Première élection, première défaite pour le président argentin Javier Milei. Certes, l’élection provinciale de Buenos Aires n’est guère déterminante d’un point de vue politique, puisque purement locale, mais elle est tout de même significative d’un retournement de l’opinion.
Résultat : un peu plus de 47% pour les péronistes menés par Axel Kicillof, et 33% et des miettes pour le parti gouvernemental.
Jusqu’ici, depuis l’élection, Milei bénéficiait du fameux « état de grâce ». Tout n’allait pas bien, mais on lui faisait crédit : il ne pouvait pas tout résoudre d’un coup de baguette magique. Après tant d’années de pouvoir péroniste, à peine perturbées par quatre ans d’une droite inefficace et peu populaire, on avait adoré, pendant la campagne, son discours antisystème, son mépris de la chose politique et de ce qu’il appelait « la caste », autrement dit, les privilégiés du système. Avec lui, on allait voir ce qu’on allait voir : tous ces corrompus allaient dégager, et les profiteurs seraient promptement éjectés.
Première mesures, premières victoires : grâce à une politique drastique de réduction de la dépense publique, l’inflation est passée de près de 300% à moins de 40. En à peine plus d’un an. Phénoménal. Certes, les prix ont augmenté, mais on voulait bien croire qu’avec un peu de patience, on les verrait rapidement dégonfler.

Seulement voilà : réduire la dépense publique, cela veut dire ce que cela veut dire. Dans un excellent article, l’écrivain et journaliste Jorge Fernández Díaz dresse un tableau particulièrement édifiant de la situation politique, sociale et psychologique de l’Argentine d’aujourd’hui, à l’instant T. Je vous en livre quelques extraits ci-dessous, qui vous aideront à mieux comprendre les complexes ressorts, et motivations, de ce subit retournement de l’opinion argentine vis-à-vis du trublion à la tronçonneuse.
L’article commence ainsi : (en italiques le texte de l’article original)
À l’aube de ce processus politique brulant – marqué par des obsessions soudaines et des émotions violentes – nous avons compris que le danger était qu’une fois la marée passée, une vieille loi de l’amour s’applique : parfois, ce qui vous fait tomber amoureux est ce qui vous sépare. Si on voulait l’illustrer de façon comique, on dirait : je suis tombée amoureuse d’un bohème et je l’ai quitté parce que je me suis aperçue qu’en réalité c’était un clodo.
En effet, rien de plus changeant que le regard de l’amour. Certes, pendant la campagne, Milei avait annoncé la couleur et n’avait rien caché de ses intentions. Même si, note l’auteur, il a au moins menti sur une chose : la tronçonneuse devait couper dans les ressources des privilégiés, pas celles des retraités, des handicapés, des médecins, des ouvriers, des maçons, des employées de maison, bref, des moins favorisés du pays.
Ce qui a poussé le jésuite Rodrigo Zarazaga, prêtre des pauvres, à dire qu’aujourd’hui, la seule différence entre les plus pauvres et la classe moyenne inférieure, ce sont 8 jours. Les premiers vivent jusqu’au 12 du mois, les seconds parviennent jusqu’au 20.
Car, dit Fernández Díaz, ce nouveau modèle économique ultra-libéral contient au moins deux biais. L’un, celui d’ignorer l’existence d’une classe misérable, l’autre, de considérer le mot « production » comme une invention socialiste et la défense de l’emploi et de la consommation comme des superstitions anachroniques. Peut-on réellement défendre un système qui tourne le dos à des millions de personnes ? Que devraient faire alors ses victimes ? Attendre dix ans les résultats des grands investissements et pendant ce temps continuer de voter pour leur bourreau ?
Le grand paradoxe de l’opinion : le retournement de veste. Au-delà du mensonge sur la cible réelle de la tronçonneuse, il n’en est pas moins vrai que durant la campagne électorale, Milei a exposé ses idées sans détour. Il a même gagné le débat de fin de campagne en se targuant de son ignorance de la gestion et de la politique. Aujourd’hui ses électeurs les plus éclairés exigent de ce même outsider extravagant et sans scrupule qu’il administre l’État (qu’il s’est fait élire pour détruire) avec expérience et bon sens, et qu’il s’intéresse à la politique (alors qu’ils se montraient enchantés lorsqu’il claironnait qu’elle l’ennuyait). (…) Ils lui réclament maintenant, presque désespérément, de s’ouvrir au dialogue et au consensus, quand au moment de l’élire ils portaient au pinacle un jouet colérique dont ils se réjouissaient de l’insensibilité et de la sauvagerie.
En conclusion, Fernández Díaz exhorte ses compatriotes à ne pas jouer les amants surpris : le Lion (surnom que s’est attribué lui-même Milei – NDLA) avait prévenu qu’il en serait ainsi, quelles que soient les conséquences. Les voilà désormais déçus. Là où ils voyaient un bohémien charmant il n’y a plus qu’un dilettante inconséquent.
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L’après élection locale risque d’être très agité pour le gouvernement ultra-libéral. Entre les grosses manifestations de ces derniers jours, en défense des services publics menacés par les réductions massives de budget (santé, éducation, universités), les accusations de corruption contre la sœur du président (qui est aussi son chef de cabinet), soupçonnée de détournement de fonds publics dans l’affaire Andis, organisme national chargé des politiques publiques en direction des personnes handicapés, les manœuvres du président lui-même qui, tout à son mépris pour le parlement, entend se passer de ses avis pour gouverner (il n’y a pas eu de vote sur le budget depuis fin 2023, Milei s’arrangeant chaque année pour bloquer les discussions et reconduire celui-ci tel quel), et la curieuse «disparition» des fonds internationaux d’aide aux handicapés, aux victimes d’inondation et à la recherche scientifique, dont le gouvernement refuse de révéler l’usage exact qu’il en a fait, ça commence à tanguer sérieusement.

A six semaines des élections législatives de mi-mandat, qui auront lieu début novembre, les sondages s’infléchissent significativement pour La libertad avanza, le parti gouvernemental. Donné gagnant haut la main encore en début d’année, la plupart des instituts lui prédisent sinon la défaite, du moins une majorité très relative, et dans tous les cas, l’impossibilité de gouverner seul. Or, le seul parti avec lequel un accord est possible reste celui de l’ancien président de droite Mauricio Macri. Avec lequel, ces derniers temps, les relations de Milei étaient, et c’est un euphémisme, très difficiles.
La fracture argentine n’est donc pas près de se réduire.