Contrairement à ce que laissaient craindre les résultats du premier tour, le candidat d’extrême-droite José Antonio Kast n’a pas été élu président du Chili hier. Il a été assez nettement battu par son adversaire de gauche Gabriel Boric, qui a recueilli 56 % des suffrages.
Les Chiliens ont par là confirmé leur large vote en faveur de la nouvelle constitution, lors du référendum d’octobre 2020, destinée à remplacer celle qui était toujours en vigueur depuis la dictature d’Augusto Pinochet. En effet, Kast, favorable au retour d’un gouvernement autoritaire et ultra libéral inspiré de celui en exercice entre 1973 et 1990, avait promis de revenir sur cette réforme.
Le journal chilien El Mercurio souligne qu’il s’agit en outre du président le mieux élu, et le plus jeune, de l’histoire du Chili. Dans le même journal, José Antonio Kast a reconnu sa défaite et félicité l’élu, promettant une opposition constructive.
Le quotidien La Tercera livre six clés pour mieux analyser cette nette victoire, obtenue qui plus est avec une des meilleures participations de l’historie démocratique du pays : l’arrivée d’une nouvelle génération politique ; l’excellent report de voix ; la discipline républicaine de ses adversaires, qui ont reconnu sa victoire aussitôt et sans la moindre contestation ; la réussite de Boric à réaliser l’union des différents partis et mouvements de gauche, exception faite du mouvement de centre-gauche «Concertación» qui avait gouverné après la dictature (emmené par Michelle Bachelet notamment) ; la nécessité de trouver des soutiens de gouvernement au sein d’un parlement où la gauche reste nettement minoritaire ; et naturellement les probables chausse-trappes que ne manqueront pas de poser les grands décideurs économiques, forcément très inquiets et dont on imagine facilement la déception face à ce résultat.
Contrairement au premier tour où les analyses avaient brillé par leur absence, cette fois la presse française s’est un peu réveillée pour au moins présenter ces résultats. Médiapart (article réservé aux abonnés) parle d’un «réveil anti-fasciste», tandis que France-info sur son site souligne que Boric a recueilli les suffrages non seulement des classes défavorisées, mais également des classes moyennes lésées par l’extrême privatisation de beaucoup de services publics, comme la santé, les retraites ou l’éducation. L’Est Républicain fait quant à lui le tour des réactions des hommes et femmes politiques français de gauche, et de l’accent mis par la plupart d’entre eux sur le caractère unitaire de cette victoire, qui devrait parler à notre propre gauche. Mais dans l’ensemble, les comptes-rendus de notre presse restent pour le moment purement factuels : supposons que les analyses suivront dans les prochains jours !
Pour beaucoup de Chiliens, l’issue du scrutin représente un véritable soulagement, tant la perspective d’un retour aux années noires de la dictature, portée par un candidat qui ne cachait pas ses affinités avec A. Pinochet, était grande. Il est évident que Kast a cristallisé contre lui bien au-delà des électeurs de gauche convaincus. Cela est très visible par exemple dans le sud du pays (Patagonie), où Kast l’avait assez largement emporté au premier tour, et où il a malgré tout perdu le ballotage dans quatre régions.
Les Chiliens, qui avaient approuvé largement la nouvelle constitution, ont donc été cohérents. Reste à savoir quelle marge de manœuvre aura le nouveau et très jeune (35 ans) président. Il va devoir affronter de grands défis, à peu près les mêmes d’ailleurs qu’avait dû affronter en son temps Salvador Allende, dernier président réellement de gauche avant Boric. A savoir l’opposition des secteurs économiques et financiers, nourris depuis près de 50 ans à l’ultra libéralisme de «L’école de Chicago», celle des secteurs les plus conservateurs de la société, nostalgiques de la dictature et encore assez nombreux, mais aussi celle d’une partie, la plus radicale, de la gauche chilienne, celle-là même qui avait beaucoup contribué, par son jusqu’auboutisme, à la chute du leader de l’Alliance Populaire en 1973. Car pour gagner, Boric a dû tendre la main à des secteurs politiquement plus modérés, voire centristes, secteurs vers lesquels il devra également se tourner pour pouvoir gouverner et faire passer les réformes prévues dans son programme. Ces concessions ne seront sans doute pas du goût de ses alliés les plus à gauche, même s’il inclut des communistes dans son gouvernement, comme il l’a annoncé. Cela, Boric l’a déjà anticipé lors d’un débat précédent l’élection, disant que «Nous allons avoir un parlement pratiquement à égalité, et certains disent que cela va créer une paralysie (…) Je le vois plus comme une opportunité, en ce sens que nous avons le devoir de trouver des accords dans l’intérêt de tous les Chiliens». (La Tercera, «les six défis auxquels Boric va devoir faire face»).
Son programme vise en priorité à diminuer les inégalités dans un des (sinon LE) pays d’Amérique latine où elles sont les plus criantes, ainsi qu’à rompre avec des politiques économiques qui ont fait du Chili un véritable laboratoire du libéralisme le plus sauvage. Parmi les grands axes, notons :
– Nouveau système de sécurité sociale basé sur la solidarité.
– Augmentation du salaire minimum jusqu’à 500 000 pesos (525€) en fin de mandat, avec soutien public aux PME
– Réduction du temps de travail à 40 h par semaine.
– Impôt sur la fortune, prélèvement sur les bénéfices des compagnies minières (notamment le cuivre), lutte contre l’évasion fiscale.
– Diminution du prix du logement
– Refonte de la police
– Loi sur l’eau en tant que bien commun
– Loi de protection contre les violences faites aux femmes.
– Développement de l’emploi féminin.
On peut facilement prévoir que le parcours du nouveau président ne se fera pas sur un chemin tapissé de roses. Parviendra-t-il à réussir là où tous ses prédécesseurs ont échoué, c’est-à-dire transformer le Chili en un pays plus juste, plus démocratique, plus moderne et plus indépendant des forces économiques et financières extérieures ? Aura—t-il suffisamment d’amis pour contrer l’inévitable cohorte de tous les ennemis qui commencent déjà à imaginer les moyens de le faire tomber ?
Comme on est en Amérique du sud, et que dans cette partie du monde, les conservateurs ont rarement la défaite sereine, parions que les premières manifestations d’opposition ne devraient pas tarder à remplir les rues de Santiago. Espérons seulement que la société chilienne sera suffisamment forte pour maintenir vaille que vaille le processus démocratique ouvert depuis maintenant trente ans, et qui a jusqu’ici été respecté par toutes les forces politiques de droite comme de gauche. Et qu’on laisse une chance, enfin, à une véritable alternance. En réalité, la balle n’est pas dans le camp de Boric, mais dans celle des plus conservateurs.
*
Lire ou relire également l’article sur le premier tour : Le Pinochet nouveau est arrivé
*
¡Feliz Navidad a todos!
(Ben oui, hein, là-bas, c’est l’été !)