Une fois installée au pouvoir, l’objectif de la dictature militaire est double. D’une part, réduire les syndicats au silence, d’autre part, ouvrir le marché argentin aux capitaux étrangers. En clair, pratiquer une politique la plus libérale possible.
Les militaires considèrent les syndicats en particulier, mais le monde ouvrier en général, comme un nid de marxistes et, partant, un groupe dangereux pour une société qu’ils veulent conserver traditionnelle, catholique et gardienne vigilante des hiérarchies sociales établies.
D’un autre côté, ils sont tiraillés entre une doctrine autoritaire et nationaliste, qui les pousserait naturellement vers le protectionnisme et la prééminence de l’Etat dans les affaires économiques, et leur proximité anticommuniste avec le monde occidental, et plus spécifiquement nord-américain, et donc très libéral, qui au contraire appellerait plutôt à l’ouverture du marché argentin.
Quelle doctrine choisir ? Les deux, mon général. Ouvrir l’économie nationale aux capitaux étrangers pour favoriser la concurrence et ainsi, pensent-ils, stimuler l’industrie et le commerce nationaux. Tout en maintenant une forte pression étatique sur le fonctionnement du système.
Le premier ministre de l’économie de la dictature sera José Alfredo Martínez de Hoz. Un libéral bon teint, naturellement, très lié aux milieux financiers internationaux, et qui a déjà exercé le poste, pendant le mandat de José María Guido en 1962-63.
Sa théorie est simple : on laisse tomber l’industrie locale, peu performante et incapable de lutter contre la concurrence étrangère, et on se concentre sur ce que le pays peut exporter : les produits agricoles (surtout élevage et céréales) et miniers. En somme, avaliser la division du travail prônée par le libéralisme.
Son plan, globalement, suit la recette déjà mise en œuvre au Chili par la fameuse «Ecole de Chicago» (Voir aussi ici), à savoir, un plan ultralibéral : ouverture des marchés, libéralisation des taux de change, baisse des impôts sur les exportations agricoles, réduction des taxes sur les produits importés, gel des salaires, interdiction de la grève, promotion de la concurrence étrangère.
Ce dernier point ne va pas tarder à produire ses effets quasi mécaniques : l’industrie locale s’effondre, entrainant fermetures d’usines et chômage. Autre effet mécanique : la concentration des richesses, que ce soit dans l’industrie, où la faillite des uns fait le bénéfice des autres, ou dans l’agriculture, les grands propriétaires terriens profitant à plein des baisses de taxes.
Un autre effet, plus local celui-là, et certainement peu anticipé, a été le rebond spectaculaire de l’inflation. Celle-ci atteindra en 1979 le chiffre stratosphérique de 227% ! Une tendance qui mettra des années à s’inverser : en 1989 (l’Argentine était alors revenue en démocratie), l’inflation atteignait un pourcentage annuel de plus de 3000% ! Et non, il n’y a pas d’erreur de zéros. (Source Université Di Tella, Buenos Aires).
Face au problème monétaire, Martínez de Hoz mettra en place ce qu’on a appelé alors «la tablita» financière. Un système destiné à favoriser l’entrée de capitaux en dollar, celui-ci voyant sa valeur baissée artificiellement par les mesures gouvernementales. Et qui eut en réalité un effet aussi pervers que catastrophique : les capitaux ne servirent plus qu’à une pure et simple spéculation financière de va-et-vient monétaire, une «bicyclette financière» où l’argent servait… à fabriquer de l’argent. C’est la période dite de «La plata dulce». J’achète du dollar pas cher, je le transforme en pesos, puis je rachète du dollar encore moins cher. Et ainsi de suite. Comme le montre non sans humour noir le film de Fernado Ayala, intitulé justement «Plata dulce», les entreprises n’avaient plus besoin de produire pour gagner de l’argent : il suffisait de spéculer sur les monnaies (Voir extrait de texte H).
Dans le même temps, le déficit commercial n’étant plus sous contrôle, et les capitaux n’étant plus investis dans la production, la dette explose. Elle sera multipliée par six en sept ans de dictature ! Dans cette économie «dollarisée», l’industrie argentine, minée par la concurrence extérieure, n’est plus qu’un tas de cendres, à part pour une poignée d’entreprises proches du pouvoir, qui tireront un juteux bénéfice du malheur de leurs concurrents, en les rachetant et en concentrant les affaires.
A partir de 1981, la crise est à son comble. Banques en faillite, fuite des capitaux, baisse du PIB, déficit commercial abyssal, escalade de la dette publique. Il faut admettre l’échec sanglant du plan Martínez de Hoz. Il est donc remplacé. Tout comme le président en exercice, Jorge Videla. A leur place, la junte installe le général Roberto Viola à la tête de l’état, et Lorenzo Sigaut, un ancien dirigeant de FIAT, à l’économie. Avec un slogan resté célèbre : «Celui qui parie sur le dollar perd à tous les coups». Sitôt en place, le nouveau ministre supprime la tablita, et dévalue fortement le peso, histoire de faire remonter le dollar et de favoriser ainsi les exportations.
Nouvel échec : Sigaut ne parvient qu’à faire augmenter la dette (+31%) et à accélérer la chute du PIB, approfondissant la crise. Nouveau changement à la tête de l’état en conséquence, avec l’arrivée du général Leopoldo Galtieri aux manettes, et Roberto Alemann à l’économie. Viola et Sigaut n’auront tenu que huit mois, de fin mars à novembre 1981.
Politique des nouveaux dirigeants pour combattre la crise ? Rien de neuf, on reste dans le libéral pur sucre : compression des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations de tout ce qui pouvait se privatiser. Avec comme résultats notables un chômage galopant et une flopée de fermetures d’usines. L’Argentine continue ainsi de s’enfoncer dans une de ses plus graves crises depuis celle, mondiale celle-là, de 1929. Arrivé à ce point-là, le bilan est déjà bien lourd : l’inflation à trois chiffres est devenue la norme, l’indice de pauvreté est passé de 6% en 1974 à près de 40% en 1982, l’injuste sociale est à son comble, les 10% les plus riches ayant vu leurs revenus augmenter de plus de 30%, pendant que les 30 % les plus pauvres perdaient, eux, le même pourcentage.
Acculé, de plus en plus impopulaire, le gouvernement militaire va alors tenter une manœuvre désespérée pour tenter de restaurer son image, en fédérant l’ensemble de la population autour d’un projet nationaliste : récupérer les Iles Malouines, sur lesquelles les Britanniques ont fait main basse en 1833. Ce sera leur chant du cygne.