On aura noté la rareté informative sur le blog ces derniers temps. Mais je fais confiance à l’immense majorité très affutée de nos lecteurs habituels pour en avoir déduit la cause principale. En effet, en ce moment, dans la presse argentine, l’actualité dominante, pour ne pas dire écrasante, a pris une très nette forme sphérique.
En bref, les unes des journaux, depuis début novembre, sont couvertes de photos de types en maillots de toutes les couleurs, et, pour ce qui concerne nos amis Argentins, surtout en bleu ciel et blanc. Tenez, rien qu’aujourd’hui, dans la Nación, sur 35 articles proposés en page d’accueil, 13 sont consacrés au Mondial de foot. Et encore, ce journal place quand même 5 articles plus généraux, politiques ou sociaux, avant. Clarín et Pagina/12, eux, mettent carrément le Mondial aux premières loges, le dossier spécial Mondial arrivant en haut de page : 5 articles pour Clarín, 6 pour Pagina/12. Et le fait que l’Argentine ait joué (et gagné) la veille n’influe en rien : c’était pareil les jours d’avant.
Tous les connaisseurs le savent, et le serineront : l’Argentine est un pays de football, celui de Maradona et de Messi, un des quatre ou cinq pays majeurs du sport le plus populaire au monde. Mes amis Porteños (Les Porteños, je le rappelle, sont les habitants de la capitale, Buenos Aires) ont beau avoir une conscience politique, et ne pas être totalement ignorants des critiques adressés à ce « mondial de la honte » comme l’appellent ses détracteurs, ils sont à fond.
Hier, ils m’ont envoyé des photos de la fan zone de Palermo, où ils étaient allés en famille voir le match de huitième de finale contre l’Australie. On a beau communiquer tous les jours, je n’ai pas lu de leur part le moindre doute quant au fait de savoir s’il fallait boycotter ou suivre le tournoi.
L’Argentine tout entière, de gauche à droite et des plus pauvres aux plus riches, est devant ses écrans. En plus, pour eux, et pour une fois, le Mondial a lieu l’été, ce qui ne gâte rien et rend les rassemblements encore plus agréables et festifs. On peut assister aux matches en sirotant son Fernet-Coca en terrasse.
J’ai eu beau chercher, dans les grands quotidiens en ligne, pas l’ombre d’une polémique, pas trace de la moindre critique, pas de place au moindre doute. Il est vrai qu’en Argentine, l’écologie n’est pas un souci encore très prégnant. L’écologie politique n’est même pas encore née. L’exploitation des travailleurs migrants pourrait l’être en revanche, si l’histoire du pays avait été moins marquée, justement, par une inégalité systémique et une relation entre capital et travail très défavorable au second. L’exploitation ouvrière, en Argentine, on connait bien, et on la vit au moins aussi violemment qu’au Qatar. Demandez aux indiens, aux ouvriers agricoles (peones) ou aux habitants des nombreux bidonvilles qui s’étendent aux alentours, et même dans les centres, des grandes agglomérations.
Ne pas oublier non plus que le dernier Mondial à avoir posé autant de problèmes de conscience aux habitants des pays les plus favorisés de la planète – essentiellement occidentaux – a été justement celui de 1978 en… Argentine. Pendant la dictature des généraux Videla et Cie. Le mot boycott sonne donc assez mal aux oreilles argentines (Même s’il existe, et même traduit, contrairement à chez nous : boicoteo, et le verbe boicotear…).
Bref, en Argentine, c’est la fête du foot, qui permet de surcroit d’oublier pendant quelques semaines les soucis du quotidien, qui s’accumulent ces derniers temps. Inflation galopante, augmentation des prix, monnaie qui ne vaut plus rien (mes amis, qui rêvent de venir en Europe, devront probablement attendre encore quelques années), crise politique aiguë…
Tiens, à propos de crise politique. Nous devrions connaitre d’ici peu le sort de l’ancienne présidente – et actuelle vice-présidente – Cristina Kirchner. Depuis plusieurs années en procès pour corruption, fraude fiscale et association de malfaiteurs, notamment au sujet de chantiers et d’appels d’offre qui auraient fait l’objet de favoritisme et de divers pots de vin, elle pourrait écoper de 5 à 8 ans de prison, et de 20 ans d’inéligibilité. Le verdict sera prononcé mardi prochain. Ceci dit quel qu’il soit, et même si elle est déclarée coupable – ce qui, pour les quotidiens de droite comme Clarín et La Nación, est plus que probable – elle n’ira pas en prison, et pourra même se présenter à la prochaine présidentielle : elle est loin d’avoir épuisé tous les recours que le justice argentine lui autorise.
Ne me demandez pas mon avis là-dessus. La lecture des quotidiens argentins ne peut être d’aucun secours pour se faire une idée, tant l’indépendance des médias y est inexistante. Véritable corruption ou soft power façon Lula au Brésil, pour dézinguer un personnage politique encore très populaire ? Impossible de trancher. Il semble peu probable que Cristina ait les mains totalement propres dans cette affaire. Le pouvoir est le pouvoir, avec les privilèges et petits arrangements qui vont avec. Que les Kirchner (son mari avait été président lui aussi de 2003 à 2007) en ait fait profiter leurs copains entrepreneurs, comme le fameux Lazaro Baez, n’aurait rien d’étonnant. Mauricio Macri, président de droite de 2015 à 2019, n’est sans doute pas le mieux placé pour servir de contre-exemple.
Le pouvoir corrompt, c’est bien connu. Et le pouvoir, les Kirchner l’ont eu pendant 12 ans consécutifs ! Et il ne les a pas appauvris, bien au contraire : leur solide patrimoine (propriétés agricoles, hôtels, immeubles) en fait foi. La nouvelle madone des humbles (on compare souvent Cristina à Evita) est très riche.
Mais ne comptez pas sur Clarín et la Nación (anti) ou sur Pagina/12 (pro) pour séparer le bon grain de l’ivraie, comme disent les catholiques. Pour les uns, Cristina ferait passer Al Capone pour un bienfaiteur de l’humanité, pour les autres, elle est une nouvelle sainte Blandine donnée en pâture aux lions de l’ultra libéralisme. Dans tous les cas, sa figure permet de se simplifier singulièrement les problèmes de conscience, en peignant la situation politique tout en noir ou blanc, et en rejetant la responsabilité intégrale des problèmes du pays sur « l’autre », le politique corrompu ou le mal votant.
Allons, au moins, il reste une chose qui met tout le monde d’accord : l’Albiceleste (surnom de l’équipe argentine de foot) est la meilleure du monde, et elle va rapporter la coupe à la maison. Comme en 1978, où même les plus féroces opposants avaient mis leurs griefs entre parenthèses le temps d’acclamer ce bon Rafael Videla levant les bras en tribune du stade Monumental Antonio Vespucio Liberti de Buenos Aires, le 25 juin.
Allez, tiens, un bon conseil à mes amis Argentins. Vous voulez en finir avec la haine qui pourrit l’ambiance politique du pays ? Elisez Leo Messi président en 2023 !
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Quelques articles de presse :
– Sur le jugement contre Cristina Kirchner mardi 6 décembre.
Version anti Kirchner dans la Nación
Version pro dans Pagina/12 :
https://www.pagina12.com.ar/504392-cancelar-a-cristina
Le point de vue d’un ministre kirchneriste dans Clarín :
– Sur le football et son pouvoir de réconciliation en Argentine, un article de fond dans Clarín :
https://www.clarin.com/opinion/fascinacion-futbol-argentina-busca-felicidad_0_2wfvOF2SSf.html