Séisme électoral en Argentine !

Il fallait s’y attendre, et pourtant, le résultat laisse tout le monde pantois, à commencer par les instituts de sondage. On devrait pourtant être habitué : là-bas comme chez nous, ils se trompent régulièrement d’élection en élection !

Javier Milei était donné troisième et en perte de vitesse, il est pourtant arrivé premier ! On avait présenté ici ce candidat «anti-système», frère jumeau du Trump nord-américain. Mêmes idées, même programme, même coiffure. Et même dérèglement mental.

Javier Milei

Son programme ? Régler le problème de l’hyper-inflation par la dollarisation de l’économie (en gros, faire du dollar la monnaie officielle), réduire l’état à sa plus simple expression en supprimant la plupart des services publics, libéraliser l’économie à la façon des Chicago Boys de Pinochet, supprimer les programmes sociaux, interdire l’avortement, libéraliser les ventes d’armes et d’organes, et en finir avec «la farce» du changement climatique, inventée par la gauche pour faire peur au bon peuple.

Un programme délirant, mais c’est un candidat délirant, dépassant Trump sur sa droite. Un demi-fou, pour ne pas dire un fou tout entier.

Bon, pas de panique, il n’est pas encore le nouveau président argentin. Il ne s’agissait cette fois que d’une primaire. Comme je l’ai expliqué ici, le système électoral argentin est à trois tours : un, des primaires pour désigner ceux qui seront les candidats officiels de chaque parti, puis ensuite deux tours comme chez nous, qui auront lieu fin octobre début novembre.

N’empêche, c’est un sacré coup de semonce. Milei a obtenu plus de 7 millions de voix, 30% des suffrages exprimés. Derrière, on trouve les deux candidats de la droite (Juntos por el cambio, ensemble pour le changement), 28%, puis les deux candidats du parti au pouvoir, «Unión por la patria», 27 %. Comme prévu, les candidats officiels seront en octobre Milei, Patricia Bullrich (que l’on compare souvent à l’Italienne Meloni) et Sergio Massa, actuel ministre de l’économie.

Qu’est-ce qui peut expliquer le vote des 7 millions d’Argentins qui se sont portés sur l’anar d’extrême-droite ? En grande partie, naturellement, on peut pointer l’usure du pouvoir et le rejet, comme partout, des politiques traditionnelles, à bout de souffle et jugées largement corrompues et détachées des préoccupations des gens ordinaires.

Depuis 2003, le péronisme de gauche, dit aussi «kirchnerisme», du nom des deux présidents qui se sont succédés, Nestor (2003-2007) et Cristina Kirchner (2007-2015), a gouverné pendant 20 ans, à peine entrecoupés de quatre ans du gouvernement de droite de Mauricio Macri (2015-2019), qui a lui aussi largement échoué dans sa tentative de relancer une économie atone et a dû laisser sa place à un autre péroniste, Alberto Fernández, le sortant actuel qui ne se représente pas.

Comme dit Bernard Lavilliers, les Argentins sont fatigués. Ils n’y croient plus. Ils ne croient plus aux promesses du péronisme, mais pas davantage à celles de la droite. Alors ils font comme les autres : ils se jettent dans les bras du premier venu qui n’a pas encore été essayé et qui fait miroiter des lendemains qui chantent, promettant d’en finir avec « la caste » des accapareurs de pouvoir incapables de faire le bonheur du peuple, mais très compétents, en revanche, pour faire le leur pendant la durée de leur mandat.

D’après le quotidien La Nación, ses électeurs sont à chercher essentiellement en province, chez les jeunes de moins de trente ans, et plutôt côté masculin. «Dans cette tranche de l’électorat, non seulement Milei convainc par ses idées, mais également par son discours de résistance au féminisme. Nombre des jeunes de cet âge sont mal à l’aise avec l’inversion des rôles, par l’avancée des idées féministes en général», pointe Juan Mayol, consultant d’un institut de sondages. Qui plus est, depuis la crise sanitaire et le très long confinement argentin, l’état est vécu par ceux-ci comme attentatoire aux libertés individuelles.

Par ailleurs, aidées par la médiatisation sans cesse croissante de l’insécurité (une insécurité largement alimentée par la crise économique et sociale), ses propositions de libéraliser la vente et l’usage des armes font mouche auprès d’une population plus âgée et urbaine.

Alors, vote de protestation ? Dans une large mesure, les Argentins ont souhaité en effet proclamer leur ras-le-bol des politiques traditionnelles, impuissantes à améliorer leur quotidien et largement éclaboussées par de multiples scandales de corruption. (L’ancienne présidente Cristina Kirchner a été récemment condamnée pour fraude aux marchés publics, et l’autre ancien président Mauricio Macri, d’une famille d’entrepreneurs très en vue, a été cité dans l’affaire des « Panama papers »).

Reste à savoir s’ils confirmeront en octobre-novembre. Auquel cas le petit tremblement de terre de dimanche dernier pourrait se transformer en véritable tsunami, portant au pouvoir un personnage plus qu’équivoque, et jeter le pays dans un inconnu particulièrement dangereux. Et extrêmement inflammable.

*

Un ami de Buenos Aires, dimanche soir, après les résultats, m’a envoyé un message Whatsapp enthousiaste au sujet de ces résultats. J’étais assez atterré, et je lui ai donc fait cette réponse, que je vous traduis ci-dessous :

http://argentineceleste.2cbl.fr/files/2023/08/A-propos-de-Milei.pdf

Présidentielle 2023 : c’est parti !

TOUR DE CHAUFFE

Cette fois, c’est lancé. A la fin de l’année, les Argentins vont retourner aux urnes pour changer de président de la République, comme tous les quatre ans.

Comme je vous l’avais expliqué ici, ils sont dotés d’un système électoral un peu différent du nôtre. Comme chez nous, pour les législatives comme pour la présidentielle, les scrutins sont «majoritaires à deux tours». Au premier, on choisit son candidat préféré, au second, on élimine celui dont on ne veut surtout pas.

LE SYSTÈME ÉLECTORAL ARGENTIN

Mais chez nous, chaque parti est censé présenter un seul candidat pour chaque scrutin et chaque poste. S’il y a concurrence interne, les partis organisent des primaires en appelant leurs militants à choisir en amont de l’élection.

Chez eux, pour cela, on organise une sorte de tour préliminaire, environ trois mois avant l’élection : les PASO, pour «Primarias Abiertas Simultaneas Obligatorias». Autrement dit, des primaires ouvertes et obligatoires : tout le corps électoral est appelé aux urnes. A cette étape, chaque parti peut présenter plusieurs candidats si ça lui chante, ou un seul.

Les électeurs votent pour un seul d’entre eux. Seuls les candidats recueillant plus de 1,5% de voix auront accès à l’élection officielle.
Il se peut alors que deux candidats d’un même parti soient au-dessus de ce minimum. En général et sauf dissidence, rare, c’est naturellement celui arrivé en tête qui représente finalement le parti.

Voilà pour le système. Les PASO vont donc avoir lieu à la mi-août. (Attention, la mi-août, chez eux, ce ne sont pas du tout les vacances : on est en plein hiver !).

Je vous le fais en version presse française, façon course de petits chevaux. En tout, une vingtaine de candidats de différents partis sont sur la ligne de départ. Après ces primaires, il devrait donc rester à peu près une demi-douzaine de qualifiés, maximum.

FORCES EN PRÉSENCE

Comme le savent ceux qui lisent régulièrement ce blog, l’Argentine se divise essentiellement en deux blocs (très) antagonistes : les péronistes et les antipéronistes. Oubliez les partis traditionnels tels qu’on les connait chez nous. En Argentine, la gauche socialiste et communiste ne pèse que quelques grammes dans la balance politique. Et ce, depuis toujours, même avant l’avènement de Juan Perón dans les années 40-50. L’écologie politique est quant à elle totalement inexistante.

La gauche est presque entièrement contenue dans le péronisme. Même si celui-ci, pourtant, recouvre à peu près l’ensemble de l’échiquier politique argentin, d’un extrême à l’autre. Je sais, c’est compliqué à comprendre, même les Argentins ont parfois du mal.

Pour vous donner une idée, entre 1989 et 1999, le président, c’était Carlos Menem. Retenez ce nom, on va en reparler plus loin. Péroniste, et… ultra-libéral. A droite toute. Reagan à côté, c’était quasiment un socialiste. Entre 2003 et 2015, Nestor Kirchner, puis sa femme, Cristina. Péronistes aussi, mais cette fois, de gauche. Tout ce que l’Argentine compte de banquiers, industriels et grands propriétaires terriens n’ont eu de cesse de les dégommer. Vous situez le paradoxe ?

La droite est tout aussi multiforme. Le gros de la troupe est constitué par une alliance de partis qui vont du centre à la droite libérale : Juntos por el Cambio (Ensemble pour le changement). Un peu plus à droite, est apparu un électron libre, dont je vous ai parlé ici et : Javier Milei.

Voilà pour les trois grandes tendances, les seules véritablement compétitives cette année. Les seules donc, dont je vais vous bailler les grandes lignes ci-après.

CANDIDATS PRINCIPAUX

Les péronistes, réunis sous la bannière de «L’union pour la patrie» (Unión por la patria), présentent deux candidats concurrents : Sergio Massa et Juan Grabois (prononcez Graboïss’). Le premier est largement favori en interne, puisque soutenu par le président sortant, Alberto Fernández, et surtout par l’icône pasionariesque du péronisme, Cristina Kirchner.

Celle-ci, aussi détestée par la droite qu’adulée par l’immense majorité des péronistes d’origine modeste, ne peut pas se présenter, rendue inéligible par la justice pour corruption.

Sergio Massa n’est pas un inconnu. Ministre de l’économie de l’actuel gouvernement, il s’était déjà présenté à la présidentielle de 2015, et avait fini troisième derrière l’élu, Mauricio Macri, et Cristina Kirchner, la sortante de l’époque, battue.

Ce n’est donc pas un péroniste pur jus, mais c’est précisément pour ça qu’on l’a choisi : pour tenter de retenir les déçus du péronisme sortant. C’est un peu le macroniste de la course : ni de droite, ni de gauche. Pour le quotidien La Nación, c’est même un candidat Meneminoïde, autrement dit, dans la ligne de Carlos Menem, dont nous parlions ci-dessus.

Juan Grabois, lui, est un vrai péroniste de gauche. Et même très à gauche. C’est son grand handicap, dans un pays qui, comme ailleurs, penche de plus en plus à droite. Les sondages le créditent d’un petit 3%.

A droite, Juntos por el cambio propose également une primaire, entre Patricia Bullrich et Horacio Larreta.

La première est une descendante de deux « grandes familles » argentines : les Bullrich et les Pueyreddón. Spécialiste des problèmes de sécurité, elle a été ministre de l’Intérieur avec Macri en 2015.

On pourrait trouver son parcours politique atypique, mais tout bien pensé il est assez classique pour une femme issue de la grande bourgeoisie : militante des jeunesses péronistes révolutionnaires à 20 ans, supportrice du gouvernement péroniste de droite de Menem à 30, fondatrice d’un parti centriste à 47, et candidate de la droite libérale aujourd’hui. Politiquement, c’est une conservatrice tendance dure.

Son élection consacrerait le choix d’une présidente très à droite, partisane de la répression des mouvements sociaux et de la remise en question des politiques de genre (LGBT, avortement…)

Le second est l’actuel gouverneur de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta. Économiste, il a été adjoint de Domingo Cavallo, ministre de l’Économie sous Menem en 1993. Il a été membre du Parti Justicialiste (péroniste) jusqu’en 2005, avant de rejoindre la coalition de centre-droit Propuesta republicana (PRO) de Mauricio Macri.

Il représente la caution «modérée» de Juntos por el cambio, proposant de tendre la main aux adversaires péronistes, militant pour une réconciliation des Argentins. C’est à mon avis ce qui le condamne dans ces primaires.

Car le clivage est trop fort. Avec ce programme, il se coupe de beaucoup d’électeurs à droite, sans pour autant pouvoir espérer en gagner à gauche, où on va plutôt se mobiliser pour sauver le navire péroniste en perdition.

Et pour finir sur ces favoris, le fameux Milei. On se reportera avec profit à mes articles précédents à son sujet (voir liens ci-dessus). Lui, c’est l’option capitalisme sauvage, version retour à la jungle. L’État réduit à son strict minimum, suppression de toute politique sociale, laisser-faire maximum, carte entièrement blanche aux capitalistes de tout poil. On ouvre les vannes, et on voit qui pourra surnager dans le courant. Le Trumpisme, en beaucoup mieux !

(Pour la liste complète des 19 candidats en lice, c’est ici).

LES PRONOS DE L’EXPERT DES CHAMPS DE COURSES

Si on en croit les sondages, trois candidats se détachent du peloton : Sergio Massa, Patricia Bullrich et Javier Milei.

Le quotidien Clarín a ainsi mesuré la popularité des différents candidats juste après l’annonce de la liste définitive. Voici les scores, en ne gardant que les votes « sûrs et certains » :

Patricia Bullrich : 22,7 % (Larreta est à 11)
Sergio Massa : 17,8 % (Grabois : 3,3)
Javier Milei : 16 %

Cela reste serré, mais une tendance se dessine quand même assez nettement. Si Bullrich est élue, comme on semble en prendre le chemin, l’Argentine suivra le parcours du Brésil, avec un temps de retard, en élisant une sorte de Bolsonaro au féminin.

Alors, faites vos jeux. Bullrich/Bolsonaro, Massa/Macron ou Milei/Trump ? En tout cas une chose est sûre : l’Argentine de 2024 ne sera pas à gauche.

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GALERIE DE PORTRAITS

Dans l’ordre : Patricia Bullrich – Horacio Larreta – Sergio Massa – Juan Grabois.

   

    

 

Camila sortira ce soir

Une fois n’est pas coutume, le blog aborde l’actualité cinématographique. En effet, un excellent film argentin vient de sortir sur les écrans français cette semaine.

Il s’agit de Camila sortira ce soir, d’Ines Barrionuevo, le titre français étant pour une fois la traduction littérale du titre en espagnol, Camila saldrá esta noche.

Camila est une fille de 17 ans, qui vit dans la ville de La Plata, au sud de Buenos Aires, avec sa mère divorcée et sa petite sœur. La grand-mère étant gravement malade et hospitalisée, la famille déménage pour Buenos Aires, afin d’être plus près d’elle.

Camila et sa sœur intègrent donc un nouveau lycée, une institution privée catholique aux préceptes stricts et où les élèves portent l’uniforme. Très vite, Camila, qui est une adolescente très engagée en faveur des droits féministes, de la légalisation de l’avortement, de la lutte contre la violence de genre, se trouve confrontée à un univers hostile, autant du côté de l’administration du lycée que d’une partie de ses nouveaux camarades masculins.

Parallèlement, elle vit également un conflit avec sa mère, qui s’inquiète de son esprit rebelle et des conséquences qu’il pourrait entrainer.
Peu à peu, Camila se fait quelques nouveaux camarades à l’intérieur du lycée, et ce petit groupe solidaire parviendra à faire sauter le couvercle qui les étouffe, et à imposer une voix différente – et assez révolutionnaire – au sein de l’établissement.

A travers le personnage central de Camila, le film brosse un portrait très juste de la jeunesse argentine actuelle, très consciente des enjeux sociétaux autour des droits de la femme, de la violence machiste, du harcèlement sexuel, de l’homosexualité et de la lutte contre un traditionalisme hors d’âge, dans ce pays encore très catholique et conservateur qu’est l’Argentine.

Ines Barrionuevo mène l’ensemble de ses jeunes acteurs et actrices avec beaucoup de sensibilité, et ceux-ci trouvent le ton juste, sans outrance ni mièvrerie, sachant rendre crédibles leurs personnages. Très beau travail de la couleur, également, avec une utilisation pertinente du clair-obscur, laissant en permanence les protagonistes à la limite de l’ombre et de la lumière, de l’enfermement et d’une liberté qu’ils ne peuvent gagner que par leur engagement et leurs actions.

Un film qui déplaira fortement aux réacs en tous genres, qui prétendent asservir les corps et les esprits au nom d’une morale moyenâgeuse qui les rassure en leur évitant de se confronter à l’évolution inexorable du monde qui les entoure. Un très beau film sur une jeunesse libre qui ne veut plus se laisser dicter ses choix.

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Bande-annonce ici.

L’Académie de Nantes a fait un dossier pédagogique complet sur ce film, . Vous y trouverez tous les renseignements sur la réalisatrice (dont un interview), le casting, ainsi que d’utiles fiches de travail en toutes matières, pour les profs.

Bonne occasion également de relire le compte-rendu de l’excellent livre de Marie Audran sur le combat des jeunes Argentines pour les droits de la femme et l’avortement légal, sur ce blog.

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J’en profite également pour vous toucher deux mots sur une intéressante série féministo-policière chilienne, sortie récemment sur ARTE : La jauría, en français La meute.

La meute, c’est toute une organisation clandestine et machiste, dont le but est d’enlever et d’abuser de très jeunes filles, avant de les faire disparaitre.
Par l’entremise d’un jeu en ligne sur le darknet, «le jeu du loup», l’organisation enrôle des groupes de jeunes garçons et les poussent à commettre de véritables atrocités.

En parallèle, un petit groupe de policières décidées et une autre meute, bien différente, de jeunes filles volontaires, se battent pour retrouver les disparues et obliger les coupables à se découvrir.

Pour le moment, sur le site d’ARTE, deux saisons de huit épisodes. A voir ici sur le site d’Arte, ou en replay sur votre box.

La tradition du maté en Argentine

Mais qu’est-ce tu bois Doudou, dis-donc ? Un café glacé ? Un negroni ? Un cocktail aux épices ?

Rien de tout cela. Ce que sirote cette jeune fille, c’est… du mate (prononcez maté, je ne vais plus mettre l’accent dans l’article). Bon. Quand même, vous avez dû en entendre parler, même ici en France. Surtout si vous êtes un amateur de foot : il parait que l’international Français Antoine Griezmann en est un grand consommateur.

C’est bien un des rares Français, cela dit. Cette tradition, en vigueur chez les Paraguayens, Argentins, Uruguayens, Brésiliens et dans une moindre mesure Boliviens et Chiliens, n’est pas encore arrivée jusqu’à nous.

C’EST QUOI LE MATE ?

A la base, le mate, c’est une infusion. A savoir : de l’herbe et de l’eau chaude. D’ailleurs, mate, exactement, c’est le nom du récipient. On verra plus loin qu’il en existe de toutes sortes. La feuille hachée menu qu’on met dedans pour la faire infuser, ça s’appelle la yerba mate. Littéralement, l’herbe à mate. Logique.

La recette est simple : on met une certaine quantité de feuille broyée dans le mate, puis on ajoute un peu d’eau chaude à chaque fois qu’on veut en boire une gorgée.

On aspire alors à l’aide de la bombilla (littéralement «petite pompe») une sorte de paille en métal munie à son extrémité d’un petit filtre pour arrêter la feuille quand on aspire. On infuse donc, en quelque sorte, à la demande. On peut également infuser la feuille comme on le fait pour le thé ou le tilleul, par exemple, et boire le liquide dans une tasse. On appelle cela alors du  mate cocido. Littéralement, du mate cuit. Bref, du mate infusé, puis passé.

D’OÙ VIENT CETTE TRADITION ?

A l’origine, ce sont les indiens Guaranis qui buvaient ainsi l’herbe à mate. Ils vivaient sur le territoire de l’actuel Paraguay. Les colons espagnols en adoptèrent ensuite la consommation, en constatant les effets bénéfiques sur la santé. L’herbe à mate contient de la caféine, elle est donc un excellent stimulant. C’est également un bon diurétique, elle facilite la digestion, et contient un certain nombre d’antioxydants.

Les Guaranis la prenaient en infusion (avec la bombilla), mais également avaient l’habitude d’en mâcher les feuilles, comme on le fait en Bolivie avec la coca. Les colons, quant à eux, ne gardèrent que la méthode de l’infusion.

A QUOI RESSEMBLE LA PLANTE ?

Sous forme d’arbuste, à ça :

De plus près :

Une fois broyée pour être infusée, à ça :

Son nom scientifique est Ilex paraguariensis. Ilex, parce qu’elle fait partie d’un ensemble de 400 plantes de cette famille, dont chez nous le houx est le seul exemple connu. Paraguariensis, on s’en doute, à cause de son territoire d’origine.

Plus précisément, en ce qui concerne le territoire, non pas le Paraguay proprement dit, mais la région qu’on appelait jadis «Provincia Paraguaria», et qui s’étendait au XVIIème siècle bien au-delà des frontières du Paraguay actuel. En gros, du nord du Chili au sud du Brésil, en passant par le nord-est argentin, l’Uruguay et bien entendu, le Paraguay. Voilà pour la localisation des plantations. Ailleurs, ça ne pousse pas.

En Argentine, la zone de culture s’étend essentiellement sur la région de Misiones. Une région nommée ainsi parce que ce sont les missionnaires jésuites espagnols qui l’ont colonisée à partir du XVIIème siècle. Une région devenue très touristique, et pas seulement à cause du mate : c’est aussi celle où se trouvent les fameuses chutes de l’Iguazu :

C’est là  (Ne vous fiez pas au repère créé automatiquement. J’ai entouré la région en vert) :

Depuis les premiers colons au XVIIème, le mate est devenu une véritable institution dans les différents pays où il est consommé. C’est une boisson de partage, essentiellement. On peut naturellement boire son mate tout seul dans son coin, mais il est d’usage d’en faire profiter les autres, quand ils sont là.

Autrement, un mate = plusieurs consommateurs. Comme pour le joint, on fait tourner ! Si si, avec la même paille/bombilla ! J’entends déjà crier les hygiénistes. Eh oui, on utilise le même instrument, et je vous jure qu’en Argentine, ça ne dégoute personne. A part en temps de COVID, il faut bien dire : pendant de très longs mois, les Argentins ont dû se faire une raison.

Les trois peuples les plus attachés à cette tradition sont : les Argentins, les Uruguayens (dont on pourrait presque dire qu’ils sont des Argentins qui ont pris leur indépendance, tant ils se ressemblent) et les Paraguayens, bien entendu.

En Argentine, il est très fréquent de croiser un homme, ou une femme, avec son mate dans une main, et son thermos d’eau chaude dans l’autre. On les fait suivre partout : au boulot, en balade, en vacances, dans le bus, etc… Je connais des Argentins qui sirotent comme ça toute la sainte journée.

DIFFÉRENTS MODÈLES DE MATE

Pour déguster son infusion, il faut donc deux instruments indispensables : le mate et la bombilla.
Le mate, d’abord. On peut utiliser à peu près ce qu’on veut. Traditionnellement, il s’agit plutôt d’une « calabaza » (calebasse), à savoir l’écorce séchée du fruit du calebassier. Ce site commercial en propose tout un tas de modèles différents. Voici par exemple celui que j’utilise :

Mais les Argentins utilisent toutes autres sortes de récipients : tasses, gobelets, grands verres, du moment que ça puisse permettre d’infuser une quantité suffisante d’herbe.

Idem pour les bombillas : on en trouve de toutes sortes. Attention cependant: le filtre est indispensable, sinon, on avale de la feuille et c’est désagréable ! Une simple paille même en métal est donc formellement déconseillée !

COMMENT PRÉPARER SON MATE

En Argentine, préparer le mate, ça se dit cebar el mate. Un verbe exclusivement local : dans le dico, à cebar, vous le trouverez bien, mais pas dans sa signification argentine.

Voici un exemple de tuto simple et très court (en français) pour bien préparer son mate.

https://www.youtube.com/watch?v=m_fN8B4PaEQ

Insistons sur quelques points développés dans ce tuto si on ne veut pas gâter son mate :

– Respecter la température. Au-delà de 80°, vous allez obtenir un mate trop amer.

– Ne pas verser l’eau chaude sur l’ensemble de l’herbe, mais bien dans le petit puits tel qu’indiqué dans le tuto. Si on infuse toute l’herbe en même temps, là aussi, vous obtiendrez une infusion trop amère.

– Lorsqu’on a versé de l’eau, pas la peine d’attendre pour boire. L’infusion est immédiate, ce n’est pas comme du thé !

– Ne pas oublier de boucher la bombilla en haut quand on l’introduit dans le récipient. Sinon, vous allez avoir de la feuille à l’intérieur. De même, une fois la bombilla introduite, ne la sortez plus !

– Après utilisation, si vous avez utilisé une écorce de calebasse, après l’avoir rincée, laissez-la sécher à l’air, et surtout pas tête en bas, pour éviter qu’elle ne moisisse.

On peut ajouter ou non du sucre. En Argentine, il y a des amateurs de mate «amargo» (amer, sans sucre), et d’autres qui le préfèrent «dulce», sucré. Chacun ses goûts.

OÙ SE PROCURER DE L’HERBE À MATE  ?

Beaucoup de boutiques de thé en vendent, bien sûr. En France cependant, ils proposent surtout du mate brésilien. Pour trouver du mate paraguayen ou argentin, mieux vaut se rendre dans des boutiques spécialisées dans les produits sud-américains. Ce site recense quelques adresses dans les grandes villes françaises, mais il ne concerne que son propre mate bio.

On peut également trouver des magasins proposant des marques connues en Argentine, comme le célèbre Taragüi, le plus vendu en Argentine. Autres marques connues : CBSé, Amanda, Rosamonte (A Bordeaux, je me fournissais soit à la Maison du Pérou, 20 rue Saint Rémi, soit à la boutique Ici Argentine, 84 Boulevard Wilson et 21 rue des Bahutiers. Les deux proposent du mate argentin).

 

(On remarquera sur ces photos qu’il existe deux qualités de yerba mate : «sin palo» et «con palo». La différence ? Dans le premier cas, qualité premium, on n’a gardé que la feuille, dans le second, on a laissé les tiges)

Dans les supermarchés, on ne trouve – quand il y en a – que du mate en sachets, pour faire des infusions type tisane. Mais ça pourra vous donner une idée du goût !

Attention à ne pas mettre trop cher : en principe, le mate est beaucoup moins cher que le thé. Heureusement, car on en utilise beaucoup plus à la fois ! En Argentine aujourd’hui, il coute à peu près l’équivalent de 5€ le kilo. En France, la maison « Palais des thés », par exemple, propose du brésilien à 6€ les 100g. Comme vous le voyez, la traversée de l’Atlantique se paie très cher ! Mais on peut trouver des paquets de 500g pour 8 à 10€ dans certaines boutiques moins huppées !

Il ne vous reste plus qu’à vous procurer le matériel (on trouve de tout en ligne !) et à tenter l’expérience !

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A lire également sur ce blog, concernant les traditions, clichés et autres points d’intérêts particuliers :

Quelques instantanés sur Buenos Aires

Le carnet de route de  Patrick Richard.

Quelques clichés sur l’Argentine.

 

Que/qui porte Milei ?

Pour compléter l’article précédent sur le « 3ème » potentiel candidat à la prochaine présidentielle argentine, à la fin de cette année, voici un petit compte-rendu d’un très intéressant article publié dans le quotidien de gauche « Pagina/12 » cette semaine.

(Les parties en italiques sont des extraits traduits de l’article)

Il a été rédigé par María Seoane, et porte sur le danger qu’il y a toujours à relativiser le succès généralement jugé éphémère de ce genre de personnage qui s’auto-proclame «anti-système», et qui, pourtant, sait parfaitement se servir du dit système pour arriver à ses fins.

Milei, un épiphénomène ?

Beaucoup s’imaginent que Milei n’est qu’un produit marketing qui disparaitra dès que l’establishment et les médias décideront de mettre le pouce en bas. Sauf qu’une fois le personnage construit, il agglomère aussitôt les rancœurs, le ressentiment, le désir, mystérieux et incurable, que nous Argentins ressentons depuis la nuit des temps, d’anéantissement du prochain.

Telle est l’introduction de cet article, qui ne peut manquer de résonner sur notre propre situation en Europe. Chez nous également, le phénomène Le Pen, et l’extrême-droite européenne en général, ont longtemps été traités avec légèreté comme des épiphénomènes destinés à mourir lentement. Et pourtant, ils semblent s’installer durablement dans le paysage, jusqu’à prendre le pouvoir, comme en Italie.

Là s’arrête néanmoins probablement la comparaison. Car si, chez nous, certains milieux d’affaires voient d’un bon œil l’ascension de partis autoritaires – Voir l’empire Bolloré – Milei peut être considéré quant à lui comme un véritable porte-drapeau à part entière de ces mêmes milieux, qui le couvent des yeux.

L’ultra-libéralisme en bandoulière

Nous pouvons voir Javier Milei promener ses cheveux en bataille de plateaux de télévision en hôtel de luxe et prononcer ses litanies colériques toutes en crachats violents, destinées à un public choisi de milliardaires avides de connaitre la recette qui permettra de détruire enfin cet État prélevant des impôts afin de  maintenir à flot un pays intégré.

Ses idoles ? Les grands noms de l’ultra-libéralisme, Frédéric Von Hayek, Milton Friedman, ou l’argentin Martínez de Hoz, ancien ministre de l’Économie sous la dictature. Troupe abominable; nous dit Seoane, marchant sur les cadavres de tous ceux qui ont eu à subir leurs recettes économiques, Chiliens de 1973 ou Argentins de 1976.

Sa recette à lui ? Refonder le monde en en faisant un tas de ruines.(…) Pour pouvoir exploiter les ouvriers en leur retirant tout droit, n’est-il pas précisément nécessaire de les déshumaniser, d’en faire des animaux ou de détruire l’État garant des droits humains, économiques et sociaux depuis (la révolution française de)1789 ?

La haine de classe en Argentine

Milei traine avec lui une haine bourgeoise historique, on pourrait presque dire fondatrice, en Argentine : en premier lieu, celle des colons blancs envers les indiens, qui a culminé à la fin du XIXème siècle avec la «Campagne du désert», vaste programme d’extermination et d’appropriation des territoires mené à bien par le Général et ensuite président de la République Julio Roca.

Puis, dans les années de la grande émigration «européenne», envers la « populace » amenant avec elle les idéologies anarchiste et communiste. Enfin, dans les années 40, et jusqu’à aujourd’hui, envers la «racaille» péroniste.

Une haine, nous dit Seoane, dont le carburant est avant tout économique : il s’agit pour une caste d’orienter la répartition de la richesse vers son seul profit. On a persécuté les indiens pour leur voler leurs terres, on a persécuté les ouvriers du début du XXème siècle pour qu’ils n’entravent pas la bonne marche du capitalisme financier – essentiellement anglais – comme on a renversé en 1955 l’état providence façonné par Perón.

Les Anglais ont beaucoup investi en Argentine aux XIXème et XXème siècle. Pour leur plus grand profit, avec la complicité d’élus très…compréhensifs. Ici, le magasin Harrods de Buenos Aires. Fermé depuis plusieurs décennies, il est un symbole d’une économie transnationale prédatrice.

Dans la haine véhiculée par le langage politique, flotte toujours le désir d’accaparement. La dictature militaire de 1976 qui a créé l’État terroriste-néolibéral et transnational englobait dans le langage – les « subversifs » – la justification de l’extermination d’une génération politique tandis qu’elle faisait entrer l’Argentine, avec le plan économique Videla/Martínez de Hoz, dans l’ère du pillage néolibéral du XXe siècle, avec la dette extérieure comme principal pilier.

Une politique poursuivie sous les deux mandats de Carlos Menem (1989-1999). Seoane rappelle que c’est ce président qui, bien avant Milei, avait tenté de dollariser l’économie argentine, la conduisant droit dans le mur (avec la terrible crise du début des années 2000).

Dollariser : c’est le maitre mot du programme de Milei. Derrière cela, se cache le démantèlement de l’État et une politique de dérégulation totale de l’économie.

Il s’agit bien de redonner le pouvoir au capitalisme financier. Et de, note Seoane, … réinventer un épigone de la liberté absolue du marché, un incendiaire de la Banque centrale. Un clown des médias dont la violence discursive est comme la balle que le personnage du film « Le Joker » a tirée sur le présentateur de l’émission qui l’interviewait.

Milei n’est donc rien d’autre qu’un nouveau porte-parole de l’ultra-libéralisme poussé par ceux qui dirigent à leur profit l’Argentine depuis les premiers temps de la colonisation : les tenants de la grande bourgeoisie agraire et industrielle, s’appuyant, par un discours savamment entretenu pour dénigrer les plus humbles, sur la classe moyenne supérieure d’origine européenne.

Celle-là même qui, selon les sondages, est la plus favorable à ce nouveau trublion de la politique argentine. Celle-là même qui, comme elle le proclame, «en a marre de payer pour les éternels assistés d’un État trop généreux avec les fainéants».

Voilà qui devrait nous rappeler quelque chose.

La « Maison rose », palais présidentiel à Buenos Aires. La future demeure de Milei ?

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LIENS

L’article original de Maria Seoane dans Pagina/12 : https://www.pagina12.com.ar/544933-javier-milei-y-el-discurso-del-odio-en-la-historia-argentina

Rappel historique : l’extermination des indiens par la Campagne du désert. https://argentineceleste.2cbl.fr/la-conquete-du-desert/

La grande vague migratoire de 1880 à 1910, et ses conséquences : https://argentineceleste.2cbl.fr/1880-1910-la-grande-vague-dimmigration/

Le dossier sur la dictature militaire de 1976-1983 : https://argentineceleste.2cbl.fr/1976-1983-la-dictature-militaire/

 

Milei : un autre Trump ?

« Une société lassée de souffrir en constatant l’impuissance ou l’indifférence de la classe politique est amenée à chercher de nouvelles portes à pousser pour sortir de son labyrinthe »

Cette phrase du journaliste conservateur de La Nación pourrait certainement s’appliquer à bien des sociétés dans le monde actuel. Et notamment en France, où peu à peu s’installe l’idée que, face à l’incompétence et à l’échec des gouvernements jusqu’ici aux manettes, le seul parti «qu’on ait jamais essayé», c’est le Rassemblement national. Ou quand la fatigue démocratique donne des soudaines envies de se jeter dans le vide.

Fatigue argentine

C’est aussi ce qui est en train de se passer en Argentine, visiblement. Depuis la grande crise de 2000-2001, qui avait conduit à de véritables émeutes ponctuées de mises à sac et de pillages de magasins, ainsi qu’à la succession de trois présidents de la République en deux ans, et après une courte éclaircie durant le mandat de Nestor Kirchner (2003-2007), l’Argentine ne s’est jamais vraiment remise économiquement et socialement de cette crise devenue quasi permanente, et qui, tout comme en France, a fini par creuser une fracture irréductible entre deux franges de population.

D’un côté, le péronisme de gauche, qui a gouverné de 2003 à 2015 avec donc, Nestor Kirchner, puis deux mandats de son épouse Cristina. De l’autre, la droite, représentée par «Juntos por el cambio» (ensemble pour le changement) une alliance entre l’historique Union Civique Radicale et une frange plus libérale, le PRO (Propuesta republicana, proposition républicaine), emmené par Mauricio Macri, président de 2015 à 2019, et dont la politique libérale a été désavouée dans les urnes.

Depuis janvier 2020, c’est un autre président péroniste, Alberto Fernández, qui tient les rênes. Mais son impuissance à juguler l’inflation et la hausse des prix, et la tutelle encombrante de la très clivante ancienne présidente Cristina Kirchner, l’ont rendu à son tour très impopulaire : il a perdu sa majorité au Parlement lors des élections de mi-mandat.

Les Argentins ne savent donc plus vraiment vers qui se tourner pour reprendre un peu espoir, face à une situation économique désespérée, avec une inflation à trois chiffres, des hausses de prix incontrôlables, une monnaie en chute libre et une conflictivité sociale au plus haut.

Troisième voie ?

Dans une telle situation d’impasse, la tentation est donc forte de se tourner vers des terrains encore totalement inexplorés. C’est sur un de ces terrains que joue un nouvel acteur politique, apparu au début des années 2020, élu député dès 2021, et qui a propulsé de manière fulgurante son nouveau parti «La Libertard avanza», à la troisième place lors de ces mêmes élections législatives : Javier Milei.

Javie Milei en 2021

Milei, pour le comparer à des politiques plus connus chez nous, c’est un peu comme une synthèse de Donald Trump, d’Eric Zemmour et d’Alain Madelin (vous vous souvenez de cet ancien facho devenu ultra libéral ?).

La doctrine de Milei, c’est cela : un savant mélange de libéralisme économique le plus sauvage, de racisme assumé, de climato-scepticisme enraciné, et de rage anti-avortement. Fan de Trump et de Bolsonaro, il copine avec les mouvements d’extrême-droite européens, comme l’espagnol Vox, et a soutenu le candidat Pinochetiste chilien Antonio Kast lors de la dernière présidentielle (perdue) de ce pays.

Son crédo : virer l’état d’à peu près tous les secteurs de l’économie et du social, et promouvoir la dérégulation totale, ainsi que la «dollarisation» de l’économie argentine. (Le dollar devenant monnaie officielle du pays).

Il a naturellement l’intention de se présenter à la prochaine présidentielle, à la fin de cette année. Pour le moment, dans les sondages, il conserve la troisième place, et sa victoire est encore très hypothétique.

Mais il ne cesse de monter, aidé en cela d’une part, par l’incapacité du gouvernement actuel de renverser la tendance inflationniste et la chute vertigineuse de l’économie, et d’autre part les divisions de l’opposition de droite, où la liste des prétendants s’allonge, et au sein de laquelle les débats, pour ne pas dire les combats, sont de plus en plus rudes, entre l’ancien président Macri que se verrait bien refaire un tour de piste, la très droitière Patricia Bullrich (favorable au port d’armes des citoyens lamba pour combattre la délinquance !) et le sémillant gouverneur de Buenos Aires Horacio Rodríguez Larreta.

Et quelques autres placés en embuscade, des fois qu’on aurait besoin d’un homme ou d’une femme providentiels pour faire la synthèse.

Adhésion ou protestation ?

Pour le moment, Milei pèse environ 20% dans les sondages. Ce qui n’est certes pas encore suffisant pour croire à une victoire finale, mais, après seulement quatre ans dans l’arène politique, ce score ferait rêver bien des novices. Au vu de son impopularité actuelle, il n’est d’ailleurs pas certain que le gouvernement péroniste, lui aussi divisé entre modérés soutenant Alberto Fernández et puristes appuyant l’ancienne présidente Cristina Kirchner, en obtiendra autant lors du premier tour.

On dit la popularité de Milei très en hausse dans certains secteurs clés de la population, comme les classes moyennes grevées d’impôts et les jeunes, qui voient en lui un libertarien (il a promis la légalisation des drogues).

Son élection, cependant, constituerait un véritable séisme dans la société argentine. Car comme notre Marine Le Pen nationale, il est aussi populaire chez les uns que détesté par les autres. Peu probable dans ces conditions que son arrivée au pouvoir réduise la fameuse «grieta» (fracture) qui divise le pays entre deux tendances irréconciliables depuis la fin de la dictature.

Par ailleurs, ses projets économiques ultra-libéraux pourraient refroidir beaucoup d’enthousiasmes un tantinet imprudents dans certains secteurs de la société, en accentuant de manière exponentielle les inégalités sociales et salariales. Comme souvent, en Argentine comme ailleurs, les gens ont la mémoire courte. La dernière fois que l’ultra-libéralisme a été essayé en Argentine, c’était avec le péroniste de droite Carlos Menem (dont Milei défend le bilan). Avec le succès qu’on a vu en 2001 (voir en début d’article).

Cela étant, une bonne partie de l’électorat se déclarant prêt à franchir le pas du vote Milei n’adhère pas forcément à toutes ses thèses. Car pour une bonne part, on l’aura compris, il s’agit d’un vote avant tout protestataire, en réaction au découragement et au désenchantement vis-à-vis des partis politiques traditionnels. Un peu comme chez nous avec le RN. Ce qui rend naturellement le pari d’autant plus risqué, et de nouvelles déceptions plus que probables.

En attendant, on peut retenir son souffle. L’Argentine est au bord du gouffre. Avancera-t-elle d’un bon pas, comme la « liberté qui avance » promise par le nom du parti de Milei ?

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Liens

Article (un poil tiède) du site RFI présentant Javier Milei

https://www.rfi.fr/fr/am%C3%A9riques/20220116-javier-milei-le-d%C3%A9put%C3%A9-antisyst%C3%A8me-qui-bouleverse-la-vie-politique-argentine

Article du site argentin Infobae (en français) sur le projet économique :

https://www.infobae.com/fr/2022/03/23/javier-milei-a-predit-un-desastre-social-et-a-declare-que-la-solution-contre-linflation-consiste-a-dollariser-leconomie/

Article de La Nación (en espagnol cette fois) sur le caractère protestataire du vote Milei :

https://www.lanacion.com.ar/opinion/el-riesgo-de-milei-cuando-todos-caen-nid19022023/

Sur ce blog, on avait déjà fait allusion à Milei ici :

https://argentineceleste.2cbl.fr/attentat-contre-cristina-kirchner/

Quelques aperçus de Milei en vidéo :

Interview de la chaine A24 (40’13’’):
https://www.youtube.com/watch?v=t_NpcZqh1-U

Son programme économique (21’14’’):
https://www.youtube.com/watch?v=KI5HHyISBdM

 

Changer le nom de l’espagnol ?

Le IXème Congrès international de la langue espagnole vient d’avoir lieu à Cadix, du 28 au 30 mars derniers.
Dans ce cadre, une table ronde a réuni les écrivains Juan Villoro (Mexique), Martín Caparrós (Argentine), Alonso Cueto (Pérou), Carmen Riera et Angel López García (Espagne). Thème : «Espagnol langue commune : métissage et interculturalité au sein de la communauté hispanophone.»
A cette occasion, Martín Caparrós a lancé une petite bombe sémantique, en proposant de débaptiser la langue espagnole, pour la renommer «ñamericano».

ARGUMENTS

Selon Caparrós, «il est temps de trouver un nom commun à cette langue, qui ne doit plus être seulement celle d’un seul des vingt pays qui l’utilisent. Il serait logique que 450 millions de personnes dans le monde cessent de penser qu’ils parlent une langue étrangère». Par ailleurs, toujours selon l’écrivain argentin, choisir un autre nom ne ferait qu’enrichir une langue qui s’est formée par « la  respiration de nombreuses autres et qu’aucun royaume ne peut s’approprier».

Juan Villoro, pour sa part, est venu soutenir son collègue, en soulignant que le métissage de la langue espagnole l’a fait évoluer au point qu’il est aujourd’hui impossible de considérer qu’elle est réellement unique, et qu’on parle le même espagnol partout. «Le temps est révolu, dit-il, où l’hôtelier de Madrid ne comprenait pas son client péruvien lorsqu’il venait signaler un défaut de plomberie dans sa chambre». (En employant son vocabulaire local, NDLA)

Alonso Cueto, pour sa part, se réjouit que la circulation des mots de chaque côté de l’Atlantique est plus intense que jamais, en partie d’ailleurs grâce à la publication en Espagne d’auteurs sud-américains, et que la «pollinisation» de la langue se fasse également à travers le tourisme, la télévision, le commerce ou les migrations. Pour lui, l’idée d’une pureté de la langue est inutile et anachronique.

Martín Caparrós
METISSAGE

«Nous resterons toujours fièrement impurs», ajoute Cueto. «L’espagnol est un organisme vivant, et son renouvellement constant a pour moteur les parlers locaux». Il regrette à ce propos la disparition en Amérique latine d’une très grande partie des dialectes originels : aujourd’hui au Mexique, seuls 6,6% des langues parlées avant l’arrivée des Espagnols sont encore pratiqués.

Pour López García, l’espagnol était une langue métissée déjà bien avant la colonisation de l’Amérique du sud, rappelant l’apport, par exemple, du Galicien ou du Catalan lors des pèlerinages à Santiago de Compostelle. Enfin Carmen Riera rappelle que c’est au moment des indépendances que les différents pays sud-américains ont choisi l’espagnol comme langue commune, alors que jusque-là, selon elle, l’occupant n’avait pas vraiment cherché à l’imposer, ses fonctionnaires y voyant un risque de concurrence avec les autochtones.

CONTROVERSE

L’écrivain espagnol Arturo Perez-Reverte, en réaction à la proposition assez iconoclaste de Caparrós, a posté aussitôt un tweet ironique. «J’ai une proposition moi aussi» dit-il en ajoutant une image reprenant les codes graphiques de l’Académie Royale espagnole (RAE). Pérez-Reverte avance alors le nom de «Gilipañol». Une construction dérivée de «Gilipollas» (Imbécile, couillon, en espagnol) et du mot «espagnol». Ajoutant la définition suivante : «Gilipañol : langue artificielle, en notable expansion, rassemblant les couillons hispanophones d’Espagne, d’une grande partie de l’Amérique, des Philippines, de Guinée équatoriale et d’autres parties du monde». Indiquant qu’il songe sérieusement à soumettre cette définition lors de la prochaine réunion de l’Académie. Caparrós lui a répondu : «C’est la langue dans laquelle tu écris, non ?».

Arturo Pérez-Reverte
L’ESPAGNOL, LANGUE COMMUNE ?

S’il est assez peu probable que cette polémique entre intellectuels prospère durablement, il n’empêche que la question soulevée par l’écrivain argentin et ses collègues ne manque pas d’intérêt ni de fondement.

Car il n’est évidemment ici pas question de remettre en question l’existence de la langue en elle-même, mais simplement sa dénomination.

Or, rappelons que les sud-américains, en général, la désignent sous le terme plus ancien de «castillan (castellano)». Autrement dit, la langue de la Castille. Celle-ci n’est devenue l’espagnol que lorsque, justement, après son extension et l’unification des différentes provinces, le Royaume de Castille est devenu le Royaume d’Espagne.

La langue des Castillans est ainsi devenue la langue de tous les Espagnols, s’appropriant la dénomination pour sceller leur parenté linguistique. Or aujourd’hui, l’espagnol n’est-il pas devenu la langue de tous les hispanophones bien au-delà des frontières de l’ancien colonisateur ? Les Sud-Américains ne se sont-ils pas appropriés eux aussi cette langue, d’ailleurs au grand préjudice des langues autochtones qui peinent à survivre, comme le quechua, le guarani ou l’aymara ?

Voilà donc un argument de poids dans le sens de Caparrós. Sauf que le monde hispanophone, contrairement à l’Espagne avec la Castille, ne s’est pas fondu en un seul territoire. Et qu’une base linguistique reste une base linguistique, quelle que soit son évolution ou la diversité de ses locuteurs.

Si on change le nom de cette langue, alors, ne faudra-t-il pas songer à changer également celui de l’anglais ? Car si les Espagnols sont aujourd’hui largement minoritaires en nombre dans le monde hispanophone, on peut en dire tout autant des Anglais. Et même des Français !

UN ESPAGNOL, DES ESPAGNOLS

Les Sud-Américains parlent une langue qui leur a été apportée par les colons espagnols (dont beaucoup sont descendants), les Espagnols une langue imposée par celle du royaume d’origine, la Castille. Avec le temps, les usages, les apports des parlers locaux, celle des langues de l’immigration, elle a considérablement évoluée, et pas de façon uniforme. On ne parle pas tout à fait le même espagnol (ou castillan, si vous préférez) à Cuba, en Argentine, en Bolivie ou à Madrid. Ce qui n’empêche pas une parfaite compréhension mutuelle. Je n’ai pas eu besoin de réapprendre l’espagnol avant d’aller visiter l’Amérique du Sud ! Mais j’ai pas mal enrichi mon vocabulaire à l’occasion de chaque voyage !

Je vous laisse juges. Personnellement, je me sens assez éloigné de ce genre de polémiques qui me semblent plutôt secondaires. Par ailleurs, le nom proposé par Caparrós « ñamericano », efface d’un trait de plume toute origine espagnole, en en faisant une langue purement…américaine, ce qui est un peu fort de café ! (Certes, il y a le ñ. Pour Caparrós, c’est justement le signe capital rappelant l’origine. Un signe, dit-il, inventé par des moines copistes paresseux souhaitant s’économiser l’écriture du double n !).

Alors, comment désigner une langue ? En rappelant ses origines, ou en faisant référence à ceux qui la parlent ? Et dans ce dernier cas, si elle évolue encore, faudra-t-il lui trouver un nouveau nom ? Le débat reste ouvert !

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Liens :

Articles rendant compte du débat du Congrès :

Infobae, site d’infos argentin, qui m’a servi de base :

https://www.infobae.com/cultura/2023/03/28/congreso-de-la-lengua-martin-caparros-propuso-un-nuevo-nombre-para-el-idioma-espanol/

Revue en ligne Perfil :

https://www.perfil.com/noticias/cultura/martin-caparros-propuso-renombrar-idioma-namericano-escritor-espanol-salio-cruzarlo.phtml

La Vanguardia (Espagne) :

https://www.lavanguardia.com/cultura/20230329/8860546/nueva-edicion-panhispanico.html

Occasion de lire ou relire également l’article de ce blog sur les particularismes de l’espagnol tel qu’on le parle en Argentine :

Parler argentin

 

Quelques clichés sur l’Argentine

Des mythes

Il faut toujours se méfier des mythes, et les regarder avec une certaine distance. Surtout en ce qui concerne les mythes « nationaux », qui ont vite fait, si on n’y prend garde, de se transformer en clichés. Quelques exemples près de chez nous, avant de traverser l’Atlantique.

Tenez, rien que la Bretagne. Qu’est-ce qui la caractérise le plus souvent, question graphique ? La coiffe bigoudène, bien sûr ! Vous savez, cette coiffe en forme de boite de bouteille de whisky qui interdit à celle qui la porte de conduire une voiture ! Des coiffes, la Bretagne en compte des centaines de modèles, et le bigouden est loin d’être le plus authentique, et le plus ancien. Et il a été assez peu porté, finalement.

Ou encore, les corridas et les castagnettes espagnoles, certes emblématiques du sud du pays, mais beaucoup moins, voire pas du tout, des régions du nord, comme la Galice et les Asturies, de culture nettement plus…celtique ! Mais pour beaucoup, pourtant, l’Espagne, c’est celle de Don Manolito, du flamenco et des toros !

Le fameux toro de la publicité Osborne en Espagne.

Et l’Argentine, quels clichés ?

On pourrait en citer pas mal, mais mettons-en au moins trois gros sous la loupe.

1. Le tango.

Ah ça, c’est sûr, le tango a été inventé en Argentine. Et lorsqu’on évoque la musique de ce pays, c’est celle-là qui nous vient en tête, en priorité. Le tango en Argentine, c’est comme la salsa à Cuba, on s’attend à en entendre et à voir des danseurs à tous les coins de rue. Je préfère prévenir tout de suite : on va être déçu.

C’est indéniable, le tango est né à Buenos Aires. Le terme existait dès le milieu du XIXème siècle. A l’origine, était le candombe des exilés noirs, qui se dansait dans les perigundines, ces troquets mal famés des rives du Río de la Plata où venaient s’échouer aussi bien des marins et des soldats, que certains fils à papa venus s’encanailler. Le manque de femmes amenaient bien souvent les hommes à danser entre eux.

C’est, nous dit Carmen Bernand dans son livre sur Buenos Aires (Histoire de Buenos Aires, chez Fayard), «l’introduction par un matelot allemand d’un instrument nouveau, le bandonéon, inventé à Hambourg, qui allait transformer radicalement le tango. La musique, joyeuse et bruyante, issue des candombes noirs, devint peu à peu mélancolique et traduisait l’angoisse de tous les déracinés échoués dans la capitale australe».

Seulement voilà : le tango, c’est donc d’abord et avant tout, une musique de danse portègne, c’est-à-dire, essentiellement cantonnée à Buenos Aires. Ah ça, à Buenos Aires, vous n’aurez pas de mal à en trouver et à en voir : des quartiers ultra touristiques du Caminito et de San Telmo à celui plus authentique de Boedo, en passant par les spectacles du café Tortoni, la capitale en regorge. Mais dès que vous serez sorti des limites de la ville, en revanche, vous vous apercevrez bien vite que le tango n’est finalement pas tant que ça une tradition nationale.

Comme le souligne le sociologue Argentin Pablo Alabarces, «Comme beaucoup de mythes argentins, le tango est d’abord un mythe portègne. On l’a décrété musique nationale par excellence. Mais le tango est un genre musical strictement portuaire, une invention de la métropole dont on a décidé qu’elle nous représentait au niveau mondial.

Bien sûr qu’on peut l’entendre dans bien des endroits en dehors de Buenos Aires, mais il ne s’est pas vraiment propagé plus loin que Rosario (grande ville à 300km au nord-ouest de la capitale, NDLA). Le cliché est facilement démontable, mais il fonctionne : c’est le principe du mythe». Exactement, donc, comme le flamenco avec l’Espagne !

Et non, tous les Argentins ne dansent pas le tango, pas plus qu’ils n’en écoutent à longueur de journée. On en est même assez loin !

Tango pour touristes dans le quartier de San Telmo

2. L’Argentine fournit la meilleure viande du monde.

Tous ceux qui ont visité le pays vous le diront : les Argentins sont des mangeurs de viande. Et surtout, de viande de bœuf. Si en France, on a sacralisé le moment de l’apéro, en Argentine, ce qui est sacré, c’est l’asado. La réunion autour du barbecue. Baladez-vous dans la campagne : même les aires de pique-nique en sont pourvues ! Le bife de chorizo, qui s’apparenterait, chez nous, à l’entrecôte, est un véritable plat national.

Il faut dire que le pays a toujours été traditionnellement, depuis sa colonisation, un pays d’élevage. Rien d’étonnant quand on connait l’étendue phénoménale des prairies de La Pampa ou de Patagonie. Là-bas, les vaches et les moutons ont de la place, et de la nourriture naturelle.

Dans la Pampa

Tout donc, pour produire «la meilleure viande du monde». Et en effet, là-bas, on en mange de la bonne ! Mais selon Pietro Sorba, un chef du cru, cette réputation serait surtout due au savoir-faire des cuisiniers argentins, plus qu’à la qualité de la viande en elle-même. Selon lui, elle n’est pas forcément meilleure que celle qu’on peut trouver dans d’autres pays d’élevage, et il cite notamment le Brésil, l’Uruguay, la Nouvelle-Zélande.

Pour ma part, même si je la mettrais volontiers très en haut du classement, je poserais tout de même quelques bémols. L’agriculture argentine est loin d’être bio, et les hormones n’y sont pas du tout interdits. Par ailleurs, depuis quelques années, les éleveurs ont cédé à la tentation du productivisme forcené, et, en dépit des immenses espaces à leur disposition, ont de plus en plus souvent recours à la technique dite du «feedlot», qu’on connait bien chez nous : l’élevage intensif en batterie.

Dommage, hein ? Quant au talent des cuisiniers («asaderos») argentins, s’il est indéniable, attention amis français : si vous aimez la viande bien saignante, vous allez avoir du mal en Argentine, où ce mode de cuisson est totalement proscrit par les papilles locales. Deux cultures culinaires bien différentes, donc.

3. L’Argentine, c’est le pays du foot.

Et comment ! Dernière championne du monde en date, trois étoiles sur le maillot (championne aussi en 1978 et 1986), berceau des célébrissimes Maradona et Messi et du fameux club de Boca Juniors, fournisseuse dans les années 70 de la plupart des buteurs du championnat de France, l’Argentine compte indubitablement parmi les premières nations footballistiques du monde, avec le Brésil, l’Allemagne, l’Espagne, L’Angleterre, L’Italie et la France.

Ouais, ouais. Et pourtant, savez-vous quel est le sport phare du pays ? Je vous laisse quelques secondes pour réfléchir. Le rugby ? Ah certes, ils sont bons là aussi, mais non, pas le rugby. La boxe ? Ils ont eu de grands champions, comme Carlos Monzón, mais ça commence à dater sérieusement. Non, non, rien de tout ça, mesdames-messieurs. Le sport phare en Argentine, c’est…le polo !

Bon, comme la plupart des sports, et justement le football, le polo a été apporté en Argentine par…des Anglais. Eh oui ! Mais il faut dire qu’entre grands espaces et aptitude pour l’élevage, les Argentins avaient quelques avantages. Ils se sont donc emparés de ce sport avec enthousiasme et passion. La première partie de polo connue daterait de 1875. Et en 1921, était créée officiellement la fédération argentine de polo. Trois ans plus tard, l’équipe argentine remportait la médaille d’or aux jeux olympiques de… Paris!

Match de polo

Bien plus que dans le foot, les Argentins dominent largement le polo mondial. Les dix joueurs considérés comme les meilleurs de la planète sont tous argentins !

Ceci dit, si ce sport attire les foules dans ses tribunes, il reste cantonné, sur le terrain, à une certaine élite, en raison du caractère onéreux de sa pratique. Tout le monde ne peut pas posséder un cheval, ni s’acheter l’équipement nécessaire. Dans ce domaine, oui, le football reste, et de loin, le sport le plus populaire, au sens strict du terme, d’Argentine !

Voilà pour quelques clichés bien ancrés. Un pays, et c’est heureux, ne peut jamais se réduire à quelques emblèmes trop facilement identifiables. Une culture, c’est toujours complexe, et ne peut jamais être totalement appréhendée en empruntant quelques raccourcis simplistes et schématiques.

Même en se baladant à Buenos Aires, ne pensez pas que chaque Argentin que vous croisez est un danseur de tango carnivore. Car il y a malgré tout quelques chances pour qu’il ne soit ni l’un, ni l’autre. Vous avez déjà vu beaucoup de Parisiens, vous, se balader un béret sur la tête et une baguette sous le bras ?

Caricature d’un journal danois

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Tout savoir sur le polo, un sport largement méconnu chez nous :

https://arecotradicion.com/fr/noticias/le-polo-argentin/

L’immigration béarnaise en Argentine

Un documentaire sur les Béarnais d’Argentine

On le sait (et si on ne le sait pas, on pourra se reporter à nos articles sur le sujet, ici, mais également !), l’Argentine est un pays qui s’est bâti, en tant que nation indépendante, à partir du début du XIXème siècle, sur les gigantesques espaces pris aux peuples premiers. Un pays essentiellement colonial, et même plus que bien d’autres, puisque les indiens y ont été massacrés plus qu’ailleurs.

On a déjà cité à ce propos la célèbre formule : « Les Mexicains descendent des Mayas, les Péruviens des Incas, et les Argentins…des bateaux ». Autre manière de souligner que l’essentiel du peuplement de ce pays est dû aux différentes vagues de migrations qui se sont succédées, pour la plus grosse partie entre le milieu du XIXème siècle et le début du XXème.

Une immigration surtout européenne, stimulée par les différents gouvernements argentins à coups de campagne de pub, auxquelles ont répondu surtout, outre les Espagnols – filiation coloniale oblige – les Italiens, les Allemands, les Polonais, et un certain nombre de groupes originaires des Balkans.

Mais… et les Français dans tout ça ? Il y en eut, rassurez-vous. En moindre quantité, mais il y en eut. Des Basques, d’abord, mais cela n’étonnera personne si on pense que parmi les Espagnols, la majorité des immigrés venaient essentiellement du nord du pays : Galiciens, Asturiens, Cantabriques, et, bien sûr, Basques !

Donc, côté français, pas mal de Basques. Mais également, par une espèce d’effet domino, un bon nombre de Béarnais ! Dont certains ont laissé une empreinte très forte dans l’histoire, la culture ou l’économie du pays, comme par exemple la famille Pueyrredon, dont l’un des enfants, Juan Martín, a joué un très grand rôle dans la conquête de l’indépendance argentine, ou l’écrivain Adolfo Bioy Casares, grand ami de Jorge Luis Borges, ou encore la famille Lanusse, qui fera décoller le négoce de la viande bovine, qui deviendra un des piliers de l’économie argentine.
C’est de cette immigration spécifique dont parle un très intéressant documentaire, tournée en 2009 par Dominique Gautier et Agnès Lanusse (oui, Lanusse, tiens donc !) : Lo que me contó abuelito (Ce que m’a raconté Papy).

Ce film retrace, par l’entremise de nombreux témoignages de descendants et d’extraordinaires images d’archives, l’histoire de cette immigration béarnaise, de ses raisons, de sa place dans les grandes vagues migratoires qui ont peuplé l’Argentine, de ses joies, ses drames, et de la trace qu’elle aura laissé dans l’histoire de son pays d’accueil.

Pour cela, les cinéastes ont rencontré pas moins d’une trentaine de descendants de ces Béarnais voyageurs, arrivés à des époques très différentes, et, pour certains, très jeunes. Comme les ancêtres de Celina Madero, lancés dans l’aventure dès l’âge de quinze ans, ou Jeanne Hourgras, qui vient raconter comment, à seize ans, sa famille l’a expédiée contre son gré avec son cousin Fondeville.

Dure histoire que la sienne, qu’elle nous raconte pour l’essentiel en béarnais! A peine débarquée, ses prétendus employeurs n’en veulent plus : trop jeune, pas assez instruite. Deux mamies, elles aussi béarnaises, la prennent en pitié et l’emploient comme fille de compagnie. C’est ainsi qu’elle rencontre son futur mari, Charles Hourgras, lors d’un « asado » (pique-nique/barbecue typique en Argentine) dans les parcs du quartier de Palermo à Buenos Aires. Elle danse avec lui, mais cette petite maigrelette n’est pas la fille de ses rêves, dans lesquels il voyait plutôt une grande et belle femme ! Ils se marient quand même, et la voilà veuve, à peine trois mois après la naissance de leur enfant !

Dans certains cas, c’est le droit d’ainesse qui oblige les jeunes ruraux à s’exiler. C’est ainsi que les ancêtres maternels d’Amalia Calandra ont dû traverser l’Atlantique, pour trouver des terres à travailler : celles de la ferme familiale étaient réservées à leur ainé ! L’arrière-grand-père d’Amalia est arrivé un peu après 1850. Pas seulement pour une histoire de terres, mais également pour échapper aux guerres de Napoléon III !

Car la plupart étaient paysans, à la base. Le père de Pedro Petreigne est arrivé de Lucq en 1891, et a commencé à travailler comme peón (ouvrier agricole), puis, vers 1903, a pris 1300ha en location, en association avec un certain Lamarche, un Palois. (Comme le rappelle Pedro non sans malice, 1300ha, pour l’Argentine, c’était « tout petit » !)

D’autres sont devenus instituteurs. Juan Fabaron nous raconte ainsi que son arrière-grand-père (Un Fabaron de Labarthe de Rivière, en Haute-Garonne) et son arrière-grand-mère Cazaux (de Navarrenx) se sont rencontrés dans une école de San Andrés de Giles, dans la région de La Pampa.

Certains ont fait fortune, comme l’arrière-grand-père de Maria Cazale, Lucien Lourtet, devenu éleveur à la fin du XIXème siècle, ou Leon Safontas, qui aurait fondé la ville de Santa Rosa dans La Pampa, à 600 km au sud-ouest de Buenos Aires. D’autres, souligne l’historien Hernan Otero, beaucoup moins. On estime à environ 50% le nombre de migrants retournés au pays. Lorsqu’ils revenaient riches, cela se voyait aux maisons ostentatoires (autant que de style colonial) qu’ils se faisaient construire dans leur village natal. Mais la plupart, hélas, revenaient aussi pauvres qu’ils étaient partis.

Il faut bien voir qu’en Argentine, et ce jusqu’au milieu du XXème siècle, les familles les plus riches étaient essentiellement celles des propriétaires terriens. Comme le souligne Juan Archibaldo Lanus, il faut alors distinguer deux types de migrants : ceux qu’il appelle les « voyageurs », et les vrais émigrants. Les premiers sont arrivés avant les seconds, c’est-à-dire avant les grandes vagues d’immigration. Ils venaient de leur plein gré, pour voir du pays et tenter l’aventure. Ceux-là, les pionniers, se sont taillé la part du lion des terres agricoles. Les autres traversaient l’Atlantique par nécessité, économique, familiale, politique… Ils arrivaient sans un sou, vivaient tout un temps dans des conditions plus que précaires, et devaient accepter le travail qu’ils trouvaient, avant de peu à peu, s’insérer dans leur nouvelle société.

Mais, et tous les témoignages recueillis dans cet excellent documentaire le prouvent, tous ont laissé une trace profonde et durable de leurs origines, jusqu’aux générations actuelles. Même des jeunes comme Maria Eugenia Boutigue (dont les ancêtres béarnais arrivèrent en 1884 en Argentine) ou Jean-Louis Hourgras, le petit-fils de Jeanne, le soulignent : nés et élevés en Argentine, ne parlant que l’espagnol, nous sommes entièrement Argentins. «Mais, dit Maria Eugenia, nous savons l’importance de notre arbre généalogique, de connaitre nos racines. Nous savons que nous avons une famille en France, que nous ne connaissons pas, mais nous espérons faire le voyage un jour et la découvrir.».

Cahier retrouvé par Juan Fabaran, écrit par son arrière-grand-père.

Beaucoup l’ont d’ailleurs déjà fait. Maria Cazale est ainsi allée à Pau, et en a rapporté l’agréable et étrange sensation de s’y être sentie chez elle. C’est le cas également de Celina Madero, qui a fait le pèlerinage de Navarrenx, ou d’Elena Latour de Betbeder. Celle-ci raconte qu’elle est allée à Salies de Béarn en 1985 avec sa mère, et que cette dernière, en revoyant de vieilles camarades de classe, s’est mise à leur parler en béarnais, comme si elle n’était jamais partie ! Luis Hourgras, quant à lui, parle un français impeccable, et a même réussi, en écoutant sa mère, à apprendre quelques mots de béarnais !

Laissons le mot de la fin à Natalia Garrigou-Barrenechea, l’amie de Maria-Eugenia, qui clôt le film par ces mots très justes : Et ce qui est intéressant, c’est qu’à force de chercher, on finit par comprendre d’où on vient, et tu te dis, j’ai toutes ces origines, et finalement, je suis Argentine. On a une famille qui vient de partout, et tout ça mélangé génère une culture nouvelle, un pays nouveau, et on prend encore mieux conscience de son identité propre. Je ne me vois plus comme moitié française, moitié espagnole, moitié je ne sais quoi, je sais qu’ils viennent de partout et que finalement, je suis Argentine.

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Le film :

Lo que me contó abuelito, de Dominique Gautier et Agnès Lanusse.
Cumamovi-Créav Atlantique – 2009

Très belle musique du groupe « Menestrès gascons », en prime !
Sorti en DVD.

CREAV : 8 rue Paul Bert – 64000 PAU – 05 59 90 34 90 – contact@creav.net

CUMAMOVI : 27, avenue Honoré Baradat 64000 PAU – 05 59 06 49 22 (Site internet en reconstruction au moment de la publication du présent article)

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Sur youtube, le début du film :
https://www.youtube.com/watch?v=zjFM4Hnh8-w

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Les illustrations de cet article sont constituées de captures d’écran à partir du film.

Un grand merci à Alain, qui m’a fait découvrir ce très bon documentaire !

V. La résistance péroniste. 1ère partie.

1955- 1962 : un premier espoir déçu.

Après le coup d’état de septembre 1955, Perón a dû quitter le pays. C’est le début d’une errance de près de cinq ans, durant lesquels l’ancien président argentin va d’abord trouver refuge au Paraguay, puis au Panama, au Venezuela, à Saint Domingue, et enfin dans l’Espagne de Francisco Franco, où il va durablement s’installer. Il y arrive en janvier 1960, et prend résidence à Madrid, en compagnie de sa nouvelle épouse, María Estela Martinez, une ex-danseuse rencontrée lors de son séjour au Panama.

C’est d’Espagne qu’il va continuer de tirer les ficelles de son mouvement, qui entre en résistance. Sur place, il en confie les rênes à un de ses fidèles lieutenants, un homme très à gauche d’origine irlandaise, John William Cooke.

John William Cooke et son épouse Alicia Eguren en 1957.

Pendant ce temps à Buenos Aires, les militaires s’affirment au pouvoir. C’est d’abord le général Eduardo Lonardi qui assume la nouvelle présidence de fait. Homme modéré, il cherche avant tout à ramener le calme et la stabilité dans le pays. Avec comme principal objectif la réconciliation nationale, il ne remet pas en cause la constitution héritée du péronisme (en fait, une réforme rédigée en 1949 de la constitution historique de 1853), pas plus que les acquis sociaux et, plus globalement, les mesures politiques prises entre 1946 et 1955.

Cette politique d’apaisement défrise profondément les militaires les plus offensifs, qui finissent par remplacer Lonardi, au bout d’à peine deux mois de gouvernement. C’est le plus rigide Pedro Eugenio Aramburu qui prend le fauteuil.

Eduardo Lonardi et Pedro Aramburu

L’objectif principal d’Aramburu est beaucoup moins consensuel. Il s’agit avant tout de «dépéroniser» le pays. Pour cela, il prend les grands moyens : il interdit purement et simplement toute forme d’existence du péronisme.

Car l’interdiction s’étend très loin. Non seulement le mouvement est proscrit et son existence même en tant que parti est interdite, mais cela va jusqu’à l’interdiction de l’usage du nom du mouvement et de l’ancien président ! En somme, on veut effacer Perón et le péronisme des tablettes et du vocabulaire argentin. (On ne peut donc plus citer Perón en toutes lettres. Dénominations acceptées: l’ex-président, le tyran en fuite, le dictateur déchu !)

Bien entendu, les principaux cadres de l’ancien parti de gouvernement sont arrêtés et jugés, et le principal syndicat péroniste, la CGT, est mis sous tutelle du gouvernement militaire. Tous les hommages rendus au couple présidentiel sont retirés : noms de rues, noms de localités ou de provinces ; stations de métro, gares, tout ce qui porte le nom de Juan Domingo Perón ou Eva Perón (et il y en avait beaucoup, quand même !) est débaptisé. (Pour l’anecdote, si certaines rues et places retrouveront leur nom péroniste dans les années soixante-dix, d’autres lieux garderont définitivement leur dénomination d’origine, comme la province de La Pampa – renommée Eva Perón en 1951 – ou la gare principale de Buenos Aires, Retiro – un temps rebaptisée Presidente Perón).

Naturellement, les péronistes ne restent pas sans réaction. Dès début 1956, ils entrent en résistance, en lançant une série de boycotts (avec pour cibles certaines entreprises ayant soutenu le coup d’état) et d’attentats à l’explosif. Les premiers résistants péronistes seront d’ailleurs des militaires. En effet, tout un secteur nationaliste – qui avait dans un premier temps soutenu Lonardi – refuse le diktat et le leadership d’Aramburu. Cette faction est emmenée par le général Juan José Valle, qui tentera un coup d’état – soutenu par les péronistes, en dépit du fait que Valle ne l’était pas, lui – en juin 1956.

Mais le coup échoue, et Valle est arrêté et exécuté. Afin de faire un exemple, les militaires au pouvoir feront également exécuter tout un groupe de civils présumés complices. Une sombre affaire d’ailleurs, car l’exécution, qui a eu lieu avant la promulgation de la Loi martiale, était donc parfaitement illégale, comme le racontera en détail le livre du journaliste Rodolfo Walsh, Operación masacre. (Voir bibliographie ci-dessous pour la version française)

Couverture du livre de Rodolfo Walsh – Ed. 451 Editores.

La brutalité de la répression militaire finit progressivement par avoir raison de ces premières manifestations violentes de résistance. Après l’évasion de plusieurs dirigeants péronistes emprisonnés par les militaires (dont John William Cooke et le futur président péroniste Hector Cámpora) cette résistance prend un tour plus politique. Cooke prend contact à Madrid avec Juan Perón, et celui-ci lui confie la tâche de fédérer les différents mouvements de résistance.

Malgré les tentatives de Cooke, la résistance péroniste reste divisée en deux. D’un côté, les légalistes, fidèles au chef et au parti historique, le Parti péroniste, ou Parti Justicialiste. De l’autre, les «néo-péronistes», partisan d’un «péronisme sans Perón», jugeant improbable à court terme le retour de l’ancien président. Et, pour certains, ne le souhaitant pas forcément ! Ceux-ci se réunissent essentiellement au sein d’un nouveau parti, L’union Populaire.

Le gouvernement de Pedro Aramburu est néanmoins fortement entravé par les nombreuses grèves et actions de protestation dans tout le pays. Celles-ci ne sont pas toutes l’œuvre des péronistes. Il y a également tout un secteur de l’opinion qui s’insurge contre la politique répressive et les mesures anti-sociales prises par les militaires. Début 1957 par exemple, la mort d’un jeune de 14 ans lors d’une grève de cheminots provoque une forte émotion dans la population.

Face à cela, Aramburu est contraint d’annoncer l’organisation prochaine d’élections, afin de remettre le pouvoir aux civils. Mais bien entendu, pas question d’y réintégrer le péronisme, ça va de soi. Le principal parti autorisé est donc un parti historique de la politique argentine : l’UCR, Union civique radicale. Sauf que. Sauf que ce parti est lui-même divisé en deux clans opposés. D’un côté, les dits «intransigeants» (UCRI), qui militent pour un retour complet à la démocratie, et donc la réhabilitation du péronisme. De l’autre, l’Union civique radicale dite «du peuple» (UCRP), férocement antipéroniste.

Les militaires, qui ne présentent pas de candidat, soutiennent l’UCRP, emmenée par Ricardo Balbín. Perón, pour sa part, exige en vain, sinon de pouvoir se présenter lui-même, au moins de pouvoir présenter un candidat de son parti. Ce qui lui est naturellement refusé par les militaires, en dépit, ou plutôt justement à cause, de la toujours – très – forte influence du péronisme dans l’opinion.

Alors Perón va avoir une idée assez futée : prendre contact avec le candidat de l’UCRI, Arturo Frondizi, et lui proposer son soutien, en échange d’une promesse, une fois élu, d’annulation de la proscription. Les historiens argentins sont divisés quant à la question de savoir si Frondizi a bel et bien scellé un accord secret avec Perón. Frondizi lui-même l’a démenti, et il n’y a pas eu de document écrit. Mais plusieurs participants à des réunions communes l’ont attesté, comme le conseiller de Frondizi Ramon Prieto, qui en même fait un livre, El pacto, en 1963 (Voir ici, paragraphe 22).

Arturo Frondizi – Président de la République argentine – 1958-1962

Il n’en est pas moins vrai que Perón a appelé ses troupes à voter en faveur du candidat de l’UCRI, et que celui-ci, en bonne partie grâce à ces suffrages, l’a emporté haut la main, avec près de 50% des voix au premier tour, contre 32 à son adversaire de l’UCRP, Ricardo Balbín. Prouvant ainsi la persistance de la popularité et de l’influence du péronisme dans la population.

En résumé : Perón 1 – militaires 1. Balle au centre. Seulement voilà : Frondizi n’assume pas sa part du contrat. Alors oui, il lève l’interdiction faite aux péronistes d’exister en tant que tels : droit de réunion, de formation de cellules partisanes, d’expression publique, ainsi qu’amnistie pour les cadres arrêtés après le coup d’état de 1955. De même, il rend aux syndicats leur indépendance de fonctionnement. Mais c’est à peu près tout. Le péronisme, en tant que parti politique, reste proscrit, et Perón est prié de rester en exil.

Sans parler de la politique menée, pas vraiment du goût des partisans de l’ancien président. Loin du nationalisme volontiers protectionniste affiché par le péronisme, Frondizi est un libéral, qui cherche à ouvrir l’Argentine sur le monde, économiquement, diplomatiquement et culturellement. C’est ainsi qu’il cherche d’abord et avant tout à séduire les investisseurs étrangers.

Les griefs ne tardent pas à s’accumuler, tout comme les mouvements de protestation. Les grèves se multiplient : cheminots, secteur pétrolier (Frondizi a été accusé, non sans raison, d’avoir bradé l’or noir argentin aux compagnies étasuniennes), banques, industrie de la viande, mais aussi contestations étudiantes.

En réaction, le gouvernement déclenche la répression, au moyen d’une ancienne loi réactivée pour l’occasion, le Plan Conintes. Acronyme signifiant : Conmoción interna del estado. Une sorte de décret d’état de siège, ni plus ni moins. Par ce plan, le gouvernement peut restreindre les droits constitutionnels des citoyens (comme les droits de grève et de manifestation), mais aussi et surtout militariser le pays, en déclarant certains points sensibles zones militaires, et en donnant à l’armée, en conséquence, le pouvoir discrétionnaire de faire respecter son autorité en arrêtant tout contrevenant.

Le divorce entre Frondizi et le péronisme est consommé. Lorsque le président sera de nouveau en difficulté, mais face aux militaires cette fois, il ne pourra pas compter sur ses alliés d’hier pour voler à son secours. Car agacés par la politique étrangère de Frondizi, qu’ils jugent trop internationaliste, les militaires vont finir par le lâcher.

Le déclic, c’est la relation avec Cuba. Ne pas oublier qu’au tout début du mandat de Frondizi, en 1958, se produit la révolution castriste. Or Frondizi affiche d’excellents rapports avec Castro et Guevara, qu’il recevra en 1961. 1961 ? C’est l’année de la crise des missiles russes à Cuba ! Frondizi a également d’excellentes relations avec J.F. Kennedy, et celui-ci a caressé un temps l’idée d’en faire un médiateur de crise.

Sous la pression (on commence à parler de nouveau coup d’état militaire), Frondizi cherche à regagner l’appui du péronisme, seul capable d’équilibrer la balance en sa faveur. En vue des élections législatives de mars 1962, il décide d’autoriser la participation de partis néo-péronistes, sans pour autant accepter la participation de Perón lui-même (celui-ci souhaitait se présenter à Buenos Aires).

Le péronisme l’emporte dans neuf régions sur dix-sept, et gagne six postes de gouverneurs. Les militaires, furieux, le somment d’annuler les élections. Frondizi le fait en partie, mais ne peut empêcher finalement d’être renversé. Il est arrêté le 29 mars 1962, et envoyé sur l’île Martín Garcia, habituel lieu de déportation des cadres politiques déchus (Pérón y fit un séjour en 1945).

Pour l’anecdote, ajoutons que Frondizi refusa toujours de signer sa démission, malgré les pressions militaires. C’est ainsi que, profitant du délai mis par ceux-ci pour négocier avec le président déchu, le président du Sénat, José María Guido, prêta serment devant la cour suprême… et fut officiellement investi président de la République, s’appuyant sur une loi spécifique prévoyant la vacance du pouvoir.

Or le serment fut prêté de nuit. Pendant ce temps, les cadres militaires, fatigués par leurs tractations… étaient allés se reposer. Quand à leur réveil ils se rendirent au Palais présidentiel déjà occupé, ils réalisèrent qu’ils avaient été doublés ! Ils décidèrent finalement de mettre Guido à l’épreuve, et de le laisser gouverner sous leur étroit contrôle.

La résistance péroniste avait encore du travail devant elle.

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LIENS ET BIBLIO

1. L’ensemble du dossier en cours sur le péronisme est à lire ici, avec les liens vers les différents articles.

2. Sur John William Cooke, ce court article de Miguel Mazzeo sur le site jacobin.com. Voir également la correspondance entre J.W. Cooke et Perón, aux éditions Granica. Echange de lettres entre 1957 et 1958. 1ère édition en 1972. Non traduit.

3. Sur le néopéronisme, le paragraphe 14 de cet article assez fouillé de Julio Parra.

4. Le livre de Rodolfo Walsh cité dans l’article ci-dessus a été publié en français sous le titre « Opération massacre » par les éditions Christian Bourgois en 2010. Rédigé comme une enquête policière, il retrace l’arrestation et l’exécution illégale de résistants péronistes par le gouvernement d’Aramburu en 1956.