Le 17 décembre dernier l’écrivain, philosophe et essayiste José Pablo Feinmann nous a quittés. Si, en France, c’était un parfait inconnu, en Argentine en revanche, il était une figure familière à la fois du monde littéraire, cinématographique et médiatique.
Inconnu chez nous, c’est un euphémisme : si son œuvre compte une trentaine d’essais philosophiques et politiques, 14 romans de fiction, autant de scénarios de films et deux pièces de théâtre, à ma connaissance, sur ce total, on n’a traduit en français que quatre romans et une pièce, difficilement trouvables dans les librairies aujourd’hui.
Je ne le connaissais pas non plus avant mon premier voyage en Argentine. Pourtant, presque 15 ans après, sa mort me laisse comme orphelin d’un véritable guide intellectuel : c’est à travers ses écrits que j’ai attrapé le virus de l’histoire et de la politique argentines. Lui qui m’a fait découvrir, par ses bibliographies aussi exhaustives qu’éclairées, les livres indispensables sur le sujet. Mon prof (involontaire bien sûr) de sciences po argentines, en quelque sorte !
Je ne vais pas ici vous ennuyer avec de longs développements sur sa vie et son œuvre. Ceux que ça intéressent se reporteront avec profit aux liens que j’ajoute sous cet article.
Celui-ci a juste pour but de témoigner de mon émotion devant sa disparition, celle d’un écrivain brillant, d’un analyste politique d’une grande finesse d’esprit, et de ce qu’on peut appeler, simplement, un homme de bien. Bien loin de l’image habituelle de l’universitaire pédant et arrogant, José Pablo Feinmann était un type modeste, humaniste, très lucide à la fois sur lui-même et sur ses compatriotes.
Il va beaucoup manquer au paysage intellectuel argentin, dans lequel il représentait une voix atypique, parce dénuée de tout artifice, de toute méchanceté, de tout esprit de chapelle.
Comme une bonne moitié de ses compatriotes, il était péroniste. Forcément : en Argentine, on est forcément l’un ou l’autre, pro ou anti. Mais lui, contrairement à pas mal d’autres, était ce qu’on pouvait appeler un «péroniste» lucide. Critique, comme on disait chez nous des communistes un poil dissidents. C’est qu’il avait connu, encore enfant, le premier péronisme, celui du Perón populiste, le Perón proche des petites gens, le Perón ouvriériste. Celui que les militaires avaient renversé en 1955. Feinmann avait alors 12 ans. Devenu adulte, il en était pas mal revenu : jeune militant de la gauche péroniste dans les années d’exil, il avait assisté au retour du «vieux» en 1973, flanqué de toute une clique plus ou moins fasciste, préfigurant la dictature qui allait suivre seulement deux ans après la mort du général, qui surviendra pas plus tard que l’année suivant son retour triomphal et le massacre de militants qui l’avait accompagné. Ensuite, dans les années 90, le péronisme s’était vendu au capitalisme le plus sauvage, par l’intermédiaire du président aux belles rouflaquettes, Carlos Menem. Ce péronisme là n’était, ne pouvait pas, être celui de Feinmann.
Il laisse derrière lui, selon moi, une œuvre essentielle à qui veut comprendre, d’un point de vue plus philosophique, l’histoire contemporaine de l’Argentine. Avec en prime, et ce n’est malheureusement que trop rarement le cas chez ses collègues universitaires, un style fluide et agréable à lire, en dépit de la longueur de ses essais : Feinmann était extrêmement bavard !
Bref, on l’aura compris, un auteur qui comptera toujours beaucoup pour moi. Je peux parler au futur : il me reste encore pas mal de ses livres à lire. Allons : José Pablo, tu n’es donc pas vraiment mort.
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DOCUMENTS ANNEXES
Fiche wikipédia en français. Attention, elle n’est qu’une traduction, et en résumé, de la fiche argentine. Sa bibliographie est notamment incomplète. (Mise à jour : encouragé par un ami lecteur, je l’ai complétée moi-même sur la fiche wiki).
Fiche wikipedia en espagnol. Biographie assez succincte, mais présentant l’essentiel.
Le très bel hommage de Rafael Bielsa dans « elDiarioAR » (en espagnol)
La nécro plutôt complète du principal quotidien argentin «Clarín»
Site officiel de l’écrivain.
La série complète de ses émissions «Philosophie, ici et maintenant» sur la chaine Encuentro. (Avec sous-titres en espagnol )
Le film « Eva Perón: La Verdadera Historia » (1996), de Juan Carlos Desanzo, scénario de JPF.
Le film « Ultimos días de la victima » (1982), d’Adolfo Aristarain, d’après un roman de JPF.
L’entrée « José Pablo Feinmann peronismo» ouvre sur une pléiade d’interviews de l’écrivain sur le sujet, sur le site youtube.
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Traduction de l’hommage d’Eduardo Aliverti (18/12/2021)
La mort de Feinmann est beaucoup plus que celle d’un intellectuel brillant, désigné comme tel par la quasi unanimité de tout le spectre idéologique.
C’est la mort d’un type qui n’a jamais hésité à mettre son savoir à la portée de tous. Qui a rendu compréhensibles les concepts les plus ardus de la philosophie. Qui les a mis au service de la divulgation collective, mais en le faisant avec une hauteur d’esprit le rendant peu suspect de diffuser une vulgate sans substance.
Ces derniers temps, on le voyait plus proche du pessimisme de l’intelligence que de l’optimisme de la volonté.
Ce qui, finalement, était la démonstration de la cohérence de sa pensée : il n’a jamais caché être plus proche de l’un que de l’autre.
En tout cas, le monde pandémique duquel l’humanité ne sort pas grandie, tout comme le resurgissement d’idées d’extrême-droite qui ravivent des dangers répugnants, entre autres images déprimantes, accrédite sa théorie selon laquelle l’intellectuel est contraint au jugement critique permanent. A ne pas perdre son indépendance d’esprit. A ne pas rester enchainé à des engagements personnels, partisans ou institutionnels.
Sans aller plus loin, il était agacé par les tiédeurs de ce gouvernement. Son absence de courage face aux puissants. Il l’a manifesté dans nombre de revues. Néanmoins il ne serait venu à l’idée de personne de décréter qu’il avait changé, que ses dénonciations étaient injustifiables, qu’il était ainsi associé au «feu ami».
Il avait demandé à son ami Horacio González, dans une déclaration bouleversante, de l’attendre car il ne tarderait pas à le rejoindre. Le pessimisme reflété par cette déclaration se voyait cependant contredit par l’intérêt qu’il portait à son activité : il a continué jusqu’à il y peu d’écrire des articles pour la rubrique «Contratapa» du journal Pagina/12.
C’est un lieu commun, mais irréfutable, de dire qu’il convient toujours, dans ces circonstances, de faire en sorte de maintenir vivante l’œuvre du défunt. Et Dieu sait s’il nous laisse un héritage immense, sous la forme d’essais, de romans, d’articles ou de cours. Ou de tout ce qu’on voudra bien retenir.
Mais il est également vrai que la première chose qui vient à l’esprit, d’abord, à tellement d’entre nous, c’est de nous révolter contre la mort des nôtres, et parce que les indispensables coups de gueule de José Pablo vont bien trop nous manquer.
Eduardo Aliverti, journaliste. Pagina/12 du 18/01/2021. Les passages soulignés en gras le sont par l’auteur.