Il y a peu, notre bonne Ursula (Van der Leyen), la présidente de la commission européenne, s’est rendue à Montevideo, capitale de l’Uruguay, pour y confirmer l’accord de principe de l’UE sur l’ouverture de notre Union au Mercosur, cet accord commercial et douanier d’abord interne à certains pays de l’Amérique du sud (Brésil, Uruguay, Argentine, Paraguay et Bolivie), mais qui souhaite trouver des débouchés sur notre continent.
Fureur de nos agriculteurs, que la perspective de devoir affronter une concurrence jugée déloyale de leurs collègues sud-américains fait régulièrement sortir de leurs gonds.
Vu d’ici en effet, l’agriculture du cône sud de l’Amérique n’affiche pas tout à fait les mêmes normes sanitaires que les nôtres. Aujourd’hui même, le quotidien régional Ouest-France, un journal plutôt proche des milieux agricoles, publie un article assez sévère sur le sujet, significativement intitulé : «L’agriculture argentine malade de ses pesticides ». (Je mets le lien, mais juste pour le titre, la photo et le résumé, car l’article en version numérique est réservé aux abonnés. Ceci dit, on peut lire l’enquête complète du même auteur, Benoit Drevet, ici dans le Journal La Croix. Article acheté également par le quotidien belge «Le Soir »).
L’article révèle notamment qu’en Argentine, l’usage des pesticides est largement dérégulé. Il est même «(…) simple de trouver des agro-chimiques interdits sur le marché noir. Comme du bromure de méthyle», selon un agriculteur argentin. Une ancienne floricultrice explique également au correspondant français qu’ayant procédé à des épandages en étant enceinte, ses jumeaux souffrent de malformations et de maladies chroniques. Selon une enquête, «des traces de 83 pesticides ont été retrouvées dans 54 aliments considérés comme essentiels en Argentine» qui «serait le pays le plus friand d’agrochimiques par personne et par an dans le monde» avec 580 millions de litres répandus par exemple en 2022.
Qu’en est-il exactement ? Si on consulte le site gouvernemental argentin, tout est sous contrôle. On y admet que «Au niveau mondial, l’usage excessif de fertilisants nitrogénés et phosphorés peut conduire à la détérioration et à l’eutrophisation de la flore et de la faune des eaux superficielles, générant la réduction de certaines espèces vitales pour les écosystèmes aquatiques». Et que l’Argentine fait partie à cet égard des pays signataires de la Déclaration de Colombo, adoptée en octobre 2019 et qui appelle à «une conversion écologique pour prioriser la vie et le bien-être sur les politiques économiques».
Il existe un «Servicio nacional de sanidad y calidad agroalimentaria». Autrement dit, une agence dédiée au contrôle de la qualité sanitaire des produits alimentaires, dépendant du ministère de l’agriculture. L’Argentine a signé également la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants en 2004, et la convention de Rotterdam la même année.
Au top de la protection de la santé et de l’environnement, l’Argentine ? Il faut le dire vite. Les mauvaises habitudes ont la vie dure, et ne semblent pas près de se modifier. Un rapide parcours sur le net nous offre un vaste panorama de tout ce que compte la défense de l’utilisation des pesticides par les agriculteurs argentins. Ne pas oublier également qu’il s’agit d’une agriculture fortement concentrée, avec d’énormes exploitations possédées par un nombre relativement réduit de propriétaires terriens, avec une forte tendance à la monoculture (Soja, élevage). Un modèle qui a finalement peu évolué depuis le XIXème siècle, et régi par un syndicat, la Sociedad Rural, auprès duquel notre FNSEA pourrait passer pour un parangon de vertu et une organisation anecdotique.
Cet article de la revue Agrofy, par exemple, confirme le chiffre donné plus haut par Benoit Drevet : l’Argentine à elle seule utiliserait donc chaque année plus de 580 millions de litres de produits phytos. Mais il s’appuie également sur un rapport de l’European Parliamentary research Service, intitulé « Farming without plants protection products » (introuvable sur le site) pour affirmer que sans ces produits, les rendements chuteraient de 19 à 42%. L’article mentionne bien le débat en cours sur la réforme nécessaire des modèles agricoles, mais sans apporter la moindre solution concrète, sinon d’affirmer en conclusion, par la voix de Carolina Sasal, chercheuse à l’INTA (institut national de technologie agricole, l’équivalent de l’INRAE chez nous) : «Nous devons apprendre à produire de façon rentable, mais sans impact environnemental». Fortes paroles, qui confirment qu’on n’est pas sorti du sable !
En attendant, donc, l’utilisation de produits jugés toxiques chez nous, des hormones de croissance pour le bétail ou même du transgénique (le soja et le maïs le sont désormais quasiment à 100% en Argentine), ne donne pas vraiment lieu à des débats féroces. Et ce n’est pas avec le nouveau gouvernement ultra-libéral de Milei que les choses vont changer. Le président vient de ré-autoriser l’utilisation de drones pour l’épandage, et de baisser les droits de douane sur l’importation de produits comme le glyphosate et quelques autres considérés comme dangereux chez nous et dont certains sont même interdits.
On comprend donc la méfiance de nos agriculteurs, qui, eux, sont surveillés de très près sur leurs propres usages, et ne voient pas d’un bon œil l’arrivée sur le marché concurrentiel de ces produits aux normes pour le moins relâchées.
La commission européenne jure que les contrôles seront stricts à ce sujet, et que de toute façon l’accord signé prévoit une importation de produits agricoles sud-américains assez réduite. Mais les agriculteurs ont appris à se méfier de prétendus garde-fous et contrôles qui ont souvent tendance à tomber rapidement faute de volonté politique et de moyens réels en personnel.
Récemment, le Brésil a lancé une enquête sur une suspicion de dumping argentin (mais aussi uruguayen) concernant les exportations de lait. Le Brésil est le principal importateur de lait argentin, à hauteur de près de 58% de sa production exportée vers le Brésil, rien que pour le lait en poudre. Les Brésiliens accusent eux aussi les Argentins de concurrence déloyale : ils vendraient bien en dessous des prix du marché, afin d’étouffer la concurrence locale. L’enquête est en cours, et pourrait déboucher sur l’instauration de droits de douane exceptionnels entre ces trois pays historiques du Mercosur, signé en 1991 !
Comme on le voit donc, un accord de libre-échange ne suffit pas vraiment à garantir la loyauté des dits échanges. Le Mercosur, dont Ursula Van Der Leyen semble vouloir accélérer la signature par l’UE, est présenté par les économistes orthodoxes de chez nous comme un accord censé être «gagnant-gagnant». Une formule passe-partout destinée surtout, me semble-t-il, à endormir le gogo : en matière de commerce, en général, pour qu’il y ait des gagnants, il faut bien qu’il y ait des perdants.
Oui mais, nous dit-on, il faut raisonner de manière globale. Certes, certains agriculteurs vont y perdre un peu, mais d’autres vont gagner. En résumé : on vendra peut-être moins de bœuf, mais plus de roquefort et de cognac. Allez expliquer ça aux éleveurs du charolais, maintenant. Quant au consommateur… Dis, Ursula, tu nous promets qu’on ne sera pas obligé de bouffer du soja transgénique ou du poulet aux hormones ?