Théorie du « crétinfluenceur »

Il y a quelque temps, nous vous parlions ici des conséquences du tourisme de masse sur des lieux qui autrefois étaient encore « sauvages », autrement dit, préservés de l’intrusion destructrice de l’homo-turisticus.

On peut d’ailleurs se demander si de tels lieux existent encore, tant notre planète est aujourd’hui parcourue, photographiée, cartographiée, dans ses plus petits détails. La notion de « Terra incognita » n’a plus aucun sens pour le globe du XXIème siècle.

Aujourd’hui, il est possible d’atteindre en quelques heures n’importe quel coin le plus reculé de la planète, de le passer au crible de nos téléphones portables, et d’en rapporter l’immense satisfaction de pouvoir dire, et montrer, que « nous y sommes allés ».

J’y suis allé – 1 : La Terre de Feu !

Mais qu’en aura-t-on rapporté, justement, sinon une collection de photos plus ou moins réussies, preuve ultime de notre présence en ces lieux forcément extraordinaires et surtout, réservés à quelques happy few, dont nous faisons donc partie ?

Quels contacts, quelles réflexions, quelles impressions, quelles leçons ? Voyage-t-on pour contempler ébahi le spectacle du monde, ou pour se donner en spectacle au monde ébahi ?

Le Parisien se photographie devant le Taj-Mahal, le Japonais devant la Tour Eiffel, le Russe au pied des Chutes du Niagara, et le Canadien en compagnie des lions du Transvaal. L’important, c’est de montrer qu’on y est allé. On fait même des selfies, tout sourire dehors, devant le portail d’Auschwitz.

C’est justement cela (les selfies à Auschwitz) qui a conduit le journaliste argentin Julian Varsavsky à réfléchir sur ces nouvelles façons de voyager. Il a publié récemment un article reprenant des extraits de son livre « Viaje a los paisajes invisibles: de Antártida a Atacama » (Voyage à l’intérieur des paysages invisibles : de l’Antarctique à l’Atacama). Avec une théorie intéressante : celle du « Boludecencer », contraction du mot argentin « Boludo » (crétin) et de l’anglais « Influencer ». En français, cela donnerait donc à peu près : « crétinfluenceur ».

En voici quelques passages.

Théorie du « crétinfluenceur », échelon supérieur du touriste.

Le chroniqueur du XXIème siècle contemple une planète révélée. Mais seulement en superficie. S’il ne creuse pas l’abstrait, s’il ne radiographie pas l’espace infranchissable, il ne fera qu’authentifier ce qui est déjà connu pour (se) donner à voir : le voyage n’est plus qu’un recueil d’anecdotes. Il se transformera ainsi en un nouveau voyageur virtuel, avec un smartphone comme organe sensitif : l’influenceur, échelon supérieur du touriste.

Voyager pour raconter est devenu plus complexe. Les progrès dans le transport se sont accélérés et les coûts ont chuté : plus un coin de la planète n’est inaccessible. Mais il est ardu de trouver un endroit dont on ne saurait encore presque rien. La révolution digitale n’avait pas encore eu lieu lorsque Levi-Strauss a dit « j’aimerais avoir vécu au temps des vrais voyages ». Si l’intérêt principal des voyages était la rencontre avec des inconnus, celle-ci n’est plus possible : il n’existe plus de Terra incognita, mais seulement une Terra digitalis.

Dans l’espace digital nous voyageons sans bouger : nous arrivons avant d’être partis. Le regard voyage par la fenêtre : c’est le windowing. L’arrivée à destination post-moderne – libérée des lois de la physique – est l’exact contraire du débarquement tumultueux : aseptisé, aussi plat que l’écran et très prévisible. La traversée n’a ni goût ni odeur, elle n’est qu’images et sons. Mais si l’arrivée se fait in situ, en chair et en os, elle ne fait que confirmer ce qui nous était promis. L’impossibilité de rencontrer l’inexploré, en revanche, devient un défi qui nous est lancé. Il s’agit alors, plus que jamais, de voir au-delà du déjà-vu.

(…)

Si voyager rend les hommes discrets – c’était l’idée de Cervantès – le « phono-sapiens » empileur de destinations de voyage réduit son extériorité à un simple cadre abritant sa jouissance. Rien de nouveau dans le voyage vaniteux : ce qui en est significatif est de voir comment le corps voyageur se superpose au paysage de la photo. Et réduit son regard à une succession addictive de selfies et de tweets.

C’est pour cela que le crétinfluenceur ne crée pas un véritable récit : il énumère des informations. Il voyage pour se voir et se faire voir, se regarde à travers sa main-nombril-miroir-écran plasma où l’autre n’est pas là, sinon en tant que décor exotique. C’est le voyage instagrammable en tant que spectacle du « moi » d’un Narcisse équipé d’une valise, qui surfe sur des vestiges et des paradis. Son récit hyperfragmenté est une suite bien contrôlée de surexpositions et de vertiges, en pleine chasse aux likes. Il capture son voyage plutôt que d’en savourer l’expérience. Le selfie devient le moteur qui aide à escalader les montagnes.

J’y suis allé – 2 : là-haut dans les Andes !

(…)

Le voyageur en mode selfie masque tout derrière sa centralité. Puis il revient chez lui sans avoir changé, mais avec un petit drapeau planté sur son planisphère digital : il se met alors à collectionner les « like ». « Nous voyageons partout sans en tirer aucune expérience« , a écrit Byung Chul Han.

(…)

L’alpiniste romantique du tableau de Caspar Friedrich – Le voyageur contemplant une mer de nuages – regarde avec fascination l’abîme devant lui, de dos par rapport au spectateur. Son successeur fut le touriste moderne qui simplement se retourna pour se trouver face à l’objectif du photographe. Au XXIème siècle le crétinfluenceur a tourné l’appareil vers lui et n’a plus cessé de s’autoportraiturer. Dans une version plus extrême, il accroche la GoPro à son casque, comme un troisième œil, il saute dans l’abîme revêtu de son wingsuit, et filme sa propre mort.

Le cybervoyageur ne perd pas de temps : il zappe avec son corps. Il regarde, puis s’en va. Il s’ennuie avec frénésie et son public également. C’est un gourmet fugace qui ne prend pas le temps de réfléchir, mais qui adore méditer face à la mer. Il exige de l’animation, de la distraction jusqu’à l’épuisement. (…) Il lance en direction de son public des messages sans aspérité, une aimable cyberempathie bien lisse qui vise à signaler que « tout se vaut ». Mais il n’y a pas d’altérité sans malaise. L’autre ne se coule pas facilement dans le moule du « nous » : il génère résistance et frictions.

(Traduction artisanale de l’auteur de ce blog !)

*

L’article complet dans le quotidien Pagina/12 : https://www.pagina12.com.ar/703258-teoria-del-boludencer-etapa-superior-del-turista

Le livre de Julian Varsavsky : Viaje a los paisajes invisibles: de Antártida a Atacama (A.hache, 2023)-Primer premio FNARTES (No ficción).

Un petit article sur les selfies à Auschwitz :
https://www.numerama.com/politique/476837-le-memorial-dauschwitz-nest-pas-contre-les-selfies-instagram-mais-appelle-a-la-decence.html

Musée du Palais des eaux – Buenos Aires

Premières mesures

Les premières mesures viennent de tomber. Le nouveau président Argentin, Javier Milei, et ses plus proches collaborateurs, ministres et conseillers, ont publié le tant attendu «DNU», autrement dit, le «Décret de nécessité et d’urgence», paquet de mesures à appliquer au plus vite pour tirer le pays du puits.

C’est principalement la fameuse «Loi omnibus», dont l’application est prévue pour s’étendre jusqu’à fin 2025, et qui transfère, en quelque sorte, le pouvoir normalement dévolu au Parlement à l’exécutif. Autrement dit, le gouvernement, privé de majorité dans ce même parlement (rappel : le parti de Milei compte 38 députés sur 272 et 7 sénateurs sur 72), va s’en passer pour avancer par décrets.

Première mesure, justement prévue pour modifier cet état de choses bien embêtant pour Milei (sa minorité législative) : changer le système électoral. Désormais, la proportionnelle s’efface au profit du modèle britannique de scrutin uninominal à un tour. Pour cela, le gouvernement va créer des circonscriptions dans toutes les provinces. En principe, le nombre de sièges dépendra du nombre d’habitants (ce qui au passage donnera un poids démesuré, dans ce pays où la densité démographique est très inégalement répartie, aux provinces très peuplées de Buenos Aires et Córdoba). Dans la pratique, le gouvernement pourra bien entendu les modeler à la mesure de ses intérêts électoraux. On connait bien ça chez nous, où le charcutage de circonscriptions est un sport très pratiqué.

Dans deux ans, il y aura des élections législatives de mi-mandat, Milei compte sur cette réforme pour qu’elles tournent à son avantage.

Mais cela, c’est de la petite bière à côté de ce qui attend les Argentins dans les mois à venir. Je ne vais pas dresser ici la liste exhaustive des différentes mesures d’urgence bientôt mises en application. Je vais juste me contenter des plus emblématiques.

– Privatisation immédiate de nombreuses entreprises publiques, dont YPF (pétrole et carburants), la Poste argentine, la société des chemins de fer, la Banque Nationale argentine, Aerolineas argentinas (compagnie aérienne), la société des routes et autoroutes, ainsi que diverses entités de médias publics.

– Libéralisation totale du marché des hydrocarbures, ainsi que de leur prix de vente.

– Abrogation de toutes les lois protectrices du consommateur. Par exemple, et pour le décrire simplement, les lois limitant les hausses de prix, ou celles destinées à aider les familles en difficulté (Ley de abastecimiento, ley de góndolas, ley del compre nacional…). Autre exemple, la libéralisation totale, ou presque, des contrats régissant les baux de location. Désormais, plus aucune règle : seul régira le contrat entre propriétaire et locataire. Ceux-ci devront s’entendre préalablement sur la durée du bail, le montant de la caution, la périodicité et le montant des revalorisations du loyer, et même sur la devise avec laquelle devra être payé celui-ci, totalement libre. On voit d’ici les conséquences sur la fragilisation des locataires dans les secteurs où le logement sera en tension.

– Modification du droit du travail. Notamment, avec de sévères restrictions du droit de grève. Le blocage et l’occupation de locaux, par exemple devient un motif de licenciement sans indemnités. De même, dans les secteurs considérés comme «essentiels» (la palette est assez large et va de la production de médicaments au transport public en passant par tout type d’industrie, sidérurgique, chimique, agro-alimentaire et même la radio-télévision), un service minimum de 50% des effectifs est institué.

– Limitation du droit de manifestation. Naturellement, le gouvernement prévoit que ses mesures ne vont pas aller sans protestations. Pour y faire face, il prévoit donc également d’en restreindre le droit en imposant de déclarer toute manifestation (même « spontanée », c’est écrit dans la loi !) 48 heures à l’avance, et d’interdire tout blocage de rues, sous peine de sanction pour les organisateurs. Les peines prévues sont d’ailleurs aggravées, bien au-delà des deux ans de prison déjà en vigueur.

– Extension du droit à la légitime défense. Autrement dit, chaque citoyen pourra se défendre «proportionnellement» à l’attaque. Une proportionnalité qui, dit également la nouvelle loi, devra être toujours interprétée sous l’angle le plus favorable pour la personne attaquée. Cela s’accompagnera naturellement d’une large libéralisation de l’usage des armes.

– Régularisation de tous les contrats de travail illégaux. Cette mesure permettra de légaliser d’un coup de baguette magique, par exemple, les contrats léonins entre employeurs et employés. Au bénéfice des uns et au détriment des autres, cela va de soit.

Difficile de savoir exactement ce qu’en pense le citoyen moyen pour le moment. Syndicats et partis de gauche sont très mobilisés, il y a déjà eu plusieurs manifestations très suivies devant le Parlement, ou comme hier sur la Plaza de Tribunales, autrement dit, devant le palais de justice. Les prix devraient fortement augmenter dans les jours à venir, c’est déjà le cas pour beaucoup de produits, certains producteurs profitant du contexte pour anticiper largement le mouvement et en tirer de substantiels bénéfices. Les prix des carburants notamment ont déjà bondi de 70%. Le peso a perdu plus de la moitié de sa valeur. Il fallait 400 pesos pour un euro avant les élections, il en faut désormais 900.

Mais pour le moment, la majorité de la population reste attentiste, et assez fataliste. L’impression générale, c’est que «ça ne peut pas être pire qu’avant». Surtout que pour l’instant, en dehors de l’augmentation constante des prix (mais cette spirale était déjà en mouvement avant), aucune mesure n’est vraiment entrée en vigueur, ou n’a fait sentir ses conséquences directes sur la vie quotidienne.

Les gens se soucient comme d’une guigne des problèmes de démocratie soulevés par la marginalisation du Parlement, voire sa totale mise à l’écart. Dans l’ensemble, ils veulent croire Milei quand il justifie l’actuelle dégradation de la situation économique par «c’est un mauvais moment à passer, après ça ira beaucoup mieux». Ils pensent qu’en effet, il faut en passer par là pour assainir la situation du pays. Pour paraphraser, encore et toujours, Bernard Lavilliers, les Argentins sont fatigués, et donc peu mobilisés. Ils espèrent sans espérer. Ils ne sont pas dupes : aussi loin qu’on remonte le temps, la classe politique les a toujours blousés.

Mais Milei devrait se méfier. Si ses mesures, qui profitent pour l’instant surtout aux possédants et aux dirigeants d’entreprises privées, n’inversent pas promptement la vapeur, l’ombre de 2001 et de ses émeutes désespérées pourraient bien se remettre à planer au-dessus de sa tête. Et la tronçonneuse faire son apparition non plus dans ses mains, mais dans celles du peuple.

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Quelques articles de presse argentine sur le sujet :

Les principales mesures prévues :

https://www.lanacion.com.ar/politica/las-claves-de-la-ley-omnibus-lo-que-tenes-que-saber-sobre-el-proyecto-y-como-te-puede-impactar-nid27122023/#/#respuestas-3

https://www.pagina12.com.ar/697341-un-decretazo-para-barrer-con-miles-de-derechos

Le texte complet du décret :

https://www.pagina12.com.ar/697286-el-decreto-nacional-de-urgencia-que-firmo-javier-milei-y-sus

Passation de pouvoir

C’est aujourd’hui que ça se passe : officiellement, le fauteuil de Rivadavia, comme on appelle là-bas celui de la présidence (du nom du premier président Argentin après l’indépendance), change de locataire. Javier Milei, élu en novembre, prend la place d’Alberto Fernández, le sortant, qui va pouvoir s’occuper de son chien. Il a d’ailleurs déjà quitté le logement présidentiel d’Olivos, dans la banlieue de Buenos Aires. (Oui, en Argentine, le président ne loge pas dans la « Maison rose », comme on appelle le palais présidentiel, mais une villa de banlieue (chic, la banlieue, je vous rassure).

Plan de situation : entourée en bleu, la résidence présidentielle, dite « Quinta de Olivos » ; flèche rouge, la Casa Rosada, ou Palais présidentiel, croix rouge, le Congrès.

Comme dit un de mes amis argentins, le petit peuple est dans l’expectative. C’est le moins qu’on puisse dire, vis-à-vis d’un élu qui était totalement inconnu il y a trois ans, sur un programme promettant sang, larmes et massacre de l’État à la tronçonneuse.

Les Argentins veulent y croire. S’ils ont voté à plus de 56% pour celui-là, c’est que d’abord et avant tout, ils en avaient marre, et plus que marre, des guignols qui gouvernaient jusque-là, et qui n’ont réussi qu’à amener le pays au bord du gouffre. Ou plutôt, carrément DANS le gouffre. Plus de 100% d’inflation, 40% de pauvreté, un peso qui ne vaut plus qu’un quart de centime d’euro, un déficit abyssal ; selon les journaux de droite, Milei hérite de la pire situation économique de tous les temps. (Bon, ils feignent d’oublier la catastrophe de 2001, après 10 ans de gouvernement du déjà ultra-libéral Menem, une des idoles du nouvel arrivant : à cette époque, on avait même connu des émeutes de la faim et des pillages de magasins !)

Nous avons déjà brossé ici, et , le portrait de l’artiste et les grandes lignes de son programme. On va donc désormais le voir à l’œuvre. Il a promis d’entamer façon guerre éclair, avec une loi dite « Ley omnibus ». En clair, un « paquet », comme disent nos économistes distingués, de mesures d’urgence destinées à provoquer un choc. En résumé : dérégulations économiques, privatisations des entreprises publiques, réforme des lois du travail (et notamment réduction du droit de grève), simplification du système fiscal.

Milei a mis à profit la période de transition comprise entre la date de son élection et aujourd’hui pour peaufiner son gouvernement et surtout, trouver des alliés prêts à monter dans son bateau. En effet, malgré une victoire personnelle tout ce qu’il y a de plus éclatante, il n’en demeure pas moins que législativement parlant, son mouvement, « La libertad avanza » (traduisez littéralement), reste minoritaire en sièges.

Ces derniers jours ont donc été particulièrement occupés à négocier de pied ferme avec de potentiels partenaires. Cela n’a pas été sans tiraillements, on s’en doute, car pour appâter le chaland, il a bien fallu mettre un peu d’eau dans le vin, ce qui, comme de juste, n’a pas réjoui les plus orthodoxes du parti, allergiques aux moindres concessions. On compte déjà certaines démissions fracassantes.

Idem d’ailleurs chez les potentiels partenaires. Entendez, essentiellement l’alliance de droite Juntos por el cambio (JXC) de l’ancien président Macri et de la candidate battue au premier tour Patricia Bullrich. Celle-ci fera d’ailleurs partie du prochain gouvernement ! Imaginez cela chez nous : Le Pen élue, et Darmanin bombardé ministre de la Sécurité publique ! Il s’est donc passé la même chose que ce qui serait arrivé ici : la droite s’est fracturée entre pro et anti collabos.

Bon, je ne veux pas complexifier la chose à l’extrême, la politique argentine, c’est assez compliqué comme ça, mais sachez également que Milei est allé frapper à la porte de certains péronistes, et qu’il a été bien accueilli !

L’avenida de mayo, avec au fond, le palais présidentiel.

C’est ainsi que certaines mesures présentées comme «phares» dans son programme se sont déjà vues repoussées aux calendes grecques. Il n’est plus question pour le moment de supprimer la banque centrale, confiée à un ancien du gouvernement Macri (2015-2019) et de la célèbre Deutsche Bank, où il a été inquiété (mais relaxé) pour trafic de dettes pourries. Plus question non plus de faire basculer la monnaie dans le dollar. Les jeunes vont être déçus : beaucoup ont voté Milei en pensant qu’il allait échanger chacun de leurs pesos par un billet vert ! Pour le moment, il n’est question que d’une dévaluation de plus, à hauteur de 50%. Rien que ça. Avec à la clé une coquette hausse des prix, puisque de toute façon Milei a fermement l’intention de les libérer dans les grandes largeurs. Le journal Clarín en annonce des vertes et des pas mûres dans son édition d’aujourd’hui : péages, essence, gaz, électricité, transports, écoles privées, télécom, loyers…

Selon le quotidien de gauche Pagina/12, on devrait assister à un grand classique de la politique argentine : la revanche de classe. Pour Alfredo Zaiat, «Le plan économique de Milei fait fi de sa promesse électorale de détruire « la caste politique » et reprend en revanche l’idée d’appliquer une austérité régressive, en réalisant le rêve humide du pouvoir économique : reconfigurer le fonctionnement de la société comme si rien ne s’était passé en Argentine et dans le monde ces cent dernières années». Il cite in-extenso dans son article un texte extrêmement éclairant de Marcelo Diamand sur le phénomène du «balancier argentin», qui fait alterner invariablement politiques redistributives et ultra-libéralisme, avec les mêmes résultats  catastrophiques dans chacun des cas.

Pour le moment, les Argentins sont majoritairement optimistes, et confiants dans la capacité du nouveau président à améliorer leur quotidien. Le plan d’austérité ne leur fait pas peur, car ils espèrent tous (75% de sondés) qu’il impactera surtout… les autres ! Comme à chaque changement de gouvernement, c’est l’état de grâce qui prévaut. Selon un sondage, moins des 44% des gens qui n’ont pas voté pour Milei au second tour en gardent une mauvaise opinion. Ce qui signifie en creux que pas mal de ceux-ci, finalement, lui accordent néanmoins une chance. En face, le gouvernement sortant s’en va la queue entre les jambes : il n’est regretté que par 16 % des sondés.

Néanmoins, pas mal « d’observateurs » comme disent nos journaux, prévoient que cet état de grâce sera de courte durée. C’est le cas notamment du Financial Times de samedi dernier.

La cérémonie d’investiture aura lieu cet après-midi à Buenos Aires, ce soir donc pour nous. En raison de la présence de personnalités internationales, mais aussi d’une grande probabilité de manifestations croisées, pros venus faire la fête et antis venus la gâcher, le dispositif policier devrait être assez musclé, même si, paradoxalement, c’est le gouvernement sortant, mais encore en exercice jusqu’à la prestation de serment de Milei, qui doit s’en charger. Pas mal de grabuge à anticiper, donc, d’autant que les noms de certains invités sont à haut potentiel inflammable : Bolsonaro, le chancelier Israélien Eli Cohen, Zelensky, le président Hongrois Viktor Orban… La France, pour sa part, n’y délègue que son ambassadeur, tandis que l’Espagne ne se mouille pas tellement plus, politiquement : c’est le roi Philippe VI qui s’y colle.

A partir de demain l’Argentine prend donc un nouveau départ. Pour Milei et ses sympathisants, il s’agit bien de rompre totalement avec le «modèle collectiviste», pour réinstaurer «l’ordre libéral».

Pour bien affirmer son désir de tourner le dos à la «caste», pour la première fois depuis la fin de la dictature, le président ne lira pas son discours d’investiture à l’intérieur du Parlement et face aux élus, mais dehors sur les escaliers, face à la foule. De toute façon, il compte bien se passer de l’avis des parlementaires pour procéder à la promulgation des premières mesures dites « d’urgence ».

Le bâtiment du Congrès, parlement argentin.

Un populisme chasse l’autre, en quelque sorte, même si on peut discuter de la réelle substance du terme. On peut au moins lui concéder un certain courage politique : il ne va pas se contenter de semer le vent, il va carrément déchainer la tempête. Pour le moment, l’Argentin est prêt malgré tout à monter dans le bateau. Reste à savoir s’il le sera toujours autant après avoir rendu tripes et boyaux.

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Le présent texte renvoie à de nombreux articles glanés dans les trois principaux quotidiens argentins. Ajoutons-y le court documentaire d’Arte, passé hier samedi dans le cadre de l’émission « Arte Reportages », et qui interroge, pour l’essentiel, les motivations et les espoirs des électeurs de Milei. Un film qui, hélas, ne contextualise guère son sujet, se limitant à tendre son micro sans expliquer vraiment les enjeux économiques et sociaux de la dernière élection. Mais qui reste très éclairant quant à la psychologie argentine du moment. L’émission est visible en ligne, sur ARTE.tv.

 

El Chaltén, victime du surtourisme ?

L’autre jour, nous parlions des grands espaces de Patagonie, et de la grande solitude de certains de ses habitants.

Pourtant, pourtant, la Patagonie, malgré son million de km² et sa steppe immense, n’est pas forcément à l’abri du mal qui ronge les plus beaux paysages planétaires, de Venise à l’ile de Koh Lanta en passant par les Everglades et la Grande Muraille de Chine : le surtourisme.

Il y a seulement 40 ans, le village d’El Chaltén n’existait même pas. La zone était déjà connue en revanche des amateurs de grimpe : c’est là que se trouve un des plus mythiques sommets du monde, le mont Fitz Roy. Un pic de 3405 mètres d’altitude, mais extrêmement difficile d’accès et célèbre entre autres pour être pratiquement toujours noyé dans les nuages, ce qui a le don d’exciter pas mal de photographes amateurs en mal d’images rares : le pic ne se découvre qu’en de très rares occasions ! (Voir tout en bas de l’article).

Peu à peu, le site a attiré également un nombre de plus en plus grand de trekkeurs. La montagne ici est magnifique, par sa végétation unique d’espèces endémiques, comme le coihue ou le ñire, ou le fameux calafate, quasi-emblème de la région, dont les fruits sont comestibles. (La tradition dit d’ailleurs que si vous en consommez, vous vous assurez de revenir un jour en Patagonie !). Et par ses lacs d’altitude, très nombreux, également, comme ci-dessous le lac Capri, ou laguna del pato (lac du canard).

Lago Capri, avec au fond le Fitz Roy dans les nuages

C’est ainsi qu’en 1985, à la fois pour développer le peuplement de ce coin isolé et mieux accueillir les touristes, a été fondé de toutes pièces le village d’El Chaltén, au pied du Fitz Roy, à une dizaine de kilomètres de la frontière avec le Chili, en pleine Cordillère des Andes. Et ce, malgré l’opposition farouche du directeur de l’administration des parcs nationaux de l’époque.

Localisation d’El Chaltén – Province de Santa Cruz

Le développement du village commença assez lentement, puis tout s’emballa subitement, par le phénomène bien connu du « bouche à oreille ».

En 1991, six ans après sa fondation, El Chaltén comptait seulement 41 habitants, pour la plupart des fonctionnaires et des gendarmes. En 2001, on était passé à 371. 10 ans plus tard, en 2011, ce chiffre avait été multiplié par un peu plus de quatre : 1671 habitants ! Et aujourd’hui, on frise les 3000.

C’est qu’entre temps, trekking, alpinisme et simple tourisme d’excursion se sont considérablement développés. De plus en plus nombreuses sont les agences qui proposent aux touristes des séjours tout compris, et ce même depuis Buenos Aires ! Mais surtout depuis un autre village touristique, plus ancien, El Calafate, situé à trois heures et demie de route plus au sud et point de départ des excursions vers les plus impressionnants glaciers du monde !

Glaciers, paysages époustouflants, grands espaces et développement du tourisme de randonnée : tout y est pour assurer à El Chaltén un succès qui, d’abord confidentiel, est en train de devenir planétaire.

Paysage – Environs d’El Chaltén

A tel point que le village commence à souffrir sérieusement, comme d’autres endroits, d’un surtourisme particulièrement prédateur. Car aujourd’hui, les 3000 habitants réguliers doivent partager l’espace avec un nombre moyen de plus de 6000 touristes quotidiens. Des touristes dont il faut accueillir les bus et les voitures, les loger, les nourrir, tout cela en tenant compte de toutes les contraintes liées à la configuration montagnarde de l’endroit. Des touristes qui, de surcroit, ont généralement un portefeuille beaucoup plus garni que les autochtones, ce qui n’est pas sans incidence sur le coût de la vie.

Un des principaux problèmes, comme partout, c’est celui du logement. Le manque cruel de terrains exploitables, ainsi que la forte demande de logements touristiques (gîtes, hôtels) diminue fortement l’offre en direction des habitants réguliers, dont beaucoup en sont réduits à loger dans des mobils-homes (on en compte plus de 400 habités par des autochtones !), faute de place et/ou de revenus suffisants.

Or ces habitants-là sont pourtant indispensables au bon fonctionnement de la vie quotidienne d’El Chaltén : ce sont des enseignants, des commerçants, des guides de montagne, des fonctionnaires de l’administration !
Par ailleurs, certaines infrastructures n’ont pas suivi le développement trop rapide du tourisme. Ainsi, le trop plein d’eaux usées, que l’usine de retraitement locale ne suffit plus à absorber (elle a été prévue pour 3000 habitants, pas pour 10000 !) se déverse en grande partie dans les rivières, causant des dommages importants à l’environnement, qui est pourtant le fonds de commerce du lieu !

Est-il vraiment soutenable, par ailleurs, de parvenir à entretenir et surveiller les 20 000 hectares et les 113 kilomètres de sentiers du secteur avec seulement 2 garde-forestiers et 5 cantonniers ?

El Chaltén, victime de son succès, va-t-il être contraint, comme tant d’autres, de recourir à des mesures limitatives ? En Argentine, où pourtant le nombre de sites survisités commence à augmenter de façon alarmante (Chutes d’Iguazú, Ushuaia, péninsule de Valdez, parc naturel des Glaciers) la question ne se pose pas encore. D’ailleurs, le tourisme, politiquement parlant, est visiblement loin d’être une priorité. Ou plutôt si : l’essentiel est qu’il continue à engranger des recettes. L’environnement, dans ce pays où l’écologie politique en est encore à la préhistoire, et privée de mouvements dignes de ce nom, reste un détail négligeable, et négligé, des programmes électoraux.

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Article source : « El Chaltén, le village de Patagonie qui attire des milliers de touristes, menacé par sa croissance vertigineuse » (en espagnol).

Et en bonus, le sommet du mont Fitz Roy, miraculeusement débarrassé de son brouillard quasi permanent, mais dans le lointain ! (A propos du Mont Fitz Roy : les Argentins préfèreraient qu’on le nomme « Mont Chaltén » (Cerro Chaltén, en espagnol), de son nom indien d’origine, plutôt que par ce nom donné par un explorateur en l’honneur d’un navigateur anglais ! Mais pour le moment, même sur les cartes, il reste « Fitz Roy » !)

Réactions de la presse française

Petit tour rapide de la presse française, après la victoire de Javier Milei à l’élection présidentielle argentine. (Compte-rendu de cette élection ici)

Libération a la gueule de bois, soulignant que le monde politique « oscillait entre parallèles avec Trump et Bolsonaro, félicitations polies et silence radio ». Les premières félicitations, et les plus chaleureuses, émanant justement des deux anciens présidents Etatsunien et Brésilien. Faisant le tour des réactions de notre univers politique français, il relève sans surprise l’abattement à gauche (Aurélie Trouvé, LFI : « en attendant de meilleurs lundis matin, les Argentin.e.s restent un grand peuple » ou encore l’écolo Yannicke Jadot : « L’internationale de l’extrême-droite a produit son pire monstre politique, Javier Milei : l’ultra-libéralisme pour sortir des ravages sociaux du libéralisme, le climato-scepticisme face au dérèglement climatique… le négationnisme comme projet. »).

Selon ce même article, et de façon plus inattendue, il semble que la droite ne soit pas trop pressé de se lancer dans les commentaires, tandis qu’à l’étranger, la Russie et la Chine se sont montrées d’une prudence toute diplomatique, face à un futur partenaire très imprévisible. Surtout pour les Chinois, étant donné son anticommunisme virulent.

Le journal ressort par ailleurs pour ses lecteurs cinq articles sur Milei, pour mieux comprendre sa personnalité et son programme.

Au Figaro aussi, on est circonspect, ce qui est moins attendu venant de la part d’un quotidien aussi droitier. On aurait imaginé un poil plus d’enthousiasme. Soulignant l’échec patent du gouvernement précédent, le Fig’ insiste également sur la personnalité clivante et outrancière du vainqueur, et révèle une information étonnante : son adversaire malheureux, Sergio Massa, aurait en son temps apporté un soutien financier au parti de Milei, pour faire monter celui-ci au détriment de la droite classique !

Après avoir rappelé les mesures phares de son programme, comme la suppression des ministères les plus sociaux (Affaires sociales, Education, Droits de la femme) ainsi que du droit à l’avortement, le journal souligne qu’en raison de sa minorité au Parlement, il devra trouver des appuis dans la droite classique. Ceux-ci ne devraient pas manquer : à droite naturellement, mais même chez certains péronistes héritiers de la période Menem, un ancien président lui aussi ultra libéral auquel se réfère parfois Milei.

Autres soutiens nettement moins reluisants : des anciens militaires et tortionnaires des années de plomb, réjouis par les positions de la future vice-présidente en faveur d’une réhabilitation de la dictature de 1976-1983.

Le Monde, enfin, utilise lui aussi la comparaison avec Donald Trump, et anticipe le grand retour de l’intervention du Fonds monétaire international (FMI) dans une économie exsangue.

On n’attend plus que la réaction de la télé Bolloré. Non pardon. On ne l’attend pas. On la connait déjà. Les Argentins sont vraiment un grand peuple.

L’extrême-droite au pouvoir !

Il fallait s’y attendre, mais ce qui n’était pas prévu, c’est l’ampleur de la différence : 56% contre 44% !

Hier, les argentins ont donc choisi de se lancer dans le vide, en élisant Javier Milei, surnommé par beaucoup «le dingue». Suivant un mouvement quasi général dans notre monde ressemblant de plus en plus à un canard sans tête, un peuple déboussolé et épuisé se tourne vers la solution la plus suicidaire : donner les clés du restaurant à l’extrême-droite ultra-libérale, dans l’espoir qu’une fois la table renversée, on pourra remettre un plus beau couvert.

Voici donc un nouveau Trump/Bolsonaro (ajoutez les autocrates actuels ou passés les plus fantaisistes qui vous viennent à l’esprit) parvenu au pouvoir suprême.

Ceux qui auront lu mes articles précédents ne seront guère étonnés. Aucun mérite : la catastrophe était écrite à l’avance, à partir de la certitude qu’aucun(e), vraiment aucun(e) candidat(e) réellement soucieux(se) du bien public et de l’intérêt commun de ce pays à la dérive ne se profilait à l’horizon.

Après avoir écarté dès le premier tour l’alternative, déjà tentée et ayant largement prouvé son inefficacité, de la droite classique, les Argentins n’avaient gardé que deux possibilités : la peste péroniste et le choléra fasciste. (Rappelons que là-bas, les deux candidats estampillés de gauche ont obtenu moins de 3% au premier tour).

Tout bien considéré, il n’y avait guère d’autre issue possible. Quel électorat décide d’élire un ministre de l’économie affichant un bilan de près de 150% d’inflation annuelle, et une monnaie qui s’échange en quart de centimes par rapport, par exemple, à l’euro ? Dans un pays où les prix valsent quotidiennement, toujours dans le même sens, où la pauvreté atteint 40% de la population ?

Le péronisme est défait, et on ne peut que confirmer la logique et l’inéluctable de l’événement, après 16 ans (sur les 20 derniers) au pouvoir, et une prépondérance politique de près de 80 ans, depuis la première élection de Juan Perón en 1946.

Le problème, c’est que cette fois, les Argentins ne se sont pas contentés de tourner une page : ils ont carrément décidé de déchirer tout le bouquin. Et chargé un inconnu présentant de lourds symptômes psychiatriques d’en écrire un nouveau.

Milei pourra-t-il réellement appliquer le programme délirant qu’il a annoncé lors de la campagne ? Rappelons quelques mesures parmi les plus emblématiques : privatisation totale du secteur de l’éducation, suppression de la banque centrale et de la monnaie locale, pour la remplacer par le dollar, réduction drastique des aides sociales, libéralisation totale de l’économie, suppression du droit à l’avortement, déréglementation de la vente d’armes. Sa vice-présidente, Victoria Villaruel, fille d’un ancien lieutenant-colonel, et nièce d’un autre militaire jugé pour séquestration et torture pendant la dictature, veut transformer le musée commémoratif de la répression des années 1976-1983 en parc de jeux.

Comme dit la Nación, « on entre dans une géographie inconnue». C’est le moins qu’on puisse dire. Le très antipéroniste J. Morales Solá, dans le même quotidien, s’en réjouit, préférant voir la coupe à moitié pleine : «L’Argentine a décidé de quitter un territoire connu pour ouvrir la porte à un temps politique chargé d’innovations». A l’inverse, dans le quotidien de gauche Pagine/12, Eduardo Aliverti parle de «saut dans le vide». Ce quotidien tente de prendre les choses avec un minimum d’humour, comme le montre le dessin de Daniel Paz, où l’on voit un couple d’Argentins pilotant une barque, et échangeant le dialogue suivant : «Et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire ?» «Ce qu’on a toujours fait : ramer».

Pour beaucoup d’observateurs argentins, la victoire de Milei est d’abord et avant tout la défaite du péronisme. C’est le cas notamment de Clarin, journal notoirement antipéroniste, qui consacre plus d’articles à cette défaite qu’à la victoire de Milei.

C’est une évidence. C’est un pouvoir usé, que les divisions et la corruption ont rendu non seulement impuissant, mais aussi et surtout détestable aux yeux d’une majorité prête à tout pour s’en débarrasser. Y compris, donc, en portant au pouvoir une sorte de Docteur Folamour, en espérant faire parte des élus qui se sauveront du cataclysme à prévoir.

Bon, après le temps de l’euphorie du grand balayage, devrait venir celui de l’expectative. D’ailleurs on commence déjà à le sentir, même dans les canards locaux de ce matin. Même les plus satisfaits de ce renversement de table en conviennent : l’avenir est plus que jamais imprévisible. Ce que résume bien Eduardo Van Der Kooy dans Clarín : «D’abord l’enterrement du Kircherisme (du nom des deux anciens présidents péronistes, Nestor et Cristina Kirchner, NDLA), ensuite le pari pour un changement incertain».

Milei s’était fait filmer en meeting, une tronçonneuse à la main, histoire de symboliser son programme. Il lui reste, comme dit, toujours dans Clarín, Ignacio Miri, à «transformer la tronçonneuse en instrument de gouvernance».

Dans toute cette ébullition, on peut au moins être sûr qu’une chose ne va pas changer en Argentine : la division profonde, enracinée dans l’inconscient collectif depuis quasiment l’avènement de l’Indépendance en 1816, du peuple argentin.

Ne reste plus qu’à espérer que ce pays ne s’enfonce pas dans le chaos et la misère. Personnellement, depuis ce matin, je ne suis pas très optimiste.

*

Rapide revue de la presse écrite française du jour ici.

 

Solitudes patagonniennes

La Patagonie, ses grands espaces, sa steppe magnifique, ses ñandus (sorte d’autruche, en plus petit), ses lacs paisibles, ses glaciers géants… N’en jetez plus, pour décrire un territoire aussi vaste, et aussi beau, on a écrit des tas de livres, avec et sans photos (mais surtout avec), que vous trouverez dans les rayons de toute bonne librairie qui se respecte.

Ce dont je veux vous parler aujourd’hui, moi, c’est d’un aspect de la Patagonie auquel on pense un peu moins, en tant que touriste de passage qui va revenir à la foule de son pays, de sa ville, au pire, de son village.

Parce que la Patagonie, cette région immense qui s’étend de La Pampa au nord jusqu’à la Terre de Feu et la célébrissime Ushuaia, ville dite «la plus australe  du monde», au sud, 1 million de km², c’est aussi, justement à cause de ses grands espaces, une terre de grande solitude ! Tous ceux qui l’ont parcourue de long en large peuvent en témoigner : question habitants et localités, ça ne se bouscule pas. On peut rouler tranquille, mais il ne faut pas tomber en panne d’essence !

Pour habiter la Patagonie, en dehors de ses rares grandes villes (et encore, pas si grandes que ça), il faut aimer l’isolement. Mais il y a des amateurs. Ou, surtout, des natifs, habitués aux rudes conditions de vie qu’entraine l’éloignement de toute civilisation urbaine. Des gens équipés pour la solitude et qui n’ont pas peur de vivre loin, très loin, comme on dit «au milieu de nulle part». Notion quand même assez largement relative, nous autres hommes ayant un peu trop tendance à estimer que nulle part, c’est simplement là où l’homme n’ a pas encore bousillé l’environnement.

Des gens sans lesquels, pourtant, la traversée de cette région plutôt inhospitalière serait nettement moins confortable. Des gens qui, justement, la rendent un tout petit peu plus hospitalière, en ménageant sur le parcours du voyageur perdu des petits îlots de chaleur et de civilisation qui l’aident à ne pas sombrer tout à fait dans la déprime, et viennent le rassurer sur l’existence de ses semblables, même au cœur de la «nada», du néant, comme on dit en espagnol.

Les déserts de sables ont leurs oasis, la Patagonie a ses relais improbables, qu’on rencontre comme par hasard, au détour d’un virage, après des centaines de kilomètres de steppe et de prairies, pile au moment où on commençait à se dire qu’on resterait éternellement prisonnier de cet espace infini.

La Leóna est située sur un bout de la fameuse route 40, que notre camarade Patrick R. a si bien décrite ici.

La Leona, partie hôtel.

Très exactement, pile à mi-chemin entre El Calafate, au bord du Lago Argentino, petite ville connue des amateurs de glaciers, et El Chaltén, localité très appréciée des trekkeurs. Entre les deux, le désert steppique, pas un bled à l’horizon. Faut surtout pas avoir oublié le pain en rentrant du boulot.

Sur la carte, il est indiqué qu’il s’agit d’un «parador deux étoiles», donc, d’un hôtel. Mais c’est bien plus que ça : hôtel de passage, certes, mais également bar, restaurant, épicerie, boutique de souvenirs, aire de repos pour bus fatigués, et même musée !

Situation La Leona

Les trois gérants, pourtant, ont l’air heureux. Remarquez, ici, ils voient quand même du monde : la route, très touristique, est fréquentée en toutes saisons. Mais justement. Comme ils sont ouverts sept jours sur sept et 24h sur 24, la Leóna est leur seul horizon. La ville «importante» la plus proche, c’est Río Gallegos, 80 000 habitants, 4 h de route. Tant pis pour le ciné.

Il paraitrait que Butch Cassidy et Sundance Kid s’y sont arrêtés, en 1905, dans leur fuite vers le Chili, après avoir braqué la Banque de Londres à Río Gallegos. C’est bien possible. Les deux gangsters avaient débarqué en Argentine en 1901, fuyant la police étatsunienne, et avaient fini par s’installer dans la province du Chubut, où la fameuse agence Pinkerton a réussi à les «loger», comme disent les policiers. D’où la nouvelle cavale, ponctuée de quelques braquages, il faut bien vivre.

Le lieu a également servi de refuge aux grévistes de «La Patagonia rebelde», en 1921. Grève monstre des ouvriers agricoles exploités par les propriétaires terriens, et réprimée dans le sang par le sinistre colonel Varela. Il est aujourd’hui inclus dans la liste des sites du patrimoine culturel et historique de la province (Le gîte, pas le colonel).

Plus au nord, dans la province de Chubut, on trouve un endroit qui lui ressemble pas mal, en plus isolé encore : Los Tamariscos. En français, les tamaris. La seule plante qui puisse pousser dans ce coin, avec la «paja brava», ou «coirón», la paille sauvage qu’on emploie parfois pour recouvrir les toits.

Là encore, il s’agit d’un gîte d’étape, également sur la route 40 (rien d’étonnant, cette route traverse toute l’Argentine de La Terre de feu jusqu’à la frontière avec la Bolivie !), mais encore plus perdu dans la steppe. Et bien moins touristique.

Ici, ne s’arrêtent que des camionneurs, ou presque. Essentiellement Chiliens : la route 40 est la seule praticable pour relier leur capitale, Santiago, au port de Punta Arenas :

Cercle rouge : los Tamariscos

La proprio, Liliana, a 64 ans et exploite le local avec son fils Maximiliano. «Nous formons un village qui n’existe pas», dit-elle. Le bled le plus proche, 200 habitants, se trouve à 50 km de là. Gobernador Costa, 2500 habitants, à 120 km. Pour la capitale régionale, Rawson, comptez 630 km. Pas d’électricité (groupe électrogène), pas de ligne téléphonique, pas d’eau courante. Un panneau solaire permet néanmoins de capter un signal wi-fi : yahoo!, ils ont internet ! Leur unique lien avec le monde extérieur, dont ils font largement profiter les clients.

Les clients, donc, ce sont surtout des chauffeurs, qui trouvent là, sur leur interminable trajet, de quoi se reposer, se restaurer et surtout, rencontrer des collègues et pouvoir communiquer avec leurs familles. Le gîte est ouvert, comme la Leóna, tous les jours de l’année, de 8 h à 23 h. Et ce, depuis que le grand-père de Liliana l’a ouvert, en 1938. Il n’a pratiquement subi aucun changement depuis : tout est d’époque ! «A part, précise quand même Liliana, quelques travaux de réfection suite à un accident il y a cinq ans. Un chauffeur s’est endormi et a percuté le gîte. Il fallait bien viser : nous sommes la seule maison dans tout ce désert !».

Comme à La Leóna, on trouve de tout à Los Tamariscos : nourriture, boissons, mais aussi tabac, conserves, pommades anti-douleur, couvertures thermiques, canifs, et même une petite librairie ! Ce n’est pas vraiment un hôtel, les chauffeurs dorment le plus souvent dans leur camion, mais Los tamariscos peuvent néanmoins héberger, le temps d’une nuit, deux dormeurs égarés, sur des lits datant encore des débuts du local!

Dans ces parages solitaires, il n’est pas rare, dit-on, de croiser des fantômes. Les chauffeurs parlent ainsi d’une ancienne station-service hantée, où on entend des coups frappés à la porte, où les moteurs des camions démarrent tout seuls. Ou encore d’un homme en noir parcourant la steppe, de pierres se déplaçant sur la route, de boules de feu survolant le lit des rivières.
 

Mais Liliana n’a jamais peur, malgré l’extrême solitude. «La nuit quand je ferme, la route 40 me protège». La route est ici le seul cordon qui vous rattache à la vie.

*

Quelques sources qui m’ont aidé à écrire cet article :

Le site de La Leóna : https://www.hoteldecampolaleona.com/portada.html

Quotidien La Nación, 7-11-2023 : https://www.lanacion.com.ar/sociedad/somos-un-pueblo-de-dos-habitantes-el-parador-que-brinda-wi-fi-charla-y-una-cama-caliente-a-los-nid07112023/#/

(Vous y trouverez plein de photos de Los Tamriscos)

Élection surprise en Argentine !

Énorme surprise au vu des résultats de la présidentielle argentine ce dimanche. Alors qu’on attendait la comète Milei, poussée par des sondages dont certains avançaient même une possibilité d’élection dès le premier tour, c’est Sergio Massa, le représentant d’une majorité au pouvoir totalement décriée et décrédibilisée qui arrive en tête !

Javier Milei, le Trump-Bolsonaro argentin, termine à plus de 7 points. Mais la plus grosse déconvenue est subie par la droite classique, dont la candidate, Patricia Bullrich, n’obtient que la troisième place et se voit donc définitivement éliminée de la course à la présidence.

Voici les résultats presque définitifs donnés par la presse argentine après plus de 98% des bulletins dépouillés :

CANDIDAT MOUVEMENT TENDANCE RÉSULTAT
Sergio Massa Unión por la patria Gauche péroniste 36, 7 %
Javier Milei La libertad avanza Ext. Dr. ultra libérale 30 %
Patricia Bullrich Juntos por el cambio Droite classique 24 %

Une fois de plus, les sondages se sont totalement ramassés. Ils prédisaient une victoire nette du candidat d’extrême-droite, et surtout une défaite sèche du candidat de la majorité actuelle, plombé par ses résultats économiques catastrophiques (Car précisément, Massa est le ministre de l’économie !), la division du mouvement péroniste entre partisans de l’ancienne présidente – et très clivante – Cristina Kirchner et ceux d’un péronisme plus recentré, et une corruption endémique du pouvoir en place.

L’analyse de ces résultats totalement inattendus ne va pas être une partie de plaisir pour les spécialistes du genre. Car jusqu’ici, l’impression dominante, c’était que les Argentins n’en pouvaient plus, de ce gouvernement, et allaient le balayer définitif. Mon camarade – et très conservateur – Manuel prédisait même (bon, prédiction un brin auto-réalisatrice, c’est sûr !) la disparition définitive du péronisme. Rappelons quand même les résultats des primaires, qui n’annonçaient rien de bon pour le péronisme au pouvoir : Milei, 30%, la droite 28 et les péronistes 27 à répartir entre deux candidats en lice.

De nouveau, le péronisme montre sa résilience, contre vents et marées. Comme il l’a finalement toujours fait depuis la chute de son leader charismatique en 1955.

La Nación de ce matin tente un début d’explication, dans son article «Le plan Massa a fonctionné : pourquoi il a triomphé dans un pays au bord du gouffre». Premier levier : la peur. En effet, de nombreux argentins ne survivent que grâce aux aides sociales. Or, tant Bullrich que Milei présentaient des programmes annonçant leur suppression. Selon La Nación, après la défaite des primaires (Voir ci-dessus), Massa n’a pas lésiné, justement, sur leur augmentation. Et donc, pour le quotidien de droite, sur le clientélisme.

Tout en agitant le spectre d’augmentations massives une fois la droite revenue au pouvoir : énergie, transports, alimentation, ce dernier secteur se voyant d’ailleurs largement subventionné par l’État, plus dépensier que jamais. Selon le très antipéroniste éditorialiste Joaquin Morales Sóla, «On n’a jamais vu dans l’histoire, du moins sur ces dernières 40 années de démocratie, un candidat présidentiel gaspiller autant d’argent public pour aider sa campagne». Bref, résume La Nación, «on a balayé les problèmes sous le tapis», pour flatter la populace apeurée.

Ce n’est pas entièrement faux, mais vu l’état d’exaspération d’une majorité d’Argentins, ça reste un poil court.

Eduardo Aliverti, dans le quotidien de gauche Página/12, livre quelques autres explications. Selon lui, les outrances de la droite (Milei et sa tronçonneuse dans les meetings, annonçant le massacre de l’État providence, les attaques contre le Pape, la réhabilitation de la dictature militaire…), le manque de leadership de la candidate de la droite classique, la désunion de celle-ci, augurant de son incapacité à gouverner, ainsi que le profil plus rassembleur de Massa auront fini par remobiliser les électeurs les plus à gauche.

Ceci étant, qu’on soit de gauche ou de droite, il n’y a pas vraiment de quoi danser de joie à la lecture de ces résultats.

A gauche, d’une part, parce qu’on ne voit pas très bien comment ces 37% obtenus de haute lutte pourraient faire des petits lors du deuxième tour. L’électorat péroniste s’est déjà largement mobilisé lors du premier, et il n’y a donc plus tellement de réserves. Massa appelle à l’unité nationale en agitant le spectre du néo-fascisme représenté par Milei, mais les chiffres sont là : à eux deux, les candidats du rejet du péronisme ont engrangé plus de 53% des voix.

A droite, la défaite cuisante de Patricia Bullrich sonne le début d’une probable crise politique interne. Juntos por el cambio ne représente plus une alternative crédible au péronisme. C’est toujours plus facile après coup, mais on aurait pu le prévoir. La défaite de l’ancien président Mauricio Macri en 2019, après un seul mandat, était un signe clair de désaffection : la droite n’avait pas convaincu de sa capacité à sortir le pays de son marasme.

Autre signe assez éclairant : Mauricio Macri lui-même avait donné l’impression, pendant la campagne, de soutenir davantage Milei que la candidate de son propre mouvement.

Le sentiment qui continue de prédominer, c’est celui qui prévalait lors de la terrible crise de 2001 : «Qué se vayan todos», qu’ils se barrent, tous. D’où la popularité du météore prétendument antisystème Milei. A cette différence près : le péronisme, au contraire de la droite, garde indéfectiblement une base populaire solide, quoi qu’il arrive.

Reste à savoir ce que décideront les électeurs de Bullrich. Naturellement, Milei, assez déçu de son relatif échec, les appelle à se rassembler derrière lui. Peut-il parvenir à en capter une assez large majorité pour passer ?

Mathématiquement, oui. Mais pour cela, il va lui falloir lisser pas mal son discours d’ici le second tour, car ses outrances et une partie de son programme ne rassurent guère certains électeurs pas forcément prêts à abandonner leur conservatisme pépère pour embrasser un ultra-libéralisme débridé. Démanteler l’état providence et interdire l’avortement, ça va, mais proposer une loi permettant aux pères de renoncer à leur droit à la paternité, ou rompre les relations diplomatiques avec le Vatican, ça dépasse un brin leurs limites.

Les partisans de Milei, ceci dit, restent optimistes. «63% des Argentins souhaitent le changement» et «avec 12% d’inflation, le péronisme ne peut pas gagner». Mais c’est ce qu’ils disaient déjà avant ce dimanche !

Quoiqu’il en soit, le résultat du second tour garde un certain suspens. Mais n’incite guère à l’euphorie. Car quel que soit le vainqueur du 19 novembre prochain, l’Argentine se réveillera plus divisée que jamais. Qu’elle ait maintenu au pouvoir un gouvernement qui a jusqu’ici largement échoué à revitaliser l’économie du pays, ou laissé la place à un populisme d’extrême-droite totalement imprévisible. Ou, au contraire, trop prévisible.

C’est ce qui se passe, généralement, lorsque la politique ne propose plus, hélas, que de mauvaises solutions.

Ajoutons pour être complet que quelque soit le vainqueur du second tour, il n’aura pas de majorité claire au Parlement pour gouverner. En effet, il y avait également des élections législatives et régionales ce dimanche, pour renouveler une partie des députés et gouverneurs de provinces.

L’Assemblée compte 257 élus. A l’issue de ce scrutin, les péronistes en ont 108, la droite classique de Bullrich 93, et les libertaires de Milei 34. Au Sénat (72 élus), la répartition est de, respectivement, 34, 24 et 8. Autant dire que ça promet de vigoureuses séances, une fois le nouveau gouvernement composé !

PS : et la gauche traditionnelle, dans tout ça ? Ah, la candidate du FIT-U (Front de gauche et des travailleurs) a obtenu 2,7% des voix, et la gauche doit se contenter de 5 sièges à l’Assemblée et aucun au Sénat. En Argentine, la gauche, c’est comme les écologistes : à peu près personne ne sait ce que c’est.

*

Voir aussi sur ce blog les articles sur Milei :

Milei un autre Trump?

Que/qui porte Milei ?

Et la présentation des différents candidats, avant les primaires générales d’août.

 

 

 

L’Argentine en demies !

Bon, ça fait des lustres que mon camarade et hébergeur Christophe me tanne pour que je vous baille un article sur un des sports le plus populaires d’Argentine : le rugby.

J’ai beau lui expliquer que question compétence sportive, ma légitimité est à peu près aussi évidente que celle, au hasard, de not’ bon président Picard pour expliquer la cuisson des fricadelles, il insiste. (Bon, pas trop, quand même. Dans ses connaissances, il ne manque pas de pointures sur le sujet, à commencer par lui-même, ce qui devrait lui permettre de relativiser ma propre expertise !)

M’enfin, tout de même, en ce moment, c’est la coupe du monde de rugby (Je plains ceux qui n’en ont pas entendu parler, ça ne doit pas être très confortable de vivre dans une cave à champignons ou un abri atomique). Et l’Argentine fait partie des quelques équipes qui ne se prennent pas des branlées mémorables dès qu’elles affrontent un des monstres de la compétition. Mieux : bien que seulement sur un strapontin, elle en fait un peu partie, des monstres en question.

Bon, je disais que le rugby, en Argentine, est un des sports les plus populaires. Ce n’est pas entièrement vrai. Au sens strict du terme. Tout comme le polo (voir ici), même si c’est un sport apprécié du grand public, il est l’apanage, avant tout, d’une élite. La jeunesse du rugby, ce sont plutôt des fils à papa. On est loin, donc, très loin, du caractère «popu» du football, LE sport argentin par excellence. Ou du moins, le sport des Argentins.

Cela n’empêche. L’Argentine possède une excellente équipe nationale. Les Pumas, qu’elle s’appelle. Ce qui sonne, avouons-le, nettement plus féroce que «les bleus», «le quinze de la rose» ou encore, «les kiwis». Dommage qu’en rugby comme ailleurs, l’habit ne fasse pas le moine.

Actuellement, les Argentins figurent en huitième position du classement mondial des équipes nationales. Juste devant l’Australie et les Fidji. Et surtout, juste derrière le Pays de Galles, et ça, ça devrait changer. Car avant-hier mesdames-messieurs, justement, les Argentins ont défait les Gallois en quarts de finale de la Coupe du monde ! Et pas qu’un peu : 29-17.

Les voilà donc propulsés en demies ! C’est-à-dire, si on me suit bien, qu’ils vont figurer parmi les quatre meilleures équipes du tournoi !

Bon, d’accord, leur match contre les Gallois, ce n’était pas la partie du siècle. On glosera encore longtemps, j’imagine, sur ce fameux tirage au sort qui a fait que ces quarts de finale se sont retrouvés partagés en deux tableaux totalement asymétriques. D’un côté, les quatre favoris priés de s’entretuer (Irlande-Nouvelle-Zélande ; France-Afrique du sud), de l’autre, quatre seconds couteaux qui n’auraient certainement battu aucun des quatre premiers s’ils avaient dû, justement, les affronter en quarts (Galles-Argentine ; Angleterre-Fidji).

La fédé internationale a dû le sentir, puisque, hasard ou pas, les duels des géants avaient lieu au stade de France tandis que les petits poucets n’avaient droit qu’au vélodrome de Marseille.

On ne donnait pas cher des chances des Argentins, dans ce quart. Les quotidiens et bookmakers gallois et anglais s’en léchaient les babines à l’avance, annonçant une large victoire des « diables rouges » par au moins dix points d’écart.

 

Traduction : « Pour la presse galloise, leur équipe a gagné d’avance contre les Pumas. Les journalistes gallois annoncent une victoire par au moins dix points d’écart, le Prince De Galles fera même le déplacement au stade pour assister au triomphe »

Et il faut bien dire que le début de la partie semblait leur donner raison. Empruntés, lents, indisciplinés, les Argentins ont très mal débuté la rencontre, et on était fondé à croire que celle-ci n’allait être qu’un long calvaire pour des félidés qui semblaient mal digérer le poireau. Après 39 minutes de jeu, ils avaient déjà les fameux dix points de retards prévus par les journalistes gallois.

Heureusement, question de faire des fautes idiotes, le quinze rouge n’était pas mal placé non plus. Cinq minutes plus tard, le buteur gaucho, Emiliano Boffelli, avait passé deux pénalités. Plus que -4 à la mi-temps, on pouvait garder espoir du côté des bleus et blancs.

Petit, l’espoir, tant, vu du public, on avait l’impression que les Gallois les dominaient de plusieurs têtes. Mais le public, justement, était nettement plus bleu ciel que rouge. Je ne sais pas comment ils font, les Argentins, pour être aussi nombreux dans les stades français cette année. Quand on voit dans quel état est l’économie de leur pays, on peut se demander où tous ces gens ont trouvé le budget astronomique nécessaire pour traverser l’Atlantique et se payer un séjour de près de deux mois pour assister au tournoi. Quand je vous disais que là-bas le rugby est plutôt un sport de riches…

Ce samedi c’était pourtant une évidence : les Argentins étaient plus nombreux que les Gallois, et criaient nettement plus fort. Je n’ai jamais rien compris à ces histoires de «public qui vous porte» et de «soutien qui vous galvanise», mais le fait est là : après la pause, les gauchos ont semblé revenir gonflés à bloc. Et un tout autre match commença. On eut même l’impression que les joueurs s’étaient contentés d’échanger leurs maillots, tellement les uns semblaient avoir adopté le jeu des autres.

Les celtes offraient deux nouvelles pénalités à Boffelli, qui faisait basculer son équipe en tête. 12-10. Les chants gallois étaient subitement éteints, et la grinta argentine, aussi désordonnée que bruyante, se poussait du col. Léger coup de froid avec le deuxième essai gallois : les défenseurs argentins, comme le chien qui croit que la baballe est lancée, s’étaient précipités sans se rendre compte que Tomos Williams l’avait finalement gardée au chaud sous son coude droit. 12-17.

Il restait encore 23 minutes à jouer, mais tout le monde avait l’air bien fatigué. Le match, déjà jugé assez brouillon par les commentateurs Lartot et Yachvili, baissa encore en qualité. Mais surtout, hélas pour eux, du côté gallois. Ceux-ci se virent enfoncés au ras de leur ligne par la masse bleue et blanche qui envoya le «Rochelais» Sclavi poser le ballon pile sur la ligne. 19-17.

A la 77ème minute, l’ouvreur gallois remplaçant voyait sa passe mal calculée interceptée par Nicolas Sanchez, qui filait dans l’en-but. Il faut dire que lui avait encore des jambes et pour cause : il n’était entré en jeu que depuis dix minutes. L’Argentine reprenait le commandement pour ne plus le lâcher. 26-17, puis 29-17 après une dernière pénalité passée par Sanchez : les bookmakers gallois buvaient le bouillon, et les Argentins, du petit lait.

Voilà donc les Argentins en demie finale. Vu leur niveau réel, on trouvera très injuste, par ailleurs, que les Français, de leur côté, n’y soient pas. Nos bleus, eux, avaient un adversaire bien plus coriace à se coltiner en quarts (l’Afrique du Sud), et ont échoué d’un rien. En attendant, dans cette coupe de monde qui a pourtant lieu en France, à plus de 10 000 kilomètres de Buenos Aires, l’Argentine restera comme une des quatre meilleures équipes. Avec L’Angleterre, L’Afrique du Sud et, comme d’habitude, la Nouvelle-Zélande. Si on avait dit ça à mon camarade Benito, il y a deux mois, il m’aurait traité de « chiflado » (cinglé). Comme quoi le rugby reste, somme toute, également un jeu de hasard.

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Un petit tour de la presse argentine :

1. Les Pumas, en demies finales du Mondial : dans l’échelle des victoires, à quel niveau se situe celle contre le Pays de Galles ? (La Nación)

2. Les Pumas et les répercussions de leur grande victoire : du coup de poing sur la table aux émotions changeantes du Prince de Galles (La Nación)

3. Les Pumas remportent une partie épique et sont en demies pour la troisième fois de leur histoire (Clarín)

L’Argentine sur Netflix

Bon, je vais faire de la pub pour une firme multinationale que je n’aime pas particulièrement, et dont je n’utilise que très rarement les services, mais cette fois, c’est pour la cause.

En effet, le 14 septembre prochain sur Netflix sort une nouvelle série qui devrait ravir tous les amateurs de littérature argentine.

Bon, cette série, paradoxalement, sera… mexicaine, et donc située au Mexique, avec des acteurs et actrices en majorité Mexicain(e)s. N’empêche, la série est tirée d’un roman argentin, d’une autrice dont je viens présentement, et prestement, vous faire l’éloge.

Je l’avoue, je l’ai découverte il y a peu, grâce aux conseils avisés du (selon moi) meilleur lecteur de toute la rive sud du Río de la Plata, mon camarade Manuel Silva, résident à la fois du quartier populaire de La Boca à Buenos Aires et de la campagne paraguayenne, où il fait de nombreux voyages pour s’occuper de ses orchidées.

Vous allez me dire : on s’en tamponne, des orchidées du Manuel. Je comprends ça, mais moi, je vois bien toute l’influence qu’elles ont sur son extraordinaire acuité d’analyse du réalisme magique de la littérature sud-américaine, dont il est un véritable spécialiste. Sans les paysages du Paraguay, effet papillon, je n’en aurais sans doute jamais appris autant sur les ressorts de l’écriture de García Marquez, de José Luis Borges ou de Julio Cortázar. Mais j’en parlerai peut-être une autre fois, ce n’est pas le sujet ici.

Le sujet, c’est la prochaine série mexicaine, donc. «Las viudas de los jueves», elle va s’appeler. Exactement comme le roman dont elle est tirée. Et c’est là qu’intervient la littérature argentine : le roman en question est de Claudia Piñeiro, autrice de dix romans depuis 2006, ainsi que plusieurs ouvrages de théâtre, de littérature de jeunesse, et de deux recueils de nouvelles.

Une collectionneuse de prix littéraires : pas moins de neuf en moins de vingt ans ! Mais bon on le sait, ce ne sont pas les prix qui font les grands écrivains. Enfin, pas forcément. On a bien filé le Goncourt à Jean Cau (1961) et à Michel Houellebecq (2010) et jamais à Raymond Queneau ou à Georges Simenon. Si c’est pas de l’injustice.

Claudia Piñeiro, ce n’est pas seulement une romancière. A la base, c’est une sociologue contrariée. En 1978, elle avait 18 ans et se destinait à cette carrière, manque de chance, les militaires venaient de prendre le pouvoir et décréter que la sociologie, c’était subversif. Fermeture de la fac, inscription en Sciences éco, en route vers une carrière de comptable ! On comprend mieux qu’en parallèle avec tous ces chiffres, elle se soit mise aux lettres. Faut bien souffler un peu.

Elle commence par écrire pour les petits. Peut-être parce qu’elle trouve ça plus facile, et moins engageant. Rien n’est moins sûr, mais ça lui met le pied à l’étrier, parce qu’elle a la chance, et surtout le mérite, de non seulement être publiée, mais de gagner en suivant son premier prix de la série de neuf. Première publication donc en 2004, mais naturellement, il y a déjà belle lurette qu’elle empile les manuscrits. Son premier vrai roman, inédit à ce jour, «El secreto de las rubias» (le secret des blondes) date de 1991.

Premier succès avec le roman «Tuya» (Tienne), finaliste du prestigieux prix Planeta. Je ne l’ai pas lu, je ne peux donc pas vous en parler. En 2005, sort celui qui va donner lieu à notre série cinématographique : «Las viudas de los jueves», Les veuves du jeudi en version française (Actes Sud).

Elle y décrit un univers qu’elle reprendra plus tard comme décor dans un autre roman, policier celui-ci : «Betibú» (pour Betty boop). Celui des lotissements fermés, vous savez, ces cités protégées, sortes de réserve des classes supérieures qui s’enferment pour éviter toute contagion avec les gueux du dehors (de la vraie vie, quoi), et surtout, vivre une vie tranquille dans un espace hyper sécurisé.

En Argentine, ça fait florès. Murs d’enceinte, barrières automatiques, gardiens intraitables, école spécifique pour les enfants, magasins, bref, vase clos. On y reste entre soi, tout le monde se connait, les règles sont strictes et tout le monde les respecte sous peine d’être mis au ban. Et donc, on s’y sent en parfaite sécurité, même en plein milieu d’un quartier de banlieue modeste, qu’on ne traverse qu’en grosse bagnole à vitres fumées, sans jamais s’y arrêter.

Les Altos de la Cascada sont un “country”, comme l’appellent les Argentins, comme bien d’autres. On y vit entre bons voisins, qui deviennent souvent des amis. Chaque jeudi, une bande de potes se réunit traditionnellement pour boire, manger, discuter, jouer, bref, se donner du bon temps. Sans les femmes. Qui se surnomment, par dérision, les «veuves du jeudi».

Toute une mini société, où s’agitent pourtant tout comme ailleurs les mêmes passions, les mêmes tricheries, les mêmes frustrations, et, souvent, le même ennui. Une société précaire, de surcroit. Le moindre aléa, maladie, perte d’emploi, et on n’existe plus. Quand on vit sur un fil, il ne faut surtout pas glisser.

Mais nous sommes en 2001. Une des pires crises économiques que l’Argentine ait connu depuis longtemps. Un effondrement, après dix ans de gestion ultra-libérale de Carlos Menem, pourtant l’idole des classes supérieures. Les Altos de la Cascada ont beau être isolés du reste du monde, leurs habitants sont bien obligés de travailler à l’extérieur. Dans de vraies entreprises, soumises aux soubresauts de l’économie.

Et c’est là que tout commence à se gripper. Pour terminer en tragédie.
Je ne sais pas ce que va donner la série. Dans le roman, Claudia Piñeiro nous livre une description implacable de cet univers glaçant, cette bulle qui ne peut que finir par éclater, tant le dôme de protection au-dessus de ces familles riches parait fragile et prêt à se briser à tout instant.

J’ai vu une bande annonce, j’ai l’impression qu’ils se sont davantage centrés sur les rapports entre habitants et les intrigues croisées que, comme Claudia Piñeiro, sur l’examen critique de ces «paradis» fermés qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à des enfers dorés. Mais ça, on ne le saura qu’en regardant la série. Sortie prévue, donc, le 14 septembre sur Netflix.

Bande annonce officielle ici. Et .

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A part ça, Claudia Piñeiro a écrit d’autres livres largement dignes d’intérêt. J’ai déjà cité «Betibú», une enquête policière mené par une romancière et un journaliste, et qui se déroule également dans une de ces cités exclusives. Version française : Betibou, chez Actes sud (Il y a eu un film en 2011, de Miguel Cohan).

En français, on trouve également Une chance minuscule (Una suerte pequeña, en espagnol), qui raconte l’histoire tragique d’une jeune femme responsable malgré elle d’un effroyable accident, et qui ne peut le surmonter qu’au prix d’un abandon qui constitue, au final, une double peine. Un récit là aussi implacable, qui fait penser au formidable «Atonement» (Expiation) de l’Anglais Ian Mc Ewan. Version française toujours chez Actes sud.

Pour ceux qui peuvent lire en espagnol, je conseille également son dernier en date, «Catedrales», pas encore traduit. L’histoire d’un crime atroce et resté impuni pendant trente ans, mêlant secret familial, religion et exil sans retour (Résumé complet en lien).

Une autrice à découvrir. Personnellement, j’en suis à mon 5ème bouquin en autant de mois, et je ne lis pas que ça, naturellement. Ne me demandez pas par lequel commencer, je les ai tous dévorés.

Claudia Piñeiro