Des mythes
Il faut toujours se méfier des mythes, et les regarder avec une certaine distance. Surtout en ce qui concerne les mythes « nationaux », qui ont vite fait, si on n’y prend garde, de se transformer en clichés. Quelques exemples près de chez nous, avant de traverser l’Atlantique.
Tenez, rien que la Bretagne. Qu’est-ce qui la caractérise le plus souvent, question graphique ? La coiffe bigoudène, bien sûr ! Vous savez, cette coiffe en forme de boite de bouteille de whisky qui interdit à celle qui la porte de conduire une voiture ! Des coiffes, la Bretagne en compte des centaines de modèles, et le bigouden est loin d’être le plus authentique, et le plus ancien. Et il a été assez peu porté, finalement.
Ou encore, les corridas et les castagnettes espagnoles, certes emblématiques du sud du pays, mais beaucoup moins, voire pas du tout, des régions du nord, comme la Galice et les Asturies, de culture nettement plus…celtique ! Mais pour beaucoup, pourtant, l’Espagne, c’est celle de Don Manolito, du flamenco et des toros !
Et l’Argentine, quels clichés ?
On pourrait en citer pas mal, mais mettons-en au moins trois gros sous la loupe.
1. Le tango.
Ah ça, c’est sûr, le tango a été inventé en Argentine. Et lorsqu’on évoque la musique de ce pays, c’est celle-là qui nous vient en tête, en priorité. Le tango en Argentine, c’est comme la salsa à Cuba, on s’attend à en entendre et à voir des danseurs à tous les coins de rue. Je préfère prévenir tout de suite : on va être déçu.
C’est indéniable, le tango est né à Buenos Aires. Le terme existait dès le milieu du XIXème siècle. A l’origine, était le candombe des exilés noirs, qui se dansait dans les perigundines, ces troquets mal famés des rives du Río de la Plata où venaient s’échouer aussi bien des marins et des soldats, que certains fils à papa venus s’encanailler. Le manque de femmes amenaient bien souvent les hommes à danser entre eux.
C’est, nous dit Carmen Bernand dans son livre sur Buenos Aires (Histoire de Buenos Aires, chez Fayard), «l’introduction par un matelot allemand d’un instrument nouveau, le bandonéon, inventé à Hambourg, qui allait transformer radicalement le tango. La musique, joyeuse et bruyante, issue des candombes noirs, devint peu à peu mélancolique et traduisait l’angoisse de tous les déracinés échoués dans la capitale australe».
Seulement voilà : le tango, c’est donc d’abord et avant tout, une musique de danse portègne, c’est-à-dire, essentiellement cantonnée à Buenos Aires. Ah ça, à Buenos Aires, vous n’aurez pas de mal à en trouver et à en voir : des quartiers ultra touristiques du Caminito et de San Telmo à celui plus authentique de Boedo, en passant par les spectacles du café Tortoni, la capitale en regorge. Mais dès que vous serez sorti des limites de la ville, en revanche, vous vous apercevrez bien vite que le tango n’est finalement pas tant que ça une tradition nationale.
Comme le souligne le sociologue Argentin Pablo Alabarces, «Comme beaucoup de mythes argentins, le tango est d’abord un mythe portègne. On l’a décrété musique nationale par excellence. Mais le tango est un genre musical strictement portuaire, une invention de la métropole dont on a décidé qu’elle nous représentait au niveau mondial.
Bien sûr qu’on peut l’entendre dans bien des endroits en dehors de Buenos Aires, mais il ne s’est pas vraiment propagé plus loin que Rosario (grande ville à 300km au nord-ouest de la capitale, NDLA). Le cliché est facilement démontable, mais il fonctionne : c’est le principe du mythe». Exactement, donc, comme le flamenco avec l’Espagne !
Et non, tous les Argentins ne dansent pas le tango, pas plus qu’ils n’en écoutent à longueur de journée. On en est même assez loin !
2. L’Argentine fournit la meilleure viande du monde.
Tous ceux qui ont visité le pays vous le diront : les Argentins sont des mangeurs de viande. Et surtout, de viande de bœuf. Si en France, on a sacralisé le moment de l’apéro, en Argentine, ce qui est sacré, c’est l’asado. La réunion autour du barbecue. Baladez-vous dans la campagne : même les aires de pique-nique en sont pourvues ! Le bife de chorizo, qui s’apparenterait, chez nous, à l’entrecôte, est un véritable plat national.
Il faut dire que le pays a toujours été traditionnellement, depuis sa colonisation, un pays d’élevage. Rien d’étonnant quand on connait l’étendue phénoménale des prairies de La Pampa ou de Patagonie. Là-bas, les vaches et les moutons ont de la place, et de la nourriture naturelle.
Tout donc, pour produire «la meilleure viande du monde». Et en effet, là-bas, on en mange de la bonne ! Mais selon Pietro Sorba, un chef du cru, cette réputation serait surtout due au savoir-faire des cuisiniers argentins, plus qu’à la qualité de la viande en elle-même. Selon lui, elle n’est pas forcément meilleure que celle qu’on peut trouver dans d’autres pays d’élevage, et il cite notamment le Brésil, l’Uruguay, la Nouvelle-Zélande.
Pour ma part, même si je la mettrais volontiers très en haut du classement, je poserais tout de même quelques bémols. L’agriculture argentine est loin d’être bio, et les hormones n’y sont pas du tout interdits. Par ailleurs, depuis quelques années, les éleveurs ont cédé à la tentation du productivisme forcené, et, en dépit des immenses espaces à leur disposition, ont de plus en plus souvent recours à la technique dite du «feedlot», qu’on connait bien chez nous : l’élevage intensif en batterie.
Dommage, hein ? Quant au talent des cuisiniers («asaderos») argentins, s’il est indéniable, attention amis français : si vous aimez la viande bien saignante, vous allez avoir du mal en Argentine, où ce mode de cuisson est totalement proscrit par les papilles locales. Deux cultures culinaires bien différentes, donc.
3. L’Argentine, c’est le pays du foot.
Et comment ! Dernière championne du monde en date, trois étoiles sur le maillot (championne aussi en 1978 et 1986), berceau des célébrissimes Maradona et Messi et du fameux club de Boca Juniors, fournisseuse dans les années 70 de la plupart des buteurs du championnat de France, l’Argentine compte indubitablement parmi les premières nations footballistiques du monde, avec le Brésil, l’Allemagne, l’Espagne, L’Angleterre, L’Italie et la France.
Ouais, ouais. Et pourtant, savez-vous quel est le sport phare du pays ? Je vous laisse quelques secondes pour réfléchir. Le rugby ? Ah certes, ils sont bons là aussi, mais non, pas le rugby. La boxe ? Ils ont eu de grands champions, comme Carlos Monzón, mais ça commence à dater sérieusement. Non, non, rien de tout ça, mesdames-messieurs. Le sport phare en Argentine, c’est…le polo !
Bon, comme la plupart des sports, et justement le football, le polo a été apporté en Argentine par…des Anglais. Eh oui ! Mais il faut dire qu’entre grands espaces et aptitude pour l’élevage, les Argentins avaient quelques avantages. Ils se sont donc emparés de ce sport avec enthousiasme et passion. La première partie de polo connue daterait de 1875. Et en 1921, était créée officiellement la fédération argentine de polo. Trois ans plus tard, l’équipe argentine remportait la médaille d’or aux jeux olympiques de… Paris!
Bien plus que dans le foot, les Argentins dominent largement le polo mondial. Les dix joueurs considérés comme les meilleurs de la planète sont tous argentins !
Ceci dit, si ce sport attire les foules dans ses tribunes, il reste cantonné, sur le terrain, à une certaine élite, en raison du caractère onéreux de sa pratique. Tout le monde ne peut pas posséder un cheval, ni s’acheter l’équipement nécessaire. Dans ce domaine, oui, le football reste, et de loin, le sport le plus populaire, au sens strict du terme, d’Argentine !
Voilà pour quelques clichés bien ancrés. Un pays, et c’est heureux, ne peut jamais se réduire à quelques emblèmes trop facilement identifiables. Une culture, c’est toujours complexe, et ne peut jamais être totalement appréhendée en empruntant quelques raccourcis simplistes et schématiques.
Même en se baladant à Buenos Aires, ne pensez pas que chaque Argentin que vous croisez est un danseur de tango carnivore. Car il y a malgré tout quelques chances pour qu’il ne soit ni l’un, ni l’autre. Vous avez déjà vu beaucoup de Parisiens, vous, se balader un béret sur la tête et une baguette sous le bras ?
*
Tout savoir sur le polo, un sport largement méconnu chez nous :