Colectivos

Rédigé le 8 janvier 2020

Photo PR

          Les « Colectivos », ce sont les bus de ville. A Buenos Aires, ils sont entièrement gérés par des compagnies privées. Difficile de savoir le nombre exact de lignes en service, tellement elles semblent nombreuses. Tout aussi difficile de trouver une carte exhaustive du réseau. Elle serait sans doute illisible, tant l’enchevêtrement des lignes a l’air compliqué. Heureusement pour l’usager, il existe un site assez pratique, équivalent à celui de certaines compagnies de transport urbains françaises par exemple, qui permet d’entrer point de départ et point de destination, et qui donne le trajet complet, parties à pied comprises. Sauf que. Il nous est arrivé plusieurs fois de constater que l’arrêt indiqué n’existait pas, ou plus. Ou avait été déplacé.      

          C’est rigolo. On marche 5 ou 6 cuadras pour se rendre à l’arrêt mentionné, et là, paf, rien. Aucune trace. Ce matin par exemple, pour prendre le 75. Il était en fait 5 cuadras plus loin, et dans une rue parallèle à celle indiquée. Ils sont facétieux. Apparemment, les gens du cru sont habitués. D’ailleurs, vu le nombre de gens nous ayant vu attendre et en ayant profité pour nous demander des renseignements (et si le n° tant s’arrête à tel endroit, et si le n° truc passe bien à Trifouillis…), ils n’ont pas tous l’air très au courant. L’autre jour en revenant de Palermo, nous avions bien trouvé l’arrêt du 60, un petit vieux nous avait même demandé si c’était bien là qu’il s’arrêtait : oui m’sieur, c’est ce qui est écrit sur le panneau. Après un quart d’heure d’attente, il n’est jamais passé. Ce qui n’a pas eu l’air d’inquiéter le petit vieux outre mesure : il est monté dans un 42 sans ciller. A la fin, nous sommes montés dans le premier à passer. Un 152. Coup de bol : il allait sur l’avenue Santa Fe. Parfait pour nous. Difficile d’imaginer pourtant qu’un assez long séjour sera suffisant pour finir par comprendre comment ça marche.

Bus devant la gare Retiro – Photo DP

          La compensation de ce système un tant soit peu anarchique, c’est d’une part le prix modique (avec l’équivalent d’un ticket de tram français, on fait au moins 5 voyages), et d’autre part la carte unique et rechargeable. Quelque soit la compagnie. Très pratique. Carte qui marche aussi pour le métro et le train de banlieue.
          Les colectivos sont le théâtre d’un phénomène étrange. Les Argentins sont en général assez indisciplinés, et peu civiques. Sauf pour les arrêts de bus. Là, les queues qui se forment sont tout à fait dignes de celles qu’on peut voir à Londres. Pas question de doubler : tout le monde attend patiemment à la queue leu leu. Pareil dans les bus : cohue ou pas, tout le monde garde son calme, et sa civilité. C’est pas chez nous qu’on verrait que les transports publics sont un lieu de développement des sentiments civiques.

Attente à l’arrêt d’autobus – Photo QV

          On peut aussi prendre le taxi. Pas cher non plus, comparé à la France. Une course de 5-6 kilomètres dépasse rarement les 3 euros. Mais il faut bien choisir sa bagnole. Et son chauffeur. En été, il vaut mieux privilégier les taxis aux vitres fermées, signe de clim. Et éviter les chauffeurs qui conduisent le nez sur leur portable. Ils sont nombreux. Nous en avons pris un de cet acabit pour revenir de Puerto Madero. A chaque feu, il replongeait sur son écran. Loupait régulièrement le passage au feu vert. Et gueulait ensuite comme un putois, avec klaxon et tout, parce qu’on lui passait devant. Conduite énervée, du coup, au millimètre. Serrage de fesses pendant tout le trajet.

Taxis dans Buenos Aires – Photo PV

Pays pauvre – Pauvre pays

Rédigé le 7 janvier 2020

Devant l’aéroport Jorge Newbery – Décembre 2007 – Photo PV

          Peut-être est-ce différent pour d’autres observateurs, mais en ce qui nous concerne, nous avons toujours été étonnés par l’extrême différence de destins politiques et économiques entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du sud. Ces deux parties du continent sont comme deux faces totalement opposées d’une même médaille : d’immenses territoires colonisés par les Européens. Au départ, les mêmes richesses, les mêmes ressources, les mêmes opportunités de développement. A l’arrivée, un nord riche, développé et dominateur, et un sud resté en grande partie sous-développé, et dans une large mesure, placé sous la tutelle, plus ou moins admise, du voisin nordiste.
          Est-ce qu’une partie de l’explication ne tiendrait pas dans la différence de construction de ces territoires ? Les Etats-Unis ont été construits essentiellement par les immigrés eux-mêmes, qui ont pris possession des territoires individuellement, au fur et à mesure de leur avancée vers l’ouest. La couronne anglaise, elle, s’était cantonnée sur les rivages de l’est, mais ce n’est ni son armée, ni son église, qui ont assumé l’essentiel de la conquête qui s’en est suivie. Ce qui explique également que les Etats-Unis ont été le premier pays indépendant du continent : les immigrés représentaient une entité plus forte, et plus légitime, que celle du royaume.
Dans le sud au contraire, l’Espagne – et le Portugal – ont d’emblée installé une administration royale très forte, et très contraignante. Les terres conquises étaient considérées comme propriété exclusive du Royaume, qui seul pouvait en disposer. Et qui les a donc distribuées en priorité aux « grandes familles », qui se sont ainsi accaparées l’essentiel des nouvelles terres agricoles du sous-continent. Depuis, ces grandes familles ont constitué une sorte de « classe nationale » inamovible, identifiée à la nation elle-même. « Nous sommes l’Argentine », ou « Nous sommes le Chili », répètent souvent les grands propriétaires terriens du cône sud. La plupart ayant également fourni le gros des troupes d’officiers supérieurs et généraux des armées, et de la hiérarchie catholique, ils ont donc mis la main sur la totalité du pouvoir, et ont, à de rares – et courtes – périodes près, dominé la scène politique jusqu’à aujourd’hui. Et la dominent encore, même si des forces d’opposition ont fini par se faire une petite place.
          Résultat : des états essentiellement gouvernés par une oligarchie conservatrice, restée globalement sur les schémas dépassés d’une économie agro-exportatrice. Et surtout, générant un clivage énorme entre les classes les plus riches et les classes les plus pauvres, sans laisser la moindre possibilité de passerelle (les sociétés sud-américaines étant extrêmement « reproductrices »). Avec en filigrane un immobilisme économique frisant la sclérose : l’industrie étant soit inexistante, soit aux mains d’entreprises étrangères, et les services publics, presque entièrement… privés.
          Une société aussi inégalitaire ne peut que déboucher sur une opposition féroce entre les différentes classes sociales. Ce qui explique l’extrême fragilité du système démocratique : chaque alternance est envisagée comme une revanche, et le temps enfin venu de « faire payer » les vaincus pour leur politique passée. On le voit bien au Brésil avec l’avènement de Bolsonaro après Lula, ou le coup d’état « doux » contre Evo Morales en Bolivie (Au moins jusqu’à l’élection de Luis Arce). Ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres. Les médias ne sont pas en reste. Ici en Argentine, les médias sont militants, et ne se donnent pas la peine d’afficher une objectivité même de façade, comme le font les journaux et télés de chez nous. Clarín est férocement anti-péroniste, La Nación farouchement conservatrice, et Pagina 12 soutient mordicus les gouvernements péronistes. Idem à la télé, où on comprend en deux secondes de quel côté se situe celui ou celle qui commente l’actualité. Dans un tel contexte, difficile de faire avancer un pays. L’Argentine a tout pour être un pays riche et développé : un immense territoire, tous les types de climats réunis, un énorme potentiel agricole (gâché par la monoculture), des richesses dans le sous-sol, une population encore peu nombreuse et qui ne demande qu’à croitre (45 millions d’habitants pour un pays 5 fois plus grand que la France), un potentiel touristique sous-exploité, un passé cosmopolite d’une richesse culturelle inégalée, etc, etc… Ce pays aurait dû être l’égal des Etats-Unis pour l’Amérique du sud, et c’est un pays sous-développé, déliquescent, invariablement gouverné par des politiciens corrompus et incapables, soit à la solde de puissances financières étrangères (et surtout étatsuniennes) qui les contrôlent, soit rongés par la tentation autocratique.
Un pays gâché.

Contrastes. Au fond, le port industriel. Au premier plan, l’autoroute Umberto Illia. Entre les deux, au-delà des rails, la « villa 31 », le plus grand bidonville de Buenos Aires – photo PV
Chalet – Tigre – Delta del Paraná – Photo PV
Village en pisé, nord-ouest argentin – Photo PV

La Biela

Rédigé le 5 janvier 2020

Entrée principale – Photo PR

          Pas la peine de présenter ce café célébrissime établi juste en face le cimetière de la Recoleta : il figure dans tous les guides. On s’y reportera pour en avoir une description touristique détaillée.
          Ce n’est pas le plus beau de tous les bars “notables” de Buenos Aires, ni le plus authentique. Son histoire commence en 1850. A cette époque, ce n’était encore qu’un petit bar d’habitués appelé « La Veredita » (le petit trottoir). Plus tard, il prendra le nom de « L’aéreo » (L’aéro), parce que très fréquenté par des pilotes d’avion. Nous étions là dans les années 50. Ensuite, il est devenu curieusement le lieu de rendez-vous d’une autre sorte de pilotes : de voitures de courses. C’est à partir de là qu’il a pris son nom définitif : « La Biela » (la bielle).
          Il se targue également d’avoir reçu quelques écrivains célèbres, et dans la salle, on a assis à un des guéridons deux statues de plâtre représentant Borges et Bioy Casares pour donner corps, si j’ose dire, à la légende. (On a fait de même, d’ailleurs, au café Tortoni, Avenue de Mayo, où l’effigie grandeur nature de Borges a elle aussi sa table réservée. Je ne remets pas en doute les visites largement attestées des deux écrivains. Mais obliger « Georgie » et Adolfo à lever le coude ainsi pour l’éternité, mitraillés par les flashes des appareils photo, voilà qui me fait un peu de peine pour eux).

J.L Borges et A. Bioy Casares, clients à perpétuité – Photo PR

         En tant que décor, le lieu en lui-même n’a absolument rien de bien extraordinaire. A l’intérieur, déco automobile, essentiellement des photos de courses des années 50, la grande époque du héros national, Juan Manuel Fangio, des insignes de marques, des pièces de bagnoles anciennes (un magnifique radiateur d’Hispano !) et des chaises en bois au dossier évidé en forme de bielle (forcément). Cachet rétro donc. A l’extérieur, la vaste terrasse présente un aspect nettement moins engageant. Mobilier de jardin en plastique blanc et vert foncé, rangé à touche-touche sans ordre apparent, et de toute façon sans cesse déplacé par les clients qui en disposent au gré de leurs besoins. Le tout donne sur, ou plutôt sous, l’immense gommier qui trône devant le café depuis plus d’un siècle, autre célébrité de l’endroit (Avec le cimetière, naturellement, mais nous en parlerons sans doute plus tard). Terrasse que la multitude de pigeons volant en rase-motte au-dessus et en-dessous des parasols rend assez dangereuse, surtout si vous êtes en train de manger quelque chose. 

Gommier en face de La Biela – photo PV

          L’intérieur et la terrasse sont comme deux mondes à part. Nous avons eu le temps de nous en rendre compte, pour la bonne raison que La Biela, située à 10 mn à pieds de chez nous, est rapidement devenu notre rendez-vous quotidien de la fin d’après-midi.
          Dans l’ensemble, en bon café à touristes, surtout dans ce quartier chic, c’est plutôt cher. Mais nous nous sommes trouvé une consommation bon marché, qui, en plus, donne droit à une petite assiette de chips pour accompagner. La « cañita de Imperial », demi de bière aussi locale qu’ordinaire, est ainsi devenu notre apéritif du soir. Nous y allons vers 17 h 30/18 h et nous installons à la terrasse s’il y a de la place (et qu’il ne fait pas trop chaud). Bon poste pour observer les gens, et trainer une oreille. Bon, dans la fiction, il se passe toujours quelque chose, et nous aurions dû avoir tous les jours une anecdote à raconter. Des regards croisés, le titre d’un livre qui permet d’entamer la conversation, le type célèbre qui vient s’installer juste à côté et qui vous demande gentiment la carte du menu qui manque sur sa table, bref, une amorce de contact qui se termine par une belle rencontre et parfois le début d’une histoire. Dans la réalité, sur cette terrasse remplie de touristes de toutes les nationalités, jeunes, moins jeunes, familles, minettes en goguette ou youpies en voyage, il n’y a rien, ou presque, à voir. Des gens qui bavardent, qui boivent, qui mangent, et qui ont une vie aussi ordinaire que la nôtre. Bien entendu, il est toujours possible de leur en inventer une autre. C’est précisément de cela que s’occupe la fiction. Avec en général grand succès. Mais si vous le permettez, avant de nous lancer dans cette noble tâche, nous prendrons le temps de finir nos bières, avant que le chaud soleil de la fin d’après-midi n’achève de les transformer en potage de houblon.

          A l’intérieur, disions-nous, c’est un autre monde. D’une part, la moyenne d’âge est plus élevée, d’autre part, les Argentins y sont plus nombreux. Des vieux Argentins, donc. Des gens du quartier, que les serveurs reconnaissent en entrant : cette partie de La Recoleta, sans aucun doute la plus chic, est le territoire de la vieille bourgeoisie portègne. La jeune bourgeoisie, elle, habite plutôt Palermo. Encore s’agit-il de la moins conventionnelle. Les (très) riches Argentins (il y en a d’autant plus qu’il y a de plus en plus de pauvres), depuis quelques années, s’installent plutôt à Puerto Madero, ce nouveau quartier né autour des anciens entrepôts réhabilités en restaurants de luxe, de l’autre côté des bassins à flot.
          Les vieux sont restés à La Recoleta. Et plus précisément à l’intérieur de cet îlot constitué par les Avenues Callao, Pueyrredón, Libertador et Las Heras. Un îlot dont la Biela est le centre exact. Et donc un point de ralliement de la vieillesse confortable, lectrice de Clarín et électrice de la droite conservatrice. On comprend que Borges y avait ses habitudes.

La salle – Photo PV

           Ce n’est pourtant pas par provocation que, lorsque nous en avons assez d’observer (c’est-à-dire assez rapidement), que j’ouvre le livre acheté à l’Ateneo et me plonge dans sa lecture. «Profetas del odio» (Prophètes de la haine) a été écrit par Aníbal Fernández, l’ancien secrétaire de la présidence du temps de Cristina Kirchner. La méchante sorcière des vieux bourgeois de La Recoleta. On devine que les ancêtres installés à côté de nous n’ont aucune idée de qui est Aníbal Fernández. Mais ce livre et ce qu’il dévoile des travers politiques argentins, nous donnera peut-être l’occasion d’un nouveau petit texte. En attendant, nos bons petits vieux plaisantent ferment au sujet des « kirchneristes », comme ils les appellent. Ce qu’ils disent n’est guère traduisible en français, et pas très charitable, mais ça nous fait beaucoup rire.

 

San Telmo

Rédigé le 5 janvier 2020

          Matinée San Telmo hier. C’est curieux l’effet que me fait à chaque fois ce quartier. Depuis le début, j’en suis « tombé amoureux », comme on dit dans les mauvais documentaires. Il représente pour moi l’essentiel de Buenos Aires, de l’âme de cette ville. Ce n’est pas un hasard non plus : c’est l’un des quartiers les plus anciens, et celui qui a accueilli les grandes vagues d’immigration des années 1890-1910. Ce qui en faisait un quartier aussi populaire que cosmopolite, avec tous ses « conventillos » (immeubles de deux ou trois étages où les appartements, minuscules, donnaient tous sur une galerie courant autour d’une cour intérieure) où s’entassaient les Européens fraichement débarqués, en majorité Espagnols et Italiens.
          Avant ces vagues, il était habité par les Portègnes les plus aisés, c’était le quartier « résidentiel ». On en voit encore les vestiges de cette époque glorieuse sur les façades des immeubles les plus anciens, même s’ils sont largement tombés en décrépitude depuis. L’épidémie de fièvre jaune est venue tout changer, et rebattre les cartes démographiques.

Dans San Telmo, vestige d’une époque disparue… – Photo PV

          Il me semble que c’est cette double identité – quartier riche, puis quartier très pauvre – qui lui confère cette âme spéciale et emblématique. Il est ainsi un concentré d’époques et de populations bien distinctes.
Sauf qu’il ne reste plus rien : ni de la première époque, ni de la seconde. Tout comme Montmartre à Paris, le quartier s’est peu à peu mué en musée historique à ciel ouvert. On a beau marcher dans les rues (beaucoup ont gardé leurs vieux pavés), difficile d’imaginer que « de vrais gens » puissent vivre ici, en tout cas dans le cœur du quartier, le rectangle qui s’étend de l’avenue Belgrano à la Place Dorrego, et de la rue Piedras à la rue Defensa. Il y a d’ailleurs peu de commerces «quotidiens» dans cette zone en revanche bien garnie en boutiques à touristes. Le marché couvert est emblématique à ce titre : les commerces « de bouche » (boucheries, légumes…) se comptent sur les doigts d’une main, l’essentiel de l’espace étant occupé par les multiples anticailleries et stands de bouffe « typique ». Le public est donc très ciblé.

Le marché – Photo PV

          Hier midi, je me suis d’ailleurs laissé tenter par un de ces stands. Dans celui-ci, pas de tables, juste un comptoir sur trois côtés, avec des tabourets hauts. Je me suis glissé sur le seul qui était libre, et j’ai attendu qu’on vienne s’occuper de moi en lisant la carte. Il s’agissait d’un stand de choripanes : un genre de hot-dog où la saucisse plastique habituelle est remplacée par un bon gros « chorizo » (Qui n’en est pas vraiment : c’est de la saucisse aussi), de porc ou de mouton, accompagné de différentes garnitures au choix. Un genre de kebab argentin, donc.
          Faut être patient, comme souvent en Argentine. Mon verre de vin est arrivé assez rapidement, mais ensuite, j’ai quasiment eu le temps de le vider avant l’arrivée de mon choripane. En même temps, c’est un gage de fraicheur : ils cuisent les chorizos seulement au fur et à mesure des commandes. C’était très bon. Mais manger seul face au comptoir, en écoutant les conversations des gens tout autour – et les écouter ne signifie pas les entendre, au mieux un brouhaha indistinct – n’incite pas à la rêverie et à la prolongation du déjeuner. Un autre que moi, ceci dit, aurait sans doute engagé une conversation avec ses voisins. Mais c’est un exercice pour le moment impossible pour moi.
          San Telmo – Montmartre. Je suppose que c’est mon attrait pour l’histoire de ces quartiers qui me les fait aimer malgré leur transformation en pièges à touristes. Derrière ces artifices récents, il n’est pas difficile de gratter pour en retrouver l’essence ancienne, et évoquer, même seulement en pensée, ce qu’ils furent avant leur muséification : les témoins d’une intense histoire populaire. En tout cas, il m’est impossible d’imaginer une visite dans l’une des deux capitales sans y passer au moins une fois.

4 mars 2021 : Unes d’un jour ordinaire

Chronique des unes d’un jour ordinaire en Argentine : à travers l’exploration de cinq journaux en ligne, les priorités du moment au pays du maté calme.

Commençons par le plus lu : Clarín. Comme à son habitude, il a cherché par quel biais attaquer le gouvernement en place. Comme partout, le plus efficace en ce moment, c’est ce bon vieux virus, inépuisable source quand on veut critiquer ceux qui se tapent la douloureuse tache d’y faire face pour tout le monde. Cette fois, la critique concerne (là aussi, comme à peu près partout) la gestion des vaccins. Clarín relève que la ville de Buenos Aires (dirigée par l’opposition) se plaint que le pouvoir central distribue les doses à travers le pays non en fonction de l’importance des groupes à risque, mais au prorata des populations. Et produit un intéressant tableau corroborant ce fait. Critiquant parallèlement, au passage, le retard pris par l’Argentine dans l’achat global de vaccins, par rapport à ses voisins brésilien et chilien. Deux gouvernements évidemment plus sympathiques aux yeux du grand quotidien argentin. Qui se demande si les régions ne feraient pas mieux de prendre leur autonomie (ce que la loi argentine permet) sur le sujet.

La Nación choisit un autre angle d’attaque, probablement plus populaire et plus efficace : la corruption de l’époque Cristina Kirchner. Lázaro Báez a été condamné à 12 ans de prison pour blanchissement d’argent sale et ce que nous appellerions en France fraude aux marchés publics : l’entrepreneur de BTP d’origine chilienne aurait bénéficié de marchés truqués de la part du gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner, elle aussi poursuivie dans différentes affaires de corruption active et passive. Une affaire aux vastes ramifications, dans laquelle interfèrent également des soupçons de « lawfare », le pouvoir en place soupçonnant certains secteurs du monde judiciaire de pactiser avec l’opposition de droite pour « mouiller » les toujours populaires dirigeants péronistes. Un peu à la manière de ce qui a été fait au Brésil contre Lula et Dilma Roussef. Mais en l’occurrence, il semblerait que les dossiers soient bien plus solides dans le cas argentin que dans le cas brésilien, même si, des deux côtés de la frontière, les dénonciateurs de la corruption sont assez loin d’être eux-mêmes des chevaliers blancs. L’Amérique latine n’est pas, et n’a jamais été en la matière, un territoire binaire. Si le pouvoir corrompt, c’est encore et toujours plus vrai de ce côté-là de l’Atlantique. Hélas. Il est néanmoins assez croustillant de voir que la justice du Panama, paradis fiscal bien connu pour avoir abrité un temps les intérêts de l’ancien président de droite Mauricio Macri, se saisisse du dossier.

On ne sera donc pas étonné de voir que c’est justement le cas Macri que met en relief le quotidien de gauche Pagina/12, fervent supporter de Cristina Kirchner et du parti péroniste. Le quotidien – qui par ailleurs évite aujourd’hui soigneusement toute allusion aux affaires en cours contre Cristina Kirchner et Lázaro Báez – poursuit son enquête au sujet de la faillite présumée frauduleuse de l’entreprise « Correo Argentino » (l’équivalent de notre Poste), jadis propriété de la famille Macri. Cette dernière est soupçonnée d’avoir profité de son passage au pouvoir pour négocier un accord avantageux de sauvetage de l’entreprise, aux frais du contribuable. Correo Argentino, qui cherche désespérément un repreneur, doit 4 milliards et demi de pesos à l’Etat (Plus de 41 millions d’euros au cours actuel) et aurait organisé son insolvabilité en « déviant » les réserves de l’entreprise vers d’autres firmes appartenant à – ou amies de – la famille Macri. Qui s’en défend, tout en tentant, selon Pagina/12, d’évincer la juge en charge du dossier par tous les moyens.

Comment s’étonner ensuite que les Argentins se désespèrent d’être un jour gouvernés par des élus honnêtes ?

A part ça, et pour plus de légèreté, dans le plus parfait désordre : Crónica a vu apparaitre un OVNI au cours d’un journal d’infos brésilien (Si si, c’est le titre de la une en ligne !), et le Diario Popular célèbre la victoire du club de Boca Junior (celui de Maradona) en… trente-deuxièmes de finale de la coupe d’Argentine. C’est aussi le titre de une, mais notons que juste en dessous, on trouve un intéressant article sur un cas assez effrayant de prostitution de mineures par leur propre mère. (De 4 à 12 ans, les filles, quand même). Un sujet hélas universel.

04/02/21 : Isabelita a 90 ans

AUX OUBLIETTES DE L’HISTOIRE

          Aujourd’hui jeudi 4 février, nous dit le quotidien La Nación, est le jour du 90ème anniversaire de María Estela Martinez de Perón, plus connue sous son nom de scène (elle était danseuse avant de devenir la troisième épouse de Juan Perón) Isabelita.
          Celle qui fut la première présidente de l’histoire argentine semble aujourd’hui totalement oubliée de ses compatriotes : on a eu beau chercher, aucun autre des grands quotidiens en ligne ne mentionne l’événement. Et il est même assez probable qu’en lisant l’article de La Nación, plus d’un Argentin se sera étonné d’apprendre qu’elle est encore de ce monde, 45 ans après avoir été renversée, emprisonnée puis exilée par la dictature militaire.
          La Nación retrace les grandes lignes de ce qui fut sa vie, d’abord en Argentine où elle est née en 1931, puis à l’extérieur, d’abord lors des tournées sudaméricaines de sa troupe de danse, puis en exil en Espagne, avec son mari. Elle avait justement rencontré Juan Perón en 1955 à Panama, alors que celui-ci, renversé par la «Revolución Libertadora», commençait son long exil de dix-huit ans.
          Elle reviendra avec lui en 1973, et ensemble, lui président et elle vice-présidente, ils remporteront l’élection à la magistrature suprême avec 62 % des voix. C’est donc elle qui, à la mort de Perón l’année d’après (juillet 1974) prendra naturellement les rênes du pouvoir. Pas pour longtemps. Car la période est très troublée, c’est le moins que l’on puisse dire. Le péronisme est très divisé, entre mouvements de jeunes d’extrême-gauche d’une part – ce sont eux qui ont principalement contribué au retour du chef – et tendance d’extrême-droite d’autre part, rapportée dans les bagages de Perón lui-même. Ne perdons pas de vue qu’il revient d’un long exil en… terre franquiste. Le retour du péronisme est donc marqué par beaucoup de violence, entre les exactions de la Triple A (Alliance anti-communiste argentine, créée et dirigée par le secrétaire particulier de Perón, Lopez Rega) contre les gauchistes, et les attentats de ces derniers, en représailles. Sans parler, bien entendu, de toutes les tendances anti-péronistes qui n’ont évidemment pas disparu comme par enchantement.

Juan Perón et Isabelita (María Estela Martínez Cartas de Perón) en Espagne (1972)

          C’est avant tout cette image qui restera d’Isabelita. Celle d’une présidente dépassée, incompétente – elle se fera même remplacer un mois pour «raisons de santé» pendant son mandat par Italo Luder, le président du Sénat – et finalement destituée par un coup d’état militaire en mars 1976.
          Emprisonnée pendant cinq ans, les militaires l’ont libérée en 1981, et elle est repartie en Espagne, d’abord dans la résidence qu’elle partageait autrefois avec Perón, « Puerta de Hierro », puis dans son actuelle résidence à 30 kilomètres de Madrid. Elle y vit depuis complètement retirée, et s’est doucement fait oublier de ses concitoyens. Au point qu’il ne s’est trouvé qu’un seul quotidien, aujourd’hui, pour se rappeler qu’elle était toujours vivante, et que ce 4 février était le jour de son 90ème anniversaire.

Carlos Menem est mort

          L’ancien président Carlos Saúl Menem (1989-1999) est mort dimanche matin 14 février, à la clinique Los Arcos, dans le quartier de Palermo (nord-est de Buenos Aires) où il se trouvait depuis décembre dernier pour une pneumonie suivie de complications. Il avait 90 ans.
          Une veillée funèbre a été immédiatement organisée dans les locaux du Congrès, dans le centre de la capitale.
          Carlos Menem avait été élu président en juillet 1989, sous les couleurs du parti péroniste, pour succéder à Raul Alfonsín, premier président élu démocratiquement après la dictature militaire qui a sévi entre 1976 et 1983.
          Le titre de Pagina/12 résume parfaitement le souvenir que laissera probablement Menem dans l’histoire contemporaine argentine : celui d’un « leader populaire qui aura laissé un héritage impopulaire ». En 1988, gouverneur de la province de La Rioja, il était parvenu contre toute attente à souffler la place de candidat à un péroniste historique, Antonio Cafiero, alors gouverneur de Buenos Aires. Par la grâce d’un charisme certain, et d’un pouvoir de séduction et de conviction incontestable, il a su charmer les électeurs péronistes, toujours nombreux en Argentine, de gauche comme de droite. Un peu à la manière d’un Berlusconi, ou d’un Sarkozy, pour citer deux personnalités politiques parmi les plus «bling-bling» de l’histoire européenne récente.

          En pleine vague de néolibéralisme Reagano-Thatcherien, il va en appliquer les préceptes en les poussant à l’extrême, privatisant à tout va, et gouvernant en fonction des intérêts d’une petite minorité d’affairistes et de financiers, dont pas mal d’entreprises étrangères, qui vont sous son mandat acquérir à vil prix des joyaux de la couronne argentine, comme l’entreprise pétrolière YPF (Yacimientos petroliferos fiscales), totalement bradée, ou Aerolineas argentinas, la compagnie d’aviation nationale. Il a supprimé 75% du réseau ferroviaire argentin, le faisant passer de 36 000 km de lignes à seulement 9000. Remise en cause du droit du travail, coupes massives dans les emplois publics, comme le rappelle Luis Bruschtein dans son article rétrospectif du lundi 15 février, «Brique après brique, il a fait ce que même les militaires n’avaient jamais réussi à faire. Il a employé son mandat à démanteler ce qu’il restait des réalisations des premiers gouvernements péronistes : privatisation de l’eau, du gaz, de l’électricité, des transports, de l’industrie de l’acier, dérégulation de l’économie». Ce que certains de ses opposants ont appelé, et appellent encore, «la fête ménemiste» a fait danser les milliards au détriment de l’immense majorité de son peuple.
          Politiquement, il est également l’artisan de l’amnistie pour les principaux dirigeants de la dictature, et s’est rapproché des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, malgré les souvenirs douloureux de la guerre des Malouines.

          Sa politique ultralibérale et affairiste a conduit l’Argentine droit dans le mur, débouchant sur une des pires crises de son histoire, au début des années 2000. Avec des conséquences ravageuses : chômage massif, recrudescence de la pauvreté, désespoir des classes défavorisées menant à des manifestations violentes et des pillages de magasins, en 2001, avec en parallèle une crise politique aigue : pas moins de cinq présidents se succéderont en moins de trois ans, jusqu’à l’élection de Nestor Kirchner en 2003 !
          Le plus extraordinaire, c’est de constater qu’en dépit de cette politique catastrophique, Menem aura été finalement le président qui aura gouverné le plus longtemps dans l’histoire du pays : 10 ans, en étant même réélu en 1995 ! Il s’est même présenté pour un troisième mandat en 2003, avant de se retirer après le premier tour, pour éviter l’humiliation d’une défaite face à… un autre candidat péroniste ! (N. Kirchner).
          Car on ne peut pas lui enlever ça : jusqu’à la catastrophe finale, il aura su conserver une popularité certaine, en grande partie due à une de ses seules réussites économiques, au moins en début de mandat : la réduction de l’hyperinflation qui avait contraint son prédécesseur Alfonsín à la démission, ainsi que la mise en place d’une politique qui, croyaient ceux qui louaient celle de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, allait permettre au pays de redémarrer en ouvrant son économie.

          Un intéressant article de La Nación liste un certain nombre de « petites phrases » prononcées par Menem tout au long de sa carrière, et qui en disent long sur sa duplicité et son cynisme. En voici un petit échantillon :

– « On ne sait pas combien de temps cela prendra, ni combien de sang il faudra verser, mais notre territoire (Les Malouines) reviendra à notre peuple ». (Un an avant de reprendre des relations aussi diplomatiques qu’amicales avec le Royaume-Uni)
– « Je déclare la corruption délit de trahison à la patrie ». (Il a été plusieurs fois condamné pour corruption).
– « Une rame qui se met en grève c’est une rame qui ferme » : il n’aura pas hésité à mettre cette menace envers le secteur ferroviaire à exécution, et pas seulement pour ce secteur ! (voir plus haut).
« Mon livre de chevet, ce sont les œuvres complètes de Socrate » (Qui n’a laissé aucun écrit !).
« Je n’aspire aucunement à être réélu » (2 ans avant de réformer la constitution pour permettre… sa réélection !)
« Je vais gouverner pour les enfants pauvres qui ont faim et pour les enfants riches qui sont tristes ».

          Menem le péroniste finira donc sa carrière battu par un autre péroniste, dont il dira pis que pendre ensuite tout au long de son mandat : toujours cette vieille contradiction interne à ce mouvement que nous autres Européens avons tant de mal à comprendre et à appréhender, tant il recouvre de tendances aussi diverses que franchement antagonistes. Menem peut être considéré non seulement comme un péroniste «de droite», mais probablement, également, comme un des pires, sinon le pire, des gouvernants de toute l’histoire argentine, depuis que celle-ci est une république. Et ce ne sont pas les larmes de crocodile de tous ceux qui font la queue depuis dimanche pour passer devant son cercueil qui changeront grand-chose à la trace qu’il laissera dans l’histoire, et dans le cœur de la plus grande majorité des Argentins. D’ailleurs, aux dernières nouvelles, il n’y avait pas foule aux abords du Congrès pour lui rendre un dernier hommage.

PS. Je viens de lire un article là-dessus sur le blog « gauchomalo« , de Santiago Gonzalez. L’article, écrit le 15 février, est paru également dans le quotidien « La Prensa » d’aujourd’hui, 22 février.  C’est un article très critique sur l’héritage ménemiste, mais qui lui tresse des couronnes au sujet de sa politique néolibérale, parlant d’une période inédite de « sérénité économique, de sensation de liberté et d’ouverture sur le monde » (Je traduis en synthétisant). Une opinion pas forcément partagée par tous les Argentins ayant vécu cette époque, en tout cas les plus modestes. Néanmoins, l’article qualifie cette période « d’étape mafieuse » de la saga péroniste, un « processus de désintégration de la nation argentine initié par les militaires, poursuivi par Alfonsín, institutionalisé par Menem et perfectionné par ses héritiers Kirchneristes et Macristes (qui) poursuit sa marche en avant vers un ordre nouveau non décidé par les citoyens ». L’article, à mon sens, décrit assez bien le système du pouvoir ménemiste, même s’il exempte un peu légèrement de leurs responsabilités les influents théoriciens ultra-libéraux de l’époque.

Voir également l’excellent documentaire de Pino Solanas Memoria del saqueo, (qu’on pourrait traduire par « chronique d’un saccage ») qui couvre la période allant de 1976 à 2001, soit de la dictature militaire à la fin du règne de Menem. (En espagnol).

04/02/21 : Isabelita a 90 ans

AUX OUBLIETTES DE L’HISTOIRE

          Aujourd’hui jeudi 4 février, nous dit le quotidien La Nación, est le jour du 90ème anniversaire de María Estela Martinez de Perón, plus connue sous son nom de scène (elle était danseuse avant de devenir la troisième épouse de Juan Perón) Isabelita.
          Celle qui fut la première présidente de l’histoire argentine semble aujourd’hui totalement oubliée de ses compatriotes : on a eu beau chercher, aucun autre des grands quotidiens en ligne ne mentionne l’événement. Et il est même assez probable qu’en lisant l’article de La Nación, plus d’un Argentin se sera étonné d’apprendre qu’elle est encore de ce monde, 45 ans après avoir été renversée, emprisonnée puis exilée par la dictature militaire.
          La Nación retrace les grandes lignes de ce qui fut sa vie, d’abord en Argentine où elle est née en 1931, puis à l’extérieur, d’abord lors des tournées sudaméricaines de sa troupe de danse, puis en exil en Espagne, avec son mari. Elle avait justement rencontré Juan Perón en 1955 à Panama, alors que celui-ci, renversé par la «Revolución Libertadora», commençait son long exil de dix-huit ans.
          Elle reviendra avec lui en 1973, et ensemble, lui président et elle vice-présidente, ils remporteront l’élection à la magistrature suprême avec 62 % des voix. C’est donc elle qui, à la mort de Perón l’année d’après (juillet 1974) prendra naturellement les rênes du pouvoir. Pas pour longtemps. Car la période est très troublée, c’est le moins que l’on puisse dire. Le péronisme est très divisé, entre mouvements de jeunes d’extrême-gauche d’une part – ce sont eux qui ont principalement contribué au retour du chef – et tendance d’extrême-droite d’autre part, rapportée dans les bagages de Perón lui-même. Ne perdons pas de vue qu’il revient d’un long exil en… terre franquiste. Le retour du péronisme est donc marqué par beaucoup de violence, entre les exactions de la Triple A (Alliance anti-communiste argentine, créée et dirigée par le secrétaire particulier de Perón, Lopez Rega) contre les gauchistes, et les attentats de ces derniers, en représailles. Sans parler, bien entendu, de toutes les tendances anti-péronistes qui n’ont évidemment pas disparu comme par enchantement.

Juan Perón et Isabelita (María Estela Martínez Cartas de Perón) en Espagne (1972)

          C’est avant tout cette image qui restera d’Isabelita. Celle d’une présidente dépassée, incompétente – elle se fera même remplacer un mois pour «raisons de santé» pendant son mandat par Italo Luder, le président du Sénat – et finalement destituée par un coup d’état militaire en mars 1976.
          Emprisonnée pendant cinq ans, les militaires l’ont libérée en 1981, et elle est repartie en Espagne, d’abord dans la résidence qu’elle partageait autrefois avec Perón, « Puerta de Hierro », puis dans son actuelle résidence à 30 kilomètres de Madrid. Elle y vit depuis complètement retirée, et s’est doucement fait oublier de ses concitoyens. Au point qu’il ne s’est trouvé qu’un seul quotidien, aujourd’hui, pour se rappeler qu’elle était toujours vivante, et que ce 4 février était le jour de son 90ème anniversaire.

1916 – Irigoyen et la première république populaire

         

          On l’a vu dans l’article précédent, la loi Sáenz Peña, promulguée en 1912, en instaurant le suffrage universel (masculin) et le secret du vote, a mis fin à plusieurs décennies de fraude électorale en faveur d’un seul et unique parti, celui de l’oligarchie des propriétaires terriens, le Parti Autonomiste National (P.A.N.). Les conséquences de cette nouvelle donne ne se font pas attendre : d’autres partis se glissent dans l’entrebâillement de la porte, et trouvent des électeurs parmi, en grande partie, les fils des immigrants de la dernière génération, celle de 1880-1910.
          Le principal parti d’opposition, à la fin du XIXème, c’est l’Union civique radicale. A la base, un parti de jeunes loups de la politique. Il commence par s’appeler, en 1889, « Union civique de la jeunesse » (Unión cívica de la juventud), comptant dans ses rangs outre son fondateur Francisco Barroetaveña, de futurs grands dirigeants argentins comme Juan B. Justo, qui fondera quelques années plus tard (en 1896) le premier parti socialiste argentin, et Marcelo Torcuato de Alvear, futur président de la République (1922-1928). Mais surtout, il jette des ponts avec le reste de l’opposition républicaine, et notamment l’ancien président et fondateur du grand quotidien La Nación, Bartolomé Mitre, ainsi que Leandro Alem, un ancien du Parti autonomiste en rupture de ban et fondateur du Parti Républicain.

Les fondateurs de l’Union Civique : de g. à d. Marcelo Alvear, Leandro Alem, Francisco Barroetaveña, Juan Passe – Photo DP

          Le 13 avril 1890, nait de ces rapprochements l’Union Civique, dont Leandro Alem est élu président. En juillet de la même année, ce mouvement enclenche la Revolución del Parque, qui, si elle échoue, parvient néanmoins à faire chuter Juárez Celman, qui démissionnera au profit de son vice-président Carlos Pellegrini. Première petite victoire, mais pour le moment, le P.A.N. a encore les choses bien en mains : l’opposition reste balbutiante, et, comme souvent, minée par les dissensions et querelles d’égo. Pendant ce temps, les magouilles électorales permettent au pouvoir de se maintenir à flot, comme en 1892, deux ans après la Révolution du Parc, quand Carlos Pellegrini parvient à faire interdire à l’Union Civique (devenue Union civique radicale en 1891) de présenter un candidat à la présidentielle en inventant un pseudo complot séditieux.
          Après le suicide de Leandro Alem en 1896, très affecté par les querelles internes et les défaites politiques, c’est son neveu, Hipólito Irigoyen (1852-1933), qui prend la tête du mouvement, en 1903.
          La trajectoire politique du nouveau dirigeant n’a rien de révolutionnaire. Fils d’un immigré basque français et de la sœur de Leandro Alem, il a d’abord grossit avec son oncle les rangs du P.A.N. Il n’avait alors que 17 ans. Sept ans plus tard, toujours avec son oncle, il fait partie des fondateurs du nouveau Parti Républicain, et à 25 ans, il devient député. C’est que c’est un jeune homme très actif. A partir de 1880, il officie en tant que professeur d’histoire à l’École normale d’instituteurs, en 1881, il obtient son diplôme d’avocat, et parallèlement à tout ça, il trouve encore le temps d’acheter des terres agricoles et de devenir propriétaire de plusieurs «estancias» (ranch, en bon français) où il pratique l’élevage à viande. Après la Révolution du Parc, il rejoint les rangs du nouveau parti dirigé par son oncle Leandro Alem, l’Union Civique radicale, et participe à une seconde tentative révolutionnaire, en 1893, aux côtés de Marcelo Torcuato de Alvear.  Nouvel échec, qui lui vaudra arrestation et bref exil en Uruguay.
          Troisième essai en février 1905, un soulèvement armé dans cinq grandes villes simultanément (Buenos Aires, Bahia Blanca, Mendoza, Córdoba et Santa Fe), soulèvement qui ira jusqu’à la séquestration du vice-président Figueroa Alcorta, mais qui, faute de soutien populaire et militaire, et après la proclamation de l’état de siège, se terminera par une nouvelle défaite. Un coup de boutoir qui cette fois encore ne sera pas parvenu à abattre le mur conservateur, mais qui néanmoins l’aura sérieusement fissuré. En effet, à partir de ce moment, plus rien ne sera comme avant au P.A.N., qui commence à se fractionner. C’est que certains commencent à sentir que le vent est en train de tourner, et que le bon vieux système est à bout de souffle. Cette nouvelle tendance, emmenée par Roque Sáenz Peña, finit d’ailleurs par l’emporter, et fait faire un dernier tour de piste à ce qu’il reste du P.A.N. en 1910. Le temps de promulguer la fameuse loi sur le suffrage universel et secret. Qui permettra enfin à l’opposition de prendre son tour : aux élections de 1916, c’est donc le candidat de l’Union civique radicale, Hipólito Irigoyen, qui est élu.
          Autant dire que s’est un sacré coup de tonnerre, après presque trente ans de conservatisme. Bon, ne nous emballons pas trop non plus, ce n’est pas vraiment la révolution qui triomphe avec Irigoyen. On l’a vu, l’homme n’est pas issu des bas-fonds de la société argentine, c’est un avocat doublé d’un confortable propriétaire terrien, ce n’est donc pas encore tout à fait le peuple qui arrive au pouvoir. Mais cette élection, qui met dehors, à la régulière, le vieux parti de la classe dominante, est quand même une sacrée victoire pour tous ceux qui jusque là, avaient été totalement exclus de la vie politique nationale. Car comme le rappelle l’historien Raúl Scalabrini Ortiz (« Irigoyen y Perón », Ed. Fabro, p.15) « Pendant 63 ans, de 1853 à 1916, l’oligarchie a gouverné le pays sans plus de contraintes que le choc des ambitions et de la cupidité de ses membres. Le gouvernement sortant choisissait le gouvernement suivant. Le peuple n’était rien d’autre qu’un producteur de richesses au bénéfice d’une autre partie de la société. Le pays n’avançait qu’à la mesure des désirs de l’Etranger et de son médiateur national ». Cette fois, le peuple avait donc pu choisir lui-même son destin : on comprend alors que l’avènement d’Irigoyen ait pu être vécu comme une réelle victoire populaire. Raúl Scalabrini, toujours (p.16) : « Revendiquer les droits du peuple, respecter sa volonté, équivalait à révolutionner l’ordre du régime. Celui qui incarnait la représentation légitime du peuple ne pouvait qu’être révolutionnaire au sens le plus complet du terme ». Et puis, ne pas oublier qu’Irigoyen avait participé à rien moins que trois révolutions destinées à renverser le régime conservateur. En somme, il devient naturellement le premier héros populaire de la politique argentine. Un « pré-Perón », en quelque sorte. On le verra plus tard, lorsqu’il sera lui-même confronté à la colère du peuple, lors de la « Semaine tragique » en 1919 et des grèves d’ouvriers agricoles en Patagonie en 1921, sa réaction le sera nettement moins, populaire. Mais il restera à jamais comme le premier président réellement élu au suffrage universel et non truqué de l’histoire argentine.

Hipólito Irigoyen – Photo DP