Il fallait s’y attendre, mais ce qui n’était pas prévu, c’est l’ampleur de la différence : 56% contre 44% !
Hier, les argentins ont donc choisi de se lancer dans le vide, en élisant Javier Milei, surnommé par beaucoup «le dingue». Suivant un mouvement quasi général dans notre monde ressemblant de plus en plus à un canard sans tête, un peuple déboussolé et épuisé se tourne vers la solution la plus suicidaire : donner les clés du restaurant à l’extrême-droite ultra-libérale, dans l’espoir qu’une fois la table renversée, on pourra remettre un plus beau couvert.
Voici donc un nouveau Trump/Bolsonaro (ajoutez les autocrates actuels ou passés les plus fantaisistes qui vous viennent à l’esprit) parvenu au pouvoir suprême.
Ceux qui auront lu mes articles précédents ne seront guère étonnés. Aucun mérite : la catastrophe était écrite à l’avance, à partir de la certitude qu’aucun(e), vraiment aucun(e) candidat(e) réellement soucieux(se) du bien public et de l’intérêt commun de ce pays à la dérive ne se profilait à l’horizon.
Après avoir écarté dès le premier tour l’alternative, déjà tentée et ayant largement prouvé son inefficacité, de la droite classique, les Argentins n’avaient gardé que deux possibilités : la peste péroniste et le choléra fasciste. (Rappelons que là-bas, les deux candidats estampillés de gauche ont obtenu moins de 3% au premier tour).
Tout bien considéré, il n’y avait guère d’autre issue possible. Quel électorat décide d’élire un ministre de l’économie affichant un bilan de près de 150% d’inflation annuelle, et une monnaie qui s’échange en quart de centimes par rapport, par exemple, à l’euro ? Dans un pays où les prix valsent quotidiennement, toujours dans le même sens, où la pauvreté atteint 40% de la population ?
Le péronisme est défait, et on ne peut que confirmer la logique et l’inéluctable de l’événement, après 16 ans (sur les 20 derniers) au pouvoir, et une prépondérance politique de près de 80 ans, depuis la première élection de Juan Perón en 1946.
Le problème, c’est que cette fois, les Argentins ne se sont pas contentés de tourner une page : ils ont carrément décidé de déchirer tout le bouquin. Et chargé un inconnu présentant de lourds symptômes psychiatriques d’en écrire un nouveau.
Milei pourra-t-il réellement appliquer le programme délirant qu’il a annoncé lors de la campagne ? Rappelons quelques mesures parmi les plus emblématiques : privatisation totale du secteur de l’éducation, suppression de la banque centrale et de la monnaie locale, pour la remplacer par le dollar, réduction drastique des aides sociales, libéralisation totale de l’économie, suppression du droit à l’avortement, déréglementation de la vente d’armes. Sa vice-présidente, Victoria Villaruel, fille d’un ancien lieutenant-colonel, et nièce d’un autre militaire jugé pour séquestration et torture pendant la dictature, veut transformer le musée commémoratif de la répression des années 1976-1983 en parc de jeux.
Comme dit la Nación, « on entre dans une géographie inconnue». C’est le moins qu’on puisse dire. Le très antipéroniste J. Morales Solá, dans le même quotidien, s’en réjouit, préférant voir la coupe à moitié pleine : «L’Argentine a décidé de quitter un territoire connu pour ouvrir la porte à un temps politique chargé d’innovations». A l’inverse, dans le quotidien de gauche Pagine/12, Eduardo Aliverti parle de «saut dans le vide». Ce quotidien tente de prendre les choses avec un minimum d’humour, comme le montre le dessin de Daniel Paz, où l’on voit un couple d’Argentins pilotant une barque, et échangeant le dialogue suivant : «Et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire ?» «Ce qu’on a toujours fait : ramer».
Pour beaucoup d’observateurs argentins, la victoire de Milei est d’abord et avant tout la défaite du péronisme. C’est le cas notamment de Clarin, journal notoirement antipéroniste, qui consacre plus d’articles à cette défaite qu’à la victoire de Milei.
C’est une évidence. C’est un pouvoir usé, que les divisions et la corruption ont rendu non seulement impuissant, mais aussi et surtout détestable aux yeux d’une majorité prête à tout pour s’en débarrasser. Y compris, donc, en portant au pouvoir une sorte de Docteur Folamour, en espérant faire parte des élus qui se sauveront du cataclysme à prévoir.
Bon, après le temps de l’euphorie du grand balayage, devrait venir celui de l’expectative. D’ailleurs on commence déjà à le sentir, même dans les canards locaux de ce matin. Même les plus satisfaits de ce renversement de table en conviennent : l’avenir est plus que jamais imprévisible. Ce que résume bien Eduardo Van Der Kooy dans Clarín : «D’abord l’enterrement du Kircherisme (du nom des deux anciens présidents péronistes, Nestor et Cristina Kirchner, NDLA), ensuite le pari pour un changement incertain».
Milei s’était fait filmer en meeting, une tronçonneuse à la main, histoire de symboliser son programme. Il lui reste, comme dit, toujours dans Clarín, Ignacio Miri, à «transformer la tronçonneuse en instrument de gouvernance».
Dans toute cette ébullition, on peut au moins être sûr qu’une chose ne va pas changer en Argentine : la division profonde, enracinée dans l’inconscient collectif depuis quasiment l’avènement de l’Indépendance en 1816, du peuple argentin.
Ne reste plus qu’à espérer que ce pays ne s’enfonce pas dans le chaos et la misère. Personnellement, depuis ce matin, je ne suis pas très optimiste.
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