L’Amérique latine, un continent sous influence

Ce mardi 24 juin, la chaine publique ARTE propose un documentaire en trois volets intitulé «Amérique latine, un continent sous influence».

L’influence ici, c’est bien entendu celle des États-Unis, qui ont toujours considéré, et continuent de le faire, l’Amérique du sud comme leur arrière-cour, simple vassal à surveiller et soumettre.

Le documentaire, qui retrace 60 ans d’interventionnisme nord-américain, se limite cependant à l’histoire de six pays : le Brésil, le Chili, la Colombie, le Venezuela, le Panama et le Nicaragua. Un parti-pris sans nul doute justifié par l’étendue du sujet, car en réalité, du Mexique à l’Uruguay en passant par l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay, le Honduras, etc… tous les pays ont été à un moment ou un autre objet de l’attention du «protecteur» yankee.

Tout au long de ces trois épisodes de 55 minutes, on parcourt donc l’histoire mouvementée de ces six pays, parsemée de révolutions et de coups d’état, et pris dans les vents contraires de la guerre froide.

Obsession principale des États-Unis, surtout après la révolution castriste : éviter à tout prix l’effet dominos, et la constitution d’autres blocs communistes. A tout prix, c’est-à-dire même à celui de favoriser l’installation de dictatures extrêmes-droitières, comme ce sera le cas au Brésil en 1964, avec le renversement du président de gauche Joao Goulart au bout de deux ans et demi de pouvoir, ou au Chili en 1973.

L’un des points forts du documentaire est de donner la parole à des acteurs de tous bords, anciens révolutionnaires, anciens ministres ou conseillers de dictateurs, ou encore ministres, ambassadeurs, conseillers techniques, nord-américains. Mais là résident également ses limites : les personnalités interrogées déroulent leurs versions des faits sans jamais être mis devant leurs contradictions, livrant ainsi des récits parallèles jamais recontextualisés. A chaque spectateur alors de se faire son opinion : il y a donc peu de chance que le visionnage fasse varier les a priori de départ.

Résultat : un récit médian, plutôt tiède, qui ne décortique pas vraiment les ressorts complexes ni de l’installation, ni du fonctionnement des régimes révolutionnaires ou dictatoriaux. De même qu’on survole les moyens mis en œuvre par les États-Unis pour renverser les régimes qui lui déplaisent, sans jamais véritablement montrer la réalité des liens entre l’administration nord-américaine et les mouvements d’extrême-droite, ou les militaires, du sud.

Néanmoins, le documentaire est extrêmement intéressant si on se place uniquement d’un point de vue historique et chronologique, et il montre clairement le cynisme des États-Unis qui, tout en se proclamant « plus grande démocratie au monde », n’hésitent jamais à la maltraiter chez les autres, quitte à laisser prospérer des dictatures sanglantes lorsque leurs intérêt sont en jeu.

Comme l’admet dans le troisième épisode un conseiller étasunien en parlant de la Colombie «certes, beaucoup de droits de l’homme ont été bafoués, mais Uribe (le président colombien de droite) a fait un travail efficace». On pourra remplacer Uribe par Pinochet (Chili), Branco (Brésil), Videla (Argentine), Bordaberry (Uruguay), Noriega (Panama), etc, etc… sans changer le reste de la phrase.

Le documentaire montre également le genèse de la fameuse Opération Condor, qui a permis aux dictatures de six pays (Argentine, Chili, Brésil, Uruguay, Paraguay et Bolivie), avec le soutien actif des Etats-Unis, de mener à bien une vaste campagne d’assassinat d’opposants politiques, y compris en exil. Comme notamment l’ancien ministre de Salvador Allende (Chili), Orlando Letelier, assassiné aux États-Unis mêmes.

Même s’il n’est pas parfait, loin de là, ce documentaire permettra sans nul doute aux spectateurs les moins avertis de mieux comprendre la portée de l’interventionnisme étasunien en Amérique latine, et d’en reconstituer la chronologie historique, de l’après-guerre mondiale à nos jours.

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Mon conseil si trois épisodes, ça vous fait trop : privilégiez le premier, le plus «historique» dans son contenu.

Mardi 24 juin – 21 h – ARTE

Déjà en ligne sur ARTE.TV, il y restera un certain temps !

La situation économique en juin 2025

C’est incontestablement LE grand succès de Javier Milei, le président à la tronçonneuse (et inspirateur de l’illustrissime Elon Musk, ce qui n’est tout de même pas rien !) : l’inflation argentine, qui était au top avant son élection, est enfin à peu près maitrisée dans des limites raisonnables. (Mais qui reste néanmoins, comme le signale le site Rankia Argentina, parmi les plus élevées du monde).

Bon, autant l’avouer tout de suite, trouver des chiffres incontestables et incontestés dans la presse économique argentine relève du parcours du combattant. Comme d’habitude, les biais partisans foisonnent, et le taux varie selon le camp qui fait les calculs.

Si on s’en tient au site «Ahora País», relativement neutre, on constate les chiffres suivants :

2023 (gouvernement péroniste d’Alberto Fernández) : 211,4% d’inflation

2024 (1ère année de Milei) : 117,8 %

2025 : (projection JP Morgan ) : 25%

Bien. Et même très bien. Mais en parallèle, il faut prendre en compte l’évolution des prix et du taux de change. Et là, c’est moins folichon. Surtout si on compare avec le salaire moyen de l’Argentin.

Le taux de change, déjà. Selon le quotidien Infobae, le dollar amerlocain, qui reste la monnaie de référence en Argentine, s’échangeait contre 642 pesos en 2023. En 2024, il était à 1019 pesos. Aujourd’hui, selon le site XE Converter, il est à 1183 pesos. (1343 par rapport à l’euro). On estime qu’il va continuer à monter, pour atteindre les 1500 pesos en 2027. Pour vous donner une idée, en 2020 pour 1000 euros au bureau de change on me donnait en gros 65 000 pesos. Aujourd’hui, j’en recevrais 1 340 000 !

Evidemment, les prix ont suivi en conséquence. Les salaires aussi, mais moins vite. Voyons cela.

En janvier 2020, mon année de référence puisque j’étais à Buenos Aires à ce moment-là, le salaire de mon ami B., concierge d’immeuble, était d’environ 500 €. Aujourd’hui, il m’annonce un peu plus de 800€. Pendant ce temps, par exemple, le journal que je payais 85 pesos (1.30€ environ) est passé à 3800 pesos (2.80€ au taux actuel). Le petit café au bar du coin ? 100 pesos à peu près en 2020 (1.50€), 4500 pesos (3.35€) aujourd’hui.

Dessin original : Malorie Chanat

Autrement dit, le journal a augmenté de 120%, le café de 123%, et le salaire de B. de 60%. C’est tout de suite moins rigolo vu sous cet angle, non ?

Le salaire de B. peut être comparé au salaire moyen d’un professeur des écoles ou d’un employé de banque. En Argentine, la moyenne des salaires ne dépasse pas le million de pesos. Le taux de pauvreté est fixé quant à lui par l’INDEC, l’INSEE argentin, pour une famille de quatre personnes, à un montant moyen de 1,113 million de pesos, en-deçà lequel, donc, la famille est considérée comme sous le seuil. On peut en conclure qu’avec un seul salaire moyen, la famille est dans la mouise. Le prix de location d’un trois pièces à Buenos Aires est d’environ 950 000 pesos (701€). Vu de France et de Paris, cela reste bon marché, bien sûr. Mais nettement moins accessible à l’Argentin moyen.

Le taux de pauvreté, qui avait grimpé de 40 à 55% après l’élection de Milei, semble stagner à un taux de 39%. Ce qui reste énorme pour un pays développé. Ce taux est équivalent à celui de pays africains comme le Zimbabwe, le Bénin ou le Rwanda. Et supérieur à celui de voisins comme la Bolivie, le Paraguay ou l’Equateur. C’est d’ailleurs le taux le plus élevé de la zone Amérique du sud.

La réduction de l’inflation, qui était réellement énorme avant l’arrivée de Milei, est un incontestable succès, mais selon pas mal d’experts argentins, il risque d’être le seul vraiment marquant du mandat, si Milei ne trouve pas la recette pour stabiliser les prix et éviter la montée du chômage, qu’il contribue par ailleurs à faire augmenter en virant des fonctionnaires par charrettes entières.

Alors comment Milei a-t-il fait pour réduire cette inflation gigantesque ? A la base, celle-ci était essentiellement due à un facteur principal : le déficit et son corollaire, la dette. Les dépenses publiques étant irrémédiablement supérieures aux recettes, l’Etat vivait d’expédients : la banque centrale alimentait celui-ci en argent factice, tout en lui accordant des prêts à court terme, pour éviter l’effet dévastateur sur le taux de change et les prix. Cela, bien entendu, en empruntant aux banques privées. Effet boule de neige garanti sur la dette.

Solution miléiste : réduire drastiquement la dépense publique. Ce qu’il a fait, comme promis, à la tronçonneuse : un tiers du budget en moins. Résultat : les recettes ont enfin dépassé les dépenses, et pfuitt, plus besoin d’imprimer de monnaie. Quant à la dette contractée par la Banque centrale, potion choisie : la dévaluation du peso et la baisse des taux d’intérêts.

Bon ben voilà, ça roule, alors ? Le problème, selon de nombreux économistes, c’est la durabilité du système.

Jusqu’à quand Milei va pouvoir compresser la dépense publique ? Par exemple, il a décrété l’arrêt total de tous les chantiers publics d’infrastructures. L’Etat va-t-il pouvoir laisser longtemps les routes se dégrader ?

La dette publique est toujours là, et il faut la rembourser. Selon Carlos Rodriguez, ancien conseiller de Milei interrogé par BBC monde, le gouvernement l’a artificiellement escamotée par un tour de passe-passe : en repoussant le paiement des intérêts et en camouflant la dette interne de la Banque centrale. Avec un risque d’éclatement de la bulle dénoncé par l’ancienne présidente Cristina Kirchner.

Pour tenter de maintenir la valeur du dollar dans des limites acceptables, Milei a abattu une carte pour le moins discutable : «el blanqueo de capitales». Autrement dit, le blanchissement de capitaux. A savoir : le plafond de liquidités déclarables sans risque de pénalités ni d’impôts supplémentaires (et bien entendu, sans besoin de justificatifs) est fixé à 100 000 dollars. On va pouvoir sabler le champagne dans certains milieux où l’argent sale circule abondamment. Mais Milei pense que cette circulation d’argent sera forcément profitable au taux de change. Logique : plus il y aura de dollars en circulation, moins ils seront chers.

A ce stade, difficile de dire où en sera l’Argentine à la fin du mandat de Milei. Certains lui prédisent le même avenir qu’à la fin du mandat de Menem : la grande catastrophe de 2001, l’effondrement total de l’économie. D’autres, comme le FMI, plutôt content de l’élève Milei, sont plus optimistes, et pensent que sa politique, générant à la fois économies publiques et croissance (le FMI prévoit 5% de croissance pour 2025, ce qui serait un record en Amérique latine) est la bonne.

En attendant, « el argentino de a pie », l’Argentin de base, souffre, et a de plus en plus de mal à remplir son caddie hebdomadaire. Pour qu’on s’en rende un peu mieux compte, je vous ai fait un petit tableau avec les prix de base dernièrement constatés. Rappel : salaire moyen, environ 800 000 pesos, soit 600€)

Voilà pour une petite idée des prix courants en Argentine en ce moment, à comparer donc avec le salaire moyen. La dévaluation constante du peso peut ainsi paraître avantageuse pour un touriste français, mais elle est à mettre en regard du coût réel de la vie. Et puis bonjour les sommes astronomiques. Payer son café en milliers de pesos, ça fait toujours son petit effet psychologique.

Il paraît que la chute brutale de la consommation commence à faire sentir des effets positifs, en incitant les producteurs et les détaillants à mettre la pédale douce sur les prix. Ce qui apporte de l’eau au moulin des libéraux, qui voient par là confirmer les bienfaits de la loi de l’offre et de la demande. Ce n’est pas entièrement faux, certains prix commencent à baisser faute de demande. Mais ce qui est incontestable aussi, c’est le creusement des inégalités. Tout le monde ne peut pas se remettre à consommer au même niveau.

Rendez-vous dans un an, pour les élections législatives de mi-mandat. On pourra alors mesurer l’état réel de la popularité du gouvernement ultra-libéral. Pour le moment, il continue de jouir d’une certaine confiance. Le parti de Milei a notamment remporté les récentes élections régionales, en raflant par exemple six des neuf sièges au gouvernement de la province de Buenos Aires. Les trois autres étant tombés dans l’escarcelle des péronistes, laissant la droite classique totalement bredouille.

Mais cette popularité s’érode avec le temps, et l’accumulation des difficultés pour les plus modestes. L’affaire de la cryptomonnaie $libra n’a pas peu contribué à jeter un voile sur la soi-disant incorruptibilité des miléistes : le président avait fait publiquement la promotion d’une cryptomonnaie qui s’était effondrée dans les quelques heures qui avaient suivi des achats massifs, ruinant des milliers de gogos et enrichissant une poignée d’initiés. Une grosse tache sur le CV du président, qui a tenté de se dépêtrer de l’affaire en nommant lui-même une commission d’enquête qu’il s’est empressé de dissoudre avant même qu’elle ne communique les résultats de ses investigations !

 

Le décès du pape, vu d’Argentine

Difficile d’y échapper : Jorge Mario Bergoglio, alias Francisco, était Argentin. Comme il fallait s’y attendre, et comme je le répète à l’envi sur ce blog, en Argentine, pour les papes comme pour le reste, on passe son temps à s’entredéchirer, en rapportant tout à l’aune de ses préférences politiques.

Qu’on soit conservateur ou progressiste, péroniste ou antipéroniste, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, on se regarde en chien de faïence, et on se considère les uns les autres comme des « imprésentables » (ce qui est apparemment l’insulte la plus courante sur les forums des journaux).

Dans l’ensemble quand même, le lendemain de la disparition du pape François, les dits-journaux sont assez unanimes pour souligner l’empreinte qu’aura laissée ce pape argentin à la fois sur la communauté des catholiques et plus globalement sur le monde.

Petite revue de presse.

Pour la Nación, c’est «un pape simple qui a cassé les codes et ouvert l’Eglise comme jamais auparavant». Mais le même quotidien souligne «sa difficile relation avec les Églises des États-Unis, de France et d’Allemagne». Sans occulter certains paradoxes, puisque l’Église Étasunienne est aujourd’hui plutôt conservatrice quand celle d’Allemagne est ouvertement progressiste.

Le quotidien de gauche Pagina/12 souligne lui aussi la simplicité de ce pape, qui a souhaité un enterrement «modeste». Il restera dans les mémoires comme un pape pacifiste, écologiste et défenseur des plus pauvres.

Pour Clarín, journal notoirement antipéroniste, «Le pape est mort, mais sa parole reste vivante». «Il n’a pas fait tout ce qu’il voulait faire, mais ce qu’il a fait n’a pas été rien». «Trois axes s’imposent à la réflexion lorsqu’on fait le bilan de ces douze années de pontificat : les réformes de l’Église, son rôle de leader spirituel mondial, et son influence sur la vie de l’Argentine, sa patrie, marquée par une fracture politique qu’il n’a jamais pu, ou voulu, réduire».

Dans l’ensemble, on le voit, la revue de la presse argentine ne diffère pas de celle qu’on pourrait faire avec notre presse locale. Là-bas comme ici, on loue un pontificat humble, marqué par le souci de défendre et protéger les plus faibles, de faire évoluer l’Église catholique en tenant compte des changements de nos sociétés contemporaines et des défis auxquels elles sont confrontés, ainsi que son combat contre les excès du capitalisme et la montée des autoritarismes politiques. De même qu’on souligne sa relative tiédeur, voire son conservatisme affiché, sur des sujets plus «brûlants» pour la communauté chrétienne, comme l’avortement, l’homosexualité ou la place des femmes dans l’église.

Et naturellement, comme ici, les journaux ont lancé la «course de petits chevaux» habituelle, avec les pronostics sur son successeur. (Non, je ne mets pas de lien : les favoris sont les mêmes que dans nos canards français !)

Une question plus spécifique qui revient souvent néanmoins : pourquoi le pape n’est-il jamais venu en Argentine ? En effet, en douze ans, François n’a jamais visité son pays d’origine !

Jorge Mario Bergoglio, évêque de Buenos Aires

Selon l’archévêque de Buenos Aires, Jorge García Cuerva, interrogé par La Nación :

Quant à sa décision de ne pas visiter son pays natal pendant son pontificat, François avait programmé un voyage en Argentine et au Chili en 2017, mais un changement dans son agenda l’avait obligé à le repousser. Ensuite, son emploi du temps très serré avait fait que l’occasion ne s’était pas représentée, mais il n’avait pas renoncé à venir. De plus, de par la lourdeur du climat politique local, une visite en Argentine aurait constitué un grand défi. Cela aurait été une grande joie pour nous tous, mais pour lui, cela aurait représenté un voyage exigeant, tant sur la plan physique que psychologique ou émotionnel. Il est évident que compte tenu du contexte argentin, cela aurait généré des passions contraires.

C’est également le point de vue de Pagina/12 : le pape François ne tenait pas à être pris en tenaille au milieu des passions politiques.

Naturellement, les réactions des politiques les plus en vue en Argentine ne diffèrent pas de celles qu’on relève ici : pas question de dire du mal du Pape si tôt après son décès. Comme toujours dans ces cas-là, le mort n’avait que des qualités.

Néanmoins, l’histoire démontre s’il en était besoin que les relations de François avec le monde politique argentin étaient pour le moins contrastées. Clarín en repasse l’historique ici.

Le quotidien rappelle que Nestor et Cristina Kirchner (présidents de la République successifs entre 2003 et 2015) avaient dit de lui qu’il était «le chef spirituel de l’opposition» et lui avaient reproché son attitude pendant la dictature, l’accusant d’avoir dénoncé deux prêtres jésuites, alors qu’il était à cette époque justement le principal dirigeant de cette communauté (1). Mais une fois élu pape, cependant, ses relations avec la présidente Cristina Kirchner s’étaient largement normalisées.

Avec le président de droite libérale Mauricio Macri (2016-2020), il avait eu des différents concernant le mariage homosexuel (officiellement autorisé en 2010, durant le mandat de Cristina Kirchner), que ce dernier avait refusé de combattre. Dans l’ensemble, la relation avait été plutôt distante, le camp macriste jugeant François trop proche des péronistes et des syndicats de gauche.

Les débuts du mandat d’Alberto Fernández (péroniste) avaient été plutôt chaleureux, dans la mesure où le pape François avait intercédé en faveur de l’Argentine auprès de la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, qui était une amie personnelle du pape. Mais cela s’était rapidement détérioré ensuite, d’une part parce que François n’appréciait pas tellement le fait que le président se prévalût à tout bout de champ d’une prétendue relation privilégiée, et surtout que son gouvernement avait fait passer la loi légalisant l’avortement.

Mais c’est avec le président anarcholibéral Javier Milei que les relations auront été en définitive les plus houleuses. On relira ici l’article de ce blog qui en faisait état. Pendant la campagne électorale, Milei avait traité le pape de communiste et de suppôt du diable. Une fois élu, il avait mis pas mal d’eau dans son vin, car il ne fallait pas contrarier les catholiques, qui avaient été nombreux à avoir voté pour lui.

Néanmoins, les relations étaient restées très froides. Dire que le pape n’approuvait pas du tout la politique et les méthodes pour le moins conflictuelles du fou à la tronçonneuse serait un euphémisme. Après une manifestation des retraités, le pape avait sèchement condamné la répression policière qui s’était déchainée à cette occasion :

Au lieu de consacrer l’argent à la justice sociale, on l’utilise en achat de gaz lacrymogène, avait-il lâché, à la grande fureur de Milei, qui s’était pourtant gardé de répondre ouvertement.

Pour la majorité des observateurs, si le Pape n’est jamais venu en Argentine, c’est donc avant tout pour éviter de se retrouver piégé au milieu d’un affrontement qu’il aurait souhaité apaiser, ce que le climat politique exécrable ne lui a jamais réellement permis de tenter.

Comme dit finement l’auteur de l’article, Sergio Rubin, «en fin de compte, François a entériné le principe évangélique : Nul n’est prophète en son pays».

Ainsi va l’Argentine, pays déchiré où tout est prétexte à conflit et à rancœurs, et où même la fierté de donner au monde le premier pape sud-américain de l’histoire n’aura pas réussi à rassembler les gens, pas même autour de son cercueil.

La Cathédrale de Buenos Aires, qui se trouve sur la même place que le Palais présidentiel !

Pour finir, je vous rapporte au débotté un petit florilège de quelques réactions d’Argentins ordinaires, glanées au fil des commentaires sous les articles de deux quotidiens en ligne. Je vous fais grâce des pseudos.

(1) Rapporté par le journaliste et écrivain Horacio Verbitsky dans son livre sur le rôle de l’Église catholique durant la dictature « El silencio » (Ed. Sudamericana – 2005. Mais dont Jorge Bergoglio a été jugé innocent par la commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).

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DANS LA NACIÓN (Quotidien de droite)

J’ai beaucoup admiré le pape François, mais il m’a déçu. En tant qu’Argentin il devait venir embrasser son peuple au lieu d’autant soigner son image. En fin de compte on l’a élu pasteur mais il a négligé son troupeau.

Et la réponse au même, tellement caractéristique de ce conflit politique typiquement argentin :

Cela nous aurait comblé. Mais s’il était venu du temps de la Cris (Cristina Kirchner – NDLA) on l’aurait taxé de K. (K est la lettre péjorative utilisée par les opposants au péronisme pour qualifier le kirchnerisme – NDLA). S’il était venu voir Macri, on l’aurait traité de macriste. Et s’il était venu sous Milei….

Aux adorateurs du conservateur rance Jean-Paul II : François fut dix fois plus puissant et il sera difficile d’être plus aimé que lui.

Qu’il repose en paix. L’Argentine ne le regrettera pas.

Mourir ne suffit pas à faire de vous un saint. François n’a été un pape ni neutre ni courageux. C’était un militant déguisé en pasteur, qui a béni des tyrans, protégé des corrompus et n’a jamais élevé la voix contre tous ceux qui ont ruiné l’Amérique latine.

La figure du pape François aura servi également à mettre en évidence la vision extrêmement limitée que nous avons, nous Argentins, en ce qui concerne l’international. Que ce soit pour des questions politiques ou économiques, notre cosmovision est aussi pauvre et médiocre que limitée. En tant que société nous n’avons jamais été capables de comprendre le rôle d’un personnage parvenu au plus haut de la hiérarchie du Saint Siège. Comme toujours, tout se réduit chez nous à un manichéisme bon marché issu de la culture véhiculée par nos journaux.

En fait il a atteint sa principale ambition : être le chef du péronisme à Rome. Péroniste, socialiste, fabriquant de pauvres.

Dans le monde entier on respecte et on parle bien du pape. Mais en lisant ces commentaires on voit qu’un bon pourcentage d’Argentins pensent différemment. Parce qu’ici la politique prend le pas sur absolument tout.

Et un autre ajoute à ce précédent commentaire :
Nous sommes fanatiques, égocentriques, orgueilleux et plutôt ignorants. Il suffit de lire les commentaires, ou mieux encore, sortir 5 minutes dans la rue et observer les gens.

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DANS PAGINA/12 (Quotidien de gauche)

Ponce-Pilate avait laissé au peuple le choix entre un délinquant, Barrabas, et un prédicateur inoffensif, Jésus. Le peuple, librement, choisit la liberté pour Barrabas et l’exécution pour Jésus. Cela ne rappelle-t-il pas la dernière présidentielle chez nous ?

Que le bon dieu te reçoive en son sein et te donne la paix. Et maintenant que tu es à ses côtés profites-en pour lui demander qu’il aide les Argentins à surmonter les moments si difficiles que nous vivons.

Un grand Monsieur et un grand pape, espérons que celui qui lui succédera prolongera son œuvre.

L’Église et ses représentants sont à l’origine de l’esclavage mental, spirituel et financier du peuple. Un autre de ces dirigeants est mort : quel dommage !

On a dit que la mort ne rendait personne meilleur, et il en va de même pour François, si on considère son passé argentin et la dimension qu’aura pris sa tâche dans le monde entier. Mais le vide qu’il laisse parle davantage de son œuvre que tous les discours élogieux qui commencent à pleuvoir, qu’ils soient sincères ou opportunistes. Ce qui est étrange pour un agnostique comme moi, je le confesse, c’est de sentir l’ombre d’une peine qui flotte au-dessus de moi et m’évoque d’une certaine manière celle éprouvée à la perte d’un ami, et non celle d’un pape.

Si on compare le pontificat d’un homme de plume comme l’était Ratzinger (Benoit XVI, NDLA), avec le pontificat humaniste de Bergoglio, on peut en conclure que les peuples ont davantage besoin de leaders comprenant le terrain plutôt que d’idéologues de cloitres et de bibliothèques. (…)

 

L’Argentine, refuge de nazis en fuite ?

Comme sur à peu près tous les sujets un peu politiques, il est extrêmement difficile de trouver une documentation un tant soit peu objective en faisant des recherches dans le matériau essentiellement argentin.

En Argentine, on est péroniste, ou antipéroniste. Et cela conditionne drastiquement l’orientation de toute recherche. Alors on imagine que sur un sujet aussi délicat que l’accueil des anciens nazis, la règle ne souffre pas d’exception. Pour les uns, Juan Perón était un philo-nazi, pour les autres, seulement un opportuniste, tout aussi pragmatique finalement que les Etatsuniens à ce sujet.

Il faut donc faire le tri, et bien savoir d’où parlent les auteurs. Et aller voir aussi du côté de chercheurs plus neutres, essentiellement européens.

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Le lien des militaires argentins avec l’armée allemande est très antérieur à la deuxième guerre mondiale. Dès le XIXème siècle, les Argentins sont fascinés par la qualité de l’armée prussienne, avec laquelle ils tissent des liens forts, autant en ce qui concerne l’étude des méthodes de guerre que le commerce d’armement. Après la guerre de 1870, «l’Allemagne se voit confier, pour l’essentiel, la formation des officiers d’Etat-major» (Alain Rouquié – 1977). Cette influence ira grandissante : «Sous la présidence de Manuel Quintana – 1904-1906 – le général Enrique Godoy, ministre de la Guerre, favorise de manière déterminée l’influence allemande» (Rouquié, op.cit.).

Ce lien perdura jusqu’à la seconde guerre mondiale. Lors de l’arrivée au pouvoir des nazis, en 1933, ce sont des militaires qui gouvernent l’Argentine. En 1932, le général Agustín Pedro Justo a succédé au général José Felix Uriburu. Il sera lui-même remplacé par un civil démocratiquement élu en 1938, Roberto Ortiz, mais ce gouvernement sera renversé en 1943 par un coup d’état militaire.

C’est alors l’époque du G.O.U. Ce «grupo de oficiales unidos», ou «grupo de obra de unificación», selon les versions, est un groupement d’officiers supérieurs fondé, entre autres, par l’alors Lieutenant-Colonel Juan Perón, sur deux piliers principaux : l’anticommunisme et la neutralité dans la guerre mondiale en cours. Ceci pour résumer à grands traits.

Juan Perón est revenu très impressionné d’un voyage à Rome, avant-guerre. Il admire le fascisme de Mussolini et le concept de révolution nationale qui fait pendant à la révolution bolchévique. Dans le même temps, les nazis étendent leur influence sur l’ensemble de l’Amérique latine :

«Une offensive de propagande et d’influence de grande ampleur des nazis s’organisa en effet en Argentine depuis le début du mouvement allemand dans les années 1920 et bien plus encore à partir des années 1930. Par différents intermédiaires le régime hitlérien a soutenu financièrement des personnalités politiques et des organisations de différentes natures susceptibles de favoriser l’emprise du nazisme en Amérique latine. Ainsi, « en 1938, on pouvait dénombrer en Argentine 176 écoles allemandes regroupant 13.200 étudiants » au sein desquels la propagande nazie circulait largement.» (Renée Fregosi – 2018)

Les militaires du G.O.U. prennent donc le pouvoir par la force en 1943. Après une succession de trois généraux en trois ans, Juan Perón est démocratiquement élu président de la République en 1946. Entre temps, l’Argentine a fini par se résoudre à déclarer la guerre à l’Allemagne, autant sous la pression des États-Unis que pour voler au secours de la victoire.

Le nazisme vaincu, et jugé à Nuremberg, l’Argentine tourne la page. Mais on n’efface pas ainsi d’un trait de plume presque un siècle de compagnonnage avec l’Allemagne. Les liens restent forts dans un pays gouverné par un général très populaire, mais aux méthodes calquées sur les régimes autoritaires. Selon Franck Garbely, un milliardaire Allemand, Ludwig Freude, a contribué financièrement à la campagne électorale de Perón en 1946. (Franck Garbely – 2003). Or, c’est ce même Freude que les États-Unis soupçonnaient d’avoir escamoté l’essentiel de la fortune accumulée par les nazis, et qui n’a jamais été retrouvée.

Ce qui permet à certains, assez nombreux, de pointer un intérêt financier dans l’aide apportée par Perón aux nazis après-guerre. C’est la thèse de l’universitaire française Renée Fregosi : Perón aurait profité de « l’or nazi ». Aucune preuve formelle ne vient corroborer cette version, comme l’admet elle-même l’auteure. (Fregosi, op.cit, p.9). Mais le mouillage de sous-marins allemands dans le port de Mar del Plata en juillet, puis en août 1945, laisse penser qu’ils ne sont pas venus à vide. Or, on pense également qu’ils transportaient quelques dignitaires du régime, comme Martin Bormann ou Heinrich Müller. Par ailleurs, des mouvements de fonds en provenance de Suisse – pays visité par Eva Perón en 1947 – ont été relevés à la fois pendant la guerre et après, au profit de banques argentines.

Perón aurait donc eu un triple intérêt à accueillir les nazis en fuite : aider des vieux amis en détresse, en tirer un bénéfice pécuniaire, et profiter des compétences de militaires ou de civils expérimentés. En ce qui concerne ce dernier point d’ailleurs, on fera remarquer que les États-Unis n’ont pas été les derniers à «recueillir» d’anciens experts nazis. Le plus emblématique étant certainement Werner Von Braun, qui avait mis au point les V2 allemands pendant la guerre, puis est devenu responsable du développement du programme Saturn américain, qui conduira au lancement d’Apollo 11 et à l’exploration de la Lune.

L’immigration nazie en Argentine n’a donc rien d’une légende. Sous la présidence de Juan Perón (1946-1955), ils furent nombreux à trouver un abri sûr dans le cône sud. Certains fonderont même des colonies entières, comme c’est le cas dans la région patagonienne de Bariloche, dont les villes et villages rappellent furieusement l’architecture autrichienne ou bavaroise.

Place centrale de Bariloche

Parmi les «grands noms» de ces nazis généreusement recueillis, citons pêle-mêle : Josef Mengele, le médecin tortionnaire qui pratiquait des expériences sur les déportés d’Auschwitz, Franz Stangl, chef du camp de Treblinka, Adolf Eichmann, planificateur de la solution finale, Erich Priebke, un des responsables du massacre des Fosses ardéatines en mars 1944, Wilhelm Monhke, chef de la garde personnelle d’Hitler, ou encore Klaus Barbie, qui est passé par l’Argentine avant de gagner la Bolivie.

Mais ce ne sont que quelques exemples. D’après diverses sources, on estime à environ 180 le nombre de dignitaires réfugiés en Argentine, et à plusieurs milliers le nombre de nazis «ordinaires» recueillis. Il est donc incontestable que l’Argentine a constitué un haut lieu de refuge pour les anciens soutiens du régime hitlérien. Tout comme quelques autres pays sud-américains, dans une moindre mesure. D’après Sergio Correa Da Costa, il y en aurait eu pas loin de 90 000 ! (Le nazisme en Amérique du sud. Chronique d’une guerre secrète 1930-1950 – 2007, cité par Renée Fregosi)

Une autre colonie d’obédience nazie, cette fois au Chili : Colonia Dignidad.

Juan Perón a largement ouvert les portes de son pays. Mais à sa décharge, si on peut dire, on notera l’aide apportée à la fuite de pas mal de nazis par le Vatican lui-même. Comme le relève le quotidien Clarín dans un article de 2017, ou encore l’hebdomadaire Semana en 2021, celui-ci a également fourni des passeports pour faciliter la fuite de nazis.

Juan Perón était un personnage extrêmement complexe. Admirateur de régimes autoritaires comme le fascisme et le franquisme, anticommuniste convaincu, il a fait partie avant-guerre d’un groupe d’officiers qui ne cachait pas ses préférences pour une victoire allemande pendant la guerre. Alliage funeste de cet anticommuniste et d’un antisémitisme récurrent dans la société argentine de l’époque. Il a pourtant impulsé une politique ouvriériste, et a été longtemps soutenu par des mouvements d’extrême-gauche, notamment durant son exil entre 1955 et 1973. Mouvements qu’il a répudiés à son retour, et son élection, en 1973, pour revenir à une politique de tendance fasciste, qui finira par déboucher après sa mort en juillet 1974 à la dictature militaire de 1976-1983.

En déclassifiant les archives de l’époque, le nouveau président Milei entend non seulement révéler la vraie nature du régime péroniste originel, mais également porter préjudice à l’ensemble du mouvement péroniste, qui reste un courant très résilient dans la société argentine, et qui depuis la présidence de Nestor Kirchner (2003-2007) s’est ancré à gauche.

Il lui en faudra sans doute un peu plus, dans ce pays extrêmement divisé et où lui-même est un personnage très clivant. Comme tous les personnages qui ont marqué durablement leur pays, Perón est devenu un véritable mythe en Argentine, ce qui explique en grande partie la persistance du mouvement qu’il a impulsé, un mouvement qui reste populaire dans le pays, en dépit des aléas, des incompétences, de la corruption de ses élites, et de l’extrême fluctuation de sa doctrine au fil du temps.

A ce propos, il est d’ailleurs significatif de mettre en parallèle cette volonté du gouvernement Milei de réveiller les mémoires historiques au sujet de la protection des nazis par Perón, qui est effectivement difficilement contestable, et celle de les endormir au contraire au sujet des crimes d’une dictature militaire pourtant plus récente et dont les conséquences se font encore sentir dans l’ensemble de la société.

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SOURCES

Renée Fregosi : L’Argentine de Perón, pièce maitresse de l’accueil des nazis en Amérique latine. PDF téléchargeable en français ici. 2018

Alain Rouquié : Pouvoir militaire et société politique en république argentine – Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. 1977

Uki Goñi : Perón y los Alemanes. La verdad sobre el espionaje nazi y los fugitivos del Reich – Sudamericana – 2008

Tulio Halperín Donghi : La Argentina y la tormenta del mundo. Ideas e ideologias entre 1930 y 1945. Buenos Aires 2003

Franck Garbely : El viaje del arco iris. Los nazis, la banca suiza y la Argentina de Perón. El Ateneo, Buenos Aires 2003.

Anniversaire du coup d’État de 1976 : contrefeu de l’extrême-droite

Aujourd’hui 24 mars, on commémore en Argentine, comme chaque année, le triste anniversaire du coup d’état de 1976, qui a marqué le début d’une dictature militaire sanglante qui a duré sept ans.

De nombreuses manifestations ont lieu dans tout le pays, et sont l’occasion également pour de nombreux mouvements de gauche de marquer leur opposition à la politique ultra-libérale du président Javier Milei.

Ce 24 mars 2025, à Buenos Aires (Vidéo Benito R.). Le grand tifo présente les photos de disparus de la dictature.

Pour tenter de lancer un contrefeu, le gouvernement s’est saisi d’une vidéo opportunément réalisée par un historien d’extrême-droite, Agustín Laje, connu pour ses prises de positions polémiques : trumpiste, antiféministe, homophobe, anti-avortement et complotiste. (Allez voir ses vidéos sur Youtube, vous allez comprendre, même si vous ne parlez pas espagnol : rien que les titres, déjà…).

Cette vidéo, qui dure 20 mn et a été reproduite par le quotidien La Nación, est intitulé «La mémoire complète» et j’ai donc pu la visionner.

On y voit l’écrivain assis sur un fauteuil, dans une pièce richement décorée qui ressemble à une grande salle à manger officielle, ornée d’un drapeau argentin. Il parle face caméra, mais la vidéo est essentiellement illustrée d’images d’archives.

Dans ce petit film, l’historien développe les théories généralement reprises par les défenseurs de la dictature :

1. Les vrais responsables sont les mouvements révolutionnaires qui, tout au long des années 70, ont commis de nombreux attentats meurtriers dont les victimes n’ont jamais été dûment reconnues.

2. La répression d’état avait commencé avant 1976 : dès 1973 et le retour de Juan Perón au pouvoir, l’État a mené une campagne de répression et de disparitions, à travers la sinistre «Triple A» (Alliance anticommuniste argentine) fondé par l’éminence grise de Perón, José López Rega. Campagne poursuivie après la mort de Perón en 1974 par sa vice-présidente, qui n’était autre que sa femme, María Estela Martínez. Cette répression serait aujourd’hui niée, ou à tout le moins occultée, par la gauche argentine, pour en protéger les acteurs.

3. Les militaires ont certes eux aussi commis des crimes, mais ceux-ci ne seraient donc qu’une conséquence de la véritable guerre civile engagée par les révolutionnaires.

4. Le chiffre de 30 000 disparus est fantaisiste et a été inventé par les gauchistes pour gonfler artificiellement les crimes de la dictature.

5. Les enseignants argentins (tous gauchistes) endoctrinent nos enfants en leur cachant sciemment la vérité. (Agustín Laje, né en 1989 et qui n’a donc pas connu la dictature, se dit victime de cet endoctrinement, qu’il aurait vaincu en enquêtant lui-même sur les faits et ce bien qu’on ait tout fait pour l’en dissuader et lui mettre des bâtons dans les roues).

Tout ce qu’il dit n’est pas totalement dénué de vérité. Les années 70 ont été en effet marquées par de nombreux attentats, et l’éclosion de divers mouvements révolutionnaires, souvent soutenus et entrainés par le régime cubain, dont ils revendiquaient la doctrine.

Mais on ne peut pas, comme le fait pour le moins légèrement Laje, les dissocier de tout contexte : de 1966 à 1973, l’Argentine était déjà gouvernée par une dictature militaire, d’une part, et d’autre part le retour au pouvoir de Juan Perón, largement soutenu par les mêmes mouvements révolutionnaires plus ou moins marxistes, avait été pour eux une immense déception : Perón non seulement les avait désavoués, mais, revenu de l’Espagne franquiste où il était en exil, il les avait sévèrement réprimés à travers, donc, la Triple A d’obédience fasciste.

Laje, qui a donc parfaitement raison de souligner cette répression péroniste antérieure à la dictature, prétend que les méfaits de la Triple A seraient occultés par la gauche actuelle. Ce qui est factuellement faux. De nombreux intellectuels péronistes ont documenté cette période en relevant le caractère fasciste du gouvernement de l’époque.

Le nombre de disparus a toujours fait l’objet de polémiques. Laje cite le chiffre officiel retenu par la commission d’enquête de la CONADEP (commission nationale des disparus) en 1985 : 8961 disparus. Et celui du secrétariat aux droits de l’homme : 7300. Ces chiffres sont exacts, mais ne comptabilisent naturellement que les disparitions officiellement établies et documentées. De nombreuses autres, comme souvent dans ces cas-là, ont été purement et simplement passées sous silence, faute de documentation. Laje cite un certain Luis Labraña, ancien révolutionnaire, qui prétend être l’inventeur du chiffre de 30 000, chiffre qui aurait été choisi au hasard pour impressionner et attirer davantage de soutiens européens. Des propos qui n’engagent pourtant que Luis Labraña lui-même, il faut donc le croire sur parole. Le véritable chiffre se situerait plutôt entre les deux, comme souvent. Mais les chiffres officiels sont très certainement sous-évalués.

Quant à l’accusation d’endoctrinement généralisé, elle relève du complotisme habituel de l’extrême-droite. L’existence d’une conspiration globale du milieu enseignant pour ne délivrer qu’une version tronquée de la réalité historique ressort du plus pur fantasme. Au contraire : le débat sur le partage des responsabilités dans le drame vécu par l’Argentine a toujours été très vif, de même que la critique de dirigeants révolutionnaires comme Mario Firmenich ou Roberto Santucho. Même si, par ailleurs, la condamnation de la violence d’état menée par les militaires n’a jamais été contestée que par des mouvements révisionnistes et, pour la plupart, nostalgiques de la dictature.

A ce sujet, Laje critique ce qu’il appelle «la théorie du démon unique . Référence à ce que l’écrivain Ernesto Sábato, président de la commission d’enquête de 1985, avait appelé «théorie des deux démons». A savoir : à la violence révolutionnaire a répondu la violence d’état. Une théorie très critiquée par de nombreux historiens car mettant au même niveau ces deux violences. Or, il est tout de même difficile de mettre en parallèle une violence qui s’en prend à des cibles d’état, pour la plupart policières ou militaires, et une violence qui s’en prend indistinctement aux citoyens, avec les moyens de l’État. Les mouvements révolutionnaires ont effectivement commis des attentats et des assassinats, parfois de manière totalement irresponsable et contre-productive, plongeant des familles entières dans le deuil. Mais les militaires au pouvoir entre 1976 et 1983, eux, avaient fait de TOUS les citoyens des suspects, voire des ennemis potentiels de la nation, et parmi les personnes arrêtées, torturées, exécutées, ou disparues, se trouvaient de nombreux innocents.

Rapport officiel de la CONADEP, intitulé NUNCA MAS (Plus jamais ça)

Personne ne contestera à Laje le mérite de revenir sur certaines vérités difficilement contestables. Mais le ton complotiste de la vidéo trahit son objectif premier, inlassablement poursuivi depuis les premiers procès contre les militaires tortionnaires : diluer, minorer les responsabilités en les partageant. L’Allemagne et l’Italie aussi, dans les années 70, ont été victimes d’attentats de la part de mouvements révolutionnaires. Elles n’en sont pas devenues pour autant des dictatures sanglantes.

Pour Milei et ses partisans, cette vidéo est une bénédiction, en ce jour de commémoration. Elle vient à point nommé pour alimenter la petite musique jouée en coulisses par tous les nostalgiques de la dictature (et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense) : il serait temps de rendre justice aux militaires.

D’ici à ce que la commémo devienne une célébration, il n’y a plus tellement loin. J’en parlais ici il n’y a pas longtemps : le gouvernement a déjà attaqué l’existence même du Centre de la mémoire, établi dans l’enceinte de L’École de mécanique de la Marine, ancien centre de torture. Un travail de sape qui ne fait que commencer. Sous couvert de délivrer une histoire plus «complète», il s’agit bien avant tout, de relativiser les crimes de la dictature.

En 1936 en France, un slogan circulait parmi les milieux les plus à droite : «plutôt Hitler que le Front populaire». En Argentine, même musique avec un texte plus adapté : «Plutôt Videla que Che Guevara».

Allez, tous à la manif : c’est à 16 h 30 sur la Plaza de mayo à Buenos Aires. 20h30 chez nous.

Ce 24 mars 2025, Buenos Aires. Au premier rang, les grands-mères de l’association fondée pendant la dictature pour réclamer les enfants disparus. L’homme en tee-shirt grenat avec la canne n’est autre qu’Adolfo Pérez-Esquivel, prix Nobel de la Paix en 1980 !

 

Un criptogate ?

Le président argentin Javier Milei affronte sa première vraie grosse tempête depuis son intronisation en janvier 2024. Après avoir tweeté un message faisant la promotion directe d’une nouvelle cryptomonnaie, $Libra (Libra = signe zodiacal de la balance, en français).

Sitôt après son tweet, lu comme d’habitude par des milliers de tweetos sur X, la monnaie en question a vu sa valeur faire un bond phénoménal, avant de s’effondrer quelques heures après, ruinant d’un coup des milliers d’acheteurs miléistes encouragés par l’appui présidentiel. Des centaines de plaintes pour escroquerie ont été déposées.

Depuis, la Maison Rose (le palais présidentiel) rame pour lutter contre le courant puissant qui le conduit direct vers la cataracte. Dans un premier temps, silence radio : on fait le dos rond, pour éviter, sans doute, de dire trop d’âneries sous l’effet de la panique. La ligne choisie : «Le président n’a fait aucune promotion, il a seulement montré son intérêt pour une entreprise entrant sur le marché argentin». Deuxième volet, citons le même avocat de Milei, Francisco Oneto : «Aucun citoyen de bonne foi n’a été lésé. Si par citoyen de bonne foi nous comprenons un travailleur ordinaire, il est probable qu’il ne sache même pas comment acheter cette monnaie».

C’est le second scandale touchant la présidence en moins d’une semaine, après celui de l’appel d’offre «orienté» d’un chantier national de réseau hydrologique (Confié à une entreprise amie, Hidrovía). Le problème, c’est que cette fois, il est difficile de trouver un bouc émissaire à donner en pâture à l’opinion. Le roi est seul, le roi est nu.

Au-delà du débat juridique, c’est l’image même de ce président, qui se présente lui-même comme le meilleur économiste du monde, et une lumière politique éclairant jusqu’à la Maison Blanche elle-même, qui est significativement abimée.

Un des points de défense repose apparemment sur le caractère purement personnel du tweet. En résumé : le tweet est parti du compte personnel de Milei, et il ne l’a donc pas lancé en tant que président. Comme si quelqu’un allait faire la différence !

 

En attendant, la promo en question a donc laissé environ 40 000 personnes sur le sable. Certes, on pourra arguer qu’après tout, ce sont des gogos fanatico-miléistes prêts à avaler tout ce que leur dit leur président bien-aimé, et que c’est donc bien fait pour eux. Cela n’enlève rien au caractère scandaleux de l’affaire : un président de la République faisant la promo d’une cryptomonnaie dont la fiabilité était loin d’être avérée (c’est le moins qu’on puisse dire pour une monnaie qui venait d’être créée !)

Autre argument croquignolet, pour sa défense : «Ben quoi, hein, si les mecs avaient perdu en jouant au casino, on n’en aurait pas fait un tel plat !». Admettant ainsi la relation entre sa propre conception de l’économie et un jeu de hasard. Puis, filant la métaphore rouletière : «c’est la même prise de risque que quand tu joues à la roulette russe et que tu tombes sur la balle».

dessin : Malo

Il pourrait pourtant bien s’agir d’une belle arnaque, type délit d’initiés ou pyramide de Ponzi. Le fondateur de $Libra est Hayden Mark Davis, qui se vantait de faire partie des proches conseillers de Milei justement dans le domaines des cryptomonnaies. La nouvelle monnaie a été créée par l’entreprise «Kip protocol», dirigé par Julian Peh. C’est Mauricio Novelli, un autre conseiller de Milei (engagé par sa sœur Karina. Eh oui, car la sœur de Milei est secrétaire de la présidence, son frère a changé la loi pour qu’elle puisse occuper le poste en toute légalité), qui a servi d’intermédiaire avec le président, pour obtenir son appui bienveillant et servir de caution de luxe.

Précisons que Mauricio Novelli est l’associé d’un certain Manuel Terrones Godoy, accusé de multiples escroqueries sur des investissements en économie numérique.

En résumé : un groupe d’arnaqueurs professionnels créent une nouvelle monnaie virtuelle, et obtiennent le soutien du président argentin, idole des geeks nourris aux bitcoins et au libertarisme. Milei fait donc un tweet promouvant la merveille. Très rapidement, la valeur de la monnaie est passée de quelques centimes à près de 5000 dollars amerlocains, poussée par les 50 000 gogos qui se sont aussitôt jetés dessus. Quelques heures après, les détenteurs initiaux de la monnaie se sont mis à vendre comme des dingues, et la monnaie s’est conséquemment effondrée. Benéf’ net pour les organisateurs : entre 100 et 150 millions de dollars. Et donc, une palanquée de lésés.

Les jours qui viennent, le débat va faire rage entre les tenants de la simple erreur présidentielle (il a retiré son tweet quand il a enfin compris le désastre) et ceux de l’arnaque organisée avec la bénédiction de la plus haute instance politique du pays.

Dans les deux cas, on imagine que Milei en ressortira avec une image salement écornée. Le président argentin pose volontiers en génie de l’économie, et le voilà qui se tromperait sur la qualité d’un projet de nouvelle monnaie virtuelle ? Ou est-il plus simplement un de ces politiques argentins bien ordinaires, prêts à toutes les corruptions pour faire plaisir à leurs amis ?

Aux dernières nouvelles, un cabinet d’avocats étasunien spécialisé dans les délits informatiques a été sollicité par environ 200 plaignants de 6 pays différents, pour entreprendre une «class action» (plainte collective) contre les responsables de l’escroquerie. Même si pour le moment, le cabinet (Burwick law) précise n’avoir pas défini de stratégie judiciaire, et s’est gardé de lancer la moindre accusation nominative. Par ailleurs, selon son porte-parole, il n’est pas du tout certain qu’en fonction de la législation américaine en vigueur, il soit possible d’impliquer directement le président argentin : «Il est vrai que [l’implication] de sportifs ou de célébrités faisant la promotion de ce genre d’activités ou d’opération pose question, et que leur degré de responsabilité est un fréquent objet de débats». Sous-entendu : pas vraiment tranché au plan purement juridique.

Pour le moment, dans la presse argentine, même la moins critique à son égard, ça ne se bouscule pas au portillon pour prendre sa défense. Au mieux, on garde une réserve prudente en attendant de voir quelle tournure judiciaire va prendre l’affaire, surtout aux États-Unis, pays d’origine de la plateforme accueillant la cryptomonnaie.

Ceci dit, à peine quelques jours après l’éclatement du scandale, certains journalistes qu’on ne peut pas vraiment soupçonner de vouloir du mal au président en exercice commencent déjà à préparer leurs lecteurs à l’inévitable «tournage de page». Dont ils se chargeront eux-mêmes, bien entendu. Tel Juan Carlos de Pablo (un économiste de la branche «orthodoxe», c’est-à-dire néolibérale) dans la Nación de jeudi 20 février : «De quoi parlerons nous dans 10 jours ?» feint-il de s’inquiéter en titre :

Dans 10 jours de nombreux journalistes continueront d’en parler, probablement ; dans 10 jours, de nombreux dirigeants de l’opposition continueront d’en parler, c’est certain. Mais l’immense majorité des êtres humains se lève tous les jours avant tout en se demandant comment on va avancer. Mes héros (dit cet économiste libéral dans un quotidien surtout lu par la bourgeoisie argentine – NDLA) sont ceux qui tous les matins se demandent comment ils vont faire pour donner à manger à leur enfants.

Un peu de démagogie en passant, ça aide toujours à faire passer les plus grosses pilules.

L’espagnol, une langue de sous-développés?

Tollé unanime dans tous les pays dont l’espagnol est la langue principale. Il y a peu, le réalisateur français multi récompensé du film « Emilia Perez », a qualifié cette langue – dans la revue culturelle en ligne Konbini – de «langue de pays émergents, de pays modestes, de pauvres et de migrants». (Voir ici, à 3’40)

Jacques Audiard – 2017

Des mots pour le moins maladroits et offensants, surtout de la part de quelqu’un qui par ailleurs ne parle pas un mot d’espagnol. Les répliques ne se sont pas fait attendre.

La linguiste Argentine Alicia Zorrilla dans le quotidien La Nación :

L’affirmation du réalisateur Jacques Audiard démontre qu’il ne connait malheureusement rien à la langue espagnole. Il n’existe aucune langue supérieure à une autre, il n’y a pas de langue de pauvres ou de langue de riches. La seule supériorité réside en l’usage qu’en font les personnes qui s’en servent, qui pensent avant de parler et qui quand ils parlent, le font en conscience, pour construire un monde meilleur du point de vue spirituel, éthique et matériel.

Dans le même quotidien, le philosophe Santiago Kovadloff, lui aussi membre de l’Académie argentine des Lettres, se place d’un point de vue moral :

Le ressentiment est mauvais conseiller. (…) Devrions-nous en conclure pour notre part que, à la lumière de son étroitesse conceptuelle, le français est un langage pauvre ? La misère intellectuelle doit être combattue dans toutes les langues. C’est le résultat d’un préjugé, lui-même issu d’un ressentiment personnel. Si Octavio Paz (écrivain mexicain – NDLA) vivait encore, il dirait à Audiard qu’il s’est irrémédiablement perdu dans le labyrinthe de sa solitude. (Voir «Le labyrinthe de la solitude», livre de cet auteur écrit en 1950 – NDLA).

Bien d’autres commentaires, moins nuancés, pointent l’ignorance crasse du réalisateur français. Beaucoup font remarquer qu’à ce compte-là, on peut également considérer le français (dont les locuteurs, selon une étude de l’Organisation internationale de la francophonie, habitent à 85% en Afrique), et même l’anglais, langue officielle de 25 pays africains, comme des langues de pays émergents !

Par ailleurs, le film de Jacques Audiard (13 nominations aux Oscars, quand même), a été vivement critiqué au Mexique, où des écrivains comme Mariana Enriquez ou Paul Preciado, cités par le quotidien en ligne Infobae, l’ont qualifié de «gros amalgame de transphobie et de racisme», et où nombre de spectateurs ont été choqués par la vision triviale et superficielle qu’il donne du narcotrafic et des féminicides, un véritable fléau au Mexique.

Sans parler naturellement du choix des acteurs, dont une seule est véritablement mexicaine. Pourtant, Audiard a tenu à tourner son film en espagnol. Résultat : le caractère mexicain de l’idiome utilisé est complètement absent, les acteurs ne le possédant pas et devant donc chercher à l’imiter, rendant la bande-son parfois à la limite du ridicule. (L’actrice principale, Selena Gomez, ne le parle pas, et a dû en apprendre les bases avant le tournage !)

Le film est jugé par toute une partie de la communauté latino «classiste et irresponsable», s’appropriant la culture mexicaine de façon purement coloniale, en en donnant une vision européo-centrée.

Je n’ai pas vu ce film, je me garderais donc bien d’émettre une opinion personnelle à ce sujet. Audiard a voulu faire une comédie musicale, a tenu à la faire en espagnol (une langue qu’il adore, dit-il), et a reconnu qu’il n’avait pas vraiment étudié la question avant de faire son film. Il dit également :

Si je dois choisir entre l’histoire et la légende, je préfère écrire la légende. Ce que je veux dire c’est qu’à partir du moment où tu te situes dans une forme qui serait l’opéra, on n’est pas dans un système de réalisme. (Cité par le journal de cinéma «Première»)

Alors, l’espagnol, une langue de sous-développés ? Il est parlé par 600 millions de personnes dans le monde, selon l’Institut Cervantes. Le français, lui, a 343 millions de locuteurs. Les deux comptent des richesses littéraires, intellectuelles, scientifiques, largement reconnues. Même si on fait crédit à Audiard d’avoir lâché sa phrase sans trop réfléchir, on conviendra qu’elle est pour le moins stupide et sans fondement. Comme le disait Alicia Zorrilla ci-dessus, il n’y a pas de langues supérieures. Mais des milliers de façons différentes d’appréhender, de penser et de décrire le monde qui nous entoure. Qui sont issues de l’environnement, de la culture et de l’histoire de chacune. Certainement pas de la richesse purement matérielle de leurs locuteurs.

Tout ceci n’a évidemment pas grande importance. Je veux dire, ce que pense un réalisateur français sur un sujet qu’il ne maitrise en rien mieux que nous. Néanmoins, ce qui énerve un peu, dans ce cas, c’est l’éternelle arrogance dont continuent de faire preuve certains de nos concitoyens, et qui nous vaut une assez belle réputation de prétention et de suffisance dans le monde entier. Qu’Audiard, sans nul doute, tenait à ne pas écorner !!

*

Petit ajout qui n’a rien à voir.

Hier à Buenos Aires et dans toutes les capitales de province ont eu lieu des manifestations monstres de protestation contre les propos homophobes, sexistes, racistes, tenus par le président Milei au forum économique de Davos, en Suisse (Où se retrouve chaque année tout ce que le monde compte de patrons de multinationales, de banquiers, de responsables politiques libéraux, etc…). Voir ici, et en photos.

L’Argentine bouge encore, malgré l’étau puissant qui lui serre le cou depuis l’arrivée au pouvoir du dingue à la tronçonneuse. Il y a même eu des manifs dans des capitales européennes, devant les ambassades d’Argentine. Comme le souligne Luis Bruschtein dans son article de Página/12 d’aujourd’hui, si le slogan de Milei pendant la campagne était «Vive la liberté, bordel !», les manifestants d’hier lui ont répondu : «la liberté, oui, mais la vraie !».

Tout n’est peut-être pas perdu…

(Je vous invite vraiment à lire l’article de Bruschtein. Il n’est pas très long, et il est possible d’utiliser un traducteur. Il en vaut la peine).

Dialogue de sourds

Désolé pour le décalage : cet article aurait dû être publié il y a presque une semaine, mais des raisons de santé m’en ont empêché !!

Car il y a déjà une semaine que les États-Unis ont officiellement un « nouveau » président de la république. On comprendra les guillemets, puisqu’il s’agit juste du retour du Prince noir qu’on avait envoyé momentanément faire pénitence, et qui revient donc plus enragé que jamais après ces quatre années d’ermitage forcé dans les oubliettes politiques.

Avec lui, reviennent tous les chevaliers de l’apocalypse, tout en armures, en casse-têtes, en haches de guerre et en fléaux d’armes, pour nous ramener à un Moyen-âge qui semble leur âge d’or et leur horizon idéal : le féodalisme. Tout ce que l’extrême-droite la plus rance compte de nobliaux d’opérette était convié à la cérémonie d’investiture. Des hérauts de la tech américaine aux héros sans emploi (pour l’instant) du néofascisme français, ils étaient tous là, à trépigner de bonheur et à s’adresser des saluts manuels pour le moins équivoques.

Et les Argentins dans tout ça ? Leur président en était lui aussi, vous vous en doutez. Et au plus près du haut de l’estrade. Qui pourrait s’en étonner, tant est grande la proximité idéologique de ces deux là ?

Je ne sais pas vous, mais moi, la victoire d’un Trump, ça me fait pas mal peur pour l’avenir de la planète entière. Une planète dont nombre de grands pays sont désormais gouvernés par des déséquilibrés aussi narcissiques qu’autoritaires, et qui ont tendance à penser que la moindre critique de leur action est une entrave au bonheur humain pour lequel ils travaillent, et doit être conséquemment – et durement – réprimée. J’ai bien peur qu’on n’entre dans une période bigrement chaotique et dangereuse.

Comme je connais un électeur – et inconditionnel – de Milei, mais que je considère néanmoins comme un type raisonnable et censé, je me suis demandé si tout cela, toutes ces images et ces propos tout de même assez effrayants consécutifs à l’élection du nouveau Mussolini américain, ne le faisaient pas un brin douter, pour le moins.

J’ai été saisi par sa réponse. Il semblerait qu’on soit entré définitivement dans l’ère de l’égoïsme le plus pur, et de l’individualiste le plus synthétique. Je vous livre ci-dessous la traduction de notre échange, vous vous ferez vous-même votre idée. Personnellement, en pleine lutte contre une grippe tenace et qui s’était installée malgré le vaccin (Reste-t-il des vaccins efficaces de nos jours, dans tous les domaines ?), ça n’a pas spécialement contribué à me redonner la pêche. Voici.

*

1. Mon message (le 20 janvier)

Aujourd’hui on va couronner le nouveau roi des États-Unis. Et quand je dis «roi», c’est que c’est bien à cela que cette cérémonie fait penser, tant Trump semble concevoir son rôle comme celui d’un monarque absolu. Le monde change. Depuis la seconde guerre mondiale on a vécu une longue période de démocratie réelle. Du moins en ce qui concerne le monde occidental. De l’autre côté on avait des pays communistes, plus ou moins criminels. Depuis quelques années on est entré dans une nouvelle ère : celle des fous. Certaines de nos vieilles démocraties commencent à se rapprocher un peu plus du mode de gouvernement chinois, ou fasciste : autocratie, purge des administrations pour les truffer de courtisans/laquais (mots qui dans ce cas précis me semblent traduire au mieux celui de «loyaux»), favoritisme, conflits d’intérêts… En ce qui concerne les États-Unis, le nombre de membres de la famille de Trump qui vont accéder à des postes de pouvoirs, conseillers, ambassadeurs, est très significatif. Sans parler du niveau de ploutocratie.

Toute aussi significative la liste des invités à la cérémonie. Il est de tradition de ne pas y inviter les chefs d’État étrangers. Trump rompt avec cette tradition, et s’il n’a invité ni le président français, ni le premier ministre anglais, ni la présidente de la commission européenne, en revanche on verra parader la première ministre italienne, le président argentin, le premier ministre hongrois. Le chinois Xi Jin Ping a décliné, mais enverra un représentant. Mieux : nos vaillants représentants de l’extrême-droite la plus rance seront là aussi : les leaders de Reconquête ont reçu leur carton !!

Nous allons vivre les quatre (et peut-être davantage) années les plus dangereuses depuis longtemps pour notre planète. Les discours de Trump au sujet du Groenland, de Panama et du Canada ne sont pas faits pour nous rassurer. On peut même imaginer que pour mener à bien ses plans de nouvelles conquêtes impérialistes, Trump ne fasse pas grand-chose pour contrer Poutine en Ukraine et Xi Jin Ping à Taiwan. Et l’Europe pourrait bien une nouvelle fois se trouver au centre d’un conflit mondial.

La liste des fous à la tête du pouvoir s’allonge dangereusement. Soutenus et financés par les ultras-riches qui y voient une belle opportunité de gagner à la fois plus d’argent et de pouvoir. Et qui se foutent totalement du sort du petit peuple, naturellement. La vraie caste (1) c’est bien eux. Combien de temps faudra-t-il aux peuples pour se dessiller les yeux et réaliser l’escroquerie ?

J’espère me tromper du tout au tout. Peut-être cette ère de la folie au pouvoir augure-t-elle d’un monde idéal, heureux, où tout le monde va pouvoir vivre mieux, en sécurité et dans un environnement parfaitement sain. Mais bon, à lire les programmes politiques et économiques de tous ces cinglés (qui ne le sont peut-être pas autant que ça, d’ailleurs), j’ai quelques doutes.

1. Dans son programme, le président argentin Javier Milei a entre autres priorités l’élimination de « la caste ». Dans son esprit, tous les politiques qui ne correspondent pas à ses propres idées, politiques forcément incompétents, corrompus et inutiles.

2. Sa réponse (le lendemain)

Hier, j’ai regardé ce couronnement du nouvel empereur du continent américain. Une cérémonie à laquelle assistaient de nombreux personnages de niveau mondial, mais avec aussi quelques absences remarquées. On peut en tirer des conséquences sur la tendance politique de ce président «structuriste» (1). J’ai l’espoir qu’on entre dans une nouvelle ère, et surtout une ère «structuriste» par rapport à celle qui a précédé. Car il représente un nouveau style de démocratie, plus libérale. Nous avons connu en Argentine une autre forme de démocratie qui nous a appauvris, et du coup, nous avons les regards tournés vers le progrès, un meilleur pouvoir d’achat, des possibilités de voyager, de meilleurs services, davantage de sécurité dans les quartiers. Nous avons la chance ici, à La Boca (2) de vivre dans un quartier très surveillé, à la fois par les caméras et les patrouilles de police. Malheureusement, tout près, il existe un quartier très pauvre (3), où règnent la corruption, les squats, la drogue, mais bon, c’est aussi le cas dans le monde entier. Ce que nous (4) espérons, c’est de tourner la page de ce progressisme à deux balles qui nous a rendus plus pauvres. Notre président était là, à la cérémonie d’investiture, on l’a vu en photo à côté de pas mal de vaches sacrées du nouveau gouvernement, et cela nous fait espérer que bientôt nous aurons de meilleures opportunités pour notre pays. Je suis peut-être un peu optimiste, après tant de difficultés passées, mais bon, l’espérance, c’est tout ce qu’il nous reste. C’est pourquoi je suis content, je suis très heureux de tout cela, j’espère que nous sommes sur le bon chemin et que notre gouvernement soit un gouvernement qui nous amène la prospérité.

Trump s’engage à redonner son prestige à son pays, qu’il redevienne une nation respectée. Et récupérer des lieux perdus dans le passé. Là où je ne le suis pas bien, c’est lorsqu’il parle d’expulser les immigrés, et en particulier les Mexicains. Il y a environ 7 millions d’immigrés, chacun ayant environ 4 ou 5 enfants. En gros, au total, ça représente 20 millions de personnes. S’ils les indemnise, puisqu’il est question de donner à chacun 20000 dollars, ça fait une somme monumentale, et il est probable que son ministre des finances lui souffle à l’oreille que cet argent ne pourra en aucun cas sortir du trésor national. Cette promesse sera donc traitée autrement. En revanche, qu’il y ait des interventions au plan économique ou militaire, c’est plus certain. Il y a des rumeurs selon lesquelles Elon Musk s’apprêterait à construire une base de lancement de fusées dans la zone de Chivilcoy (5). Ce ne sont que des rumeurs, et on ne connait pas les réelles intentions du magnat américain.

Mais bon, nous n’en sommes qu’au premier jour. Le roi est mort, vive le roi, on verra plus tard si le roi est nu, où s’il nous apparait avec tous ses effets.

  1. Estructurista dans la version originale. Le mot n’existe pas en espagnol. Difficile de savoir ce qu’il veut dire. Sans doute, dans son esprit, un gouvernement « reconstructeur » sur les ruines laissées par le précédent. Je vous laisse juges : si vous avez une meilleure idée…
  2. La Boca est un quartier populaire du sud de Buenos Aires. Pas vraiment réputé pour sa sécurité, surtout pour les touristes.
  3. Sans doute le quartier contigu de Barracas, encore plus difficile.
  4. C’est toujours sa façon de parler quand il s’agit de politique : selon lui, tous les argentins pensent pareil et forment un bloc. Ce qui est évidemment tout à fait loin de la réalité.
  5. Petite ville à l’ouest de Buenos Aires, dans la Pampa.

*

Voilà résumée, je pense, la réaction immédiate de la moitié des Argentins, qui attendent de voir leur propre monarque s’asseoir à la grande table du festin de la nef des fous. Bien placés en dessous, prêts à en recueillir les miettes.

La Nef des fous – Jérôme Bosch – Vers 1500

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Un grand merci à Malorie pour ses dessins. Nous lui souhaitons la bienvenue sur ce blog, car nous devrions la retrouver bientôt sur ces pages !

La Mémoire courte

C’était une des priorités de la nouvelle vice-présidente, Victoria Villaruel, qui avait abordé le sujet déjà bien avant l’élection présidentielle : il était urgent de remettre en cause tout le travail de mémoire effectué depuis la fin de la dictature, et de rétablir la justice envers ces braves militaires qui avaient sauvé la patrie en la préservant du communisme.

Question militaires, Victoria Villaruel est bien placée, il faut dire : elle est elle-même la fille d’un ancien lieutenant-colonel de l’armée, actif durant la dictature de 1976-1983  et partie prenante de la tentative de coup d’état des nommés «Carapintadadas», groupe de militaires nostalgiques s’étant soulevés en 1987 pour renverser le gouvernement démocratique de Raúl Alfonsín.

Victoria Villaruel l’avait annoncé : une fois Javier Milei élu, elle travaillerait activement à «remettre l’histoire à l’endroit». C’est-à-dire, de son point de vue, réhabiliter les militaires. (Elle s’active en ce moment à obtenir la grâce des tortionnaires encore en prison).

En commençant par démanteler lieux et organisations de mémoire qui, selon elle, ne donnent qu’une vision partiale de l’histoire argentine.

J’en avais parlé ici-même en mars 2024, à l’occasion des commémorations liées au coup d’état de 1976. Villaruel avait manifesté son désir de transformer l’École supérieure de mécanique de la marine (ESMA), principal centre de détention et de torture durant la dictature et désormais Centre de mémoire et musée, en simple parc public.

L’entrée de l’ESMA, Avenida del Libertador à Buenos Aires.

L’ESMA renferme depuis 2008 l’Espace pour la mémoire et pour la promotion et la défense des droits humains, centre mémoriel abritant d’une part le Centre culturel de la mémoire Haroldo Conti, et d’autre part le Centre culturel «nuestros hijos» (nos enfants), géré par l’association des Mères de la Place de mai (Voir aussi ici sur ce blog).

L’ensemble dépend du Secrétariat aux droits humains, dont une association de militaires a réclamé la dissolution dès l’élection de Milei. Celui-ci ne l’a pas fermé totalement, il n’a pas osé, mais s’est empressé d’y passer un bon coup de sa fameuse tronçonneuse, en réduisant drastiquement sa dotation en personnel. Le 31 décembre dernier, 90 employés du musée ont ainsi reçu un simple message Whatsapp leur indiquant qu’à partir du 2 janvier ils ne devaient pas se présenter à leur travail :

«Le Secrétariat des droits de l’homme fait savoir à tout le personnel du Centre culturel Haroldo Conti que celui-ci sera fermé à compter du 2 janvier 2025. Ceci afin de procéder à une nécessaire restructuration interne, à constituer des équipes de travail et à préparer la programmation de l’année à venir». (La Nación, 01/01/2025)

La dite restructuration n’est naturellement qu’un rideau de fumée, destiné à masquer le véritable projet gouvernemental : en finir avec les politiques publiques de mémoire et de commémorations, jugées par l’ami d’Elon Musk comme du wokisme anti-militaire.

Officiellement, les personnels ne sont pas définitivement limogés, mais «mis en disponibilité». Néanmoins, le Secrétariat aux droits de l’homme a précisé que tous les contrats ne seraient pas renouvelés. Il est évident que beaucoup d’employés seront «poussés» vers la sortie, compte-tenu du changement d’orientation du Centre, qui, selon le secrétaire aux droits de l’homme, Alberto Baños, ne se «consacrera plus exclusivement à la période de la dictature militaire et au terrorisme d’état, mais devra aborder d’autres problématiques des droits de l’homme en démocratie».

On voit venir le tour de passe-passe : sous couvert d’étendre le champ des thématiques abordées par le Centre, on noie les plus «problématiques» (du point de vue du pouvoir en place) au milieu d’une marée de sujets plus anecdotiques et surtout inoffensifs. Ainsi édulcoré, le musée de la mémoire de la dictature perdra tout son sens, contribuant même à relativiser les crimes atroces commis par les militaires durant cette période.

Jusqu’ici, le Centre de mémoire voulu par l’ancien président Nestor Kirchner à l’intérieur même de la sinistre ESMA était volontairement conservé «dans son jus». Sa visite faisait froid dans le dos : on retrouvait les salles d’origine, celle où étaient rassemblés les «subversifs» arrêtés à leur arrivée, la «Capucha», au dernier étage, dans les combles, où ils étaient amenés pour y être interrogés sous la torture, les salles où avaient lieu les accouchements des jeunes femmes arrêtées alors qu’elles étaient enceintes, et auxquelles on enlevait leurs bébés…

On imagine d’ici ce que pourra signifier une «restructuration» de ces lieux. Il est peu probable qu’ils rouvrent à l’identique, ni même que certains rouvrent tout court. Bien sûr, cela se fera très progressivement, à pas de loup. Un effacement lent, par petites touches, et lorsque la page sera devenue totalement blanche, il sera trop tard pour réagir. L’éternelle histoire de la grenouille dans sa marmite.

Et l’éternelle histoire, aussi, universelle, de l’effacement de la mémoire, qui permet aux pires monstres de l’Histoire de toujours, à la fin des fins, renaitre de leurs cendres.

Fresque murale, reprenant des extraits de texte du journaliste Rodolfo Walsh, assassiné par les militaires en 1977.

Mercosur : où en est l’agriculture argentine ?

Il y a peu, notre bonne Ursula (Van der Leyen), la présidente de la commission européenne, s’est rendue à Montevideo, capitale de l’Uruguay, pour y confirmer l’accord de principe de l’UE sur l’ouverture de notre Union au Mercosur, cet accord commercial et douanier d’abord interne à certains pays de l’Amérique du sud (Brésil, Uruguay, Argentine, Paraguay et Bolivie), mais qui souhaite trouver des débouchés sur notre continent.

Fureur de nos agriculteurs, que la perspective de devoir affronter une concurrence jugée déloyale de leurs collègues sud-américains fait régulièrement sortir de leurs gonds.

Vu d’ici en effet, l’agriculture du cône sud de l’Amérique n’affiche pas tout à fait les mêmes normes sanitaires que les nôtres. Aujourd’hui même, le quotidien régional Ouest-France, un journal plutôt proche des milieux agricoles, publie un article assez sévère sur le sujet, significativement intitulé : «L’agriculture argentine malade de ses pesticides ». (Je mets le lien, mais juste pour le titre, la photo et le résumé, car l’article en version numérique est réservé aux abonnés. Ceci dit, on peut lire l’enquête complète du même auteur, Benoit Drevet, ici dans le Journal La Croix. Article acheté également par le quotidien belge «Le Soir »).

Vignobles dans la région de Cafayate

L’article révèle notamment qu’en Argentine, l’usage des pesticides est largement dérégulé. Il est même «(…) simple de trouver des agro-chimiques interdits sur le marché noir. Comme du bromure de méthyle», selon un agriculteur argentin. Une ancienne floricultrice explique également au correspondant français qu’ayant procédé à des épandages en étant enceinte, ses jumeaux souffrent de malformations et de maladies chroniques. Selon une enquête, «des traces de 83 pesticides ont été retrouvées dans 54 aliments considérés comme essentiels en Argentine» qui «serait le pays le plus friand d’agrochimiques par personne et par an dans le monde» avec 580 millions de litres répandus par exemple en 2022.

Qu’en est-il exactement ? Si on consulte le site gouvernemental argentin, tout est sous contrôle. On y admet que «Au niveau mondial, l’usage excessif de fertilisants nitrogénés et phosphorés peut conduire à la détérioration et à l’eutrophisation de la flore et de la faune des eaux superficielles, générant la réduction de certaines espèces vitales pour les écosystèmes aquatiques». Et que l’Argentine fait partie à cet égard des pays signataires de la Déclaration de Colombo, adoptée en octobre 2019 et qui appelle à «une conversion écologique pour prioriser la vie et le bien-être sur les politiques économiques».

Il existe un «Servicio nacional de sanidad y calidad agroalimentaria». Autrement dit, une agence dédiée au contrôle de la qualité sanitaire des produits alimentaires, dépendant du ministère de l’agriculture. L’Argentine a signé également la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants en 2004, et la convention de Rotterdam la même année.

Au top de la protection de la santé et de l’environnement, l’Argentine ? Il faut le dire vite. Les mauvaises habitudes ont la vie dure, et ne semblent pas près de se modifier. Un rapide parcours sur le net nous offre un vaste panorama de tout ce que compte la défense de l’utilisation des pesticides par les agriculteurs argentins. Ne pas oublier également qu’il s’agit d’une agriculture fortement concentrée, avec d’énormes exploitations possédées par un nombre relativement réduit de propriétaires terriens, avec une forte tendance à la monoculture (Soja, élevage). Un modèle qui a finalement peu évolué depuis le XIXème siècle, et régi par un syndicat, la Sociedad Rural, auprès duquel notre FNSEA pourrait passer pour un parangon de vertu et une organisation anecdotique.

Gaucho dans la Pampa argentine

Cet article de la revue Agrofy, par exemple, confirme le chiffre donné plus haut par Benoit Drevet : l’Argentine à elle seule utiliserait donc chaque année plus de 580 millions de litres de produits phytos. Mais il s’appuie également sur un rapport de l’European Parliamentary research Service, intitulé « Farming without plants protection products » (introuvable sur le site) pour affirmer que sans ces produits, les rendements chuteraient de 19 à 42%. L’article mentionne bien le débat en cours sur la réforme nécessaire des modèles agricoles, mais sans apporter la moindre solution concrète, sinon d’affirmer en conclusion, par la voix de Carolina Sasal, chercheuse à l’INTA (institut national de technologie agricole, l’équivalent de l’INRAE chez nous) : «Nous devons apprendre à produire de façon rentable, mais sans impact environnemental». Fortes paroles, qui confirment qu’on n’est pas sorti du sable !

En attendant, donc, l’utilisation de produits jugés toxiques chez nous, des hormones de croissance pour le bétail ou même du transgénique (le soja et le maïs le sont désormais quasiment à 100% en Argentine), ne donne pas vraiment lieu à des débats féroces. Et ce n’est pas avec le nouveau gouvernement ultra-libéral de Milei que les choses vont changer. Le président vient de ré-autoriser l’utilisation de drones pour l’épandage, et de baisser les droits de douane sur l’importation de produits comme le glyphosate et quelques autres considérés comme dangereux chez nous et dont certains sont même interdits.

On comprend donc la méfiance de nos agriculteurs, qui, eux, sont surveillés de très près sur leurs propres usages, et ne voient pas d’un bon œil l’arrivée sur le marché concurrentiel de ces produits aux normes pour le moins relâchées.

La commission européenne jure que les contrôles seront stricts à ce sujet, et que de toute façon l’accord signé prévoit une importation de produits agricoles sud-américains assez réduite. Mais les agriculteurs ont appris à se méfier de prétendus garde-fous et contrôles qui ont souvent tendance à tomber rapidement faute de volonté politique et de moyens réels en personnel.

Récemment, le Brésil a lancé une enquête sur une suspicion de dumping argentin (mais aussi uruguayen) concernant les exportations de lait. Le Brésil est le principal importateur de lait argentin, à hauteur de près de 58% de sa production exportée vers le Brésil, rien que pour le lait en poudre. Les Brésiliens accusent eux aussi les Argentins de concurrence déloyale : ils vendraient bien en dessous des prix du marché, afin d’étouffer la concurrence locale. L’enquête est en cours, et pourrait déboucher sur l’instauration de droits de douane exceptionnels entre ces trois pays historiques du Mercosur, signé en 1991 !

Comme on le voit donc, un accord de libre-échange ne suffit pas vraiment à garantir la loyauté des dits échanges. Le Mercosur, dont Ursula Van Der Leyen semble vouloir accélérer la signature par l’UE, est présenté par les économistes orthodoxes de chez nous comme un accord censé être «gagnant-gagnant». Une formule passe-partout destinée surtout, me semble-t-il, à endormir le gogo : en matière de commerce, en général, pour qu’il y ait des gagnants, il faut bien qu’il y ait des perdants.

Oui mais, nous dit-on, il faut raisonner de manière globale. Certes, certains agriculteurs vont y perdre un peu, mais d’autres vont gagner. En résumé : on vendra peut-être moins de bœuf, mais plus de roquefort et de cognac. Allez expliquer ça aux éleveurs du charolais, maintenant. Quant au consommateur… Dis, Ursula, tu nous promets qu’on ne sera pas obligé de bouffer du soja transgénique ou du poulet aux hormones ?

Élevage de lamas