Pibas, livre vert du féminisme argentin

          Il y a quelque temps, une amie, qui connait mon intérêt pour tout ce qui se passe en Argentine, d’une part, et pour les idées progressistes d’autre part, m’a offert un curieux petit livre au titre on ne peut plus argentin «Pibas» (gamines, en espagnol de là-bas).
          Il est l’œuvre d’une française, Marie Audran, qui est allée à La Plata (une ville située à une soixantaine de kilomètres au sud de la capitale, Buenos Aires). Elle y a rencontré des jeunes de 13 à 20 ans, au moment où la bataille législative sur la légalisation de l’avortement battait son plein au Congrès de la Nation.
          Elle en a ramené une suite d’entretiens avec des filles, mais aussi des garçons, dans lesquels ils/elles livrent leur vision de la société argentine , de son futur, et des espoirs qu’ils/elles fondent sur leurs propres capacités à faire changer les choses, dans un pays miné par les divisions politiques, le conservatisme, le populisme et la corruption des élites.
          Marie Audran entrecoupe les comptes-rendus de ces entretiens de mises en contexte utiles pour le lecteur étranger qui ne connaitrait pas, ou superficiellement, l’Argentine. Elle présente les diverses associations féministes, comme celles des HIJXS (Filles et fils pour l’identité et la justice et contre l’oubli) issue de celle des «Grands-mères de la place de Mai», luttant pour retrouver les enfants volés de la dictature, les associations d’élèves (centres étudiants), ou le collectif «Socorristas en red» (secouristes en réseau), qui accompagne les femmes devant se faire avorter. Elle rappelle l’héritage de la dictature militaire de 1976-1983, et le positionnement politique des trois derniers gouvernants du pays, Nestor et Cristina Kirchner et Mauricio Macri.
          Tout au long du livre, on suit le cheminement intellectuel d’une douzaine de jeunes, dans le rapport qu’ils entretiennent avec la société dans laquelle ils vivent, et comment ils aimeraient la voir changer vers plus de solidarité, d’humanisme et d’égalité, que ce soit de classes ou de genres.

Quelques extraits, tirés des entretiens.

« Je n’ai jamais rien lu sur le féminisme, mais des choses réelles me sont arrivées, des choses que j’ai vécues dans ma chair. (…) Je me rappelle (….) d’une fois dans le bus, d’une femme qui était avec son petit garçon qui n’arrêtait pas de pleurer. Elle lui a dit «Mais arrête, tu ressembles à une fille». Et moi j’ai pensé «Quoi ? Je ne comprends pas… C’est n’importe quoi…» Ensuite, un homme âgé est monté avec une petite fille qui avait l’air d’être aussi l’enfant de cette femme. Ils faisaient des chatouilles à la petite fille. Le petit garçon a commencé à frapper la fille et l’homme a rigolé et a dit «Ah ah ! Ni una menos !» (Plus une en moins, slogan féministe contre les féminicides, dérivé de l’autre slogan « pas une morte de plus » NDLA) et il a fait semblant de la frapper. Je ne suis jamais descendue du bus aussi énervée. Ma journée était gâchée. Cette scène, je l’ai vue. Je me suis demandé comment ça devait être chez eux s’ils font ça dans le bus. Sans honte. »
Vicky, 13 ans.

« Aujourd’hui, il est temps que les femmes soient maîtresses de leur corps. Ni Macri (Mauricio Macri, président de l’Argentine à l’époque de l’entretien. NDLA) ni le Pape ne pourra freiner la vague féministe qui parcourt le monde.»
Ornella, 24 ans

« Moi, j’ai l’impression qu’on est la nouvelle génération. On se forme : en nous organisant, en allant à des réunions, en nous politisant et en portant les débats dans nos sphères respectives, dans nos écoles, on essaie d’inclure d’autres personnes à tout ça. Pour les temps à venir, on doit tout améliorer dès maintenant. S’impliquer dans les problématiques de la société et pas seulement dans celles de l’école, ne pas rester les bras croisés, mais être de vrais acteurs de ce qui est en train de se passer.»
Marcos, 18 ans.

« Du coup, tu ressens plus d’empathie pour les autres. Tu ne laisses pas quelqu’un se faire insulter devant toi. A chaque fois que quelqu’un fait un commentaire machiste, les pibas lui disent : « Eh ! Ta gueule ! ». Avant, les mecs parlaient mal et étaient morts de rire. Aujourd’hui, je m’en rends plus compte et je fais plus attention. »
Araceli, 19 ans.

« Il y avait une question qui commençait à nous traverser l’esprit – on avait entre 12 et 13 ans –, c’était pourquoi on nous criait des trucs dans la rue, ou qu’on se sentait mal à l’aise à cause de la présence d’un homme en se promenant. Ça, ça n’arrivait pas à mon frère. Tu te mets à faire ces petites comparaisons de la vie quotidienne. Aucune femme n’aime qu’on lui crie des choses dans la rue, mais ça nous arrivait à toutes. On commençait à se poser des questions : « Pourquoi un type pense qu’il peut se permettre de me crier ça ? » Quand tu as 12, 13, 14 ans, ce que tu penses, ce n’est pas « fils de pute », non, tu ne penses pas ça : tu te sens coupable. C’est en tout cas ce qui m’arrivait à l’époque, puis je m’en suis libérée. Me rendre compte à 13 ans que je n’étais pas coupable de cette situation. Ça a été un vrai déclencheur. Moi, 13 ans, victime de harcèlement de rue. J’ai mis plus de temps pour relier ça à des situations où le corps est considéré comme un objet. Je ne le remarquais pas directement. Je ne le reliais pas avec le regard que les hommes ont sur nos corps. »

« Pour moi, ça a été incroyable. Comme quand les choses commencent à avoir du sens. Tu vis dans un monde où tout semble être établi et d’un coup tu commences à faire des liens. Et ça a été comme ça avec tous les sujets. »

« Quand tu es ado et que tu commences à faire tous ces liens et à te rendre compte que ton corps est politique, il se passe quelque chose de très beau. »
Marina, 18 ans.

« … ils nous mettent des barrières, et nous, on saute par-dessus. »
Helena, 18 ans.

« Nous sommes tous des êtres politiques. Nous nous révolutionnerons toujours. Moi, je me suis révolutionnée. C’est sûr. Petit à petit, j’ai découvert ce que je pensais vraiment, car tout ce que je racontais avant, tout ce qu’on m’avait inculqué et tout ce que j’avais entendu de mes parents ou à l’école, tout ce que je pensais acquis a été bouleversé. Tout s’est retrouvé sens dessus dessous. »
Mercedes, 17 ans.

En complément :

Cualca fractal, la chaine youtube de l’humoriste féministe Malena Pichot.
https://www.youtube.com/channel/UCLy9QLv0obCtnYIR0bKJ37A

Site de la revue féministe argentine en ligne « Anfibia »
http://revistaanfibia.com/

(Références citées dans le livre)