On a vu comment le massacre d’Ezeiza (20 juin 1973) avait constitué une rupture quasi définitive entre les deux grandes tendances du péronisme, celle de la droite anti communiste et celle de la gauche révolutionnaire.
Au moment d’Ezeiza, c’est Héctor Cámpora qui est au pouvoir. Il a été élu à la place de Perón, interdit de candidature, mais il n’est qu’un président de transition. D’autant qu’il appartient à la seconde tendance, à gauche. Or, la révolution n’entre pas, mais alors pas du tout, dans les objectifs du Juan Perón qui rentre d’Espagne, le pays de Franco, après 18 ans d’exil. Il ne veut pas faire la révolution, il veut rassembler, redevenir ce qu’il avait été durant ces première années de pouvoir, entre 1946 et 1955 : le grand «totalisateur», le leader global, l’aigle qui abrite sous ses deux ailes immenses toutes les sensibilités politiques à la fois. Les jeunes révolutionnaires l’ont aidé à revenir en semant le chaos, ravivant en chaque Argentin la nostalgie des jours heureux ? Sans doute, mais maintenant, fini la rigolade, place aux gens sérieux. Les «imberbes» peuvent rentrer chez eux, et laisser le devant de la scène aux vrais acteurs. Au besoin, s’ils ne comprennent pas, on les y aidera à coups de matraque, et/ou en se débarrassant physiquement des plus insistants. Cela ne va pas tarder, mais n’allons pas trop vite.
Le grand perdant du drame d’Ezeiza, c’est bien Cámpora, qui rend son tablier trois petites semaines après, en juillet 1973, laissant le champ libre au vieux chef et à son gourou, l’inquiétant et mystique Raspoutine argentin, José López Rega, dit « Le sorcier ». Normalement, le pouvoir provisoire, en attendant de nouvelles élections, aurait dû revenir au président du Sénat, mais López Rega, rusé, s’arrange pour le faire expédier en mission à l’étranger au même moment. En second rang, c’est donc le président de l’Assemblée nationale qui prend le fauteuil. Et ça tombe bien : c’est le propre gendre de López Rega, Raúl Lastiri. L’homme idéal pour préparer les élections prévues pour septembre, et en même temps, assurer un virage à droite bien serré pour le nouveau pouvoir.
Le 23 septembre 1973, Juan Perón remporte l’élection haut la main, avec 62% des voix dès le premier tour. C’est dire s’il était attendu ! En face, une nouvelle fois, le candidat d’opposition était Ricardo Balbín. Perón n’est pas allé chercher loin sa vice-présidente (oui, c’est comme aux Etats-Unis, on élit un « ticket » président-vice-président) : c’est tout simplement sa propre épouse, María Estela Martínez, dite « Isabelita ». Une forme de népotisme qui coûtera cher non seulement au péronisme, mais à toute l’Argentine, on le verra bientôt.
Le 25, le mouvement péroniste de gauche révolutionnaire manifeste son dépit face à la droitisation du mouvement de la pire manière qui soit, en assassinant le syndicaliste José Rucci, un des bras droits de Perón. Un attentat tellement réprouvé par la majorité de la population que le mouvement Montoneros mettra des années à en revendiquer la paternité. La gauche est définitivement éjectée du mouvement, où ne subsiste plus que la tendance droitière, dite « orthodoxe », largement influencée par López Rega. (Voir extrait de texte A)
Débute alors une période d’épuration du mouvement. Les élus de la tendance révolutionnaire démissionnent, ou sont forcés à le faire. Des lois restreignant le droit de grève ou d’association sont promulguées. López Rega crée la sinistre Triple A, Alliance anticommuniste argentine, destinée à pourchasser, réprimer et bien souvent assassiner, les «subversifs», autrement dit, les gauchistes. Enlèvements, tortures, disparitions font désormais partie du quotidien des Argentins. En trois ans de fonctionnement, la Triple A fera près d’un millier de victimes.
Perón scellera la rupture définitive avec le mouvement révolutionnaire lors de son discours du 1er mai 1974. C’est à cette occasion qu’il traitera les jeunes, pourtant venus une nouvelle fois l’accueillir avec ferveur, «d’imberbes imbéciles» (je résume), provoquant leur départ de la place de Mai, cette fois sans retour.
(Extrait du discours, après une courte présentation. On y entend clairement Perón apostropher les jeunes révolutionnaires (2’25 à 3’25) – Video sur Youtube postée par Televisión pública argentina)
Perón, malade, meurt très peu de temps après, le 1er juillet. Le pouvoir passe alors entièrement aux mains d’Isabelita et de López Rega, tandis que la situation économique, en ce début de crise mondiale, se détériore à grande vitesse. Les mouvements révolutionnaires, principales cibles de la Triple A, passent à la clandestinité et multiplient les attentats, assassinant notamment l’un des principaux responsables du massacre d’Ezeiza, le Commissaire Villar. La répression est féroce, et le pays se voit de nouveau plongé dans le chaos.
C’est alors que le gouvernement de l’inexpérimentée – et sous influence – Isabelita va commettre deux erreurs majeures. La première : s’attaquer à la CGT, syndicat jusque là d’une fidélité exemplaire au péronisme orthodoxe (José Rucci en avait été secrétaire général). La seconde : appeler les militaires au secours en leur donnant des pouvoirs discrétionnaires pour conduire la répression. Ceux-ci ne vont pas se priver de les utiliser, et y prendront goût, trouvant là de quoi s’entrainer aux enlèvements, séquestrations, tortures, en toute légalité, avec la bénédiction du gouvernement. Une expérience qui leur sera bien utile un peu plus tard.
Pendant ce temps, la crise économique s’approfondit. Le nouveau ministre de l’économie, Celestino Rodrigo, met en marche un plan d’austérité particulièrement sévère, surnommé péjorativement «Rodrigazo», qui provoque en retour une mobilisation populaire énorme, forçant López Rega à fuir le pays. Isabelita, dépassée, se met en congé du pouvoir, laissant provisoirement son fauteuil au président du Sénat, Ítalo Luder.
Le pouvoir est dans une impasse totale. Isabelita finit par reprendre son poste, au milieu des rumeurs de coup d’État et des attentats révolutionnaires. Mais elle est sans solution. Son incompétence est criante, et encore plus évidente maintenant que López Rega n’est plus à ses côtés. En janvier 1976, sa situation est devenue intenable. Au point où on en est arrivé, en réalité, tout le monde n’attend plus qu’un coup d’État militaire pour la faire basculer. Les uns, à droite, pour ramener l’ordre et l’autorité, les autres, à gauche, pour avoir enfin un adversaire à leur mesure.
Le 24 mars, Isabelita est arrêtée et l’Armée prend le contrôle du pays. Une nouvelle dictature commence.
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Voir bibliographie et liens vidéos sur la page de présentation.
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Prochain article : « Le déchainement de la répression ».