Le déchainement de la répression

La présidente María Estela Martínez de Perón renversée, commence alors ce que les militaires appellent “Processus de réorganisation nationale”. Une junte de gouvernement se constitue, englobant chacune des trois armes militaires : Jorge Rafael Videla représente l’armée de terre, Emilio Eduardo Massera la marine, et Orlando Ramón Agostí l’armée de l’air.

La junte militaire : Massera, Videla, Agostí

Leur but principal est de transformer profondément la société argentine pour en revenir à son aspect d’avant 1945. C’est-à-dire, on l’aura compris, avant l’apparition du péronisme. A savoir, une société d’ordre, sans conflit de classe, grèves ou revendications populaires.
Parallèlement, sur le plan économique, il s’agira de diminuer drastiquement l’intervention de l’état et de promouvoir une économie libérale.
Ce nouveau cap politique est ardemment soutenu, on s’en doute, par le patronat et les milieux financiers. Mais également par la majeure partie de l’Eglise, dont les yeux s’éclairent à la perspective d’un retour à l’ordre moral.

La junte ne perd pas de temps. Aussitôt en place, les militaires décrètent la fin de toute activité politique, sociale et culturelle «subversive». La signification exacte de ce dernier mot restant bien entendu à leur entière discrétion. Est subversif… tout ce qu’ils considèrent subversif. Voilà qui est tout de même assez simple à comprendre, non ? C’est peu de dire que la notion est assez étendue et ne se limite pas aux seuls mouvements révolutionnaires, premiers dans le viseur. Le syndicalisme, la culture au sens large, la littérature, la pensée politique, mais aussi le rock et même les mathématiques modernes, deviennent subversifs du jour au lendemain !

Un général, gouverneur de la province de Buenos Aires (Ibérico Saint Jean) dira même : «D’abord nous tuerons tous les subversifs, puis nous tuerons leurs collaborateurs, leurs sympathisants, puis tous les indifférents et enfin, nous tuerons les timides». Ce qui fera dire à de nombreux observateurs de l’époque qu’en définitive, le gouvernement militaire transformait l’ensemble du peuple argentin en ennemi potentiel.

Les premières mesures strictement politiques tombent rapidement : dissolution du parlement, interdiction des partis, proclamation de l’état de siège. Les militaires reprennent, mais de manière plus «industrielle», le travail commencé par la Triple A de López Rega. Les arrestations de «subversifs» se multiplient, mais en dehors de tout contexte légal : il devient impossible pour les familles concernées de localiser les personnes arrêtées, qui semblent ainsi s’évanouir dans la nature. Commence alors la longue liste des disparus de la dictature. Partout dans le pays, s’ouvrent des camps de détention plus ou moins clandestins, dans lesquels les prisonniers sont retenus pour être interrogés et la plupart du temps, torturés. Certains de ces camps sont passés à la postérité, pour leur importance ou leur caractère particulièrement sinistre . Ainsi l’ESMA (Escuela superior de mecánica de la Armada, école technique de la Marine), située au nord de Buenos Aires, «accueillera» près de 5000 prisonniers, dont seulement 500 ressortiront vivants, ou encore le centre de La Perla près de la ville de Córdoba, par lequel passeront près de 3000 individus, dont de nombreuses femmes qui y seront quasi systématiquement violées. En tout, ce sont près de 350 centres qui seront créés par la dictature. (Voir extraits B1 et B2)

L’ESMA, l’école technique de la Marine, principal centre de détention et de torture.

La plupart des victimes de cette répression sont, d’abord, les jeunes militants des groupes révolutionnaires, comme les Montoneros, l’ERP ou les FAR. C’est contre eux que la répression est la plus féroce. Dans la plupart des cas, ils deviennent des disparus. Pour cela, les militaires ont une méthode bien au point : celle des «vols de la mort». Lorsque le prisonnier n’a plus d’utilité, il est drogué, puis chargé dans un avion cargo. Celui-ci décolle vers le Rio de la Plata et, en toute discrétion, lâche son chargement dans l’estuaire. Ni vu, ni connu. (Voir extrait C1 et vidéos C2 et C3)

Dès le 30 avril 1977, un certain nombre de mères de disparus prennent l’habitude de se rassembler devant la Maison Rose (La Casa Rosada, palais présidentiel) pour manifester et réclamer des nouvelles de leurs enfants ou maris enlevés. Les militaires, pour les dénigrer, les surnommeront «les folles de Mai», la Place de Mai (Plaza de mayo) étant le nom de la place sur laquelle se trouve le palais. Ramón Camps, chef de la police de Buenos Aires, dira cyniquement à leur propos : «Si ces mères s’étaient toujours autant préoccupées de leurs enfants qu’elles ne le font aujourd’hui, elles ne seraient pas en train de se lamenter sur leur disparition. C’est avant qu’elles auraient dû tenir leur rôle de mère, et non comme elles le font maintenant tenir celui d’activistes politiques». (Voir extrait D)

Les mères sont devenues des grands-mères, mais continuent de manifester (ici en 2007)

Parmi les personnes arrêtées, on compte un certain nombre de jeunes femmes, dont certaines arrivent enceintes dans les camps de détention. Cela n’arrête en rien les militaires, et ne les empêche aucunement de leur faire subir des interrogatoires et des tortures. La plupart du temps, elles accouchent en captivité, et leurs enfants leur sont enlevés, pour être adoptés par des familles de militaires. Aujourd’hui encore, en 2022, l’association des «Mères de la Place de Mai» en recherche environ 300 qui n’ont pas pu être localisés. Dans la quasi totalité des cas, ces enfants sont orphelins de leurs parents biologiques, assassinés par la junte militaire, et ignorent totalement leur vrais liens familiaux. Une coupure qui n’est pas sans provoquer, des années après, lorsque les familles parviennent à les retrouver et à les contacter, des drames difficiles à surmonter.

Du côté de la population en général, l’ambiance est plutôt à la résignation. Personne ne peut ignorer ce qui se passe, et la réalité de la répression aveugle qui s’est abattue sur l’ensemble du pays. Mais la peur, la soif de tranquillité et d’ordre, voire l’adhésion au pouvoir autoritaire et à la lutte contre les mouvements révolutionnaires, font prévaloir la passivité et le silence parmi la majorité des gens. Une des formules les plus entendues à cette époque restera, faisant allusion aux personnes arrêtées, «il a bien dû le chercher» (En espagnol «Por algo será» ou «Algo habrá hecho», nous aurions dit chez nous, «il n’y a pas de fumée sans feu»).

Les actes de résistance sont rares, et principalement l’œuvre des mouvements de gauche révolutionnaire. En mars 1977, le journaliste et écrivain Rodolfo Walsh écrit une « lettre ouverte à la junte militaire » restée célèbre, qu’il enverra à différentes rédactions de journaux. Le lendemain de l’envoi, il tombera dans une embuscade tendue par les militaires. Grièvement blessé, il sera conduit en un endroit qui n’a jamais été révélé. On ne le reverra jamais.

Rodolfo Walsh

Pour mener à bien ce travail de répression intense, les militaires argentins peuvent compter sur l’aide et les conseils bienveillants des autorités étasuniennes, qui voient naturellement d’un très bon œil ces gouvernements de leur «arrière-cour» latino-américaine s’associer activement à la lutte anti-communiste. Autour de l’Argentine, on compte d’ailleurs pas moins de quatre pays ainsi gouvernés par l’Armée : le Chili de Pinochet (dont l’accession au pouvoir doit beaucoup au gouvernement de Richard Nixon), l’Uruguay de Bordaberry, la Bolivie de Banzer et le Paraguay de Stroessner. C’est le temps de l’influence de l’Ecole des Amériques, dans laquelle les militaires sud-américains viennent faire de fréquents et fructueux stages de «lutte anti-subversive», encadrés par l’armée de l’Oncle Sam.

Néanmoins en ce qui concerne l’Argentine, un autre pays distillera également ses bons conseils et son expérience répressive : La France. En effet, des contacts étroits vont se nouer avec certains de nos hauts – et moins hauts – gradés rescapés de la guerre d’Algérie. Une guerre (pardon, des «événements» comme on a longtemps dit chez nous) qui leur a conféré une solide expérience en ce qui concerne la lutte contre les subversifs d’une part, et les techniques d’interrogatoire musclé d’autre part. Expérience dont ils feront largement profiter leurs collègues argentins, se donnant même la peine de faire le voyage jusqu’à Buenos Aires pour dispenser leurs cours. On en trouvera même sur la tribune d’Ezeiza, parmi les nervis de droite extrême ramenés par Perón en juin 1973. Parmi les instructeurs, on retrouvera un tortionnaire célèbre : le général Paul Aussaresses, un des responsables de l’assassinat du militant communiste Maurice Audin en Algérie. (Voir extraits E1 et E2)

La répression se poursuivra tout au long de la période de dictature, même si, considérant la guerre anti-subversive gagnée, les militaires fermeront une partie des centres de détention en 1978. Il y avait pour cela une autre bonne raison. A cette époque, plus personne dans le monde n’ignorait la situation dramatique des droits de l’homme en Argentine. D’autant qu’elle était largement documentée par les exilés. De nombreux mouvements de protestation et de rejet s’organisent, exigeant transparence et fin de la répression illégale. Les galonnés argentins essaieront d’ailleurs de mobiliser la population contre ce qu’ils affirmaient être un dénigrement sans fondement du pays. A propos de ces mouvements en faveur des droits humains bafoués, ils oseront même tenter de populariser le slogan «Los argentinos somos derechos y humanos», en français, «Nous Argentins sommes droits et humains».

C’est qu’il y a un enjeu, et de taille, pour la junte au pouvoir. En effet, 1978, c’est l’année de la Coupe du monde de football. Or, elle est organisée…en Argentine ! Magnifique vitrine pour une dictature en mal de reconnaissance ! Comme cela arrive périodiquement dans le sport, de nombreux mouvements mondiaux tenteront d’imposer un boycott, mais sans grande réussite. Au contraire : le mondial est un immense succès, d’autant plus que le pays hôte… remporte la coupe ! Une coupe au parfum de scandale, entaché d’un soupçon d’arrangement entre dictatures. L’armée peut ainsi capitaliser sur la liesse populaire, et faire oublier, au moins provisoirement, le régime de terreur auquel elle soumet ses concitoyens.

Appel au boycott de la Coupe du monde, ici en catalan.

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Sources bibliographiques et vidéos : voir en fin d’article de présentation.

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