) fondé par l’éminence grise de Perón, José López Rega. Campagne poursuivie après la mort de Perón en 1974 par sa vice-présidente, qui n’était autre que sa femme, María Estela Martínez. Cette répression serait aujourd’hui niée, ou à tout le moins occultée, par la gauche argentine, pour en protéger les acteurs.

3. Les militaires ont certes eux aussi commis des crimes, mais ceux-ci ne seraient donc qu’une conséquence de la véritable guerre civile engagée par les révolutionnaires.

4. Le chiffre de 30 000 disparus est fantaisiste et a été inventé par les gauchistes pour gonfler artificiellement les crimes de la dictature.

5. Les enseignants argentins (tous gauchistes) endoctrinent nos enfants en leur cachant sciemment la vérité. (Agustín Laje, né en 1989 et qui n’a donc pas connu la dictature, se dit victime de cet endoctrinement, qu’il aurait vaincu en enquêtant lui-même sur les faits et ce bien qu’on ait tout fait pour l’en dissuader et lui mettre des bâtons dans les roues).

Tout ce qu’il dit n’est pas totalement dénué de vérité. Les années 70 ont été en effet marquées par de nombreux attentats, et l’éclosion de divers mouvements révolutionnaires, souvent soutenus et entrainés par le régime cubain, dont ils revendiquaient la doctrine.

Mais on ne peut pas, comme le fait pour le moins légèrement Laje, les dissocier de tout contexte : de 1966 à 1973, l’Argentine était déjà gouvernée par une dictature militaire, d’une part, et d’autre part le retour au pouvoir de Juan Perón, largement soutenu par les mêmes mouvements révolutionnaires plus ou moins marxistes, avait été pour eux une immense déception : Perón non seulement les avait désavoués, mais, revenu de l’Espagne franquiste où il était en exil, il les avait sévèrement réprimés à travers, donc, la Triple A d’obédience fasciste.

Laje, qui a donc parfaitement raison de souligner cette répression péroniste antérieure à la dictature, prétend que les méfaits de la Triple A seraient occultés par la gauche actuelle. Ce qui est factuellement faux. De nombreux intellectuels péronistes ont documenté cette période en relevant le caractère fasciste du gouvernement de l’époque.

Le nombre de disparus a toujours fait l’objet de polémiques. Laje cite le chiffre officiel retenu par la commission d’enquête de la CONADEP (commission nationale des disparus) en 1985 : 8961 disparus. Et celui du secrétariat aux droits de l’homme : 7300. Ces chiffres sont exacts, mais ne comptabilisent naturellement que les disparitions officiellement établies et documentées. De nombreuses autres, comme souvent dans ces cas-là, ont été purement et simplement passées sous silence, faute de documentation. Laje cite un certain Luis Labraña, ancien révolutionnaire, qui prétend être l’inventeur du chiffre de 30 000, chiffre qui aurait été choisi au hasard pour impressionner et attirer davantage de soutiens européens. Des propos qui n’engagent pourtant que Luis Labraña lui-même, il faut donc le croire sur parole. Le véritable chiffre se situerait plutôt entre les deux, comme souvent. Mais les chiffres officiels sont très certainement sous-évalués.

Quant à l’accusation d’endoctrinement généralisé, elle relève du complotisme habituel de l’extrême-droite. L’existence d’une conspiration globale du milieu enseignant pour ne délivrer qu’une version tronquée de la réalité historique ressort du plus pur fantasme. Au contraire : le débat sur le partage des responsabilités dans le drame vécu par l’Argentine a toujours été très vif, de même que la critique de dirigeants révolutionnaires comme Mario Firmenich ou Roberto Santucho. Même si, par ailleurs, la condamnation de la violence d’état menée par les militaires n’a jamais été contestée que par des mouvements révisionnistes et, pour la plupart, nostalgiques de la dictature.

A ce sujet, Laje critique ce qu’il appelle «la théorie du démon unique . Référence à ce que l’écrivain Ernesto Sábato, président de la commission d’enquête de 1985, avait appelé «théorie des deux démons». A savoir : à la violence révolutionnaire a répondu la violence d’état. Une théorie très critiquée par de nombreux historiens car mettant au même niveau ces deux violences. Or, il est tout de même difficile de mettre en parallèle une violence qui s’en prend à des cibles d’état, pour la plupart policières ou militaires, et une violence qui s’en prend indistinctement aux citoyens, avec les moyens de l’État. Les mouvements révolutionnaires ont effectivement commis des attentats et des assassinats, parfois de manière totalement irresponsable et contre-productive, plongeant des familles entières dans le deuil. Mais les militaires au pouvoir entre 1976 et 1983, eux, avaient fait de TOUS les citoyens des suspects, voire des ennemis potentiels de la nation, et parmi les personnes arrêtées, torturées, exécutées, ou disparues, se trouvaient de nombreux innocents.

Rapport officiel de la CONADEP, intitulé NUNCA MAS (Plus jamais ça)

Personne ne contestera à Laje le mérite de revenir sur certaines vérités difficilement contestables. Mais le ton complotiste de la vidéo trahit son objectif premier, inlassablement poursuivi depuis les premiers procès contre les militaires tortionnaires : diluer, minorer les responsabilités en les partageant. L’Allemagne et l’Italie aussi, dans les années 70, ont été victimes d’attentats de la part de mouvements révolutionnaires. Elles n’en sont pas devenues pour autant des dictatures sanglantes.

Pour Milei et ses partisans, cette vidéo est une bénédiction, en ce jour de commémoration. Elle vient à point nommé pour alimenter la petite musique jouée en coulisses par tous les nostalgiques de la dictature (et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense) : il serait temps de rendre justice aux militaires.

D’ici à ce que la commémo devienne une célébration, il n’y a plus tellement loin. J’en parlais ici il n’y a pas longtemps : le gouvernement a déjà attaqué l’existence même du Centre de la mémoire, établi dans l’enceinte de L’École de mécanique de la Marine, ancien centre de torture. Un travail de sape qui ne fait que commencer. Sous couvert de délivrer une histoire plus «complète», il s’agit bien avant tout, de relativiser les crimes de la dictature.

En 1936 en France, un slogan circulait parmi les milieux les plus à droite : «plutôt Hitler que le Front populaire». En Argentine, même musique avec un texte plus adapté : «Plutôt Videla que Che Guevara».

Allez, tous à la manif : c’est à 16 h 30 sur la Plaza de mayo à Buenos Aires. 20h30 chez nous.

Ce 24 mars 2025, Buenos Aires. Au premier rang, les grands-mères de l’association fondée pendant la dictature pour réclamer les enfants disparus. L’homme en tee-shirt grenat avec la canne n’est autre qu’Adolfo Pérez-Esquivel, prix Nobel de la Paix en 1980 !