L’extrême-droite « au travail »

Maintenant qu’il a la majorité (relative) au parlement, le président Milei a donc les mains plus libres pour imposer ses réforme ultra-libérales.

Premier volet ces jours-ci, avec la grande réforme du droit du travail, qui va être présentée aux députés. But affiché : faire redémarrer l’emploi dans un pays miné par ce qu’on appelle l’emploi informel, qu’on appellerait chez nous, le travail au noir. Selon les sources, celui-ci concernerait entre 40 et 50 % de l’emploi effectif argentin. Une paille.

Solution préconisée : inciter les employeurs « officiels » en simplifiant au maximum le droit du travail. Traduisez : faire en sorte que la loi n’entrave pas trop les relations entre employeurs et employés. Sous-texte : arrêtons d’ennuyer les employeurs avec des lois trop contraignantes.

L’axe principal, c’est de favoriser au maximum les négociations internes, au détriment de règles nationales. Autrement dit : le droit du travail est subordonné à la négociation directe entre patron et salarié.

Quelques exemples.

1. La durée du travail. Jusqu’ici, la durée hebdomadaire et journalière du travail était régie par une convention collective s’appliquant à toutes les entreprises, privées comme publiques. Place désormais à « la banque horaire ». Cela supprime de fait les heures supplémentaires, faisant faire au passage de substantielles économies aux employeurs. Le principe, c’est la flexibilité. L’employeur peut décider de répartir les heures dues par l’employé selon les besoins. En clair : un jour, il peut demander à l’employé de travailler deux heures de plus, et lui dire que le surlendemain, il partira deux heures avant la fin de sa journée. Autrement dit, on pourra ainsi faire des journée de douze heures en toute légalité, et au tarif normal !

Selon le ministre de « la dérégulation et de la transformation de l’état » (son intitulé officiel), chargé de défendre la réforme, « Ce n’est pas la fin des heures supplémentaires, elles existent toujours. Simplement, on définit une banque horaire. Un jour vous devez rester deux heures de plus et l’employeur vous dit, prenez-vous deux heures vendredi. Cela se négocie directement entre les parties. C’est juste permettre une certaine flexibilité, car les modes de travail ont changé, on doit s’ouvrir à cela« .

2. Les vacances. Désormais, elles aussi font l’objet d’une négociation interne. La période d’été n’est plus systématique, c’est au contraire un bénéfice exceptionnel, obligatoire seulement une fois tous les trois ans. Pour le reste, c’est à voir au sein de l’entreprise. Les vacances sont négociées par périodes d’au moins sept jours consécutifs, la négociation devant en établir les dates dans l’année. Deux fois sur trois, l’employeur pourra donc exiger que l’employé prenne ses vacances « hors saison ». Pratique pour l’organisation des familles et la cohérence avec les vacances scolaires.

Le ministre : « La loi actuelle vous demande de prendre vos vacances à une période déterminée de l’année. Cette flexibilisation est un peu ce que demandent les jeunes. On décide par consentement mutuel. La loi prévoit qu’on puisse les prendre entre octobre et avril, sur un minimum de sept jours, mais dès l’instant que les parties s’entendent, tout peut s’envisager« .

3. Les charges sociales. Elles sont dérivées vers un organisme de gestion privé, le Fonds d’assistance au travail (Fondo de asistencia laboral, FAL). Les employeurs versent l’équivalent de 3% de la masse salariale totale à ce fonds. En contrepartie, ils sont exonérés de 3% de leurs charges envers la Sécurité sociale. Opération blanche pour eux, mais perte sèche pour la Sécu argentine.

4. Droit de grève. La notion de « services essentiels », pour lesquels un service minimum de 75% est exigé en cas de grève, est étendu, grâce à une nouvelle qualification : « les services d’importance capitale ». Sont concernés des secteurs aussi variés que la restauration, les médias ou l’agro-alimentaire.

Voilà pour quelques exemples emblématiques.

On le voit, le grand principe, c’est de « localiser »au maximum les relations patronat-salariat, avec très certainement une arrière-pensée : affaiblir les syndicats nationaux, comme la CGT. Le gouvernement libertarien de Milei pousse au développement de syndicats « maison », autrement dit, attachés à chaque branche, voire à chaque entreprise. But non exprimé : redonner un pouvoir discrétionnaire à l’employeur, en remettant la défense des employés entre les mains d’organismes forcément plus petits, donc plus faibles. Voire même créés par les employeurs eux-mêmes, à la manière de certains syndicats étatsuniens.

La loi n’est pas encore votée, les syndicats naturellement coincent gravement, et organisent une manifestation de protestation jeudi prochain. Selon certains spécialistes du droit du travail, cette loi ramène l’Argentine plusieurs décennies en arrière, avant même la naissance de la notion de droit du travail, issu des graves événements de la Semaine tragique et des grandes manifestations des ouvriers de Patagonie, dans les années 1919-1920.

Car en réalité, c’est bien d’une flexibilisation totale en faveur des employeurs dont il s’agit. Quelle force de négociation peuvent avoir les employés s’ils doivent négocier seuls face à l’employeur sans le soutien de syndicats forts ?

Selon l’avocate spécialisée Natalia Salvo, la réforme « nous ramène à des temps sans lois, et renvoie à un passé sans garde-fou, où la relation de travail est livrée à la volonté du plus fort : l’employeur (…) Moderniser, c’est augmenter la protection (NDLA : des salariés) pas la réduire.« .

Un avant-goût de ce qui nous attend, nous Français, à partir de 2027 et la victoire annoncée du RN ?

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Sources diverses :

Résumé des principales mesures sur Pagina/12 :

https://www.pagina12.com.ar/2025/12/12/una-modernizacion-apenas-mejor-que-la-inquisicion/

Interview du ministre :

https://www.lanacion.com.ar/economia/reforma-laboral-sturzenegger-aclaro-cambios-en-indemnizaciones-vacaciones-y-horas-extra-nid12122025/

Le projet de loi complet :

https://www.lanacion.com.ar/politica/que-dice-completo-el-proyecto-de-ley-de-reforma-laboral-nid11122025/

Grosse surprise électorale !

Pour une surprise, c’est une surprise. Jusqu’à la semaine dernière, aucun sondage ne donnait le parti de Milei, LLA (La Libertad Avanza), à plus de 30 % des suffrages. La désillusion était sur toutes les lèvres, et nombre des électeurs de novembre 2023 se préparaient soit à s’abstenir, soit à changer leur vote.

Même du côté de Milei, on semblait résigné. On avait déjà préparé, sans doute, les communiqués relativisant les mauvais résultats.

En fait de mauvais résultats : une victoire nette et sans bavures, ou presque. 40,7%, 9 points devant l’opposition péroniste, créditée de moins de 35 %. Le plus beau : même dans la province de Buenos Aires, pourtant nettement perdue 47 à 33 lors des élections régionales de septembre, LLA devance les péronistes, en obtenant 7 sièges de députés sur 13.

Projection résultats publiée par Pagina/12. Il est à noter que le quotidien La Nación ne crédite le péronisme que de 31, 7 % des suffrages, donc moins que celle-ci.

Ce matin, la presse dans son ensemble peine à analyser ces résultats plus qu’inattendus. Et même inespérés par les vainqueurs du jour. Parlant de la «remontada» de Buenos Aires, La Nación pose la question à un million de pesos : «comment a fait le gouvernement pour rattraper 14 points en moins de 50 jours ?».

C’est que le cas de Buenos Aires laisse particulièrement pantois. Entre les élections de septembre et celles d’hier, LLA a pris 880 000 électeurs de plus. Or, il n’y a eu que 335 800 votes exprimés de plus, et bien entendu, tous ne se sont pas portés sur LLA. D’où vient donc cette énorme différence, demande le quotidien argentin ?

Dans l’ensemble, selon les lignes éditoriales, au moins trois explications sont avancées :

1. La stabilisation de l’inflation. Elle est portée, avec raison, au crédit de la politique d’austérité de Milei. Elle rassure, même si c’est au prix de beaucoup de souffrances économiques. Et pour beaucoup d’Argentins, le retour des péronistes signifierait à coup sûr celui d’une inflation très élevée.

2. L’intervention décisive de Donald Trump. C’est l’angle choisit par le quotidien de gauche Pagina/12 : «Pour le moment, Trump a gagné». Trump n’a pas hésité à intervenir dans la campagne, en arrosant le budget argentin de 20 milliards de dollars, avec promesse d’en lâcher davantage en cas de victoire. Pour ce quotidien, l’électorat argentin ressemble assez à celui qui a élu Trump aux États-Unis. Même vague conservatrice, même sentiment de déclassement, imperméabilité aux scandales, qu’ils soient liés à la corruption ou à la moralité. A ce propos, citons le journal :

Il y quelques heures, sur notre radio, nous disions qu’il était a priori difficile de savoir l’influence sur l’électorat des scandales de corruption qui affectent le gouvernement. Beaucoup, un peu, presque pas ? Il est clair que la réponse est la numéro 3. Le «presque» étant à relier, sans doute, au niveau d’abstention record pour ces législatives. Toute une partie de la population qui n’a pas voté, autant qu’on puisse en juger, parce qu’elle considère que la politique ne change pas sa vie ni ne répond à ses nécessités vitales ou ses souhaits les plus élémentaires. La corruption dans tous les cas, est un détail par rapport à cela.

3. Le rejet persistant du «kirchnerisme». De mon modeste point de vue, là réside en grande partie la clé du vote des Argentins. Le kirchnerisme, tendance de centre-gauche du péronisme, a gouverné pendant près de vingt ans, c’est à dire la plus grande partie de ce début de 21ème siècle. Inflation, bas salaires, chômage, pauvreté, corruption à grande échelle (l’ancienne présidente Cristina Kirchner, tout comme notre Sarkozy, purge une peine de prison, à domicile dans son cas). A part pour l’inflation, Milei ne fait guère mieux, mais donc, quand même, un petit peu.

Et surtout, le kirchnerisme, et le péronisme en général, s’est présenté sans réel projet, et divisé, à ces élections. Il aura été sans doute la principale victime de la forte abstention (près de 40%). Selon le politologue Federico Zapata, cité par La Nación, « L’antikirchnerisme est aujourd’hui le premier mouvement social de masse d’Argentine« .

Ce sont là quelques clés, qui n’expliquent pourtant pas l’ampleur de la victoire miléiste. Certes, moins forte que lors de la présidentielle (entre temps, Milei aura donc perdu 14 points, de 55 à 41%), mais absolument incontestable. Il n’a pas la majorité absolue, mais d’une, il pourra sans problème imposer ses décrets-lois sans que le parlement ne puisse s’y opposer, et de deux il pourra compter sur des alliances ponctuelles au sein du parlement, où il dispose maintenant d’une majorité relative.

La Nación, toujours, relève qu’au bout du compte, le résultat en pourcentage de cette élection correspond peu ou prou à l’indice de popularité de Milei le plus récemment établi par le sondage effectué régulièrement par l’université Di Tella. En somme, les électeurs n’ont fait que confirmer une tendance : celle d’une baisse – relative – de popularité, mais en même temps, d’une double confirmation. D’un côté, le gouvernement ne suscite qu’une confiance limitée (41% d’opinions favorables), de l’autre, l’absence d’alternative crédible lui permet d’affermir son socle électoral face à des adversaires qui doivent maintenant se redéfinir et proposer un véritable contre-projet, inexistant pour le moment.

Car c’est sur ce vide que s’est établi, et se consolide, la victoire du trublion ultra-libéral. Tant qu’il ne sera pas comblé, on doit constater qu’il n’aura visiblement pas trop de soucis à se faire.

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Ci-dessous, la projection en sièges, lundi matin, donnée par le quotidien La Nación. La majorité absolue est de 129 sièges. On remarquera donc que personne ne l’obtient, bien sûr, et qu’en sièges, les péronistes restent donc les plus nombreux. Mais Milei pourra compter sur les 24 députés du PRO (droite classique) pour des alliances ponctuelles, et il ne manquera pas de faire pression sur ceux des «Provinces unies» (liste protestataire portée par des gouverneurs de provinces et qui a largement échoué à ces élections) pour les obliger à avaliser certains de ses projets. On notera également la persistante inexistence de la gauche argentine, créditée ici de seulement 4 sièges. Quant à l’UCR, Union civique radicale, ancien parti qui a dominé la vie politique argentine pendant des décennies (c’était celui notamment du président Raúl Alfonsín, premier président élu après la dictature militaire), il disparait peu à peu du paysage. L’écologie politique, elle, n’est même pas encore dans le ventre de sa mère !

Pour comparaison, voici la configuration avant cette élection :

 

 

Législatives argentines : J-7

Dans Pagina/12 de ce dimanche 19 octobre, le dessin humoristique quotidien de Paz résume assez bien l’ambiance actuelle en Argentine à sept jours des élections législatives, où le président d’extrême-droite Javier Milei espère décrocher la majorité qui lui permettrait de gouverner sans être constamment, comme c’est le cas aujourd’hui, freiné par les votes défavorables du Parlement.

On y voit Milei interrogé par un journaliste télé et disant :

Le plus important, le 26 octobre est de … Et le journaliste de finir la phrase :
Gagner ? Ce à quoi Milei répond :
Convaincre Trump que nous n’avons pas perdu.

Couverture de Pagina/12 du 19-10-2025

Et c’est qu’en effet ces derniers jours, Trump, qui a mis la main à la poche pour soutenir son copain Milei en offrant la bagatelle de 20 milliards au Trésor argentin, a annoncé qu’en cas de victoire de l’opposition, il couperait les vivres. Une ingérence qui ramène les Argentins aux joyeux temps des années 40, où les États-Unis prenaient ouvertement position contre l’élection de Juan Perón. (Le parti péroniste en avait d’ailleurs fait un slogan de la campagne présidentielle de 1946, à partir du nom de l’ambassadeur américain : ¿Braden o Perón ? Lien vers image)

Les derniers sondages ne donnent guère matière aux partisans de Milei d’être très optimistes. La popularité du président est en berne, les manifestations se succèdent, mettant des milliers de gens dans la rue chaque semaine ou presque, et les difficultés s’accumulent pour un gouvernement qui ne parvient ni à réellement remonter une économie qui stagne, ni à contenir la montée du dollar qui pèse sur la dette publique, et qui peine à se dépatouiller des différents scandales qui viennent brouiller son image, avec notamment l’affaire de la chute de la cryptomonnaie $Libra dont le président avait fait la promotion publique, et la démission forcée du député du parti gouvernemental José Luis Espert, accusé de blanchiment d’argent en lien avec le narcotrafic.

Le quotidien La Nación dresse trois profils possibles pour les résultats de dimanche prochain.

1. Une victoire du parti gouvernemental, LLA (La libertad avanza), arrivant en tête avec entre 35 et 40% des voix. Projection en sièges : environ 70, ajoutés à ceux du parti de droite classique, son allié, cela porterait l’ensemble à une centaine de sièges sur 257. C’est loin de la majorité absolue, mais cela permettrait à Milei de gouverner par décrets, puisqu’il aurait plus de 30% des sièges, minimum nécessaire pour cela.

2. Match nul avec le péronisme : 33 à 35% des voix chacun. Cela ne changerait qu’à la marge : environ 95 sièges sur 257. Mais surtout, plus question de gouverner par décret.

3. Défaite, avec moins de 30% des voix, et un maximum de 80 sièges alliés compris.

On le voit, aucun des scénarios présentés par La Nación n’envisage une victoire nette, et encore moins une majorité absolue pour le parti gouvernemental (El oficialismo, comme on dit en espagnol). Milei s’accroche donc à l’espoir de parvenir au tiers des sièges, et pouvoir ainsi avoir le champ libre pour imposer ses lois, en contournant l’obstacle parlementaire, qui lui a couté jusqu’ici pas mal de lois restées lettre morte. Une ambition modeste au regard des promesses suscitées par sa pourtant nette victoire présidentielle de fin 2023.

Son principal handicap réside dans sa conception même de la politique. Arrivé au pouvoir avec la promesse de dynamiter le système, il s’est très vite coupé de nombre d’alliés potentiels, désignés eux aussi, au même titre que les péronistes voués aux gémonies, comme responsables de la ruine du pays. Ce que lui reprochent à mots couverts même des partenaires extérieurs favorables à sa politique, navrés de voir ses excès entacher une gouvernance dont ils rêvaient de faire un laboratoire d’idées. Citons Martín Rodríguez Yebra dans La Nación :

Milei doit urgemment reconstruire, sous la pression extérieure, la coalition qui s’offrait à lui il y a un an et qu’il s’est lui-même chargé de dynamiter à coups d’insultes et de promesses non tenues. Le mépris envers ces mains tendues après son triomphe de 2023 répondait à une logique idéaliste : dans l’enthousiasme de la conquête du pouvoir il n’acceptait que les soutiens inconditionnels à son utopie libertaire. Milei se définissait comme un prophète venu libérer l’Argentine des contraintes que la politique imposait aux mécanismes du marché. Sa mission ultime était d’abolir l’état pour libérer une bonne fois la puissance de l’initiative privée. Ces quelques alliés de circonstance étaient considérés eux aussi responsables de la ruine passée. Qu’ils soient «les dégénérés fiscaux» qui gouvernaient les provinces ou les «tièdes» et les «couillons à principes» du PRO, le parti formé par Mauricio Macri (L’ancien président de droite, NDLA). Tous des «cafards, des rats, des complices affligés de parasitisme mental».

En catastrophe, pour reconquérir un électorat de plus en plus sceptique, Milei tente de revoir sa copie, et d’amender un peu son ultra-libéralisme, dont les sanglantes coupes budgétaires dans de trop nombreux domaines (Retraites, santé, université, travaux publics, financement des provinces) ont fait bondir ses scores d’impopularité. La tronçonneuse a été remisée, au moins provisoirement d’ici les élections, dans l’abri de jardin.

Cela sera-t-il suffisant ? Rien n’est moins sûr. Pagina/12 relève dans son édition de ce dimanche que le gouvernement prépare un affichage des résultats qui lui soit le moins défavorable possible. Méthode ? Les présenter non par régions, mais de façon générale. Ce qui permettrait à LLA, qui se présente partout sous une seule dénomination, d’afficher de meilleurs résultats que ses adversaires, qui eux, présentent des candidats régionaux défendant une même mouvance, mais sous des étiquettes différentes. Préoccupation significative du pessimiste officiel ambiant.

Rendez-vous lundi prochain !

Buenos Aires : nouvelle défaite électorale pour le président

Première élection, première défaite pour le président argentin Javier Milei. Certes, l’élection provinciale de Buenos Aires n’est guère déterminante d’un point de vue politique, puisque purement locale, mais elle est tout de même significative d’un retournement de l’opinion.

Résultat : un peu plus de 47% pour les péronistes menés par Axel Kicillof, et 33% et des miettes pour le parti gouvernemental.

Jusqu’ici, depuis l’élection, Milei bénéficiait du fameux « état de grâce ». Tout n’allait pas bien, mais on lui faisait crédit : il ne pouvait pas tout résoudre d’un coup de baguette magique. Après tant d’années de pouvoir péroniste, à peine perturbées par quatre ans d’une droite inefficace et peu populaire, on avait adoré, pendant la campagne, son discours antisystème, son mépris de la chose politique et de ce qu’il appelait « la caste », autrement dit, les privilégiés du système. Avec lui, on allait voir ce qu’on allait voir : tous ces corrompus allaient dégager, et les profiteurs seraient promptement éjectés.

Première mesures, premières victoires : grâce à une politique drastique de réduction de la dépense publique, l’inflation est passée de près de 300% à moins de 40. En à peine plus d’un an. Phénoménal. Certes, les prix ont augmenté, mais on voulait bien croire qu’avec un peu de patience, on les verrait rapidement dégonfler.

Et si l’inflation n’était que la partie émergée de l’iceberg ?

Seulement voilà : réduire la dépense publique, cela veut dire ce que cela veut dire. Dans un excellent article, l’écrivain et journaliste Jorge Fernández Díaz dresse un tableau particulièrement édifiant de la situation politique, sociale et psychologique de l’Argentine d’aujourd’hui, à l’instant T. Je vous en livre quelques extraits ci-dessous, qui vous aideront à mieux comprendre les complexes ressorts, et motivations, de ce subit retournement de l’opinion argentine vis-à-vis du trublion à la tronçonneuse.

L’article commence ainsi : (en italiques le texte de l’article original)

À l’aube de ce processus politique brulant – marqué par des obsessions soudaines et des émotions violentes – nous avons compris que le danger était qu’une fois la marée passée, une vieille loi de l’amour s’applique : parfois, ce qui vous fait tomber amoureux est ce qui vous sépare. Si on voulait l’illustrer de façon comique, on dirait : je suis tombée amoureuse d’un bohème et je l’ai quitté parce que je me suis aperçue qu’en réalité c’était un clodo.

En effet, rien de plus changeant que le regard de l’amour. Certes, pendant la campagne, Milei avait annoncé la couleur et n’avait rien caché de ses intentions. Même si, note l’auteur, il a au moins menti sur une chose : la tronçonneuse devait couper dans les ressources des privilégiés, pas celles des retraités, des handicapés, des médecins, des ouvriers, des maçons, des employées de maison, bref, des moins favorisés du pays.

Ce qui a poussé le jésuite Rodrigo Zarazaga, prêtre des pauvres, à dire qu’aujourd’hui, la seule différence entre les plus pauvres et la classe moyenne inférieure, ce sont 8 jours. Les premiers vivent jusqu’au 12 du mois, les seconds parviennent jusqu’au 20.

Car, dit Fernández Díaz, ce nouveau modèle économique ultra-libéral contient au moins deux biais. L’un, celui d’ignorer l’existence d’une classe misérable, l’autre, de considérer le mot « production » comme une invention socialiste et la défense de l’emploi et de la consommation comme des superstitions anachroniques. Peut-on réellement défendre un système qui tourne le dos à des millions de personnes ? Que devraient faire alors ses victimes ? Attendre dix ans les résultats des grands investissements et pendant ce temps continuer de voter pour leur bourreau ?

Le grand paradoxe de l’opinion : le retournement de veste. Au-delà du mensonge sur la cible réelle de la tronçonneuse, il n’en est pas moins vrai que durant la campagne électorale, Milei a exposé ses idées sans détour. Il a même gagné le débat de fin de campagne en se targuant de son ignorance de la gestion et de la politique. Aujourd’hui ses électeurs les plus éclairés exigent de ce même outsider extravagant et sans filtre qu’il administre l’État (qu’il s’est fait élire pour détruire) avec expérience et bon sens, et qu’il s’intéresse à la politique (alors qu’ils se montraient enchantés lorsqu’il claironnait qu’elle l’ennuyait). (…) Ils lui réclament maintenant, presque désespérément, de s’ouvrir au dialogue et au consensus, quand au moment de l’élire ils portaient au pinacle un jouet colérique dont ils se réjouissaient de l’insensibilité et de la sauvagerie.

En conclusion, Fernández Díaz exhorte ses compatriotes à ne pas jouer les amants surpris : le Lion (surnom que s’est attribué lui-même Milei – NDLA) avait prévenu qu’il en serait ainsi, quelles que soient les conséquences. Les voilà désormais déçus. Là où ils voyaient un bohémien charmant il n’y a plus qu’un dilettante inconséquent.

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L’après élection locale risque d’être très agité pour le gouvernement ultra-libéral. Entre les grosses manifestations de ces derniers jours, en défense des services publics menacés par les réductions massives de budget (santé, éducation, universités), les accusations de corruption contre la sœur du président (qui est aussi sa cheffe de cabinet), soupçonnée de détournement de fonds publics dans l’affaire Andis, organisme national chargé des politiques publiques en direction des personnes handicapés, les manœuvres du président lui-même qui, tout à son mépris pour le parlement, entend se passer de ses avis pour gouverner (il n’y a pas eu de vote sur le budget depuis fin 2023, Milei s’arrangeant chaque année pour bloquer les discussions et reconduire celui-ci tel quel), et la curieuse «disparition» des fonds internationaux d’aide aux handicapés, aux victimes d’inondation et à la recherche scientifique, dont le gouvernement refuse de révéler l’usage exact qu’il en a fait, ça commence à tanguer sérieusement.

Milei et sa sœur Karina (à sa gauche)

A six semaines des élections législatives de mi-mandat, qui auront lieu fin octobre, les sondages s’infléchissent significativement pour La libertad avanza, le parti gouvernemental. Donné gagnant haut la main encore en début d’année, la plupart des instituts lui prédisent sinon la défaite, du moins une majorité très relative, et dans tous les cas, l’impossibilité de gouverner seul. Or, le seul parti avec lequel un accord est possible reste celui de l’ancien président de droite Mauricio Macri. Avec lequel, ces derniers temps, les relations de Milei étaient, et c’est un euphémisme, très difficiles.

La fracture argentine n’est donc pas près de se réduire.

 

Milei : le grand sauveur ?

Après le documentaire sur le rôle des Etats-Unis dans l’avènement des dictatures sudaméricaines, dont nous vous parlions ici-même, la chaine ARTE en a proposé un autre sur l’actuel président argentin Javier Milei, surnommé « l’homme à la tronçonneuse ».

Il a été diffusé mardi dernier, juste après l’autre documentaire, mais il reste visible sur l’application ARTE.TV, sous le titre « L’argentine dans la tourmente : Milei, le grand sauveur ? »

Milei, le président à la tronçonneuse

Il commence sur une question, que se posent tant d’Argentins : comment ce pays, qui était un des plus riches du monde jusqu’à la première moitié du XXème siècle, a-t-il pu devenir quasiment un pays du tiers-monde ?
Il revient alors sur le mal endémique de nombre de pays du sud, et spécialement américains : la corruption, couplée à la confiscation du pouvoir par un petit nombre, formant une quasi-mafia, politique et syndicale. L’Argentine est d’ailleurs classée 99ème en ce qui concerne la perception de la corruption. Pour comparer, la France est 25ème, et l’Allemagne (autre sociétaire d’ARTE, ne l’oublions pas) 15ème.

La description est sévère, mais juste, avec de nombreux exemples, toujours d’actualité, de petits arrangements avec le droit et la morale : privatisations à bon compte d’entreprises d’état, au profit d’intérêts privés, emplois fictifs au Parlement, fraudes en tous genres, notamment aux marchés publics (l’ancienne présidente Cristina Kirchner vient d’être condamnée à ce sujet à six ans de détention), évasion fiscale (278 milliards de dollars planqués à l’étranger ou dans des bas de laine, et qui ne profitent donc pas à l’économie nationale).

Alors, l’ultra-libéral Milei, élu sur la promesse de faire le ménage dans les écuries d’Augias, va-t-il enfin remettre le pays à l’endroit ? Le documentaire ne se risque pas à faire de pronostic ferme, mais rappelle à bon escient que la politique mise en place par le nouveau président a déjà eu son moment : entre 1989 et 1999, Carlos Menem, un péroniste de droite, a gouverné avec les mêmes préceptes : désétatiser au maximum, privatiser, favoriser les investissements étrangers, réduire les impôts, réduire les dépenses sociales et le train de vie de l’état. Avec comme résultat le plus visible, le désespoir du petit peuple exprimé en d’impressionnantes émeutes fin 2001, qui conduisirent à une crise politique sans précédent : trois présidents en trois ans !

Le documentaire relève les points faibles de la nouvelle politique mise en place par Milei. Insistant notamment sur deux biais malheureusement persistants de ce pays qui, comme tant d’autres en Amérique latine, ne parvient pas à se débarrasser tout à fait de son passé colonial : la trop grande dépendance aux exportations agricoles et l’absence de vision à long terme de ses dirigeants.

Un court-termisme qui, hélas, est également l’apanage du nouveau gouvernement.

En conclusion, le documentaire ne se montre guère optimiste sur l’avenir du pays, miné par un individualisme croissant (mais ça, c’est un peu comme partout, y compris chez nous, hélas), des inégalités criantes et elles aussi toujours en hausse, une criminalité, y compris d’état, galopante, et, bien entendu, une société extrêmement divisée.

Mais, paradoxalement, ce président pourtant pas si révolutionnaire garde une base de popularité encore relativement solide, envers et contre tout. Notamment auprès des jeunes. Pas si paradoxal que ça, en définitive, quand on y regarde de plus près et qu’on additionne le discrédit d’une classe politique traditionnelle qui ne se renouvelle pas avec la lassitude d’une société prête à se jeter sur toute solution pourvu qu’elle ait l’apparence de la nouveauté.

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Lien vers ARTE : https://www.arte.tv/fr/videos/119521-000-A/l-argentine-dans-la-tourmente/

A lire également en complément, sur ce même blog :

Sur Carlos Menem et sa politique ultra-libérale entre 1989 et 1999.

Sur la pauvreté en hausse dans l’Argentine de Milei.

Sur le niveau de vie de la classe moyenne.

L’Amérique latine, un continent sous influence

Ce mardi 24 juin, la chaine publique ARTE propose un documentaire en trois volets intitulé «Amérique latine, un continent sous influence».

L’influence ici, c’est bien entendu celle des États-Unis, qui ont toujours considéré, et continuent de le faire, l’Amérique du sud comme leur arrière-cour, simple vassal à surveiller et soumettre.

Le documentaire, qui retrace 60 ans d’interventionnisme nord-américain, se limite cependant à l’histoire de six pays : le Brésil, le Chili, la Colombie, le Venezuela, le Panama et le Nicaragua. Un parti-pris sans nul doute justifié par l’étendue du sujet, car en réalité, du Mexique à l’Uruguay en passant par l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay, le Honduras, etc… tous les pays ont été à un moment ou un autre objet de l’attention du «protecteur» yankee.

Tout au long de ces trois épisodes de 55 minutes, on parcourt donc l’histoire mouvementée de ces six pays, parsemée de révolutions et de coups d’état, et pris dans les vents contraires de la guerre froide.

Obsession principale des États-Unis, surtout après la révolution castriste : éviter à tout prix l’effet dominos, et la constitution d’autres blocs communistes. A tout prix, c’est-à-dire même à celui de favoriser l’installation de dictatures extrêmes-droitières, comme ce sera le cas au Brésil en 1964, avec le renversement du président de gauche Joao Goulart au bout de deux ans et demi de pouvoir, ou au Chili en 1973.

L’un des points forts du documentaire est de donner la parole à des acteurs de tous bords, anciens révolutionnaires, anciens ministres ou conseillers de dictateurs, ou encore ministres, ambassadeurs, conseillers techniques, nord-américains. Mais là résident également ses limites : les personnalités interrogées déroulent leurs versions des faits sans jamais être mis devant leurs contradictions, livrant ainsi des récits parallèles jamais recontextualisés. A chaque spectateur alors de se faire son opinion : il y a donc peu de chance que le visionnage fasse varier les a priori de départ.

Résultat : un récit médian, plutôt tiède, qui ne décortique pas vraiment les ressorts complexes ni de l’installation, ni du fonctionnement des régimes révolutionnaires ou dictatoriaux. De même qu’on survole les moyens mis en œuvre par les États-Unis pour renverser les régimes qui lui déplaisent, sans jamais véritablement montrer la réalité des liens entre l’administration nord-américaine et les mouvements d’extrême-droite, ou les militaires, du sud.

Néanmoins, le documentaire est extrêmement intéressant si on se place uniquement d’un point de vue historique et chronologique, et il montre clairement le cynisme des États-Unis qui, tout en se proclamant « plus grande démocratie au monde », n’hésitent jamais à la maltraiter chez les autres, quitte à laisser prospérer des dictatures sanglantes lorsque leurs intérêt sont en jeu.

Comme l’admet dans le troisième épisode un conseiller étasunien en parlant de la Colombie «certes, beaucoup de droits de l’homme ont été bafoués, mais Uribe (le président colombien de droite) a fait un travail efficace». On pourra remplacer Uribe par Pinochet (Chili), Branco (Brésil), Videla (Argentine), Bordaberry (Uruguay), Noriega (Panama), etc, etc… sans changer le reste de la phrase.

Le documentaire montre également le genèse de la fameuse Opération Condor, qui a permis aux dictatures de six pays (Argentine, Chili, Brésil, Uruguay, Paraguay et Bolivie), avec le soutien actif des Etats-Unis, de mener à bien une vaste campagne d’assassinat d’opposants politiques, y compris en exil. Comme notamment l’ancien ministre de Salvador Allende (Chili), Orlando Letelier, assassiné aux États-Unis mêmes.

Même s’il n’est pas parfait, loin de là, ce documentaire permettra sans nul doute aux spectateurs les moins avertis de mieux comprendre la portée de l’interventionnisme étasunien en Amérique latine, et d’en reconstituer la chronologie historique, de l’après-guerre mondiale à nos jours.

*

Mon conseil si trois épisodes, ça vous fait trop : privilégiez le premier, le plus «historique» dans son contenu.

Mardi 24 juin – 21 h – ARTE

Déjà en ligne sur ARTE.TV, il y restera un certain temps !

La situation économique en juin 2025

C’est incontestablement LE grand succès de Javier Milei, le président à la tronçonneuse (et inspirateur de l’illustrissime Elon Musk, ce qui n’est tout de même pas rien !) : l’inflation argentine, qui était au top avant son élection, est enfin à peu près maitrisée dans des limites raisonnables. (Mais qui reste néanmoins, comme le signale le site Rankia Argentina, parmi les plus élevées du monde).

Bon, autant l’avouer tout de suite, trouver des chiffres incontestables et incontestés dans la presse économique argentine relève du parcours du combattant. Comme d’habitude, les biais partisans foisonnent, et le taux varie selon le camp qui fait les calculs.

Si on s’en tient au site «Ahora País», relativement neutre, on constate les chiffres suivants :

2023 (gouvernement péroniste d’Alberto Fernández) : 211,4% d’inflation

2024 (1ère année de Milei) : 117,8 %

2025 : (projection JP Morgan ) : 25%

Bien. Et même très bien. Mais en parallèle, il faut prendre en compte l’évolution des prix et du taux de change. Et là, c’est moins folichon. Surtout si on compare avec le salaire moyen de l’Argentin.

Le taux de change, déjà. Selon le quotidien Infobae, le dollar amerlocain, qui reste la monnaie de référence en Argentine, s’échangeait contre 642 pesos en 2023. En 2024, il était à 1019 pesos. Aujourd’hui, selon le site XE Converter, il est à 1183 pesos. (1343 par rapport à l’euro). On estime qu’il va continuer à monter, pour atteindre les 1500 pesos en 2027. Pour vous donner une idée, en 2020 pour 1000 euros au bureau de change on me donnait en gros 65 000 pesos. Aujourd’hui, j’en recevrais 1 340 000 !

Evidemment, les prix ont suivi en conséquence. Les salaires aussi, mais moins vite. Voyons cela.

En janvier 2020, mon année de référence puisque j’étais à Buenos Aires à ce moment-là, le salaire de mon ami B., concierge d’immeuble, était d’environ 500 €. Aujourd’hui, il m’annonce un peu plus de 800€. Pendant ce temps, par exemple, le journal que je payais 85 pesos (1.30€ environ) est passé à 3800 pesos (2.80€ au taux actuel). Le petit café au bar du coin ? 100 pesos à peu près en 2020 (1.50€), 4500 pesos (3.35€) aujourd’hui.

Dessin original : Malorie Chanat

Autrement dit, le journal a augmenté de 120%, le café de 123%, et le salaire de B. de 60%. C’est tout de suite moins rigolo vu sous cet angle, non ?

Le salaire de B. peut être comparé au salaire moyen d’un professeur des écoles ou d’un employé de banque. En Argentine, la moyenne des salaires ne dépasse pas le million de pesos. Le taux de pauvreté est fixé quant à lui par l’INDEC, l’INSEE argentin, pour une famille de quatre personnes, à un montant moyen de 1,113 million de pesos, en-deçà lequel, donc, la famille est considérée comme sous le seuil. On peut en conclure qu’avec un seul salaire moyen, la famille est dans la mouise. Le prix de location d’un trois pièces à Buenos Aires est d’environ 950 000 pesos (701€). Vu de France et de Paris, cela reste bon marché, bien sûr. Mais nettement moins accessible à l’Argentin moyen.

Le taux de pauvreté, qui avait grimpé de 40 à 55% après l’élection de Milei, semble stagner à un taux de 39%. Ce qui reste énorme pour un pays développé. Ce taux est équivalent à celui de pays africains comme le Zimbabwe, le Bénin ou le Rwanda. Et supérieur à celui de voisins comme la Bolivie, le Paraguay ou l’Equateur. C’est d’ailleurs le taux le plus élevé de la zone Amérique du sud.

La réduction de l’inflation, qui était réellement énorme avant l’arrivée de Milei, est un incontestable succès, mais selon pas mal d’experts argentins, il risque d’être le seul vraiment marquant du mandat, si Milei ne trouve pas la recette pour stabiliser les prix et éviter la montée du chômage, qu’il contribue par ailleurs à faire augmenter en virant des fonctionnaires par charrettes entières.

Alors comment Milei a-t-il fait pour réduire cette inflation gigantesque ? A la base, celle-ci était essentiellement due à un facteur principal : le déficit et son corollaire, la dette. Les dépenses publiques étant irrémédiablement supérieures aux recettes, l’Etat vivait d’expédients : la banque centrale alimentait celui-ci en argent factice, tout en lui accordant des prêts à court terme, pour éviter l’effet dévastateur sur le taux de change et les prix. Cela, bien entendu, en empruntant aux banques privées. Effet boule de neige garanti sur la dette.

Solution miléiste : réduire drastiquement la dépense publique. Ce qu’il a fait, comme promis, à la tronçonneuse : un tiers du budget en moins. Résultat : les recettes ont enfin dépassé les dépenses, et pfuitt, plus besoin d’imprimer de monnaie. Quant à la dette contractée par la Banque centrale, potion choisie : la dévaluation du peso et la baisse des taux d’intérêts.

Bon ben voilà, ça roule, alors ? Le problème, selon de nombreux économistes, c’est la durabilité du système.

Jusqu’à quand Milei va pouvoir compresser la dépense publique ? Par exemple, il a décrété l’arrêt total de tous les chantiers publics d’infrastructures. L’Etat va-t-il pouvoir laisser longtemps les routes se dégrader ?

La dette publique est toujours là, et il faut la rembourser. Selon Carlos Rodriguez, ancien conseiller de Milei interrogé par BBC monde, le gouvernement l’a artificiellement escamotée par un tour de passe-passe : en repoussant le paiement des intérêts et en camouflant la dette interne de la Banque centrale. Avec un risque d’éclatement de la bulle dénoncé par l’ancienne présidente Cristina Kirchner.

Pour tenter de maintenir la valeur du dollar dans des limites acceptables, Milei a abattu une carte pour le moins discutable : «el blanqueo de capitales». Autrement dit, le blanchissement de capitaux. A savoir : le plafond de liquidités déclarables sans risque de pénalités ni d’impôts supplémentaires (et bien entendu, sans besoin de justificatifs) est fixé à 100 000 dollars. On va pouvoir sabler le champagne dans certains milieux où l’argent sale circule abondamment. Mais Milei pense que cette circulation d’argent sera forcément profitable au taux de change. Logique : plus il y aura de dollars en circulation, moins ils seront chers.

A ce stade, difficile de dire où en sera l’Argentine à la fin du mandat de Milei. Certains lui prédisent le même avenir qu’à la fin du mandat de Menem : la grande catastrophe de 2001, l’effondrement total de l’économie. D’autres, comme le FMI, plutôt content de l’élève Milei, sont plus optimistes, et pensent que sa politique, générant à la fois économies publiques et croissance (le FMI prévoit 5% de croissance pour 2025, ce qui serait un record en Amérique latine) est la bonne.

En attendant, « el argentino de a pie », l’Argentin de base, souffre, et a de plus en plus de mal à remplir son caddie hebdomadaire. Pour qu’on s’en rende un peu mieux compte, je vous ai fait un petit tableau avec les prix de base dernièrement constatés. Rappel : salaire moyen, environ 800 000 pesos, soit 600€)

Voilà pour une petite idée des prix courants en Argentine en ce moment, à comparer donc avec le salaire moyen. La dévaluation constante du peso peut ainsi paraître avantageuse pour un touriste français, mais elle est à mettre en regard du coût réel de la vie. Et puis bonjour les sommes astronomiques. Payer son café en milliers de pesos, ça fait toujours son petit effet psychologique.

Il paraît que la chute brutale de la consommation commence à faire sentir des effets positifs, en incitant les producteurs et les détaillants à mettre la pédale douce sur les prix. Ce qui apporte de l’eau au moulin des libéraux, qui voient par là confirmer les bienfaits de la loi de l’offre et de la demande. Ce n’est pas entièrement faux, certains prix commencent à baisser faute de demande. Mais ce qui est incontestable aussi, c’est le creusement des inégalités. Tout le monde ne peut pas se remettre à consommer au même niveau.

Rendez-vous dans un an, pour les élections législatives de mi-mandat. On pourra alors mesurer l’état réel de la popularité du gouvernement ultra-libéral. Pour le moment, il continue de jouir d’une certaine confiance. Le parti de Milei a notamment remporté les récentes élections régionales, en raflant par exemple six des neuf sièges au gouvernement de la province de Buenos Aires. Les trois autres étant tombés dans l’escarcelle des péronistes, laissant la droite classique totalement bredouille.

Mais cette popularité s’érode avec le temps, et l’accumulation des difficultés pour les plus modestes. L’affaire de la cryptomonnaie $libra n’a pas peu contribué à jeter un voile sur la soi-disant incorruptibilité des miléistes : le président avait fait publiquement la promotion d’une cryptomonnaie qui s’était effondrée dans les quelques heures qui avaient suivi des achats massifs, ruinant des milliers de gogos et enrichissant une poignée d’initiés. Une grosse tache sur le CV du président, qui a tenté de se dépêtrer de l’affaire en nommant lui-même une commission d’enquête qu’il s’est empressé de dissoudre avant même qu’elle ne communique les résultats de ses investigations !

 

Le décès du pape, vu d’Argentine

Difficile d’y échapper : Jorge Mario Bergoglio, alias Francisco, était Argentin. Comme il fallait s’y attendre, et comme je le répète à l’envi sur ce blog, en Argentine, pour les papes comme pour le reste, on passe son temps à s’entredéchirer, en rapportant tout à l’aune de ses préférences politiques.

Qu’on soit conservateur ou progressiste, péroniste ou antipéroniste, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, on se regarde en chien de faïence, et on se considère les uns les autres comme des « imprésentables » (ce qui est apparemment l’insulte la plus courante sur les forums des journaux).

Dans l’ensemble quand même, le lendemain de la disparition du pape François, les dits-journaux sont assez unanimes pour souligner l’empreinte qu’aura laissée ce pape argentin à la fois sur la communauté des catholiques et plus globalement sur le monde.

Petite revue de presse.

Pour la Nación, c’est «un pape simple qui a cassé les codes et ouvert l’Eglise comme jamais auparavant». Mais le même quotidien souligne «sa difficile relation avec les Églises des États-Unis, de France et d’Allemagne». Sans occulter certains paradoxes, puisque l’Église Étasunienne est aujourd’hui plutôt conservatrice quand celle d’Allemagne est ouvertement progressiste.

Le quotidien de gauche Pagina/12 souligne lui aussi la simplicité de ce pape, qui a souhaité un enterrement «modeste». Il restera dans les mémoires comme un pape pacifiste, écologiste et défenseur des plus pauvres.

Pour Clarín, journal notoirement antipéroniste, «Le pape est mort, mais sa parole reste vivante». «Il n’a pas fait tout ce qu’il voulait faire, mais ce qu’il a fait n’a pas été rien». «Trois axes s’imposent à la réflexion lorsqu’on fait le bilan de ces douze années de pontificat : les réformes de l’Église, son rôle de leader spirituel mondial, et son influence sur la vie de l’Argentine, sa patrie, marquée par une fracture politique qu’il n’a jamais pu, ou voulu, réduire».

Dans l’ensemble, on le voit, la revue de la presse argentine ne diffère pas de celle qu’on pourrait faire avec notre presse locale. Là-bas comme ici, on loue un pontificat humble, marqué par le souci de défendre et protéger les plus faibles, de faire évoluer l’Église catholique en tenant compte des changements de nos sociétés contemporaines et des défis auxquels elles sont confrontés, ainsi que son combat contre les excès du capitalisme et la montée des autoritarismes politiques. De même qu’on souligne sa relative tiédeur, voire son conservatisme affiché, sur des sujets plus «brûlants» pour la communauté chrétienne, comme l’avortement, l’homosexualité ou la place des femmes dans l’église.

Et naturellement, comme ici, les journaux ont lancé la «course de petits chevaux» habituelle, avec les pronostics sur son successeur. (Non, je ne mets pas de lien : les favoris sont les mêmes que dans nos canards français !)

Une question plus spécifique qui revient souvent néanmoins : pourquoi le pape n’est-il jamais venu en Argentine ? En effet, en douze ans, François n’a jamais visité son pays d’origine !

Jorge Mario Bergoglio, évêque de Buenos Aires

Selon l’archévêque de Buenos Aires, Jorge García Cuerva, interrogé par La Nación :

Quant à sa décision de ne pas visiter son pays natal pendant son pontificat, François avait programmé un voyage en Argentine et au Chili en 2017, mais un changement dans son agenda l’avait obligé à le repousser. Ensuite, son emploi du temps très serré avait fait que l’occasion ne s’était pas représentée, mais il n’avait pas renoncé à venir. De plus, de par la lourdeur du climat politique local, une visite en Argentine aurait constitué un grand défi. Cela aurait été une grande joie pour nous tous, mais pour lui, cela aurait représenté un voyage exigeant, tant sur la plan physique que psychologique ou émotionnel. Il est évident que compte tenu du contexte argentin, cela aurait généré des passions contraires.

C’est également le point de vue de Pagina/12 : le pape François ne tenait pas à être pris en tenaille au milieu des passions politiques.

Naturellement, les réactions des politiques les plus en vue en Argentine ne diffèrent pas de celles qu’on relève ici : pas question de dire du mal du Pape si tôt après son décès. Comme toujours dans ces cas-là, le mort n’avait que des qualités.

Néanmoins, l’histoire démontre s’il en était besoin que les relations de François avec le monde politique argentin étaient pour le moins contrastées. Clarín en repasse l’historique ici.

Le quotidien rappelle que Nestor et Cristina Kirchner (présidents de la République successifs entre 2003 et 2015) avaient dit de lui qu’il était «le chef spirituel de l’opposition» et lui avaient reproché son attitude pendant la dictature, l’accusant d’avoir dénoncé deux prêtres jésuites, alors qu’il était à cette époque justement le principal dirigeant de cette communauté (1). Mais une fois élu pape, cependant, ses relations avec la présidente Cristina Kirchner s’étaient largement normalisées.

Avec le président de droite libérale Mauricio Macri (2016-2020), il avait eu des différents concernant le mariage homosexuel (officiellement autorisé en 2010, durant le mandat de Cristina Kirchner), que ce dernier avait refusé de combattre. Dans l’ensemble, la relation avait été plutôt distante, le camp macriste jugeant François trop proche des péronistes et des syndicats de gauche.

Les débuts du mandat d’Alberto Fernández (péroniste) avaient été plutôt chaleureux, dans la mesure où le pape François avait intercédé en faveur de l’Argentine auprès de la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, qui était une amie personnelle du pape. Mais cela s’était rapidement détérioré ensuite, d’une part parce que François n’appréciait pas tellement le fait que le président se prévalût à tout bout de champ d’une prétendue relation privilégiée, et surtout que son gouvernement avait fait passer la loi légalisant l’avortement.

Mais c’est avec le président anarcholibéral Javier Milei que les relations auront été en définitive les plus houleuses. On relira ici l’article de ce blog qui en faisait état. Pendant la campagne électorale, Milei avait traité le pape de communiste et de suppôt du diable. Une fois élu, il avait mis pas mal d’eau dans son vin, car il ne fallait pas contrarier les catholiques, qui avaient été nombreux à avoir voté pour lui.

Néanmoins, les relations étaient restées très froides. Dire que le pape n’approuvait pas du tout la politique et les méthodes pour le moins conflictuelles du fou à la tronçonneuse serait un euphémisme. Après une manifestation des retraités, le pape avait sèchement condamné la répression policière qui s’était déchainée à cette occasion :

Au lieu de consacrer l’argent à la justice sociale, on l’utilise en achat de gaz lacrymogène, avait-il lâché, à la grande fureur de Milei, qui s’était pourtant gardé de répondre ouvertement.

Pour la majorité des observateurs, si le Pape n’est jamais venu en Argentine, c’est donc avant tout pour éviter de se retrouver piégé au milieu d’un affrontement qu’il aurait souhaité apaiser, ce que le climat politique exécrable ne lui a jamais réellement permis de tenter.

Comme dit finement l’auteur de l’article, Sergio Rubin, «en fin de compte, François a entériné le principe évangélique : Nul n’est prophète en son pays».

Ainsi va l’Argentine, pays déchiré où tout est prétexte à conflit et à rancœurs, et où même la fierté de donner au monde le premier pape sud-américain de l’histoire n’aura pas réussi à rassembler les gens, pas même autour de son cercueil.

La Cathédrale de Buenos Aires, qui se trouve sur la même place que le Palais présidentiel !

Pour finir, je vous rapporte au débotté un petit florilège de quelques réactions d’Argentins ordinaires, glanées au fil des commentaires sous les articles de deux quotidiens en ligne. Je vous fais grâce des pseudos.

(1) Rapporté par le journaliste et écrivain Horacio Verbitsky dans son livre sur le rôle de l’Église catholique durant la dictature « El silencio » (Ed. Sudamericana – 2005. Mais dont Jorge Bergoglio a été jugé innocent par la commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).

*

DANS LA NACIÓN (Quotidien de droite)

J’ai beaucoup admiré le pape François, mais il m’a déçu. En tant qu’Argentin il devait venir embrasser son peuple au lieu d’autant soigner son image. En fin de compte on l’a élu pasteur mais il a négligé son troupeau.

Et la réponse au même, tellement caractéristique de ce conflit politique typiquement argentin :

Cela nous aurait comblé. Mais s’il était venu du temps de la Cris (Cristina Kirchner – NDLA) on l’aurait taxé de K. (K est la lettre péjorative utilisée par les opposants au péronisme pour qualifier le kirchnerisme – NDLA). S’il était venu voir Macri, on l’aurait traité de macriste. Et s’il était venu sous Milei….

Aux adorateurs du conservateur rance Jean-Paul II : François fut dix fois plus puissant et il sera difficile d’être plus aimé que lui.

Qu’il repose en paix. L’Argentine ne le regrettera pas.

Mourir ne suffit pas à faire de vous un saint. François n’a été un pape ni neutre ni courageux. C’était un militant déguisé en pasteur, qui a béni des tyrans, protégé des corrompus et n’a jamais élevé la voix contre tous ceux qui ont ruiné l’Amérique latine.

La figure du pape François aura servi également à mettre en évidence la vision extrêmement limitée que nous avons, nous Argentins, en ce qui concerne l’international. Que ce soit pour des questions politiques ou économiques, notre cosmovision est aussi pauvre et médiocre que limitée. En tant que société nous n’avons jamais été capables de comprendre le rôle d’un personnage parvenu au plus haut de la hiérarchie du Saint Siège. Comme toujours, tout se réduit chez nous à un manichéisme bon marché issu de la culture véhiculée par nos journaux.

En fait il a atteint sa principale ambition : être le chef du péronisme à Rome. Péroniste, socialiste, fabriquant de pauvres.

Dans le monde entier on respecte et on parle bien du pape. Mais en lisant ces commentaires on voit qu’un bon pourcentage d’Argentins pensent différemment. Parce qu’ici la politique prend le pas sur absolument tout.

Et un autre ajoute à ce précédent commentaire :
Nous sommes fanatiques, égocentriques, orgueilleux et plutôt ignorants. Il suffit de lire les commentaires, ou mieux encore, sortir 5 minutes dans la rue et observer les gens.

*

DANS PAGINA/12 (Quotidien de gauche)

Ponce-Pilate avait laissé au peuple le choix entre un délinquant, Barrabas, et un prédicateur inoffensif, Jésus. Le peuple, librement, choisit la liberté pour Barrabas et l’exécution pour Jésus. Cela ne rappelle-t-il pas la dernière présidentielle chez nous ?

Que le bon dieu te reçoive en son sein et te donne la paix. Et maintenant que tu es à ses côtés profites-en pour lui demander qu’il aide les Argentins à surmonter les moments si difficiles que nous vivons.

Un grand Monsieur et un grand pape, espérons que celui qui lui succédera prolongera son œuvre.

L’Église et ses représentants sont à l’origine de l’esclavage mental, spirituel et financier du peuple. Un autre de ces dirigeants est mort : quel dommage !

On a dit que la mort ne rendait personne meilleur, et il en va de même pour François, si on considère son passé argentin et la dimension qu’aura pris sa tâche dans le monde entier. Mais le vide qu’il laisse parle davantage de son œuvre que tous les discours élogieux qui commencent à pleuvoir, qu’ils soient sincères ou opportunistes. Ce qui est étrange pour un agnostique comme moi, je le confesse, c’est de sentir l’ombre d’une peine qui flotte au-dessus de moi et m’évoque d’une certaine manière celle éprouvée à la perte d’un ami, et non celle d’un pape.

Si on compare le pontificat d’un homme de plume comme l’était Ratzinger (Benoit XVI, NDLA), avec le pontificat humaniste de Bergoglio, on peut en conclure que les peuples ont davantage besoin de leaders comprenant le terrain plutôt que d’idéologues de cloitres et de bibliothèques. (…)

 

Un criptogate ?

Le président argentin Javier Milei affronte sa première vraie grosse tempête depuis son intronisation en janvier 2024. Après avoir tweeté un message faisant la promotion directe d’une nouvelle cryptomonnaie, $Libra (Libra = signe zodiacal de la balance, en français).

Sitôt après son tweet, lu comme d’habitude par des milliers de tweetos sur X, la monnaie en question a vu sa valeur faire un bond phénoménal, avant de s’effondrer quelques heures après, ruinant d’un coup des milliers d’acheteurs miléistes encouragés par l’appui présidentiel. Des centaines de plaintes pour escroquerie ont été déposées.

Depuis, la Maison Rose (le palais présidentiel) rame pour lutter contre le courant puissant qui le conduit direct vers la cataracte. Dans un premier temps, silence radio : on fait le dos rond, pour éviter, sans doute, de dire trop d’âneries sous l’effet de la panique. La ligne choisie : «Le président n’a fait aucune promotion, il a seulement montré son intérêt pour une entreprise entrant sur le marché argentin». Deuxième volet, citons le même avocat de Milei, Francisco Oneto : «Aucun citoyen de bonne foi n’a été lésé. Si par citoyen de bonne foi nous comprenons un travailleur ordinaire, il est probable qu’il ne sache même pas comment acheter cette monnaie».

C’est le second scandale touchant la présidence en moins d’une semaine, après celui de l’appel d’offre «orienté» d’un chantier national de réseau hydrologique (Confié à une entreprise amie, Hidrovía). Le problème, c’est que cette fois, il est difficile de trouver un bouc émissaire à donner en pâture à l’opinion. Le roi est seul, le roi est nu.

Au-delà du débat juridique, c’est l’image même de ce président, qui se présente lui-même comme le meilleur économiste du monde, et une lumière politique éclairant jusqu’à la Maison Blanche elle-même, qui est significativement abimée.

Un des points de défense repose apparemment sur le caractère purement personnel du tweet. En résumé : le tweet est parti du compte personnel de Milei, et il ne l’a donc pas lancé en tant que président. Comme si quelqu’un allait faire la différence !

 

En attendant, la promo en question a donc laissé environ 40 000 personnes sur le sable. Certes, on pourra arguer qu’après tout, ce sont des gogos fanatico-miléistes prêts à avaler tout ce que leur dit leur président bien-aimé, et que c’est donc bien fait pour eux. Cela n’enlève rien au caractère scandaleux de l’affaire : un président de la République faisant la promo d’une cryptomonnaie dont la fiabilité était loin d’être avérée (c’est le moins qu’on puisse dire pour une monnaie qui venait d’être créée !)

Autre argument croquignolet, pour sa défense : «Ben quoi, hein, si les mecs avaient perdu en jouant au casino, on n’en aurait pas fait un tel plat !». Admettant ainsi la relation entre sa propre conception de l’économie et un jeu de hasard. Puis, filant la métaphore rouletière : «c’est la même prise de risque que quand tu joues à la roulette russe et que tu tombes sur la balle».

dessin : Malo

Il pourrait pourtant bien s’agir d’une belle arnaque, type délit d’initiés ou pyramide de Ponzi. Le fondateur de $Libra est Hayden Mark Davis, qui se vantait de faire partie des proches conseillers de Milei justement dans le domaines des cryptomonnaies. La nouvelle monnaie a été créée par l’entreprise «Kip protocol», dirigé par Julian Peh. C’est Mauricio Novelli, un autre conseiller de Milei (engagé par sa sœur Karina. Eh oui, car la sœur de Milei est secrétaire de la présidence, son frère a changé la loi pour qu’elle puisse occuper le poste en toute légalité), qui a servi d’intermédiaire avec le président, pour obtenir son appui bienveillant et servir de caution de luxe.

Précisons que Mauricio Novelli est l’associé d’un certain Manuel Terrones Godoy, accusé de multiples escroqueries sur des investissements en économie numérique.

En résumé : un groupe d’arnaqueurs professionnels créent une nouvelle monnaie virtuelle, et obtiennent le soutien du président argentin, idole des geeks nourris aux bitcoins et au libertarisme. Milei fait donc un tweet promouvant la merveille. Très rapidement, la valeur de la monnaie est passée de quelques centimes à près de 5000 dollars amerlocains, poussée par les 50 000 gogos qui se sont aussitôt jetés dessus. Quelques heures après, les détenteurs initiaux de la monnaie se sont mis à vendre comme des dingues, et la monnaie s’est conséquemment effondrée. Benéf’ net pour les organisateurs : entre 100 et 150 millions de dollars. Et donc, une palanquée de lésés.

Les jours qui viennent, le débat va faire rage entre les tenants de la simple erreur présidentielle (il a retiré son tweet quand il a enfin compris le désastre) et ceux de l’arnaque organisée avec la bénédiction de la plus haute instance politique du pays.

Dans les deux cas, on imagine que Milei en ressortira avec une image salement écornée. Le président argentin pose volontiers en génie de l’économie, et le voilà qui se tromperait sur la qualité d’un projet de nouvelle monnaie virtuelle ? Ou est-il plus simplement un de ces politiques argentins bien ordinaires, prêts à toutes les corruptions pour faire plaisir à leurs amis ?

Aux dernières nouvelles, un cabinet d’avocats étasunien spécialisé dans les délits informatiques a été sollicité par environ 200 plaignants de 6 pays différents, pour entreprendre une «class action» (plainte collective) contre les responsables de l’escroquerie. Même si pour le moment, le cabinet (Burwick law) précise n’avoir pas défini de stratégie judiciaire, et s’est gardé de lancer la moindre accusation nominative. Par ailleurs, selon son porte-parole, il n’est pas du tout certain qu’en fonction de la législation américaine en vigueur, il soit possible d’impliquer directement le président argentin : «Il est vrai que [l’implication] de sportifs ou de célébrités faisant la promotion de ce genre d’activités ou d’opération pose question, et que leur degré de responsabilité est un fréquent objet de débats». Sous-entendu : pas vraiment tranché au plan purement juridique.

Pour le moment, dans la presse argentine, même la moins critique à son égard, ça ne se bouscule pas au portillon pour prendre sa défense. Au mieux, on garde une réserve prudente en attendant de voir quelle tournure judiciaire va prendre l’affaire, surtout aux États-Unis, pays d’origine de la plateforme accueillant la cryptomonnaie.

Ceci dit, à peine quelques jours après l’éclatement du scandale, certains journalistes qu’on ne peut pas vraiment soupçonner de vouloir du mal au président en exercice commencent déjà à préparer leurs lecteurs à l’inévitable «tournage de page». Dont ils se chargeront eux-mêmes, bien entendu. Tel Juan Carlos de Pablo (un économiste de la branche «orthodoxe», c’est-à-dire néolibérale) dans la Nación de jeudi 20 février : «De quoi parlerons nous dans 10 jours ?» feint-il de s’inquiéter en titre :

Dans 10 jours de nombreux journalistes continueront d’en parler, probablement ; dans 10 jours, de nombreux dirigeants de l’opposition continueront d’en parler, c’est certain. Mais l’immense majorité des êtres humains se lève tous les jours avant tout en se demandant comment on va avancer. Mes héros (dit cet économiste libéral dans un quotidien surtout lu par la bourgeoisie argentine – NDLA) sont ceux qui tous les matins se demandent comment ils vont faire pour donner à manger à leur enfants.

Un peu de démagogie en passant, ça aide toujours à faire passer les plus grosses pilules.

L’espagnol, une langue de sous-développés?

Tollé unanime dans tous les pays dont l’espagnol est la langue principale. Il y a peu, le réalisateur français multi récompensé du film « Emilia Perez », a qualifié cette langue – dans la revue culturelle en ligne Konbini – de «langue de pays émergents, de pays modestes, de pauvres et de migrants». (Voir ici, à 3’40)

Jacques Audiard – 2017

Des mots pour le moins maladroits et offensants, surtout de la part de quelqu’un qui par ailleurs ne parle pas un mot d’espagnol. Les répliques ne se sont pas fait attendre.

La linguiste Argentine Alicia Zorrilla dans le quotidien La Nación :

L’affirmation du réalisateur Jacques Audiard démontre qu’il ne connait malheureusement rien à la langue espagnole. Il n’existe aucune langue supérieure à une autre, il n’y a pas de langue de pauvres ou de langue de riches. La seule supériorité réside en l’usage qu’en font les personnes qui s’en servent, qui pensent avant de parler et qui quand ils parlent, le font en conscience, pour construire un monde meilleur du point de vue spirituel, éthique et matériel.

Dans le même quotidien, le philosophe Santiago Kovadloff, lui aussi membre de l’Académie argentine des Lettres, se place d’un point de vue moral :

Le ressentiment est mauvais conseiller. (…) Devrions-nous en conclure pour notre part que, à la lumière de son étroitesse conceptuelle, le français est un langage pauvre ? La misère intellectuelle doit être combattue dans toutes les langues. C’est le résultat d’un préjugé, lui-même issu d’un ressentiment personnel. Si Octavio Paz (écrivain mexicain – NDLA) vivait encore, il dirait à Audiard qu’il s’est irrémédiablement perdu dans le labyrinthe de sa solitude. (Voir «Le labyrinthe de la solitude», livre de cet auteur écrit en 1950 – NDLA).

Bien d’autres commentaires, moins nuancés, pointent l’ignorance crasse du réalisateur français. Beaucoup font remarquer qu’à ce compte-là, on peut également considérer le français (dont les locuteurs, selon une étude de l’Organisation internationale de la francophonie, habitent à 85% en Afrique), et même l’anglais, langue officielle de 25 pays africains, comme des langues de pays émergents !

Par ailleurs, le film de Jacques Audiard (13 nominations aux Oscars, quand même), a été vivement critiqué au Mexique, où des écrivains comme Mariana Enriquez ou Paul Preciado, cités par le quotidien en ligne Infobae, l’ont qualifié de «gros amalgame de transphobie et de racisme», et où nombre de spectateurs ont été choqués par la vision triviale et superficielle qu’il donne du narcotrafic et des féminicides, un véritable fléau au Mexique.

Sans parler naturellement du choix des acteurs, dont une seule est véritablement mexicaine. Pourtant, Audiard a tenu à tourner son film en espagnol. Résultat : le caractère mexicain de l’idiome utilisé est complètement absent, les acteurs ne le possédant pas et devant donc chercher à l’imiter, rendant la bande-son parfois à la limite du ridicule. (L’actrice principale, Selena Gomez, ne le parle pas, et a dû en apprendre les bases avant le tournage !)

Le film est jugé par toute une partie de la communauté latino «classiste et irresponsable», s’appropriant la culture mexicaine de façon purement coloniale, en en donnant une vision européo-centrée.

Je n’ai pas vu ce film, je me garderais donc bien d’émettre une opinion personnelle à ce sujet. Audiard a voulu faire une comédie musicale, a tenu à la faire en espagnol (une langue qu’il adore, dit-il), et a reconnu qu’il n’avait pas vraiment étudié la question avant de faire son film. Il dit également :

Si je dois choisir entre l’histoire et la légende, je préfère écrire la légende. Ce que je veux dire c’est qu’à partir du moment où tu te situes dans une forme qui serait l’opéra, on n’est pas dans un système de réalisme. (Cité par le journal de cinéma «Première»)

Alors, l’espagnol, une langue de sous-développés ? Il est parlé par 600 millions de personnes dans le monde, selon l’Institut Cervantes. Le français, lui, a 343 millions de locuteurs. Les deux comptent des richesses littéraires, intellectuelles, scientifiques, largement reconnues. Même si on fait crédit à Audiard d’avoir lâché sa phrase sans trop réfléchir, on conviendra qu’elle est pour le moins stupide et sans fondement. Comme le disait Alicia Zorrilla ci-dessus, il n’y a pas de langues supérieures. Mais des milliers de façons différentes d’appréhender, de penser et de décrire le monde qui nous entoure. Qui sont issues de l’environnement, de la culture et de l’histoire de chacune. Certainement pas de la richesse purement matérielle de leurs locuteurs.

Tout ceci n’a évidemment pas grande importance. Je veux dire, ce que pense un réalisateur français sur un sujet qu’il ne maitrise en rien mieux que nous. Néanmoins, ce qui énerve un peu, dans ce cas, c’est l’éternelle arrogance dont continuent de faire preuve certains de nos concitoyens, et qui nous vaut une assez belle réputation de prétention et de suffisance dans le monde entier. Qu’Audiard, sans nul doute, tenait à ne pas écorner !!

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Petit ajout qui n’a rien à voir.

Hier à Buenos Aires et dans toutes les capitales de province ont eu lieu des manifestations monstres de protestation contre les propos homophobes, sexistes, racistes, tenus par le président Milei au forum économique de Davos, en Suisse (Où se retrouve chaque année tout ce que le monde compte de patrons de multinationales, de banquiers, de responsables politiques libéraux, etc…). Voir ici, et en photos.

L’Argentine bouge encore, malgré l’étau puissant qui lui serre le cou depuis l’arrivée au pouvoir du dingue à la tronçonneuse. Il y a même eu des manifs dans des capitales européennes, devant les ambassades d’Argentine. Comme le souligne Luis Bruschtein dans son article de Página/12 d’aujourd’hui, si le slogan de Milei pendant la campagne était «Vive la liberté, bordel !», les manifestants d’hier lui ont répondu : «la liberté, oui, mais la vraie !».

Tout n’est peut-être pas perdu…

(Je vous invite vraiment à lire l’article de Bruschtein. Il n’est pas très long, et il est possible d’utiliser un traducteur. Il en vaut la peine).