10/01/2022 : Soulac à la une !

Petite devinette posée par un grand quotidien argentin à ses lecteurs :

Où est-ce ? Cet immeuble est sur le point d’être avalé par la mer.

Ce n’est pas souvent, et même pratiquement jamais, que notre région fait la une d’un journal argentin ! Et pas n’importe lequel : le deuxième en nombre de lecteurs, et LE quotidien historique, fondé au XIXème siècle par un des premiers présidents de la République, Bartolomé Mitre !

Bon, évidemment, l’article est assez court, et le lecteur français n’apprendra rien de nouveau sur les malheurs de l’immeuble soulacais. Quant au lecteur argentin, il risque de n’y prêter qu’un œil rapide devant son café du matin, en se demandant comment il se fait que ces «boludos» de français n’ont pas pensé avant de construire à niveler les dunes pour les mettre au niveau de la mer. Je n’exagère rien : le quotidien permettant les commentaires sous l’article, on peut en lire de croquignolets.

Qui, si on avait mauvais esprit, pourraient venir confirmer notre réponse naïve à la question : «mais pourquoi diable La Nación se donne la peine de publier un article que 99% de ses lecteurs vont lire en demie diagonale ?» Ben, peut-être pour les rassurer. Le Signal, c’est peut-être celui d’un certain changement climatique, mais bon, Soulac, c’est loin, c’est la France, c’est l’Europe. En cette période de vacances d’été où une proportion non négligeable d’Argentins est en train de se faire rôtir sur les plages de l’Atlantique, de Mar del Plata à Villa Gesell, ça fait du bien de se dire que chez soi, on peut avoir construit les immeubles au ras des flots, on est tranquille. Et en effet. Florilège de commentaires :

Habemus Brutus : En réalité ce n’est pas la mer qui avance, mais la terre qui recule. (…) Seuls les mouvements tectoniques qui soulèvent une partie des terres et créent des fosses marines font qu’on a des continents. Donc il est normal qu’en cette période de tranquillité tectonique la mer gagne du terrain grâce à l’érosion des terres émergées. CQFD.

A Villa Gesell, tant que la mer n’avance pas…

Diamanteenbruto : on voit bien qu’il est construit sur du sable, qu’est-ce que ça a à voir avec le réchauffement global ?

Indio007 : (…) Le vrai problème c’est que ça a été construit sur du sable (dune) sans qu’on ait prévu de soutènements suffisamment profonds. C’est ainsi qu’on esquive la responsabilité pénale des architectes en utilisant l’argument commode du changement climatique. Un argument qu’on ne manque jamais de sortir quand les chats commencent à aboyer (sic).

Av6551649 : Ce phénomène naturel est confondu par les scientifiques avec l’augmentation du niveau de la mer.

Sur 26 commentaires (ce qui est très peu, pour un article du journal), un seul se montre inquiet de ce que révèle le destin du Signal.

Ceci dit, on ne pourra donc pas reprocher à La Nación de vouloir effrayer ses lecteurs. A part une phrase en passant pour évoquer le fait que «Les médias, parfois, qualifient les propriétaires de l’immeuble de réfugiés climatiques», le reste de l’article se concentre sur les conséquences économico-touristiques de l’érosion marine. «Le pays (La France, NDLA) où 35 % du littoral est constitué de plages, a perdu 26 kilomètres carrés de terre entre 1949 et 2005. Dans un endroit aussi touristique que la France, où 40% des capacités hôtelières sont concentrées sur les côtes, tous les signaux sont au rouge».

On appréciera la sollicitude du grand quotidien argentin pour nos capacités hôtelières menacées. Je connais d’autres Argentins, pour ma part, qui aimeraient bien que de temps en temps, La Nación se fende d’un petit article sur l’effondrement des glaciers patagoniques. Ou la terrible sécheresse qui accable la région viticole de Mendoza.

Néanmoins, ne boudons pas notre plaisir : lire un article sur les problèmes assaillant nos belles côtes françaises, et particulièrement girondines, est tout aussi rare !

Disparition du philosophe J.P. Feinmann

          Le 17 décembre dernier l’écrivain, philosophe et essayiste José Pablo Feinmann nous a quittés. Si, en France, c’était un parfait inconnu, en Argentine en revanche, il était une figure familière à la fois du monde littéraire, cinématographique et médiatique.

José Pablo Feinmann

          Inconnu chez nous, c’est un euphémisme : si son œuvre compte une trentaine d’essais philosophiques et politiques, 14 romans de fiction, autant de scénarios de films et deux pièces de théâtre, à ma connaissance, sur ce total, on n’a traduit en français que quatre romans et une pièce, difficilement trouvables dans les librairies aujourd’hui.

          Je ne le connaissais pas non plus avant mon premier voyage en Argentine. Pourtant, presque 15 ans après, sa mort me laisse comme orphelin d’un véritable guide intellectuel : c’est à travers ses écrits que j’ai attrapé le virus de l’histoire et de la politique argentines. Lui qui m’a fait découvrir, par ses bibliographies aussi exhaustives qu’éclairées, les livres indispensables sur le sujet. Mon prof (involontaire bien sûr) de sciences po argentines, en quelque sorte !

          Je ne vais pas ici vous ennuyer avec de longs développements sur sa vie et son œuvre. Ceux que ça intéressent se reporteront avec profit aux liens que j’ajoute sous cet article.

          Celui-ci a juste pour but de témoigner de mon émotion devant sa disparition, celle d’un écrivain brillant, d’un analyste politique d’une grande finesse d’esprit, et de ce qu’on peut appeler, simplement, un homme de bien. Bien loin de l’image habituelle de l’universitaire pédant et arrogant, José Pablo Feinmann était un type modeste, humaniste, très lucide à la fois sur lui-même et sur ses compatriotes.

          Il va beaucoup manquer au paysage intellectuel argentin, dans lequel il représentait une voix atypique, parce dénuée de tout artifice, de toute méchanceté, de tout esprit de chapelle.

          Comme une bonne moitié de ses compatriotes, il était péroniste. Forcément : en Argentine, on est forcément l’un ou l’autre, pro ou anti. Mais lui, contrairement à pas mal d’autres, était ce qu’on pouvait appeler un «péroniste» lucide. Critique, comme on disait chez nous des communistes un poil dissidents. C’est qu’il avait connu, encore enfant, le premier péronisme, celui du Perón populiste, le Perón proche des petites gens, le Perón ouvriériste. Celui que les militaires avaient renversé en 1955. Feinmann avait alors 12 ans. Devenu adulte, il en était pas mal revenu : jeune militant de la gauche péroniste dans les années d’exil, il avait assisté au retour du «vieux» en 1973, flanqué de toute une clique plus ou moins fasciste, préfigurant la dictature qui allait suivre seulement deux ans après la mort du général, qui surviendra pas plus tard que l’année suivant son retour triomphal et le massacre de militants qui l’avait accompagné. Ensuite, dans les années 90, le péronisme s’était vendu au capitalisme le plus sauvage, par l’intermédiaire du président aux belles rouflaquettes, Carlos Menem. Ce péronisme là n’était, ne pouvait pas, être celui de Feinmann.

          Il laisse derrière lui, selon moi, une œuvre essentielle à qui veut comprendre, d’un point de vue plus philosophique, l’histoire contemporaine de l’Argentine. Avec en prime, et ce n’est malheureusement que trop rarement le cas chez ses collègues universitaires, un style fluide et agréable à lire, en dépit de la longueur de ses essais : Feinmann était extrêmement bavard !

          Bref, on l’aura compris, un auteur qui comptera toujours beaucoup pour moi. Je peux parler au futur : il me reste encore pas mal de ses livres à lire. Allons : José Pablo, tu n’es donc pas vraiment mort.

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DOCUMENTS ANNEXES

Fiche wikipédia en français. Attention, elle n’est qu’une traduction, et en résumé, de la fiche argentine. Sa bibliographie est notamment incomplète. (Mise à jour : encouragé par un ami lecteur, je l’ai complétée moi-même sur la fiche wiki).

Fiche wikipedia en espagnol. Biographie assez succincte, mais présentant l’essentiel.

Le très bel hommage de Rafael Bielsa dans « elDiarioAR » (en espagnol)

La nécro plutôt complète du principal quotidien argentin «Clarín»

Site officiel de l’écrivain.

La série complète de ses émissions «Philosophie, ici et maintenant» sur la chaine Encuentro. (Avec sous-titres en espagnol )

Le film « Eva Perón: La Verdadera Historia » (1996), de Juan Carlos Desanzo, scénario de JPF.

Le film « Ultimos días de la victima » (1982), d’Adolfo Aristarain, d’après un roman de JPF.

L’entrée « José Pablo Feinmann peronismo» ouvre sur une pléiade d’interviews de l’écrivain sur le sujet, sur le site youtube.

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Traduction de l’hommage d’Eduardo Aliverti (18/12/2021)

La mort de Feinmann est beaucoup plus que celle d’un intellectuel brillant, désigné comme tel par la quasi unanimité de tout le spectre idéologique.

C’est la mort d’un type qui n’a jamais hésité à mettre son savoir à la portée de tous. Qui a rendu compréhensibles les concepts les plus ardus de la philosophie. Qui les a mis au service de la divulgation collective, mais en le faisant avec une hauteur d’esprit le rendant peu suspect de diffuser une vulgate sans substance.

Ces derniers temps, on le voyait plus proche du pessimisme de l’intelligence que de l’optimisme de la volonté.

Ce qui, finalement, était la démonstration de la cohérence de sa pensée : il n’a jamais caché être plus proche de l’un que de l’autre.

En tout cas, le monde pandémique duquel l’humanité ne sort pas grandie, tout comme le resurgissement d’idées d’extrême-droite qui ravivent des dangers répugnants, entre autres images déprimantes, accrédite sa théorie selon laquelle l’intellectuel est contraint au jugement critique permanent. A ne pas perdre son indépendance d’esprit. A ne pas rester enchainé à des engagements personnels, partisans ou institutionnels.

Sans aller plus loin, il était agacé par les tiédeurs de ce gouvernement. Son absence de courage face aux puissants. Il l’a manifesté dans nombre de revues. Néanmoins il ne serait venu à l’idée de personne de décréter qu’il avait changé, que ses dénonciations étaient injustifiables, qu’il était ainsi associé au «feu ami».

Il avait demandé à son ami Horacio González, dans une déclaration bouleversante, de l’attendre car il ne tarderait pas à le rejoindre. Le pessimisme reflété par cette déclaration se voyait cependant contredit par l’intérêt qu’il portait à son activité : il a continué jusqu’à il y peu d’écrire des articles pour la rubrique «Contratapa» du journal Pagina/12.

C’est un lieu commun, mais irréfutable, de dire qu’il convient toujours, dans ces circonstances, de faire en sorte de maintenir vivante l’œuvre du défunt. Et Dieu sait s’il nous laisse un héritage immense, sous la forme d’essais, de romans, d’articles ou de cours. Ou de tout ce qu’on voudra bien retenir.

Mais il est également vrai que la première chose qui vient à l’esprit, d’abord, à tellement d’entre nous, c’est de nous révolter contre la mort des nôtres, et parce que les indispensables coups de gueule de José Pablo vont bien trop nous manquer.

Eduardo Aliverti, journaliste. Pagina/12 du 18/01/2021. Les passages soulignés en gras le sont par l’auteur.

20/12/2021 : L’extrême-droite n’est pas passée!

          Contrairement à ce que laissaient craindre les résultats du premier tour, le candidat d’extrême-droite José Antonio Kast n’a pas été élu président du Chili hier. Il a été assez nettement battu par son adversaire de gauche Gabriel Boric, qui a recueilli 56 % des suffrages.

          Les Chiliens ont par là confirmé leur large vote en faveur de la nouvelle constitution, lors du référendum d’octobre 2020, destinée à remplacer celle qui était toujours en vigueur depuis la dictature d’Augusto Pinochet. En effet, Kast, favorable au retour d’un gouvernement autoritaire et ultra libéral inspiré de celui en exercice entre 1973 et 1990, avait promis de revenir sur cette réforme.

          Le journal chilien El Mercurio souligne qu’il s’agit en outre du président le mieux élu, et le plus jeune, de l’histoire du Chili. Dans le même journal, José Antonio Kast a reconnu sa défaite et félicité l’élu, promettant une opposition constructive.

          Le quotidien La Tercera livre six clés pour mieux analyser cette nette victoire, obtenue qui plus est avec une des meilleures participations de l’historie démocratique du pays : l’arrivée d’une nouvelle génération politique ; l’excellent report de voix ; la discipline républicaine de ses adversaires, qui ont reconnu sa victoire aussitôt et sans la moindre contestation ; la réussite de Boric à réaliser l’union des différents partis et mouvements de gauche, exception faite du mouvement de centre-gauche «Concertación» qui avait gouverné après la dictature (emmené par Michelle Bachelet notamment) ; la nécessité de trouver des soutiens de gouvernement au sein d’un parlement où la gauche reste nettement minoritaire ; et naturellement les probables chausse-trappes que ne manqueront pas de poser les grands décideurs économiques, forcément très inquiets et dont on imagine facilement la déception face à ce résultat.

          Contrairement au premier tour où les analyses avaient brillé par leur absence, cette fois la presse française s’est un peu réveillée pour au moins présenter ces résultats. Médiapart (article réservé aux abonnés) parle d’un «réveil anti-fasciste», tandis que France-info sur son site souligne que Boric a recueilli les suffrages non seulement des classes défavorisées, mais également des classes moyennes lésées par l’extrême privatisation de beaucoup de services publics, comme la santé, les retraites ou l’éducation. L’Est Républicain fait quant à lui le tour des réactions des hommes et femmes politiques français de gauche, et de l’accent mis par la plupart d’entre eux sur le caractère unitaire de cette victoire, qui devrait parler à notre propre gauche. Mais dans l’ensemble, les comptes-rendus de notre presse restent pour le moment purement factuels : supposons que les analyses suivront dans les prochains jours !

          Pour beaucoup de Chiliens, l’issue du scrutin représente un véritable soulagement, tant la perspective d’un retour aux années noires de la dictature, portée par un candidat qui ne cachait pas ses affinités avec A. Pinochet, était grande. Il est évident que Kast a cristallisé contre lui bien au-delà des électeurs de gauche convaincus. Cela est très visible par exemple dans le sud du pays (Patagonie), où Kast l’avait assez largement emporté au premier tour, et où il a malgré tout perdu le ballotage dans quatre régions.

          Les Chiliens, qui avaient approuvé largement la nouvelle constitution, ont donc été cohérents. Reste à savoir quelle marge de manœuvre aura le nouveau et très jeune (35 ans) président. Il va devoir affronter de grands défis, à peu près les mêmes d’ailleurs qu’avait dû affronter en son temps Salvador Allende, dernier président réellement de gauche avant Boric. A savoir l’opposition des secteurs économiques et financiers, nourris depuis près de 50 ans à l’ultra libéralisme de «L’école de Chicago», celle des secteurs les plus conservateurs de la société, nostalgiques de la dictature et encore assez nombreux, mais aussi celle d’une partie, la plus radicale, de la gauche chilienne, celle-là même qui avait beaucoup contribué, par son jusqu’auboutisme, à la chute du leader de l’Alliance Populaire en 1973. Car pour gagner, Boric a dû tendre la main à des secteurs politiquement plus modérés, voire centristes, secteurs vers lesquels il devra également se tourner pour pouvoir gouverner et faire passer les réformes prévues dans son programme. Ces concessions ne seront sans doute pas du goût de ses alliés les plus à gauche, même s’il inclut des communistes dans son gouvernement, comme il l’a annoncé. Cela, Boric l’a déjà anticipé lors d’un débat précédent l’élection, disant que «Nous allons avoir un parlement pratiquement à égalité, et certains disent que cela va créer une paralysie (…) Je le vois plus comme une opportunité, en ce sens que nous avons le devoir de trouver des accords dans l’intérêt de tous les Chiliens». (La Tercera, «les six défis auxquels Boric va devoir faire face»).

          Son programme vise en priorité à diminuer les inégalités dans un des (sinon LE) pays d’Amérique latine où elles sont les plus criantes, ainsi qu’à rompre avec des politiques économiques qui ont fait du Chili un véritable laboratoire du libéralisme le plus sauvage. Parmi les grands axes, notons :

– Nouveau système de sécurité sociale basé sur la solidarité.
– Augmentation du salaire minimum jusqu’à 500 000 pesos (525€) en fin de mandat, avec soutien public aux PME
– Réduction du temps de travail à 40 h par semaine.
– Impôt sur la fortune, prélèvement sur les bénéfices des compagnies minières (notamment le cuivre), lutte contre l’évasion fiscale.
– Diminution du prix du logement
– Refonte de la police
– Loi sur l’eau en tant que bien commun
– Loi de protection contre les violences faites aux femmes.
– Développement de l’emploi féminin.

          On peut facilement prévoir que le parcours du nouveau président ne se fera pas sur un chemin tapissé de roses. Parviendra-t-il à réussir là où tous ses prédécesseurs ont échoué, c’est-à-dire transformer le Chili en un pays plus juste, plus démocratique, plus moderne et plus indépendant des forces économiques et financières extérieures ? Aura—t-il suffisamment d’amis pour contrer l’inévitable cohorte de tous les ennemis qui commencent déjà à imaginer les moyens de le faire tomber ?

          Comme on est en Amérique du sud, et que dans cette partie du monde, les conservateurs ont rarement la défaite sereine, parions que les premières manifestations d’opposition ne devraient pas tarder à remplir les rues de Santiago. Espérons seulement que la société chilienne sera suffisamment forte pour maintenir vaille que vaille le processus démocratique ouvert depuis maintenant trente ans, et qui a jusqu’ici été respecté par toutes les forces politiques de droite comme de gauche. Et qu’on laisse une chance, enfin, à une véritable alternance. En réalité, la balle n’est pas dans le camp de Boric, mais dans celle des plus conservateurs.

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Lire ou relire également l’article sur le premier tour : Le Pinochet nouveau est arrivé

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¡Feliz Navidad a todos!

(Ben oui, hein, là-bas, c’est l’été !)

12/12/2021 : Sous un soleil énorme

         

          Une fois n’est pas coutume, on va rester de ce côté-ci de l’Atlantique aujourd’hui pour parler de l’Argentine.

          Je ne l’aurais jamais cru : je viens de me trouver un point commun avec le chanteur Bernard Lavilliers. Car lui aussi revient du pays d’Astor Piazzolla (ou de Borges, ou de Carlos Gardel, d’Ernesto Guevara ou Lionel Messi, comme vous préférerez !), où il a passé quelques mois. Et lui aussi est tombé amoureux de Buenos Aires, qu’il a parcouru lui aussi à pieds, seul, en long et en large, pour s’imprégner de son âme particulière, jusqu’à se sentir un peu «portègne» (c’est ainsi qu’on nomme les habitants de Buenos Aires).

          Dans « Le Piéton de Buenos Aires », il nous raconte ses pérégrinations en solitaire dans la ville, et ses mots sont une évidence pour celui qui, en même temps que lui, a arpenté les trottoirs de la capitale argentine :

Je marche seul dans Buenos Aires
Personne ne demande qui je suis
Dans cette ville dos à la mer
Qui vibre encore de l’Italie

Je marche seul dans Buenos Aires,
Je sais que je n’ai rien compris
Mais cette odeur m’est familière
Comme un secret jamais écrit

          Si je ne sais pas quels quartiers, quelles rues, il a parcourus, j’imagine que nous en avons hantés de semblables, lui aussi a probablement surpris San Telmo au petit matin, encore mal réveillé et hirsute de sa mauvaise nuit, faisant une toilette de chat dans la lumière blafarde du brouillard finissant, en attendant l’assaut des touristes étrangers. Juste avant, il aura probablement promené sa carcasse dans la nuit de Palermo, et je serais bien étonné qu’il ne se soit pas accoudé à l’un des multiples bars de la Plaza Serrano. Plus baroudeur que moi, il n’aura pas hésité à arpenter les trottoirs de La Boca ou de Barracas, même tard le soir, parce c’est évidemment là qu’on est le plus sûr de la rencontrer, l’âme profonde de la ville, si on n’a pas peur des ombres inquiétantes qui surgissent des portails.

Plaza Serrano – Palermo – Buenos Aires

          Lui aussi a visité la bibliothèque nationale, ce bâtiment plutôt moche dont pourtant les Argentins sont si fiers. Je ne sais pas trop ce qu’il a pu en retirer, puisqu’il ne parle pas l’espagnol. Mais les touristes, eux, n’y entrent jamais. D’ailleurs, ils ne savent même pas qu’il existe. Il ne figure pas au catalogue des monuments « incontournables ». Alors que pourtant, s’il est un endroit où on est sûr de rencontrer la culture du pays…

Bibliothèque nationale – Buenos Aires

          Le Stéphanois a aussi compris quelque chose qui est rarement souligné à propos du caractère maritime de la ville : Buenos Aires est certes un grand port, mais, contrairement à d’autres villes portuaires célèbres et populaires, comme Lisbonne, Marseille, ou Barcelone, celle-ci… tourne clairement le dos à l’eau. Comme il le dit dans une chanson : elle est dos à la mer. Les Portègnes sont tout sauf des marins, ils en ont perdu la qualité avec la disparition du premier port, celui de La Boca qu’illustrait avec talent le peintre Benito Quinquela Martín.

Port de La Boca – Buenos Aires – Peinture de Quinquela Martin (1890-1977)

          Le second port, celui de Puerto Madero, est maintenant un quartier chic d’immeubles d’affaires, et le dernier, situé encore plus au nord, est introuvable même par les taxis les plus affutés. Buenos Aires regarde ailleurs, vers le sud et l’ouest, vers le désert des vallées Calchaquies et les prairies de La Pampa, vers le froid patagonique et la chaleur tropicale des confins du Brésil.

Buenos Aires, un port à l’envers
Où les marins restent à leur bord

          De ses pérégrinations portègnes, Bernard Lavilliers a ramené une petite collection de chansons tout en délicatesse et en nostalgie, et parmi celles-ci, quelques pépites consacrées plus spécifiquement à son amour de l’Argentine et qui prouvent, malgré ce qu’il dit, qu’il en a compris l’essentiel. Parce que, sans nul doute, il a su plus que bien d’autres regarder ce pays, et sa capitale, avec les yeux du cœur.

          J’aurais aimé avoir son talent pour rapporter de mes propres séjours d’aussi belles images. Ses chansons disent bien mieux que je n’aurais pu le faire ce que j’ai trouvé, senti, vu et vécu à chacun de mes voyages argentins. Parce qu’en Argentine, il n’y a pas que le soleil, qui soit énorme.

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SOUS UN SOLEIL ENORME : liste des chansons
(liens vers les chansons « argentines »)

Le coeur du monde
Voyages
Je tiens d’elle
Beautiful days
Toi et moi
Les Porteños sont fatigués
Le piéton de Buenos Aires
Qui a tué Davy Moore ?
Corruption
Noir Tango
L’ailleurs

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Pour une autre déambulation et d’autres images, voir aussi nos « Instantanés de Buenos Aires » de 2020.

Le Pinochet nouveau est arrivé !

Hier dimanche ont eu lieu les élections présidentielles chez le voisin de l’Argentine : le Chili. Et les résultats ne laissent pas d’inquiéter quiconque a connu les années de plomb de la dictature de « Don Augusto » et de ses «Chicago boys».

Son digne successeur, José Antonio Kast, a obtenu 28 % des suffrages au premier tour, contre 26% à son principal adversaire et représentant de la gauche, Gabriel Boric. Plus loin derrière, le candidat de droite libérale et populiste Franco Parisi a créé une certaine surprise, en obtenant 13% des suffrages, là où les sondages ne lui en donnaient pas plus de 5. Il a même obtenu plus de 33% dans la région d’Antofagasta ! Et cela, comme le raconte le quotidien «La tercera.com», sans avoir jamais foulé le sol chilien pendant la campagne.

José Antonio Kast

La candidate de centre-gauche, Yasna Provoste, a quant à elle essuyé une nette défaite, ne finissant qu’à la cinquième place, avec moins de 12% des suffrages. Elle paie sans doute les errances des gouvernances de centre-gauche successives, qui ont beaucoup déçu l’électorat progressiste chilien, notamment sous l’ère Bachelet.

Le candidat de la droite sortante (Sebastián Piñera ne pouvant pas se représenter, c’est donc un autre Sebastían, Sichel, qui s’y est collé) n’arrive qu’en quatrième position, un cheveu derrière Parisi.

Le deuxième tour verra donc s’affronter les deux candidats arrivés en tête, comme cela se passe chez nous. Un affrontement très binaire, entre deux candidats très marqués dans leurs camps respectifs. Kast, comme nous le disions, se propose de revenir à la politique du général Pinochet : retour à l’ordre policier, lutte contre l’immigration, interdiction de l’avortement, libéralisation extrême de l’économie.

Boric est un jeune candidat – il a 35 ans – progressiste et soutenu par les principales forces de la gauche traditionnelle chilienne. Il propose au contraire un programme visant au retour à l’état providence. Renationalisation du système de santé et des retraites, taxation des plus hauts revenus, libéralisation de l’avortement, préservation de l’environnement, droits des peuples premiers.

Gabriel Boric

L’issue de ce second tour est incertaine, même si la tendance est plutôt à droite. En effet, toute une partie de la population chilienne a été effrayée des manifestations de 2019 contre les inégalités sociales et les augmentations des prix. Manifestations qui ont souvent dégénéré, en raison de leur ampleur et de l’état d’urgence décrété par le gouvernement Piñera.
Sans parler d’une certaine nostalgie, dans les classes les plus aisées, de l’ordre pinochetiste. Certains n’ont pas digéré que ces manifestations, justement, aient conduit à réformer une constitution héritée des années de dictature.

A priori, le scrutin reste ouvert. Mais tout dépendra des reports de voix. Or, dans l’état actuel des résultats, la tendance est plutôt favorable à la droite. Chacun des candidats commence donc une longue marche – le second tour n’a lieu que dans un mois – pour tenter d’obtenir l’appui des autres partis. Kast pourra sans doute compter sur les reports des électeurs de Parisi, et ceux de Sichel. Boric cherchera ceux du centre-gauche et des petits candidats de gauche. Mais comme on peut le lire dans «Mercurio» du 22/11, les candidats malheureux posent leurs conditions. Parisi annonce qu’il consultera ses électeurs par internet avant de se prononcer, Provoste exige «des garanties de paix et de tranquillité» de la part de Boric. Sichel, lui, ne semble pas vouloir faire de difficulté à Kast.

Le Chili risque bien d’avoir un réveil douloureux après le second tour du 26 décembre. Le Papa Noël pourrait bien s’appeler Pinochet et avoir déposé un cadeau explosif – et posthume – sous le sapin. Mais quel que soit le résultat, ce qui est certain, c’est que la société chilienne en sortira plus divisée que jamais, entre conservateurs/libéraux ultra catholiques d’un côté, et progressistes de gauche de l’autre. Une division à la fois sociale et générationnelle : la majorité des manifestants de 2019 et des électeurs de Boric faisant partie des tranches d’âge les plus jeunes, anxieux de tourner définitivement la page des années Pinochet, quand leurs ainées en gardent la nostalgie de la loi, de l’ordre et des valeurs traditionnelles.

Le Chili a pris l’habitude de se penser comme le pays le plus avancé, économiquement et politiquement, et le plus moderne d’Amérique Latine. Il reste pourtant un des plus inégalitaires du continent, et a été profondément marqué par la longue dictature – de 1973 à 1989 – d’Augusto Pinochet, dont les comptes n’ont jamais été soldés, alimentant un ressentiment – de part et d’autre – qui mine au quotidien la difficile harmonie sociale. Ce pays, que Salvador Allende, ce président élu en 1971 et assassiné en 1973, rêvait de transformer en une démocratie sociale et pacifiée, a été comme anesthésié et infantilisé par les années Pinochet, qui ont favorisé durablement une certaine acculturation politique dont on voit les ravages depuis trente ans. Une jeunesse qui étouffe sous une chape de traditions rances, de méfiance envers l’avenir, et de refus du changement, portés par une frange – importante – de la société qui ne rêve que de vivre à l’ombre de figures tutélaires.

Un pays sclérosé.

Législatives 2021 : résultats

          Les élections législatives ont eu lieu hier dans la journée. Comme chez nous, elles se déroulent traditionnellement le dimanche.
          Comme cela était annoncé après le «pré-vote» des primaires en septembre, l’opposition argentine l’a assez nettement emporté sur l’ensemble du territoire. Voici les résultats globaux pour l’Assemblée nationale, après dépouillement de près de 99% des bulletins :

Mouvement «Juntos por el Cambio» (Opposition, centre-droit et droite) : 42% (+1 siège)
Mouvement «Frente de todos» (Soutien au gouvernement, péroniste) : 34% (-2 sièges)
Gauche traditionnelle : 6% (+2 sièges)

          Le reste se partageant entre différents petits partis, dont beaucoup de partis strictement locaux.

          Globalement également, le mouvement «officialiste», comme on dit là-bas (la majorité gouvernementale, dirait-on ici) a légèrement amélioré son score des primaires de septembre, d’un petit 1,19%.
          En revanche, la victoire de l’opposition est beaucoup plus nette pour le Sénat. Les péronistes n’y ont obtenu que 28%des suffrages et perdu 5 sièges, contre 47% à leur adversaire principal qui en a gagné autant.
Dans les deux cas, l’abstention a été moindre que pour les primaires. Et c’est peut-être ce qui explique que la défaite du parti au pouvoir ait pu être quelque peu contenue, car les primaires l’annonçaient plus nette.

          Voici la projection en sièges pour les deux assemblées désormais (Source : La Nación.com – captures d’écrans)

Assemblée nationale :

         

Sénat :

          Comme on le voit, la situation du Frente de Todos au pouvoir est inconfortable, puisqu’il ne dispose d’aucune majorité absolue, et devra composer avec les autres groupes pour pouvoir gouverner.

          Nous vous épargnerons les détails par région, qui intéressent essentiellement les concernés et les politologues. Notons simplement quelques faits significatifs, qui donnent à cette élection ses couleurs particulières.

1. Pour la première fois depuis 1985, la région de La Pampa a mis le péronisme en minorité : il n’a obtenu qu’un siège de sénateur sur trois.
2. Deux régions ont vu s’inverser les résultats par rapport aux primaires : Le Chaco (nord argentin) et La Terre de Feu, où les primaires avaient annoncé une victoire de l’opposition, ont finalement élu des candidats pro-gouvernement.
3. La carte électorale montre un net clivage entre le nord-ouest argentin, aux provinces plutôt pauvres et où le péronisme maintient sa popularité, et le reste du pays, qui a voté pour l’opposition (Terre de feu exceptée).

          Les réactions dans les partis et dans la presse sont conformes aux traditions électorales universelles : tout le monde est content, ou presque.

          L’opposition retient qu’une page de 18 ans de péronisme kircheniste se tourne : selon Joaquin Morales Solá (anti péroniste) dans La Nación, cette défaite sans ambigüité signe la décadence du mouvement, dont le seuil électoral n’a jamais été aussi bas depuis 2003 et l’arrivée au pouvoir de Nestor Kirchner. Pour Eduardo Van der Kooy dans Clarín, la perte de la majorité au Sénat est «une balle dans le cœur de la vice-présidente Cristina (Kirchner) et du kirchnerisme». Selon lui, la défaite au Sénat, qui lui était jusque là tout dévoué, est une défaite personnelle, qui devrait, dommage collatéral, permettre au Président Alberto Fernández de reprendre la main sur le mouvement, jusqu’ici – c’est la thèse des opposants – contrôlé par les «Kirchneristes».

          A l’opposé, Melisa Molina dans le quotidien péroniste Pagina/12 souligne la quasi égalité obtenue dans la province de Buenos Aires (Une «remontada», puisque les primaires annonçaient une sévère défaite), et le maintien de la première place en sièges à l’Assemblée nationale. Idem pour Eduardo Aliverti, selon lequel on sentait qu’au vu des résultats, le mouvement péroniste donnait «…clairement la sensation se sortir la tête de l’eau», et qu’en face, malgré les «chiffres objectivement favorables, on ne pouvait dissimuler sa déception face au match nul de la province de B.A.». Aliverti file la métaphore footbalistique : «Quand on s’attendait à ce que tu prennes une dégelée au point de t’éliminer définitivement de la lutte pour le titre, et que finalement tu livres une partie plus qu’honorable grâce à une défense qui s’est montrée à la hauteur, et que tu restes dans la course, tu as le droit de célébrer le match nul, ou la défaite honorable».
          On se console comme on peut. Il n’en reste pas moins que le gouvernement n’a plus aucune majorité absolue, ni à la Chambre ni au Sénat, qu’il devra beaucoup négocier avec les petites listes pour pouvoir avancer, et que les deux années qui lui restent de mandat vont être longues. Alberto Fernández a promis d’ouvrir plus que jamais le dialogue avec les différents partenaires politiques, économiques et sociaux, favorables comme d’opposition. Mais d’abord, il va devoir pas mal dialoguer avec ses propres amis politiques – et néanmoins concurrents – dont certains rêvent déjà de lui faire porter le chapeau de la défaite. En somme, la question est : lequel des deux Fernández tirera le plus profit de la défaite, le président Alberto, ou la vice-présidente Cristina ?

          Rien de bien neuf pour nous Français, n’est-ce pas ? Les haines recuites en moins (car en ce moment en Argentine, les crispations sont au maximum de leur intensité), les lendemains d’élections sont assez similaires. En attendant, les problèmes demeurent, et ce ne sont pas ces résultats qui font espérer des solutions à court terme. Bien au contraire.          

          L’Argentine est plus que jamais un pays ingouvernable, et qui risque, dans les deux ans à venir, de s’enfoncer dans le marasme et les conflits internes. Et là-dessus, hélas, on peut compter sur les brillants politiciens locaux, d’un bord comme de l’autre, pour gâter la sauce.

          Pour les non-hispanophones, difficile de trouver des comptes-rendus de ces élections dans la presse française. Voici deux liens, pour ceux que ça intéresse, mais ce sont des articles soit réservés aux abonnés (Le Monde), soit plutôt succincts (Ouest-France). Il est vrai que c’est tout frais : on en trouvera peut-être davantage dans les jours à venir !

08/10/2021 : expulsions à Buenos Aires

Expulsions au bulldozer

          Ces derniers jours, rapporte le quotidien Pagina/12, les autorités de la municipalité de Buenos Aires ont fait procéder à une vaste expulsion d’une zone connue sous le nom de « La Toma », située juste à côté du bidonville «Villa 31».

          La capitale compte de nombreux bidonvilles, disséminés sur l’ensemble de son territoire. La villa 31, situé dans le quartier de la gare de Retiro, est le plus grand d’entre eux. Ils sont habités en grande majorité par des émigrants d’autres pays d’Amérique du sud, essentiellement Paraguayens, Boliviens, Péruviens, venus en Argentine pour tenter de trouver une vie meilleure. Voir notre article ici.

Villa 31

Un bidonville à côté du bidonville

          Voici quelque temps, des mères de famille en grande difficulté sociale, sans travail, victimes de violences conjugales et sans logement, s’étaient installées sur un terrain vague à côté de la Villa 31, jusque là utilisé comme décharge publique. Elles l’avaient nettoyé, puis avaient construit des baraques avec les moyens du bord. Souvent mères de plusieurs enfants, personne ne voulait leur louer de logement, même le plus petit, même sans le moindre confort : les propriétaires du quartier refusent systématiquement de louer aux familles avec enfant. En tout, 80 familles, avec 175 enfants, s’étaient installées sur ce terrain, pour tenter d’interpeller la municipalité sur leur sort.

          Celle-ci a répondu en envoyant ses bulldozers, au petit matin à sept heures, au moment où les enfants finissaient de se préparer pour partir à l’école.

          «Ils se moquaient de nous, disaient ʽces pouilleux ne se lavent même pas’. Maintenant il faut que je recommence tout, où vais-je pouvoir aller avec mes six enfants, ils nous ont tout cassé, ont jeté les vêtements des enfants, comment ils vont pouvoir aller à l’école sans leurs cartables, comment ils vont pouvoir s’instruire ? Tout ce qu’on veut, c’est qu’ils étudient pour avoir une vie meilleure», raconte Leonela, une de ces mères de famille.

          «Depuis le début de l’installation on demande à être entendues, on a envoyé des lettres partout, même au Ministère de la Femme, mais personne ne nous a répondu. Nous n’avons pas de travail fixe, et l’autre problème, c’est qu’on ne veut pas nous louer parce qu’on a des enfants».

          La seule réponse de la municipalité a été de refuser l’accès de ces familles à la cantine populaire qu’elle gère à l’intérieur du bidonville «officiel», pour les «punir» en quelque sorte de leur installation sauvage.

          Pour tenter de justifier cette expulsion sans ménagement ni avertissement, la Ville de Buenos Aires a indiqué que le terrain occupé était prévu pour la construction d’une école primaire destinée aux habitants de la Villa 31. Pagina/12 y voit une simple manœuvre pour essayer d’opposer les mal-logés entre eux. D’après le journal, jamais avant l’installation des familles il n’en avait été question, d’ailleurs le projet ne figure nulle part dans le budget 2021 de la municipalité.

          Ce n’est pas la première occupation organisée dans la ville par des mal-logés. Il y a deux mois, un autre groupe de 150 personnes s’était installé sur l’emplacement d’un terrain désaffecté près de la Villa 21-24, dans le quartier populaire de Barracas, au sud de la ville.

Un problème, aucune solution en vue.

          Selon le quotidien, la municipalité, dirigée par l’élu de droite Horacio Rodríguez Larreta, n’apporte aucune solution au problème récurrent du mal logement à Buenos Aires. Son plan d’urbanisation, au contraire, a eu un effet pervers : en faisant craindre aux propriétaires qu’ils allaient se voir dépossédés de leurs biens, ceux-ci se sont empressés de chasser leurs locataires.

       Comme en d’autres occasions (voir notre article cité plus haut), les autorités proposent parfois des solutions de relogement, mais les maisons ou appartements proposés souffrent d’une très mauvaise qualité de construction, deviennent très vite inhabitables, et tout est à recommencer pour les habitants.  

          Le mal logement est donc très loin d’un début de solution dans la capitale argentine, qui rappelons-le, abrite un tiers de la population totale du pays. D’autant que pour les élus, il ne semble pas constituer une priorité : Pagina/12 rappelle que, pendant qu’on expulse les « pouilleux », à quelques centaines de mètres de là, on peut suivre les chantiers de construction de tours gigantesques, fruits de la spéculation immobilière et de l’appétit insatiable de milliardaires encouragés par les autorités politiques.

 

Un curieux système électoral

          En novembre prochain vont avoir lieu en Argentine des élections législatives et sénatoriales. Le système d’élection est assez semblable à celui de la France, à quelques différences près.

          Comme chez nous, ces élections sont à la fois nationales (on élit des représentants parlementaires nationaux) et régionales (chaque province élit un nombre déterminé de représentants, en fonction de sa population).
Mais d’une part, les législatives ne concernent que le renouvellement de la moitié des sièges (127 sur 257 exactement), et les sénatoriales le tiers (24 sur 72). Et d’autre part, les sénateurs ne sont pas élus au suffrage indirect, comme c’est le cas en France, mais direct, également par province. Cette année, six provinces (sur 25) vont donc participer au vote sénatorial.

          C’est une première différence. Qui n’empêche d’ailleurs pas que la majorité, jusqu’ici détenue par le parti présidentiel (péroniste) risque fort de basculer, ce qui pourrait rendre le travail gouvernemental très difficile pour les trois années qui lui restent de mandat. (En Argentine, le président est élu pour quatre ans, Alberto Fernández est en place depuis janvier 2020).

          Mais il y en a une autre, encore bien plus importante. Depuis 2009, chaque élection (présidentielle ou législative) est précédée d’une « primaire » obligatoire, qui vise à déterminer quels partis pourront réellement se présenter aux élections officielles, et, à l’intérieur de ces partis, quels candidats, ou listes de candidats.

Jeunes supporters du « Frente de todos ». On notera le soleil en lieu et place du « o » de « todos »: à la fois pour rappeler le soleil du drapeau argentin, et pour marquer l’inclusivité, à la fois « o » masculin et « a » féminin.

          Ces primaires organisées à l’échelle nationale sont appelées « PASO » : Primarias Abiertas Simultaneas Obligatorias ». C’est-à-dire :

Primaires, car organisées préalablement aux véritables élections.
Ouvertes, car tous les citoyens munis d’une carte d’électeur peuvent participer.
Simultanées, car organisées toutes en même temps sur le territoire.
Obligatoires, car elles s’imposent à tous les citoyens âgés entre 18 et 70 ans. Elles restent optionnelles pour les 70 ans et plus, ainsi que pour les 16-18 ans.

          Aucun parti souhaitant participer aux élections officielles ne peut s’y soustraire. Pour pouvoir être « qualifié », il est nécessaire d’avoir obtenu au moins 1,5% des voix lors de ces primaires.

          Cette année, ces primaires législatives ont eu lieu le 12 septembre dernier. Elles ont permis de qualifier 6 partis, et d’en éliminer la bagatelle de 19 ! Et parmi les qualifiés, seuls 2 ont obtenu plus de 6% des voix : la coalition de partis soutenant l’actuel président, Frente de Todos (Front commun), plutôt classé à gauche, et Juntos por el cambio (Ensemble pour le changement), coalition de l’ancien président Mauricio Macri, plutôt classé à droite.

Logo du mouvement d’opposition au péronisme.

          Ces primaires ont permis non seulement de départager, à l’intérieur des partis, différentes listes de candidats (encore que la plupart n’en présentaient qu’une), mais également de jauger l’état de l’opinion avant la « vraie » élection.

          Comme chez nous, le parti du gouvernement s’est vu handicapé par l’exercice du pouvoir, agglomérant les mécontentements. D’autant plus en pleine crise sanitaire, dont les Argentins ne voient pas le commencement de la fin, et qui ne contribue pas peu à dégrader l’économie nationale et les conditions de vie des citoyens. Sans parler des querelles internes au mouvement « Frente de todos », où la tendance « Kirchnériste » menée par l’ancienne présidente Cristina Kirchner s’oppose plus ou moins ouvertement à une tendance péroniste plus modérée, pour faire court.

          Bref, ces primaires ont été remportées par l’opposition, avec près de 40% des voix, contre 35,5 pour la majorité présidentielle. Ce qui augure un sérieux revers pour le président en novembre, car il est rare que les résultats des primaires ne se voient pas confirmés lors du suffrage officiel.

          Les années à venir risquent d’être assez agitées en Argentine. Ce qui ne changera guère de l’habitude, dans ce pays où la politique n’est qu’un éternel conflit ouvert, où le vainqueur du jour se sent toujours tenu de faire payer, le plus chèrement possible, le gouvernant d’hier, ainsi que ses électeurs.

*

Pour les hispanophones :

Site CNN espagnol, expliquant les modalités de vote.

Quelques commentaires nationaux et internationaux, juste après le vote.

22/09/21 : Recul du COVID en Argentine

          Il semblerait que le coronavirus soit bien entré dans une phase de décrue – voir ici – en Argentine ces dernières semaines.

         Cette tendance positive amène le gouvernement a assouplir des mesures jusqu’ici assez strictes,et  dont l’efficacité n’a guère été probante. Le journal Clarín en déroule le détail dans son numéro d’aujourd’hui, tout comme Pagina/12. Le quotidien La Nación, de son côté, établit un comparatif entre certains pays, notamment européens, qui ont eux aussi relâché un peu les restrictions sanitaires, comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou le Danemark, ainsi qu’Israel et les Etats-Unis. Pour montrer que bien souvent, ces assouplissements ont eu pour conséquence une remontée des taux d’incidence, et le retour à certaines restrictions.

Parmi ces mesures d’assouplissement :

Le masque ne sera donc plus obligatoire en extérieur, sauf dans les endroits densément occupés. Il reste obligatoire en revanche dans les lieux publics fermés, comme les cinémas, les établissements scolaires, les transports publics, les lieux de travail ou les rassemblements festifs. Ceux-ci sont donc de nouveau autorisés sans limite de nombre, sous réserve de respect des mesures barrières.

Le confinement est levé pour toutes les activités économiques, ainsi que les activités religieuses, sportives, culturelles et sociales en milieu fermé, toujours sous réserve des mesures barrières.

Les voyages d’agrément collectifs de retraités sont de nouveaux autorisés, tout comme les sorties scolaires.

Réouverture (jauge de 50%) des discothèques, sous réserve de passeport vaccinal complet.

Événements sportifs en extérieur : levée de la restriction limitant la jauge du public à 1000 personnes, dans la limite de 50% de la capacité totale du lieu.

Réouverture progressive des frontières, jusqu’ici totalement fermées sauf raison professionnelle, et suppression pour ces derniers cas de l’obligation d’isolement de 14 jours. A partir du 1er octobre, tous les étrangers des pays limitrophes pourront entrer sans nécessité d’isolement. A partir du 1er novembre, ouverture pour tous les étrangers. Tout cela sous réserve de présenter un passeport vaccinal établit plus de 14 jours avant l’entrée, et d’un test PCR négatif de moins de 72 heures. Plus un autre test entre 5 à 7 jours après l’entrée en Argentine. (Ce qui est la norme européenne actuellement).

          La Nación pose la question du danger d’un relâchement qui pourrait être prématuré, soulignant que les pays qui l’ont fait ont vu leur taux d’incidence remonter, les obligeant à revenir à des mesures restrictives. Ce fut le cas en Espagne : le 26 juin, quand les autorités avaient supprimé l’obligation du port du masque dans l’espace public, on comptait 4924 cas/jour. La veille du rétablissement de la mesure, on était monté à près de 22000 cas. Même chose aux Etats-Unis, passant de 38000 à 70000 cas/jour. Le journal estime qu’on sera en mesure de faire le point dès octobre sur les effets de l’assouplissement. Tout en notant que la propagation du variant delta reste très contenue dans le pays.

          Pagina/12 se réjouit de cet assouplissement, soulignant qu’il résulte logiquement de la montée de la vaccination (64% de primo-vaccinés, 45% complètement vaccinés, en Argentine, essentiellement avec le vaccin russe Sputnik, mais depuis quelque temps, également avec Pfizer et Moderna), et de la baisse des admissions en soins intensifs (1440 au dernier comptage, quand on en a compté jusqu’à près de 8000 au pic de la deuxième vague). Mais il souligne qu’il convient de rester prudent, et que le gouvernement lui-même appelle à rester vigilant. La pandémie est certes en voie de régression, mais elle doit rester sous forte surveillance. Comme le souligne le quotidien, «Tant qu’il existe une population à travers le monde susceptible d’être contaminée, il existe une probabilité que la pandémie se prolonge indéfiniment. Car tandis que certains territoires en sont à inoculer une troisième dose de vaccin à ses habitants, l’Afrique, elle, compte à peine 4% de vaccinés».

Arrivée du vaccin Sputnik-V en Argentine

Les Argentins descendent-ils des bateaux ?

          Polémique ces temps-ci en Argentine, suite à une petite phrase prononcée par le Président Alberto Fernández sur l’origine des Argentins.

          Peut-être avez-vous déjà lu, ou entendu, la formule fameuse au sujet de l’immigration argentine : «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas. Les Argentins, eux, descendent… des bateaux !». Une formule qui connait pas mal de déclinaisons et de nuances, dont celle, donc, du président, qui a prononcé exactement celle-ci : «Les Mexicains descendent des indiens, les Brésiliens de la forêt, mais nous autres Argentins, nous sommes arrivés en bateau». Une phrase jugée raciste par de nombreux critiques, d’autant qu’elle a été prononcée lors d’une entrevue avec le premier ministre de l’ancienne puissance coloniale espagnole, Pedro Sanchez. Concours de circonstances plutôt malheureux, il faut bien dire. 

Alberto Fernandez, président de la République Argentine – Photo DP

          D’où vient cette phrase, et que veut-elle signifier ? Son origine est, comme toujours dans ces cas-là, assez discutée. Alberto Fernández l’attribue à l’écrivain Mexicain Octavio Paz (1914-1998), prix Nobel de littérature en 1990. Clarín, en bon quotidien d’opposition, préfère l’attribuer au chanteur Litto Nebbia, dans sa chanson «Nous sommes arrivés par bateau», de 1982. Forcément : Litto Nebbia serait un ami du président. Paz avait écrit très exactement : «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, et les Argentins, des bateaux». Une boutade, naturellement, par laquelle l’auteur Mexicain voulait illustrer l’impact beaucoup plus grand de l’immigration européenne sur l’Argentine que sur les autres pays sud américains. Voir à ce sujet notre article «1880-1910 : la grande vague d’immigration»

          En effet, l’Argentine a vécu à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, une vague d’arrivées massives de toute l’Europe, qui a contribué à largement façonner son visage cosmopolite d’aujourd’hui, d’autant que, plus qu’aucun autre pays, elle a également, au cours du XIXème siècle, joyeusement massacré tout, ou presque, ce que la contrée comptait de peuples premiers. Voir ici le déroulé de cette «conquête du désert».

          C’est naturellement ce qui a contribué à braquer une partie des Argentins qui ne veulent pas qu’on efface ainsi d’une phrase un peu facile la réalité d’une terre colonisée, en niant la préexistence de peuples installés bien avant l’arrivée des premiers colons. C’est bien légitime. On verra ici la réaction du célèbre acteur Argentin Ricardo Darín (Les nouveaux sauvages, Le sommet), qui relativise néanmoins la polémique : «Il y a des choses plus graves».

          Alberto Fernández, qui ne dit pas autre chose, a demandé a Victoria Donda, la directrice de l’Institut National contre la discrimination, la xénophobie et le racisme (INADI), d’analyser sa phrase afin d’établir si elle «correspond à un acte de discrimination» de sa part. Dans sa lettre à Victoria Donda, il précise qu’aujourd’hui «vivent dans le pays des dizaines de peuples originaires, avec leurs langues et leurs traditions propres. De plus, des enquêtes sérieuses montrent qu’un pourcentage approchant les 50% des Argentins a une ascendance indigène», et il ajoute «Nous sommes cette diversité dont nous devons être fiers. Nous sommes le résultat d’un dialogue inter-culturel». Sa lettre à Victoria Donda est reproduite intégralement dans cet article de Pagina/12. Article sous lequel quelques commentateurs facétieux pointent avec humour la proximité politique de Donda avec le président : peu probable que celle-ci désavoue celui-là !

          Ce qui n’empêche pas de souligner l’opportunisme de certains qui, en d’autres occasions, ne sont pas aussi empressés à reconnaitre la réalité des peuples premiers argentins, et à condamner les massacres d’indiens du XIXème siècle. L’anti racisme est en Argentine comme partout, un outil politique bien utile !

          Sur le sujet de l’immigration argentine, on lira également avec profit, publiés ce même jour, deux articles de fond. Celui de Jorge Alemán dans Pagina/12, «Note sur les bateaux», qui pointe que «Le métissage hybride argentin serait impensable sans les bateaux» et que «Le vrai racisme serait d’effacer cela en escamotant l’histoire». Et celui de Patricia Kolenikov dans Clarín, «Nous sommes venus en bateaux pour échapper à la faim et à la barbarie européenne» qui explique les raisons de la grande vague migratoire et l’odyssée des migrants du début du XXème siècle.

          Car oui, les Argentins descendent AUSSI des bateaux, même si ce n’est pas une raison pour penser que l’Argentine n’est qu’un lointain pays européen.

Arrivée de migrants – Buenos Aires – Photo DP