Attentat contre Cristina Kirchner

Jeudi soir dernier, (le 1er septembre), un jeune Brésilien de 35 ans a tenté d’assassiner l’ancienne présidente et actuelle vice-présidente argentine, Cristina Fernández de Kirchner. Alors qu’elle saluait des militants de son parti devant son immeuble, situé au coin des rues Uruguay et Juncal, dans le quartier de La Recoleta, il a sorti une arme et l’a pointée dans sa direction, mais le coup n’est pas parti.

L’attentat a suscité une véritable commotion dans le pays, où Cristina Kirchner est aussi adulée par les uns que détestée par les autres. Depuis 2007 et sa première élection en tant que présidente, elle n’a jamais cessé de représenter un sujet de polémique et de débats les plus vifs autour de sa personne. Harcelée par la droite qui en a fait un symbole de la corruption péroniste, elle est tout autant soutenue par une large partie de la gauche, qui voit en elle une pasionaria des plus humbles ; toute proportion gardée, à l’image d’Eva Perón en son temps.

Cristina Kirchner entourée de ses enfants Maximo et Florencia.

Les motifs de Fernando Sabag Montiel, le tireur, ne sont pas encore complètement éclaircis. Selon le quotidien La Nación, son profil est bien connu sur certains réseaux sociaux radicaux, et on l’avait entendu, interrogé par la chaine d’information Cronica.tv, se répandre en critique contre les mesures d’aide sociale, et se signaler par des propos particulièrement virulents contre les pauvres, taxés de fainéants et de profiteurs. Il était également «connu des services de police», comme on dit chez nous, pour port d’arme illégal.

Vidéo (1’44) de l’attentat, filmé au portable par un témoin de la scène. La vidéo est présentée sous trois angles différents. L’agresseur porte un masque chirurgical blanc. (Vidéo postée sur youtube par La Voz de Neuquen)

La condamnation de cette tentative d’assassinat a été unanime dans la classe politique, y compris au sein de l’opposition au gouvernement que codirige Cristina Kirchner. Même les membres du syndicat des propriétaires terriens, qui pourtant lui vouent une haine farouche depuis qu’elle a voulu augmenter leurs impôts, se sont fendus d’une déclaration de soutien : «Nous espérons que toute la lumière sera faite au sujet de cet attentat ignoble. En tant que fédération syndicale nous militons fermement pour la cessation de toute forme de violence et pour le retour à la paix sociale».

Si l’attentat n’a pas eu de conséquence dramatique, il est néanmoins révélateur de l’ambiance actuelle de l’Argentine, qui vit depuis plusieurs années une crise multiple : économique, sociale, politique. Jamais la grieta comme ils disent là-bas, la fracture, n’a été aussi profonde entre les citoyens. L’Argentine est désormais divisée en deux camps qui ne peuvent plus du tout se parler : les péronistes (plutôt de gauche, mais tous les gens de gauche ne sont pas péronistes) et les antipéronistes. On ne peut plus parler du tout d’opposition, de débat, de querelle, mais de haine, implacable et définitive.

Cette haine est volontiers attisée, comme le fait remarquer à juste titre le ministre de l’Intérieur, Eduardo de Pedro, par une grosse majorité des médias du pays, pour une large part classés à droite. J’en ai été témoin lors de mon dernier séjour à Buenos Aires, et il suffit de parcourir les journaux en ligne pour le constater : ce sont plusieurs Cnews qui déversent au quotidien leur fiel contre le gouvernement péroniste, et sans filtre.

Toute opposition est légitime, mais, à l’image de notre chaine d’extrême-droite, il est inquiétant de voir s’installer durablement dans le paysage des discours de plus en plus haineux, et dont le venin qu’ils distillent conduit de plus en plus souvent des esprits faibles à des actes criminels.

Il n’est que de lire les commentaires au pied de certains des très nombreux articles qui ont suivi l’attentat pour s’en convaincre. Entre complotisme (On met en doute le sérieux de l’attentat : le pistolet ne se serait pas enrayé, il s’agirait d’une simple mise en scène) et regrets affichés que Montiel ait raté son coup, la palette est assez variée, mais relativement monochrome chez les opposants.

Personnellement, je n’ai pas de sympathie particulière pour Cristina Kirchner, une présidente dont les deux mandats ne resteront pas dans les annales comme des modèles de gestion, et dont la personnalité pour le moins trouble participe largement de la fracture entre Argentins. Accusée de corruption, actuellement poursuivie par les tribunaux pour cela, elle s’accroche au pouvoir et contribue ainsi à crisper un peu plus une partie de l’opinion. Qu’elle soit effectivement coupable ou réellement innocente (la justice ne s’est pas encore prononcée), elle serait certainement mieux avisée de se concentrer sur sa défense. D’autant que son acharnement à rester aux postes de décision donne des arguments à ses détracteurs, puisqu’elle donne l’impression ainsi de vouloir contrôler la justice. Mais il faut bien dire qu’elle peut compter, parmi la population la plus modeste du pays, avec un très fort soutien populaire.

De l’autre côté, l’opposition de droite semble entrée dans une phase d’irrationalité la plus complète. Elle a gagné les dernières élections législatives, et même si elle n’a pas la majorité absolue au parlement, elle pourrait ainsi faire démocratiquement son travail d’opposition, pacifiquement et en respectant les institutions. Les prochaines présidentielles, qu’elle a également toutes les chances de gagner, auront lieu fin 2023, et pour le moment, elle semble n’avoir ni programme, ni candidat(e) d’alternance. Mais elle préfère ajouter de l’huile sur le feu, et pratiquer une opposition aussi systématique que stérile et surtout, pousse-au-crime.

Surfant sur cette vague haineuse, se profile en outre un nouveau personnage encore bien plus inquiétant, un certain Javier Milei, ultra-libéral de tendance autoritaire, sorte de Berlusconi mâtiné de Mussolini, de Pinochet et de Milton Friedman au rabais, prêt à transformer l’Argentine en crise en modèle de pays inégalitaire gouverné par le capitalisme le plus sauvage.

L’attentat manqué contre Cristina Kirchner montre le paroxysme atteint par le pays dans cette guerre ouverte. A tel point que j’ai pu lire, parmi la masse des commentaires de citoyens, un appel à… la partition du pays en différentes entités indépendantes ! Les Argentins ne se parlent plus, ne veulent plus se parler. L’adversaire politique est devenu un ennemi, et un ennemi à abattre, à tout prix, même celui du sang. On pensait que la terrible dictature militaire de 1976-1983, condamnée par la magnitude de son échec et l’évidence de son caractère criminel, serait la dernière de l’histoire argentine. Que la démocratie avait définitivement gagné la partie. Que le pays avait enfin intégré le cercle des nations pacifiées. La crise sociale et morale qui l’étreint de nouveau revient sérieusement doucher notre optimisme peut-être un peu précipité. Car au train où va la fracture actuelle, pas sûr que le pays ne s’embrase pas de nouveau, et dans un avenir proche.

Voir également notre dossier en cours sur le péronisme et son empreinte sur la société argentine.

Article de fond d’Eduardo Aliverti dans Pagina/12 le 5 septembre 2022, sur l’ambiance de haine régnant dans le monde politique et social argentin d’aujourd’hui.

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Cristina Kirchner, actuelle vice-présidente de la République argentine, a été élue présidente en 2007, succédant ainsi à son mari Nestor (2003-2007, décédé en 2010) puis réélue en 2011. Son successeur a été Mauricio Macri (centre-droit libéral), de 2015 à 2019. En 2019, les Argentins ont de nouveau élu un président péroniste, Alberto Fernández, qui s’était présenté avec Cristina Kirchner, donc.

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