Les glaciers en danger !

Peu de gens le savent (mais nos lecteurs, oui, naturellement !), mais l’Argentine abrite, dans l’immense région patagonienne, un des plus importantes réserves d’eau douce du monde : ses glaciers.

Ils sont tous situés dans la même zone, à peu près :

Toute la zone, appelée Champ glaciaire de Sud Patagonie, comporte environ 300 glaciers de toutes tailles et a une superficie de plus de 12 000 km², soit très exactement celle des départements Nord et Pas de Calais réunis.

L’ensemble de ces glaciers côté argentin (il y en a aussi côté chilien, bien sûr) forme le Parque nacional de los glaciares, qui en comprend une douzaine de très étendus.

La plupart sont difficiles d’accès, c’est pourquoi le plus célèbre d’entre eux n’est pas le plus grand : il s’agit du Perito Moreno, qui s’étend quand même sur une surface de 250km², soit un peu plus que la superficie de la Capitale, Buenos Aires ! La superficie totale de tous ces glaciers est estimée à 7270 km². Soit, à peu près, l’équivalent du département du Maine-et-Loire.

Le plus étendu est le glacier Viedma, avec 940 km². 9 fois la ville de Paris.

Si, de loin, ils apparaissent comme une grande surface neigeuse bien lisse, en réalité, ils sont parcourus de crevasses énormes, et leur intérieur est quadrillé de canaux qui permettent à l’eau de s’écouler jusqu’aux lacs dans lesquels ils se jettent. La neige n’occupe qu’environ 40 cm de hauteur sur la croûte, le reste étant constitué de glace compacte. Ils se sont formés lors de la dernière période de glaciation, il y environ 18 000 ans.

Mais aujourd’hui, quasiment tous sont en constante diminution, en raison, comme on le devine, du réchauffement climatique en cours. Le problème étant que depuis quelques années, cette diminution s’accélère de façon inquiétante. A tel point que le glacier Upsala (640 km²), autrefois alimenté par son voisin Bertachi, en est désormais déconnecté. L’Upsala a ainsi perdu 14 km de longueur sur les 50 dernières années. Il faut dire qu’il subit un handicap supplémentaire : contrairement au Perito Moreno, qui repose sur une base entièrement rocheuse, donc solide, l’Upsala, lui, est en grande partie flottant, ce qui accélère son érosion par les eaux souterraines. S’y ajoute le fait que ce glacier se jette dans le Lago Argentino, un lac d’une profondeur de 700 mètres à cet endroit, et constitue un autre facteur d’accélération des détachements de blocs de glace.

Pour revenir au Perito Moreno, depuis 1990 des scientifiques effectuent des mesures de sa hauteur moyenne, selon un axe Nord-Sud (pour faire simple : sur sa largeur frontale). Entre 1990 et 2018, ce glacier a perdu 9 m. A partir de 2018, il a commencé à baisser de 4,30m par an. Et depuis 2023, la baisse est passée à 8m/an ! En tout, depuis 2018, Le Perito Moreno a perdu 25 m de hauteur !

C’est en partie ce qui explique, également, le phénomène qui, justement, attire le plus les touristes, depuis toujours : les desprendimientos, les éboulements (Voir vidéos à la fin de l’article). Il s’en produit plusieurs chaque jour. Des blocs plus ou moins gros se détachent de la paroi frontale, s’effondrent dans le lac, et forment des icebergs qui flottent ensuite à la dérive. Un spectacle unique, mais malheureusement de plus en plus facile à capter si on se montre un peu patient sur les passerelles, car de plus en plus fréquent. Ce qui n’est pas bon signe.

Tempano (iceberg) sur le Lago Argentino

Tous ces éboulements ne sont pourtant pas visibles. Certains se produisent à l’intérieur même du glacier, qui fait entendre alors de déchirants craquements : du son, mais pas d’image, on ne voit rien de ce qu’il se passe en dessous.

Hélas, au train où va le réchauffement, il y a peu de chances pour que nos petits-enfants profitent jamais du même spectacle !

Nous n’en sommes heureusement pas encore là, ces énormes glaciers ont encore de beaux jours devant eux, mais rien n’incite à l’optimisme. Dépêchons-nous donc d’aller les admirer avant qu’il ne soit trop tard. En ce qui concerne le Perito Moreno, l’Argentine a justement fait de gros efforts, surtout depuis 2010, pour aménager la zone en construisant tout un réseau de passerelles qui permettent d’observer le glacier sous différents angles. On peut également l’approcher en bateau, et ainsi admirer sur le lac les magnifiques « tempanos » (icebergs) qui prennent parfois des formes et des couleurs d’une grande poésie.

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PETITE GALERIE PHOTOS POUR FAIRE ENVIE

Le glacier Perito Moreno, vue panoramique

 

Les deux photos ci-dessus : le Perito Moreno, sous divers angles

 

Iceberg
Autrefois, le glacier, avançant sur la rive, formait ainsi une sorte de pont, que l’eau du lac finissait par creuser, formant un tunnel jusqu’à l’effondrer, spectacle qui attirait les foules. Ce phénomène a hélas disparu.

UNE COURTE VIDEO (4’26) D’UN EBOULEMENT SPECTACULAIRE AU PERITO MORENO :

(Ci-dessus, moins spectaculaire, mais du vécu en direct ! Merci à Quentin pour cette vidéo captée au vol !)

Et pêle-mêle, quelques autres icebergs :

(Photos PV – 2008)

 

Diplomatie : l’Argentine s’isole

Un petit séisme vient de se produire ces jours derniers à l’intérieur même du gouvernement Milei : la ministre des Affaires étrangères, Diana Mondino, a été sèchement remerciée et remplacée par le jusqu’ici ambassadeur aux Etats-Unis, Gerardo Werthein.

La raison : lors d’une session à l’ONU, elle a voté, à l’unisson de tous les pays présents sauf les États-Unis et Israël, une motion condamnant le blocus américain envers Cuba. Un blocus aussi vieux que l’installation du castrisme dans l’île des Caraïbes, et dont souffre d’abord et avant tout, le petit peuple cubain, bien plus que ses inamovibles dirigeants.

Le vote de la résolution de l’ONU condamnant le blocus contre Cuba – 30 octobre 2024 – L’Argentine a voté en faveur de la résolution, pour la plus grande fureur de son président Javier Milei. On remarquera que seulement deux pays ont voté contre : les USA et Israël, un s’est abstenu, la Moldavie, et trois n’ont pas participé au vote : l’Afghanistan, l’Ukraine et le Venezuela.

En apprenant le vote argentin, le sang du président n’a fait qu’un tour : pas question de «soutenir» un gouvernement communiste.

En prenant cette position, Milei rompt avec plus de trente ans de tradition argentine, ce pays ayant soutenu sans faille la condamnation du blocus, tout comme l’immense majorité des pays européens, qui en retour l’ont indéfectiblement soutenu dans sa demande de négociation avec le Royaume-Uni sur la question de la souveraineté sur les Iles Malouines (Falklands, pour les Anglais). Un soutien qui pourrait bien faiblir dans les années à venir, en toute conséquence.

Une nouvelle fois, le président ultra-libéral isole son pays sur la scène internationale. En effet, depuis son arrivée au pouvoir, l’Argentine, représentée par ce leader de plus en plus tourné vers l’extrême-droite, a rejeté : l’égalité des sexes, la lutte contre le changement climatique, la défense des droits de l’homme, causes que Milei considère comme fers de lance d’un complot collectiviste ! (Página/12, 31/10/2024).

En réalité, le sort de Diana Mondino était scellé avant même son vote à l’ONU. Son éviction n’est qu’un épisode de plus de la vaste purge entreprise par Milei et ses deux plus fidèles acolytes (sa propre sœur Karina, qu’il a installée, moyennant un petit arrangement avec la loi, au secrétariat de la présidence, et Santiago Caputo, conseiller n°1) pour modeler l’administration à sa mesure.

Institutions carrément fermées (Comme celle des impôts, l’AFIP – pour administration fédérale des recettes publiques – dissoute et entièrement remodelée après purge de tous ses fonctionnaires), charrettes d’emplois publics, désignés à la vindicte populaire comme, au mieux, pistonnés, au pire, inutiles, coupes claires dans les budgets de l’Education et de la Santé, remise en cause de l’indépendance de la presse, criminalisation des manifestations populaires, Milei et son gouvernement surfent sur la vague autocratique qui semble s’être emparée d’une bonne partie du monde, où la démocratie ne cesse de reculer.

L’isolement, Milei n’en a cure. Lors de son intervention à l’ONU, il y a quelques semaines, il avait déclarée que celle-ci, comme la plupart des institutions publiques qu’il rêve d’exterminer jusqu’à la dernière, était aussi inefficace que superflue. Pour Milei, tout ce qui est public est inutile et doit être supprimé à terme, pour laisser la main invisible du marché gérer la marche du monde, entre saine et émulatrice cupidité naturelle de l’homme, et ruissellement des plus riches vers les plus pauvres.

Depuis cette intervention remarquée et largement commentée dans la presse mondiale, le président à la tronçonneuse est persuadé de faire partie des grandes voix de ce monde, et un, sinon le seul, des leaders charismatiques de l’univers tout entier. Une mégalomanie qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre dingo tout aussi effrayant pour la survie d’une démocratie très chahutée ces temps-ci, et dont il semble partager à la fois les idées et le coiffeur.

Il semblerait toutefois qu’une certaine Argentine se réveille. Ces jours-ci, le pays a été totalement paralysé par une grève générale des transports, et la mobilisation ne semble pas devoir faiblir, en dépit des menaces de la ministre de l’intérieur, Patricia Bullrich, qui promet de faire arrêter les meneurs et de les envoyer en taule. (Un décret interdit le blocage des rues, ce qui permet par ricochet d’interdire de fait la plupart des manifestations populaires).

Gare ferroviaire de Retiro, Buenos Aires.

Certes, on est encore loin d’un mouvement de fond. La grande majorité de la population reste dans l’expectative, et l’attente de résultats économiques qui tardent à venir. A force d’austérité, l’inflation a fini par décrocher un peu, mais elle est contrebalancée par la forte augmentation de certains produits de première nécessité, à commencer par l’énergie et les loyers. Et, donc, les transports, dont le rapport qualité-prix est catastrophique, notamment au niveau du train, secteur particulièrement vieillissant en Argentine, et notoirement insuffisant pour ce territoire gigantesque.

Pour le moment, Milei peut continuer de compter sur la fracture qui divise toujours le pays en deux camps réconciliables. L’anti péronisme viscéral de la moitié de la population lui profite, en l’absence de réelle alternative à cette opposition usée et toujours représentée par une figure suscitant autant de haine que de soutien : Cristina Kirchner, présidente de 2007 à 2015.

3 septembre : Point actualité

Dans quelques jours, l’Argentine rentrera dans le printemps. Ouf, après cet hiver frisquet. Cela permettra peut-être de ramener quelques sourires sur des visages plutôt renfrognés, ces derniers temps.

Du côté des électeurs ordinaires, je veux dire par là, ceux qui n’ont pas de tendance politique bien définie et votent au gré du vent, on commence à déchanter. Fatigués par presque 20 ans de péronisme, déçus par la parenthèse de droite classique représentée par Mauricio Macri (président de 2015 à 2019), ils ont, comme on dit chez nous en parlant du RN, «essayé» l’anarcholibertaire Milei et son programme «mort à l’état et vive la liberté, bordel de merde !» (sic).

Celui-ci promettait, lui aussi (c’est la grande tendance plus ou moins populiste, si tant est que ce mot veuille vraiment dire quelque chose, du «rendre au ou à [mettez le nom du pays qui convient] sa grandeur». On allait voir ce qu’on allait voir, ces salauds de pauvres dévoreurs de prestations sociales, ces fainéants de fonctionnaires inutiles et trop payés, ces politiciens véreux qui ne pensent qu’à leurs fauteuils, ces juges laxistes qui laissent courir les délinquants, allaient danser le quadrille sous le feu nourri du nouveau shérif.

Fini le fric balancé à tort et à travers , finis les services publics subventionnés, fini le contrôle étatique des prix qui bride l’esprit d’entreprise, finies les lois iniques protégeant outrancièrement les employés et les locataires, fini le peso, remplacé par le dollar (Les États-Unis, surtout ceux de Trump, voilà un pays de cocagne), la main lourde de l’état allait être définitivement remplacée, pour le plus grand ravissement des foules enfin libérées, par la main invisible, sévère mais juste, du marché.

Huit mois après, la main en question est malheureusement trop visible. Augmentations en cascades des produits de première nécessité, alimentation, transport, énergie, baisse drastique, en conséquence, de la consommation, services publics au bord de la rupture après le licenciement de milliers de fonctionnaires, valeur du peso (toujours pas trace de son remplacement par le billet vert) réduite à sa plus simple expression : le salaire minimum aujourd’hui en Argentine s’exprime en centaines de milliers de pesos. Très exactement 234 315,12 pesos. On ne s’extasie pas : rapporté en euros, cela fait dans les 222€ (le peso est tombé sous la barre du millième d’euro, il en faut désormais 1053 pour faire un euro). Le salaire moyen, lui, selon les sources et les professions, oscille entre 380 et 700€. Quand on sait que le panier moyen pour une famille de quatre est d’environ 730€, on voit pourquoi certains font la grimace.

Ceci dit, c’est incontestable, les salaires du privé ont augmenté de façon sensible. Mais comme par ailleurs les prix n’arrêtent pas de monter (d’autant que le gouvernement a renoncé à tout contrôle des prix), la vie n’est donc pas plus facile. Au contraire.

Avec tout ça, qu’elle est l’ambiance ? Paradoxalement, ça tient. Je veux dire que Milei conserve envers et contre tout plus de soutiens que de rejet. On en est en août à un ratio de 44/37.

Milei a été aidé dernièrement par l’énorme scandale constitué par la plainte déposée par Fabiola Yanez, l’épouse de l’ex-président Alberto Fernández, pour violences conjugales. L’affaire est tombée à pic pour détourner l’attention des difficultés économiques et des querelles internes au gouvernement, où les passes d’armes, les claquements de portes et les démissions bruyantes se multiplient.

Dernière polémique en date : des députés Miléistes sont allés rendre visite dans leur prison à d’anciens tortionnaires de la dictature. Et pas pour les engueuler, mais bien pour les assurer de leur soutien et de leur compréhension. Une députée miléiste, Lourdes Arrieta, qui faisait partie de la délégation, a révélé à la presse les détails de la visite, et a quitté le groupe parlementaire, poussée par son propre mouvement, énervé de voir ainsi le scandale dévoilé. Elle prétend maintenant qu’elle ne savait pas qui étaient les prisonniers qu’on lui a présentés. Révélant ainsi son ignorance crasse de l’histoire de son pays.

La vice-présidente, Victoria Villaruel, elle-même fille d’un ancien militaire, a déclaré chercher une solution juridique pour sinon les amnistier, du moins leur permettre de recouvrer leur liberté. Nous avions déjà rapporté ici sa volonté de transformer le mémorial de l’ancien centre de torture de l’École de la marine en simple parc public.

Pendant ce temps, le taux de pauvreté augmente doucement. On en serait à 55%, selon les dernières estimations. Vous avez bien lu. Plus de la moitié des Argentins vit sous le seuil de pauvreté. Selon le politologue Andrés Malamud, le principal danger pour le gouvernement ne serait pourtant pas l’augmentation de la pauvreté, du chômage ou de l’inflation, mais bien la dévaluation constante de la monnaie et la valse des prix.

Je le cite : «Plus de la moitié des électeurs n’ont pas connu la crise de 2001 (article non traduit, hélas) et ce qu’ils ont retenu de la décennie passée c’est que la croissance a stagné et que tous les partis se sont succédé au pouvoir. Les retraités ne votent pas Miléi, le cœur de son électorat ce sont les jeunes, et principalement des hommes. Le point de fracture, c’est qu’il reçoit plus de soutien de la part des classes aisées, car de leur côté les classes défavorisées souffrent davantage de sa politique».

Mais pour l’instant, donc, ça tient. Pour diverses raisons. La première, c’est qu’il est rare de voir les électeurs se déjuger très rapidement après avoir envoyé un parti au pouvoir. La seconde, c’est que l’opposition péroniste non seulement est durablement discréditée (et le scandale conjugal de l’ancien président n’arrange rien, même si aux dernières nouvelles il serait en train de dégonfler un tantinet) mais qu’elle n’a guère de propositions alternatives, ni de personnalités charismatiques, à proposer. La troisième, c’est l’éternel fatalisme argentin, doublé de la féroce répression de tout mouvement populaire. Aujourd’hui, il est pratiquement impossible d’organiser ou participer à une manifestation de rue sans risquer l’arrestation.

Pendant ce temps, nos deux rugbymen français accusés de viol en réunion viennent d’être autorisés à rentrer en France par le procureur de Mendoza. Une décision encore en suspens, puisque la défense de la plaignante a sollicité une nouvelle expertise psychologique qui aura lieu mardi prochain, ce qui repousse la remise en liberté.

Une remise en liberté conditionnée à la garantie que les accusés se soumettent à certaines restrictions : rester localisables, pointer régulièrement au consulat d’Argentine, et revenir à Mendoza à la moindre sollicitation de la justice de ce pays.

Sur le fond, l’instruction a exprimé ses doutes quant à la plainte, relevant des contradictions dans le témoignage de la plaignante, et «son ton enjoué lors d’une conversation téléphonique avec une amie le jour de son agression». La partie civile a posé une demande de dessaisissement de deux juges en charge de l’instruction, Dario Nora et Daniela Chaler, pour «violence morale et partialité».

A suivre…

Quelle classe moyenne à Buenos Aires en 2024 ?

Le quotidien La Nación a réalisé récemment une intéressante enquête concernant le revenu moyen d’une famille portègne type ( un couple et deux enfants mineurs) en 2024. En partant d’une question toute simple : quel est le seuil de revenu nécessaire pour être aujourd’hui considéré comme partie intégrante de cette classe sociale ?

Attention en préalable : on ne parle ici que du revenu d’une famille de la capitale, pas de la province, où les niveaux de revenus sont naturellement plus bas, comme dans la plupart des pays.

Attention également : ces chiffres, qui vont paraitre très bas pour nous autres Français, sont à mettre en regard du coût de la vie argentin, bien entendu. Par exemple, un appartement de trois pièces se loue 600 euros environ aujourd’hui. Dans la capitale ! Ce qui ferait rêver bien des Parisiens !

Le quotidien fait une comparaison significative. En 2023, il fallait environ 340 euros mensuels pour être considéré partie prenante de la classe moyenne. Un an plus tard, avec plus de 290% d’inflation, il faut déjà multiplier ce chiffre par quatre : on est passé à 1300 euros mensuels !

Et encore, ceci est valable si vous possédez votre logement. Un locataire, lui, aura donc besoin de près de 2000 euros pour être classé « moyen ».
Compte-tenu de cette révision à la hausse, le seuil de pauvreté, lui aussi, doit revoir sa base. Maintenant, c’est sous 470 euros mensuels environ qu’une famille peut-être considérée comme indigente.

Graphique pauvreté. Pour info, pour avoir les chiffres en euros, il suffit au cours d’aujourd’hui de diviser par 1000. En gros.

On le voit, l’économie argentine est sens dessus dessous, avec une accélération brutale des niveaux de seuil. Naturellement, les prix suivent, ou plutôt précèdent. Le coût de la vie a bondi, et continue de grimper de façon vertigineuse, dans une escalade prix-revenus incontrôlable.

Le taux de pauvreté semble devoir se fixer autour de 50% de la population. Ce qui est évidemment énorme.

Où en est donc l’Argentine, après six mois de gestion ultra-libérale ? On le voit, l’inflation a continué de galoper. D’après La Nación et les commentateurs favorables au gouvernement, elle serait en voie de stabilisation. A presque 300%, il serait temps. Mais les prix, eux, continuent d’augmenter, tandis que les salaires, même s’ils montent, peinent à suivre (45% sur ces derniers trois mois, à comparer avec les plus de 51% de hausse des prix).

Jeudi 9 mai, les syndicats ont organisé une grève générale, très suivie. Il n’y avait plus un chat dans les rues, plus de bus, plus de métro, administrations fermées, ainsi qu’une bonne partie des commerces. Comme dit le quotidien Página/12, on se serait cru revenu au temps du confinement.

Jour de grève sur l’Avenue de Mayo. Au fond, le palais présidentiel.

Pour le moment cependant, le président anarcho-capitaliste garde une certaine confiance, son taux de satisfaction se situant autour de 50%. Il faut dire que l’opposition, en regard, n’est pas encore prête à remonter la pente. Les péronistes restent très impopulaires, surtout justement dans les classes moyennes et supérieures, et le gouvernement actuel, non sans quelque raison d’ailleurs, lui fait porter le chapeau à très larges bords d’une situation économique qui, selon Milei, le président, le contraint à des mesures drastiques d’austérité. Reste à savoir si les mesures en question ne se révéleront pas, à terme, pire que le mal, ce que prophétisent certains économistes, et pas tous de gauche.

Un accident terrible vient d’avoir lieu entre deux trains de banlieue, dans le quartier de Palermo (Buenos Aires). Pas de mort au moment où j’écris cet article, mais 90 blessés, dont 55 à l’hôpital. Un train en mouvement en a percuté un autre arrêté sur la même voie. Aucune signalisation d’urgence pour éviter la catastrophe : les câbles avaient été volés, mais pas remplacés. Il n’y a plus d’argent pour entretenir le chemin de fer public.

Le chemin de fer en Argentine, c’est une longue histoire, avec pas mal de relents coloniaux. Au début du XXème siècle, le réseau avait été sous-traité aux Anglais, qui avaient obtenu des contrats léonins (comme souvent) pour l’exploiter et en tirer les plus gros bénéfices. Pas bêtes, ils en avaient exigé le monopole. Comme ça, pas de danger de concurrence. Perón les avait nationalisés dans les années 50, à un prix d’or qu’on lui a beaucoup reproché.

Jusqu’à l’arrivée de Carlos Menem à la présidence, en 1989, l’Argentine comptait 36 000 kilomètres de ligne. Menem en a fait fermer l’essentiel : il en reste environ 9 000 (En France, pays 5 fois plus petit, on en compte 28 000 !).

Et, donc, avec une maintenance publique de plus en plus fragile. L’essentiel du réseau aujourd’hui ne dessert plus, grosso modo, que la Capitale et sa grande banlieue. Dans des trains en mauvais état, en nombre insuffisant (ils sont régulièrement bondés) et plutôt lents. Les accidents ne sont pas rares.
Comme de juste, le président Milei a profité de l’accident pour en remettre un coup sur la nécessaire privatisation des chemins de fer. Technique anglaise là encore, utilisée avec grand succès avec le métro londonien : l’état coupe le robinet, l’entreprise est étranglée, reste plus qu’à la vendre au plus offrant. Tant pis pour le service public.

Bon, et à part ça qu’est-ce qui se passe ? Eh bien en ce moment, on est en pleine foire internationale du livre à Buenos Aires. Une des plus importantes du monde, elle dure cette année du 25 avril au 13 mai. Trois semaines ! Il parait que notre David Foenkinos figure parmi les invités d’honneur. Nul doute qu’il saura causer dans le poste, il passe très bien à l’écran !

24-03-2024: commémo sélective

Aujourd’hui 24 mars 2024, on commémore en Argentine un autre 24 mars nettement plus sinistre : celui de 1976, date du coup d’état militaire ouvrant sur une dictature de 7 ans.

Enfin, on commémore, ça dépend qui. Car en ce début de règne miléiste, la tendance semblerait plutôt être à l’oubli. Suivez mon regard, plutôt en biais vers la droite.

Il est vrai qu’une large majorité des électeurs de Javier Milei, qui a cartonné chez les 18-35 ans, n’a pas connu la dictature. Mais même les plus âgés semblent aujourd’hui avoir quelques trous de mémoire.

On me dira que c’est un phénomène classique. En Italie, il y a longtemps qu’on a soldé le fascisme mussolinien, qu’on n’est pas loin de réhabiliter par l’entremise de la dernière présidente en date, Giorgia Meloni. En Allemagne et en Espagne, des partis se réclamant plus ou moins ouvertement de l’héritage nazi ou franquiste paradent au parlement et sur les plateaux télés.

La France, où on prédit un résultat record pour le RN aux Européennes de juin, n’échappe pas au phénomène. Les Brésiliens, 21 ans de dictature entre 1964 et 1985, n’ont pas hésité à élire Jaïr Bolsonaro, un nostalgique du bon temps des militaires, entre 2019 et 2023.

Le processus est toujours le même. Après la chute d’une dictature, à peu près tout le monde, de droite à gauche, est d’accord pour vouer les tyrans aux gémonies et acclamer le retour à la démocratie. Puis, peu à peu, la mémoire fatigue, et s’efface. Arrivent sur le marché politique des plus jeunes, qui n’ont rien connu des années noires, et, qui, pour certains, n’hésitent pas à idéaliser une période qu’ils n’ont pas vécue. Là encore, du classique : «c’était vachement mieux avant».

Milei et ses supporters n’échappent pas à la règle. D’autant moins qu’ils comptent dans leur cénacle quelques enfants de militaires, comme la vice-présidente Victoria Villaruel, fille et nièce de tortionnaires revendiqués.

Symbole de ce changement radical, là aussi, dans le regard porté sur les années de dictature, le gouvernement a réduit drastiquement les subventions à la plupart des institutions mémorielles. Selon Pagina/12 qui s’en fait l’écho, -37,25% pour la Banque de données génétiques (qui aide à retrouver les bébés nés en détention, enlevés à leurs mères et remis à des familles «sûres»), -56% pour les Archives nationales de la mémoire, -76% pour l’entretien des espaces et sites dédiés au souvenir.

Victoria Villaruel, pendant la campagne, a présenté un plan pour transformer la sinistre ESMA (Ecole supérieure de la marine, centre de torture entre 1976 et 1982), devenue un musée du souvenir sous la présidence de Nestor Kirchner (2003-2007), en parc de loisirs !

Grande salle de l’Ecole supérieure de mécanique de la Marine (ESMA), aujourd’hui centre mémoriel de la dictature.

Une simple lecture de la presse quotidienne en cette journée de commémoration donne une idée de cet effacement mémoriel.

A droite, les deux principaux quotidiens y font à peine allusion. Un article en une de La Nación, sous un titre parlant : « Marche du 24 mars : la gauche, le kirchnerisme (mouvement péroniste de gauche, NDLA) et les associations de Droits de l’homme se mobilisent ». Même chose chez Clarín, on met en avant une commémoration «de gauche», tout en annonçant la sortie d’un documentaire officiel sur la dictature, laissant entrevoir qu’on y remettra certaines pendules à l’heure. Et encore, ces articles sont à trouver en scrollant pas mal sur la page d’accueil de ces canards en ligne.

Infobae Argentine, pour sa part, propose un article de fond en une, bien dans sa veine «centriste» habituelle, intitulé « Coup d’état de 1976 : du «consensus social en faveur de la dictature» que reconnaissait Firmenich (Un des principaux chefs révolutionnaires, NDLA) au « pire gouvernement militaire de l’histoire » selon Massera (Amiral Emilio Massera, membre de la junte militaire) ». L’article n’est pas signé par n’importe qui : Juan Bautista Tata Yofre fut le chef des services de renseignements argentins sous la présidence de Carlos Menem (1989-1999), et au cœur, en 2008 d’un «watergate» local, piratage des courriels du couple présidentiel Nestor et Cristina Kirchner, pour lequel il fut opportunément mis hors de cause en appel en 2016, sous la présidence de Mauricio Macri.

Je conseille la lecture de cet article à tous ceux qui savent lire l’espagnol : question révisionnisme, il vaut le détour. Yofre s’y montre très subtil. Tout en critiquant l’action politique et économique des militaires, il les réhabilite par la bande en ressortant le vieil argument selon lequel ils auraient fait le sale boulot pour le plus grand profit de gens trop contents de ne pas se salir les mains eux-mêmes.

Il cite même le général Videla, premier des quatre dictateurs qui se sont succédé, s’adressant à ses juges :

«Que nous ayons été cruels, nous l’assumons. En attendant, vous avez une Patrie…nous l’avons sauvée comme nous croyions devoir le faire. Y avait-il une autre méthode ? Nous ne le savons pas, mais nous ne pensons pas que nous aurions pu réaliser d’une autre manière ce que nous avons réussi. Jetez nous la culpabilité à la figure et jouissez de nos résultats. Nous serons les bourreaux, vous serez les hommes libres».

Parmi les «grands» quotidiens nationaux, seul Pagina/12 propose une page d’accueil fournie en articles, accusant au passage le gouvernement actuel de, je cite, «nier, justifier ou même promouvoir les crimes contre l’humanité commis par les forces de répression».

On le voit, 50 ans après, les mémoires sont (re)devenues sélectives, et fortement corrélées aux tendances politiques des uns et des autres.

En Argentine comme ailleurs, le révisionnisme historique est comme un bouchon de liège. On le croyait définitivement noyé, il revient immanquablement à la surface. La tendance reste encore minoritaire dans l’opinion, mais ici et là, on commence à voir poindre des demandes de mise en liberté, voire d’amnistie, des militaires poursuivis. Jusqu’ici, sans succès. Mais jusqu’à quand ?

Pire que prévu !

Alors bon, je fais amende honorable : dans mon dernier article sur l’Argentine de Milei, le président à la tronçonneuse, je me suis montré piètre prévisionniste. J’annonçais une probable montée du seuil de pauvreté (40% de la population avant les dernières élections) jusqu’à 50%. Les derniers chiffres sortis par la presse argentine, et repris par les journaux français (y compris mon Ouest-France d’aujourd’hui !) font déjà état d’une poussée à plus de 57% ! Le quotidien en ligne Infobae prévoit même que ce chiffre devrait être largement dépassé à la fin de ce mois.

En cause, naturellement, les hausses de prix maousses dont je faisais état dernièrement. Plus, naturellement, l’effondrement de la monnaie nationale, qui oblige les Argentins de la classe moyenne à casser leur tirelire pour changer leurs derniers dollars planqués sous le matelas.

Un dollar amerlocain. Aujourd’hui, pour l’acheter, l’Argentin doit mettre 835 pesos. Plus du double par rapport à l’an dernier.

Milei continue de demander à ses concitoyens de serrer les dents, promettant que ses terribles mesures d’austérité, indispensables selon lui et ses supporters après des années « d’argent magique », de prix artificiellement contenus et d’interventionnisme étatique entravant l’économie, verront leurs premiers effets positifs… après le mois de mars !

Le voilà donc obligé de raccourcir les délais de ses promesses, lui qui il y a peu parlait encore de deux années difficiles à passer.

C’est que, face à l’effondrement en cours, et ses conséquences dramatiques pour les Argentins les plus fragiles, même les alliés de circonstance du nouveau pouvoir, à savoir, le PRO (Propuesta republicana, droite classique) et l’UCR (Union civique radicale, centriste), commencent à donner des signes de découragement et à prendre leurs distances.

Les plus critiques sont les gouverneurs de province élus sous ces bannières. En effet, ils ne digèrent pas facilement que le gouvernement ultralibéral leur ait coupé en partie les vivres, en suspendant les dotations budgétaires qui permettaient le bon fonctionnement des régions.

« Non seulement ils ne nous ont pas remerciés (de leur soutien, NDLA), mais ils nous traitent de la même façon qu’ils le font vis à vis des kirchernistes (les péronistes au pouvoir auparavant, NDLA), en s’asseyant sur les dotations aux régions. Milei nous insulte parce que nous avons refusé d’avaliser les 6 premiers articles de la Loi Omnibus comme il l’espérait, et par-dessus le marché il nous supprime les subventions au Transport et à l’Éducation. Face à autant de mauvais coups, nous ne voyons plus de raison de continuer à soutenir le gouvernement, nous ne nous sentons plus ni alliés ni interlocuteurs », s’épanche un gouverneur auprès d’Infobae.

Concernant le domaine de l’Éducation, justement (rappelons que Milei en a supprimé le ministère), les profs ont appelé à la grève. Le gouvernement, comme y faisait allusion le gouverneur ci-dessus, a suspendu le versement du FONID, fonds national destiné à promouvoir les actions éducatives dans les provinces, et dont celles-ci ont notamment besoin pour payer les enseignants.

École primaire argentine

Une grève qui pourrait bien affecter la rentrée (dans l’hémisphère sud, elle a lieu comme chez nous à la fin de l’été, c’est-à-dire là-bas en mars) dans 20 districts sur 24.

Même colère chez les syndicalistes, après les mesures de suppression des caisses de solidarité sociale gérées jusqu’ici par les syndicats, notamment des mutuelles de santé, et que Milei, qui les considère comme des « caisses noires », souhaite transférer au privé.

On le voit, la politique d’extrême ajustement économique commence à produire certains effets, mais pas ceux qu’espéraient ni le gouvernement, ni les Argentins.

Reste à savoir comment va évoluer la situation. Ce gouvernement, élu il y a à peine trois mois, conserve la confiance d’une majorité de citoyens (voir ci-dessous), pour lesquels il continue de représenter l’ultime espoir d’un changement radical dans un pays gangréné par la corruption, l’incompétence et l’immobilisme, et qui se trouvait dans une impasse totale. Reste à savoir s’ils ont misé sur le bon cheval, ou si celui-ci s’avère finalement aussi boiteux que ses prédécesseurs. Le spectre de la crise de 2001 continue de planer au-dessus du ciel argentin.

*

Derniers indices en cours :

Inflation

Le taux annuel s’établissait à environ 160% avant les élections. En décembre,  il grimpait à 211%, pour s’établir aux dernières nouvelles aux environs de 254%. Il semblerait cependant que le taux mensuel soit en voie de stabilisation, autour de 20% quand même. (Source : CNN espagnol et Infobae).

Popularité

Selon le quotidien La Nación, le gouvernement affiche encore un taux de confiance d’environ 56%. Mais 42% des gens affichent clairement leur désapprobation. Un différentiel (soustraction des opinions positives et des opinions négatives) de +14 très en deça de celui affiché après la même durée de fonctionnement par ses trois prédécesseurs. Après trois mois d’exercice, Alberto Fernández (péroniste) affichait un différentiel de +40%, Mauricio Macri (droite libérale) de +32%, et Cristina Kirchner (péroniste) +41%.

A noter que Milei reste plus populaire en province que dans l’agglomération de Buenos Aires, où il est en chute libre, à seulement 37% d’opinions favorables.

Milei, le Pape et la crise

Pendant sa campagne électorale, le futur président argentin Javier Milei n’avait pas eu de mots assez durs contre son compatriote le pape Francisco. Entre autres gentillesses, il l’avait taxé de « communiste » et de « représentant du diable sur terre ». Rien moins.

Car pour les Argentins de droite, le pape a beau être un compatriote, il reste un suppôt du gauchisme. Ses prises de position en faveur des plus pauvres, ses appels à la solidarité, et ses sorties pourtant timides sur l’homosexualité en font un dangereux déviant, un catho rouge.

Mais malgré tout, le pape reste populaire dans son pays, fier de ce premier pontife sud-américain de l’histoire. Et Milei n’a pas besoin, au moment où sa politique étrangle l’immense majorité des Argentins modestes, de froisser une communauté catholique qui lui a largement accordé ses suffrages.

Histoire de se forger une image de chef d’état qu’il n’avait pas encore, Milei a pris l’avion pour se montrer au monde. D’abord en Israël, où il est allé serrer la pince et assuré de son plein soutien Netanyahou, à qui il a même annoncé sa prochaine conversion au judaïsme. Puis en Italie, où il a fait étalage de son admiration pour Georgia Meloni, et donc, au Vatican.

On ne sait pas vraiment ce qu’ils se sont dit au cours de cette un peu plus d’une heure d’audience, peu de choses ayant filtré autres que les formules diplomatiques d’usage. Extrait :

« Au cours de cette conversation cordiale dans les locaux du Secrétariat d’État, les deux chefs d’État ont exprimé leur satisfaction quant aux bonnes relations entre le Saint Siège et la République Argentine, et leur désir de continuer à les renforcer. Puis ils ont discuté du programme du gouvernement pour affronter la crise économique, et ont abordé divers sujets de politique internationale ».

Rien que de parfaitement protocolaire, donc. Mais Milei en est ressorti tout fiérot, prétendant que « Le Pape s’était montré satisfait de son programme et de son contenu social ». Ce que le Vatican s’est bien gardé de confirmer ou d’infirmer.

Il est toujours difficile de savoir ce qui se passe dans la tête de Milei, capable de dire à peu près tout et son contraire dans une même conversation. En l’occurrence, cet adoucissement des relations semble répondre à la nécessité de s’assurer au moins de la neutralité de Francisco, au moment d’appliquer une politique durement ressentie par les Argentins les plus modestes : fortes hausses des prix alimentaires et des transports, diminution des salaires, chute de la monnaie, réduction drastique du financement des services publics, dont beaucoup devraient être privatisés à terme.

Vide-grenier près du Parque Centenario (Buenos Aires)

Alors, s’il faut dire maintenant que le Pape est « L’Argentin le plus important du monde » et que le diable d’hier est le saint d’aujourd’hui, pas de problème. L’essentiel, c’est que tout le monde croie le président sincère. Et pense que la Pape soutient sa politique.

Son passage en Europe, nonobstant, n’a pas déchainé les passions chez nous, tout comme son apparition au mythique forum économique de Davos ne restera mémorable que par les doutes qu’il semble avoir suscité chez des « décideurs » pourtant a priori très favorables à sa politique ultralibérale.

Certains journaux italiens en parlent avec une certaine ironie. La Republicca a titré « Mediums et chiens clonés. La solitude de Milei, le fou anarcho-libéral qui a ensorcelé les Argentins ». Vanity fair, quant à lui, pointe que « quand il parle, il semble toujours au bord de la crise de nerfs. Et du coup les Argentins, qui la vivent au quotidien, se sentent mieux compris » .

Elisabeth Piqué, dans La Nación, toute à son enthousiasme, qualifie l’entrevue de « dialogue constructif marqué par des gestes d’affection ». A l’issue, Milei a officiellement invité le Pape à venir visiter son propre pays. Mais celui-ci, prudent, a préféré ne pas s’engager, attendant sans doute de voir comment les choses tournent. « Ce voyage dépend de tant de choses », aurait répondu le Cardinal Fernández, bras droit du Pape, aux journalistes qui l’interrogeaient.

Coïncidence, juste avant de rencontrer le président Argentin, Francisco avait reçu l’économiste Italo-Américaine Mariana Mazzucato. Celle-ci étrille le libéralisme affiché de Milei, qu’elle qualifie de naïf et sans idée, ou plutôt une seule : la destruction de l’état.

Pour le moment, Milei, dont le mouvement ne compte qu’une minorité de députés, doit composer avec la droite traditionnelle pour appliquer son programme. Et ça ne va pas tout seul : sa fameuse loi omnibus, qui devait renverser la table, a été largement retoquée par le parlement, certains de ses nouveaux alliés se refusant à se laisser entrainer dans une spirale néolibérale qui n’offre pour le moment aucune garantie de succès.

La situation actuelle en Argentine est celle d’une crise en voie d’approfondissement. D’après Milei et ses partisans, ce sont les conséquences normales d’une politique visant à assainir une économie qui vivait sous perfusion de l’état. Il suffit de serrer les dents encore deux ans : lorsqu’enfin le train sera remis sur ses rails, s’ouvrira une période de félicité pour l’ensemble de la population. L’état oppresseur et affamé d’impôts aura été démantelé, et toute l’économie aura été confiée à la seule main invisible d’un marché enfin libéré de toute entrave réglementaire, fiscale et syndicale.

En attendant, donc, serrons les dents. Et la ceinture. La pauvreté, évaluée à 40% de la population avant les élections, ne devrait pas tarder à franchir le cap des 50. L’inflation continue de galoper (Milei a annoncé pendant la campagne qu’elle pourrait monter à 2500% !) et surtout, le coût de la vie est de moins en moins soutenable par les classes moyennes et défavorisées, qui ne peuvent plus compter sur des aides sociales de l’état dont Milei affirme qu’elles constituent « un vol » au détriment des « véritables acteurs économiques ».

Au 1er février, selon le site BDEX, le salaire moyen argentin était de 850€ mensuel. Avec des disparités, comme de juste, entre grandes entreprises (1190€) et TPE (550€). Un salaire médian qui n’a pratiquement pas bougé depuis 2023, tandis que les prix de la plupart des produits ont bondi en décembre de 25,5% en moyenne. Avec là aussi des disparités :

Produits alimentaires : 30%
Transports (bus et trains) : +250% envisagés, pour le moment suspendus. (en décembre : 32%)
Carburant : +6,5%
Mutuelles de santé : +40% en janvier, puis 28% de mieux en février
Téléphonie : +29% entre décembre et janvier
Énergie (électricité, gaz…) : certains fournisseurs projettent des augmentations de près de 90%, non encore approuvées (mais ça ne saurait tarder)

(Sources : CNN espagnol et La diaria.com)

Pour vous donner une petite idée, quelques comparaisons. Voici à quatre ans d’intervalle, l’évolution des prix de certains produits communs (Pour 2020, j’ai simplement utilisé mes archives perso) :

Vertigineux, non ? Notez cependant qu’en 2020, le peso était à 0,015 € environ. Aujourd’hui, il est à 0,0011€. Presque treize fois moins ! Autrement dit, pour nous, la variation est moindre : la bière est passée de 1,20€ à 1,54€, le bouquin de 7,50€ à 16,50€ (bah oui quand même !) et le kg de tomates de 0,93€ à 1,32€. Mais pour les Argentins, en revanche…

Mafalda et ses amis attendent la fin de l’orage !

Parc national en flammes !

Le 25 janvier dernier, le Parc National « Los Alerces » (Site UNESCO), dans la province du Chubut (Patagonie argentine) a été victime d’un énorme incendie, causant la destruction de plus de 2500 hectares de forêt primaire dans une zone protégée.

L’origine criminelle de l’incendie a été établie assez rapidement, mais comme on pouvait s’y attendre dans ce pays marqué par une irréductible fracture politique, les mises en cause varient beaucoup en fonction des positions des uns et des autres.

Car le Parc se situe en pleine zone revendiquée historiquement par le peuple originaire Mapuche, dont le territoire se trouve à cheval sur deux pays, Argentine et Chili (où ils sont plutôt appelés « Auracans »).

Géographiquement, et en termes régionaux actuels, on peut situer leur territoire sur une région s’étalant entre Valdivia (Ch.) et San Martin de Los Andes (Arg.) au nord, jusqu’au sud de l’île de Chiloe (Ch.) et la ville de Trevelin (Arg.). Sachant que ce territoire d’origine n’a cessé de se rétrécir depuis la conquête espagnole, et que par ailleurs, les Mapuches, comme tout le monde, ont pas mal bougé et sont aujourd’hui disséminés sur presque toute la moitié sud du pays.

Territoire approximatif des Mapuches. Le Parc national los Alerces (Les mélèzes) se situe près de la localité d’Esquel sur cette carte.

Aujourd’hui, on estime à environ 2 millions la population Mapuche, avec une forte disparité entre Chili (1 700 000) et Argentine, où ils ne seraient plus que 200 000.

Il faut dire qu’ils ont été largement massacrés au cours des différentes campagnes anti-indigènes des deux côtés de la frontière, à la fin du XIXème siècle. Et notamment lors de la fameuse « Conquête du désert » argentine, qui a pratiquement balayé tout ce qu’il restait de peuples originaires.

En Argentine d’ailleurs, les recensements sont sujets à caution, et objet de nombreuses manipulations. Ici, la tendance est généralement à la minoration, et, autant que faire se peut, à la négation du statut Mapuche. L’objectif étant de nier, ou à tout le moins de minimiser, l’existence de «vrais» Mapuches au sein de la nation. Puisqu’on ne peut plus les massacrer, on les efface des statistiques.

Ce qui permet également de contester leurs revendications territoriales, et c’est ce qui nous ramène à l’incendie dramatique de Los Alerces.
Depuis longtemps, les Mapuches se sont organisés pour réclamer leurs droits territoriaux légitimes sur des terres ancestrales. Ils se sont regroupés au sein d’un mouvement, le RAM (Résistance ancestrale Mapuche), qui organise des occupations de terrains.

Dès lors, la tactique des autorités est simple. 1) On conteste aux manifestants le statut de Mapuche. Ces indiens-là seraient de faux indiens qui profitent d’un contexte pour semer la zizanie à leur propre profit. Leurs revendications ne sont fondés sur aucune base légitime. 2) Mener une répression brutale, pour provoquer en retour une réaction violente. Les manifestants deviennent alors «des terroristes». C’est commode : on peut alors diffuser de belles images à la télé, qui choqueront à tout coup l’Argentin moyen devant son poste : barricades, jets de pierres, destructions, scènes de guérilla, images de désolation. On connait le principe : c’est celui de la guerre des images, toujours gagnée par celui qui peut les choisir.

L’enquête sur les origines de l’incendie du Parc est toujours en cours. Comme souvent en Argentine sur ce genre de sujet sensible, il est plus que probable qu’elle ne donnera rien de bien solide, sinon deux thèses qui s’affronteront sans fin.

Pour les autorités, c’est facile. On tient un coupable : un gardien du Parc lié aux Mapuches, qui aurait volontairement provoqué deux départs de feu. Mais si on se demande quel intérêt pourraient avoir les Mapuches à détruire volontairement leur environnement, en revanche, il est intéressant de noter que le territoire même du Parc alimente les convoitises de grandes entreprises. C’est ainsi, comme le relève le quotidien La Nación, citant une source indienne, qu’un gros propriétaire terrien, un certain Lewis, a dans ses cartons un projet de barrage hydroélectrique, ainsi qu’un plan de construction immobilière.

Ce qui est significatif, c’est l’usage à géométrie variable de l’identité mapuche, qu’on passe son temps à nier mais qu’on n’hésite pas à brandir dès qu’il s’agit de trouver des boucs émissaires. Pour faire court : il n’y a plus de Mapuches, mais s’il y a le feu quelque part, ce sont pourtant des Mapuches qui sont responsables. C’est bien pratique.

Saura-t-on un jour qui a provoqué l’incendie ? L’expérience montre largement que la justice argentine est dans ce domaine une spécialiste de l’escamotage et de la dissimulation. Si on veut que ce soit des Mapuches, alors, ce sera des Mapuches. Aucune bonne occasion ne doit être négligée de brouiller l’image des derniers indiens restants auprès d’un public majoritairement « blanc ».

En attendant, un des principaux parcs nationaux patagoniens a été réduit en cendres. Il n’est plus le seul. Plusieurs autres incendies se sont déclarés ces jours-ci dans le même secteur : Parc National Nahuel Huapi, près de San Carlos de Bariloche, et Parc National de Lanín, près de San Martín de los Andes. Des incendies probablement dus à l’imprudence de touristes, et aggravés par le contexte de très fortes chaleurs en ce moment sur le pays, où le thermomètre dépasse régulièrement les 40. (Moins en Patagonie, je vous rassure. Mais même là, on dépasse largement les moyennes de saison ! Au moment où j’écris, on relève 31° à Neuquén et 20° à Bariloche).

Il est tout de même désolant de voir l’état de la défense de l’environnement dans ce pays, où ce concept doit toujours s’effacer derrière des intérêts politiques et économiques de court terme, et où n’existe malheureusement aucun mouvement écologiste digne de ce nom. Entre prédation immobilière et industrielle, climato-scepticisme, et récupération politique, l’Argentine parait totalement rétive à toute remise en question d’un modèle de développement dépassé. Et ce n’est certainement pas avec l’élection d’un ultra-libéral « anarcho-capitaliste » et férocement climato-sceptique comme Milei que ça va s’arranger.

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Quelques liens

Une petite promenade dans le Parc national Los Alerces. Vidéo de 11’56, en espagnol sous-titré en français. Avant incendie bien sûr !!

Compte-rendu de l’enquête en cours dans La Nación.

La situation actuelle de l’incendie, au 6 février. (Pagina/12)

Premières mesures

Les premières mesures viennent de tomber. Le nouveau président Argentin, Javier Milei, et ses plus proches collaborateurs, ministres et conseillers, ont publié le tant attendu «DNU», autrement dit, le «Décret de nécessité et d’urgence», paquet de mesures à appliquer au plus vite pour tirer le pays du puits.

C’est principalement la fameuse «Loi omnibus», dont l’application est prévue pour s’étendre jusqu’à fin 2025, et qui transfère, en quelque sorte, le pouvoir normalement dévolu au Parlement à l’exécutif. Autrement dit, le gouvernement, privé de majorité dans ce même parlement (rappel : le parti de Milei compte 38 députés sur 272 et 7 sénateurs sur 72), va s’en passer pour avancer par décrets.

Première mesure, justement prévue pour modifier cet état de choses bien embêtant pour Milei (sa minorité législative) : changer le système électoral. Désormais, la proportionnelle s’efface au profit du modèle britannique de scrutin uninominal à un tour. Pour cela, le gouvernement va créer des circonscriptions dans toutes les provinces. En principe, le nombre de sièges dépendra du nombre d’habitants (ce qui au passage donnera un poids démesuré, dans ce pays où la densité démographique est très inégalement répartie, aux provinces très peuplées de Buenos Aires et Córdoba). Dans la pratique, le gouvernement pourra bien entendu les modeler à la mesure de ses intérêts électoraux. On connait bien ça chez nous, où le charcutage de circonscriptions est un sport très pratiqué.

Dans deux ans, il y aura des élections législatives de mi-mandat, Milei compte sur cette réforme pour qu’elles tournent à son avantage.

Mais cela, c’est de la petite bière à côté de ce qui attend les Argentins dans les mois à venir. Je ne vais pas dresser ici la liste exhaustive des différentes mesures d’urgence bientôt mises en application. Je vais juste me contenter des plus emblématiques.

– Privatisation immédiate de nombreuses entreprises publiques, dont YPF (pétrole et carburants), la Poste argentine, la société des chemins de fer, la Banque Nationale argentine, Aerolineas argentinas (compagnie aérienne), la société des routes et autoroutes, ainsi que diverses entités de médias publics.

– Libéralisation totale du marché des hydrocarbures, ainsi que de leur prix de vente.

– Abrogation de toutes les lois protectrices du consommateur. Par exemple, et pour le décrire simplement, les lois limitant les hausses de prix, ou celles destinées à aider les familles en difficulté (Ley de abastecimiento, ley de góndolas, ley del compre nacional…). Autre exemple, la libéralisation totale, ou presque, des contrats régissant les baux de location. Désormais, plus aucune règle : seul régira le contrat entre propriétaire et locataire. Ceux-ci devront s’entendre préalablement sur la durée du bail, le montant de la caution, la périodicité et le montant des revalorisations du loyer, et même sur la devise avec laquelle devra être payé celui-ci, totalement libre. On voit d’ici les conséquences sur la fragilisation des locataires dans les secteurs où le logement sera en tension.

– Modification du droit du travail. Notamment, avec de sévères restrictions du droit de grève. Le blocage et l’occupation de locaux, par exemple devient un motif de licenciement sans indemnités. De même, dans les secteurs considérés comme «essentiels» (la palette est assez large et va de la production de médicaments au transport public en passant par tout type d’industrie, sidérurgique, chimique, agro-alimentaire et même la radio-télévision), un service minimum de 50% des effectifs est institué.

– Limitation du droit de manifestation. Naturellement, le gouvernement prévoit que ses mesures ne vont pas aller sans protestations. Pour y faire face, il prévoit donc également d’en restreindre le droit en imposant de déclarer toute manifestation (même « spontanée », c’est écrit dans la loi !) 48 heures à l’avance, et d’interdire tout blocage de rues, sous peine de sanction pour les organisateurs. Les peines prévues sont d’ailleurs aggravées, bien au-delà des deux ans de prison déjà en vigueur.

– Extension du droit à la légitime défense. Autrement dit, chaque citoyen pourra se défendre «proportionnellement» à l’attaque. Une proportionnalité qui, dit également la nouvelle loi, devra être toujours interprétée sous l’angle le plus favorable pour la personne attaquée. Cela s’accompagnera naturellement d’une large libéralisation de l’usage des armes.

– Régularisation de tous les contrats de travail illégaux. Cette mesure permettra de légaliser d’un coup de baguette magique, par exemple, les contrats léonins entre employeurs et employés. Au bénéfice des uns et au détriment des autres, cela va de soit.

Difficile de savoir exactement ce qu’en pense le citoyen moyen pour le moment. Syndicats et partis de gauche sont très mobilisés, il y a déjà eu plusieurs manifestations très suivies devant le Parlement, ou comme hier sur la Plaza de Tribunales, autrement dit, devant le palais de justice. Les prix devraient fortement augmenter dans les jours à venir, c’est déjà le cas pour beaucoup de produits, certains producteurs profitant du contexte pour anticiper largement le mouvement et en tirer de substantiels bénéfices. Les prix des carburants notamment ont déjà bondi de 70%. Le peso a perdu plus de la moitié de sa valeur. Il fallait 400 pesos pour un euro avant les élections, il en faut désormais 900.

Mais pour le moment, la majorité de la population reste attentiste, et assez fataliste. L’impression générale, c’est que «ça ne peut pas être pire qu’avant». Surtout que pour l’instant, en dehors de l’augmentation constante des prix (mais cette spirale était déjà en mouvement avant), aucune mesure n’est vraiment entrée en vigueur, ou n’a fait sentir ses conséquences directes sur la vie quotidienne.

Les gens se soucient comme d’une guigne des problèmes de démocratie soulevés par la marginalisation du Parlement, voire sa totale mise à l’écart. Dans l’ensemble, ils veulent croire Milei quand il justifie l’actuelle dégradation de la situation économique par «c’est un mauvais moment à passer, après ça ira beaucoup mieux». Ils pensent qu’en effet, il faut en passer par là pour assainir la situation du pays. Pour paraphraser, encore et toujours, Bernard Lavilliers, les Argentins sont fatigués, et donc peu mobilisés. Ils espèrent sans espérer. Ils ne sont pas dupes : aussi loin qu’on remonte le temps, la classe politique les a toujours blousés.

Mais Milei devrait se méfier. Si ses mesures, qui profitent pour l’instant surtout aux possédants et aux dirigeants d’entreprises privées, n’inversent pas promptement la vapeur, l’ombre de 2001 et de ses émeutes désespérées pourraient bien se remettre à planer au-dessus de sa tête. Et la tronçonneuse faire son apparition non plus dans ses mains, mais dans celles du peuple.

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Quelques articles de presse argentine sur le sujet :

Les principales mesures prévues :

https://www.lanacion.com.ar/politica/las-claves-de-la-ley-omnibus-lo-que-tenes-que-saber-sobre-el-proyecto-y-como-te-puede-impactar-nid27122023/#/#respuestas-3

https://www.pagina12.com.ar/697341-un-decretazo-para-barrer-con-miles-de-derechos

Le texte complet du décret :

https://www.pagina12.com.ar/697286-el-decreto-nacional-de-urgencia-que-firmo-javier-milei-y-sus

Passation de pouvoir

C’est aujourd’hui que ça se passe : officiellement, le fauteuil de Rivadavia, comme on appelle là-bas celui de la présidence (du nom du premier président Argentin après l’indépendance), change de locataire. Javier Milei, élu en novembre, prend la place d’Alberto Fernández, le sortant, qui va pouvoir s’occuper de son chien. Il a d’ailleurs déjà quitté le logement présidentiel d’Olivos, dans la banlieue de Buenos Aires. (Oui, en Argentine, le président ne loge pas dans la « Maison rose », comme on appelle le palais présidentiel, mais une villa de banlieue (chic, la banlieue, je vous rassure).

Plan de situation : entourée en bleu, la résidence présidentielle, dite « Quinta de Olivos » ; flèche rouge, la Casa Rosada, ou Palais présidentiel, croix rouge, le Congrès.

Comme dit un de mes amis argentins, le petit peuple est dans l’expectative. C’est le moins qu’on puisse dire, vis-à-vis d’un élu qui était totalement inconnu il y a trois ans, sur un programme promettant sang, larmes et massacre de l’État à la tronçonneuse.

Les Argentins veulent y croire. S’ils ont voté à plus de 56% pour celui-là, c’est que d’abord et avant tout, ils en avaient marre, et plus que marre, des guignols qui gouvernaient jusque-là, et qui n’ont réussi qu’à amener le pays au bord du gouffre. Ou plutôt, carrément DANS le gouffre. Plus de 100% d’inflation, 40% de pauvreté, un peso qui ne vaut plus qu’un quart de centime d’euro, un déficit abyssal ; selon les journaux de droite, Milei hérite de la pire situation économique de tous les temps. (Bon, ils feignent d’oublier la catastrophe de 2001, après 10 ans de gouvernement du déjà ultra-libéral Menem, une des idoles du nouvel arrivant : à cette époque, on avait même connu des émeutes de la faim et des pillages de magasins !)

Nous avons déjà brossé ici, et , le portrait de l’artiste et les grandes lignes de son programme. On va donc désormais le voir à l’œuvre. Il a promis d’entamer façon guerre éclair, avec une loi dite « Ley omnibus ». En clair, un « paquet », comme disent nos économistes distingués, de mesures d’urgence destinées à provoquer un choc. En résumé : dérégulations économiques, privatisations des entreprises publiques, réforme des lois du travail (et notamment réduction du droit de grève), simplification du système fiscal.

Milei a mis à profit la période de transition comprise entre la date de son élection et aujourd’hui pour peaufiner son gouvernement et surtout, trouver des alliés prêts à monter dans son bateau. En effet, malgré une victoire personnelle tout ce qu’il y a de plus éclatante, il n’en demeure pas moins que législativement parlant, son mouvement, « La libertad avanza » (traduisez littéralement), reste minoritaire en sièges.

Ces derniers jours ont donc été particulièrement occupés à négocier de pied ferme avec de potentiels partenaires. Cela n’a pas été sans tiraillements, on s’en doute, car pour appâter le chaland, il a bien fallu mettre un peu d’eau dans le vin, ce qui, comme de juste, n’a pas réjoui les plus orthodoxes du parti, allergiques aux moindres concessions. On compte déjà certaines démissions fracassantes.

Idem d’ailleurs chez les potentiels partenaires. Entendez, essentiellement l’alliance de droite Juntos por el cambio (JXC) de l’ancien président Macri et de la candidate battue au premier tour Patricia Bullrich. Celle-ci fera d’ailleurs partie du prochain gouvernement ! Imaginez cela chez nous : Le Pen élue, et Darmanin bombardé ministre de la Sécurité publique ! Il s’est donc passé la même chose que ce qui serait arrivé ici : la droite s’est fracturée entre pro et anti collabos.

Bon, je ne veux pas complexifier la chose à l’extrême, la politique argentine, c’est assez compliqué comme ça, mais sachez également que Milei est allé frapper à la porte de certains péronistes, et qu’il a été bien accueilli !

L’avenida de mayo, avec au fond, le palais présidentiel.

C’est ainsi que certaines mesures présentées comme «phares» dans son programme se sont déjà vues repoussées aux calendes grecques. Il n’est plus question pour le moment de supprimer la banque centrale, confiée à un ancien du gouvernement Macri (2015-2019) et de la célèbre Deutsche Bank, où il a été inquiété (mais relaxé) pour trafic de dettes pourries. Plus question non plus de faire basculer la monnaie dans le dollar. Les jeunes vont être déçus : beaucoup ont voté Milei en pensant qu’il allait échanger chacun de leurs pesos par un billet vert ! Pour le moment, il n’est question que d’une dévaluation de plus, à hauteur de 50%. Rien que ça. Avec à la clé une coquette hausse des prix, puisque de toute façon Milei a fermement l’intention de les libérer dans les grandes largeurs. Le journal Clarín en annonce des vertes et des pas mûres dans son édition d’aujourd’hui : péages, essence, gaz, électricité, transports, écoles privées, télécom, loyers…

Selon le quotidien de gauche Pagina/12, on devrait assister à un grand classique de la politique argentine : la revanche de classe. Pour Alfredo Zaiat, «Le plan économique de Milei fait fi de sa promesse électorale de détruire « la caste politique » et reprend en revanche l’idée d’appliquer une austérité régressive, en réalisant le rêve humide du pouvoir économique : reconfigurer le fonctionnement de la société comme si rien ne s’était passé en Argentine et dans le monde ces cent dernières années». Il cite in-extenso dans son article un texte extrêmement éclairant de Marcelo Diamand sur le phénomène du «balancier argentin», qui fait alterner invariablement politiques redistributives et ultra-libéralisme, avec les mêmes résultats  catastrophiques dans chacun des cas.

Pour le moment, les Argentins sont majoritairement optimistes, et confiants dans la capacité du nouveau président à améliorer leur quotidien. Le plan d’austérité ne leur fait pas peur, car ils espèrent tous (75% de sondés) qu’il impactera surtout… les autres ! Comme à chaque changement de gouvernement, c’est l’état de grâce qui prévaut. Selon un sondage, moins des 44% des gens qui n’ont pas voté pour Milei au second tour en gardent une mauvaise opinion. Ce qui signifie en creux que pas mal de ceux-ci, finalement, lui accordent néanmoins une chance. En face, le gouvernement sortant s’en va la queue entre les jambes : il n’est regretté que par 16 % des sondés.

Néanmoins, pas mal « d’observateurs » comme disent nos journaux, prévoient que cet état de grâce sera de courte durée. C’est le cas notamment du Financial Times de samedi dernier.

La cérémonie d’investiture aura lieu cet après-midi à Buenos Aires, ce soir donc pour nous. En raison de la présence de personnalités internationales, mais aussi d’une grande probabilité de manifestations croisées, pros venus faire la fête et antis venus la gâcher, le dispositif policier devrait être assez musclé, même si, paradoxalement, c’est le gouvernement sortant, mais encore en exercice jusqu’à la prestation de serment de Milei, qui doit s’en charger. Pas mal de grabuge à anticiper, donc, d’autant que les noms de certains invités sont à haut potentiel inflammable : Bolsonaro, le chancelier Israélien Eli Cohen, Zelensky, le président Hongrois Viktor Orban… La France, pour sa part, n’y délègue que son ambassadeur, tandis que l’Espagne ne se mouille pas tellement plus, politiquement : c’est le roi Philippe VI qui s’y colle.

A partir de demain l’Argentine prend donc un nouveau départ. Pour Milei et ses sympathisants, il s’agit bien de rompre totalement avec le «modèle collectiviste», pour réinstaurer «l’ordre libéral».

Pour bien affirmer son désir de tourner le dos à la «caste», pour la première fois depuis la fin de la dictature, le président ne lira pas son discours d’investiture à l’intérieur du Parlement et face aux élus, mais dehors sur les escaliers, face à la foule. De toute façon, il compte bien se passer de l’avis des parlementaires pour procéder à la promulgation des premières mesures dites « d’urgence ».

Le bâtiment du Congrès, parlement argentin.

Un populisme chasse l’autre, en quelque sorte, même si on peut discuter de la réelle substance du terme. On peut au moins lui concéder un certain courage politique : il ne va pas se contenter de semer le vent, il va carrément déchainer la tempête. Pour le moment, l’Argentin est prêt malgré tout à monter dans le bateau. Reste à savoir s’il le sera toujours autant après avoir rendu tripes et boyaux.

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Le présent texte renvoie à de nombreux articles glanés dans les trois principaux quotidiens argentins. Ajoutons-y le court documentaire d’Arte, passé hier samedi dans le cadre de l’émission « Arte Reportages », et qui interroge, pour l’essentiel, les motivations et les espoirs des électeurs de Milei. Un film qui, hélas, ne contextualise guère son sujet, se limitant à tendre son micro sans expliquer vraiment les enjeux économiques et sociaux de la dernière élection. Mais qui reste très éclairant quant à la psychologie argentine du moment. L’émission est visible en ligne, sur ARTE.tv.