Le décès du pape, vu d’Argentine

Difficile d’y échapper : Jorge Mario Bergoglio, alias Francisco, était Argentin. Comme il fallait s’y attendre, et comme je le répète à l’envi sur ce blog, en Argentine, pour les papes comme pour le reste, on passe son temps à s’entredéchirer, en rapportant tout à l’aune de ses préférences politiques.

Qu’on soit conservateur ou progressiste, péroniste ou antipéroniste, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, on se regarde en chien de faïence, et on se considère les uns les autres comme des « imprésentables » (ce qui est apparemment l’insulte la plus courante sur les forums des journaux).

Dans l’ensemble quand même, le lendemain de la disparition du pape François, les dits-journaux sont assez unanimes pour souligner l’empreinte qu’aura laissée ce pape argentin à la fois sur la communauté des catholiques et plus globalement sur le monde.

Petite revue de presse.

Pour la Nación, c’est «un pape simple qui a cassé les codes et ouvert l’Eglise comme jamais auparavant». Mais le même quotidien souligne «sa difficile relation avec les Églises des États-Unis, de France et d’Allemagne». Sans occulter certains paradoxes, puisque l’Église Étasunienne est aujourd’hui plutôt conservatrice quand celle d’Allemagne est ouvertement progressiste.

Le quotidien de gauche Pagina/12 souligne lui aussi la simplicité de ce pape, qui a souhaité un enterrement «modeste». Il restera dans les mémoires comme un pape pacifiste, écologiste et défenseur des plus pauvres.

Pour Clarín, journal notoirement antipéroniste, «Le pape est mort, mais sa parole reste vivante». «Il n’a pas fait tout ce qu’il voulait faire, mais ce qu’il a fait n’a pas été rien». «Trois axes s’imposent à la réflexion lorsqu’on fait le bilan de ces douze années de pontificat : les réformes de l’Église, son rôle de leader spirituel mondial, et son influence sur la vie de l’Argentine, sa patrie, marquée par une fracture politique qu’il n’a jamais pu, ou voulu, réduire».

Dans l’ensemble, on le voit, la revue de la presse argentine ne diffère pas de celle qu’on pourrait faire avec notre presse locale. Là-bas comme ici, on loue un pontificat humble, marqué par le souci de défendre et protéger les plus faibles, de faire évoluer l’Église catholique en tenant compte des changements de nos sociétés contemporaines et des défis auxquels elles sont confrontés, ainsi que son combat contre les excès du capitalisme et la montée des autoritarismes politiques. De même qu’on souligne sa relative tiédeur, voire son conservatisme affiché, sur des sujets plus «brûlants» pour la communauté chrétienne, comme l’avortement, l’homosexualité ou la place des femmes dans l’église.

Et naturellement, comme ici, les journaux ont lancé la «course de petits chevaux» habituelle, avec les pronostics sur son successeur. (Non, je ne mets pas de lien : les favoris sont les mêmes que dans nos canards français !)

Une question plus spécifique qui revient souvent néanmoins : pourquoi le pape n’est-il jamais venu en Argentine ? En effet, en douze ans, François n’a jamais visité son pays d’origine !

Jorge Mario Bergoglio, évêque de Buenos Aires

Selon l’archévêque de Buenos Aires, Jorge García Cuerva, interrogé par La Nación :

Quant à sa décision de ne pas visiter son pays natal pendant son pontificat, François avait programmé un voyage en Argentine et au Chili en 2017, mais un changement dans son agenda l’avait obligé à le repousser. Ensuite, son emploi du temps très serré avait fait que l’occasion ne s’était pas représentée, mais il n’avait pas renoncé à venir. De plus, de par la lourdeur du climat politique local, une visite en Argentine aurait constitué un grand défi. Cela aurait été une grande joie pour nous tous, mais pour lui, cela aurait représenté un voyage exigeant, tant sur la plan physique que psychologique ou émotionnel. Il est évident que compte tenu du contexte argentin, cela aurait généré des passions contraires.

C’est également le point de vue de Pagina/12 : le pape François ne tenait pas à être pris en tenaille au milieu des passions politiques.

Naturellement, les réactions des politiques les plus en vue en Argentine ne diffèrent pas de celles qu’on relève ici : pas question de dire du mal du Pape si tôt après son décès. Comme toujours dans ces cas-là, le mort n’avait que des qualités.

Néanmoins, l’histoire démontre s’il en était besoin que les relations de François avec le monde politique argentin étaient pour le moins contrastées. Clarín en repasse l’historique ici.

Le quotidien rappelle que Nestor et Cristina Kirchner (présidents de la République successifs entre 2003 et 2015) avaient dit de lui qu’il était «le chef spirituel de l’opposition» et lui avaient reproché son attitude pendant la dictature, l’accusant d’avoir dénoncé deux prêtres jésuites, alors qu’il était à cette époque justement le principal dirigeant de cette communauté (1). Mais une fois élu pape, cependant, ses relations avec la présidente Cristina Kirchner s’étaient largement normalisées.

Avec le président de droite libérale Mauricio Macri (2016-2020), il avait eu des différents concernant le mariage homosexuel (officiellement autorisé en 2010, durant le mandat de Cristina Kirchner), que ce dernier avait refusé de combattre. Dans l’ensemble, la relation avait été plutôt distante, le camp macriste jugeant François trop proche des péronistes et des syndicats de gauche.

Les débuts du mandat d’Alberto Fernández (péroniste) avaient été plutôt chaleureux, dans la mesure où le pape François avait intercédé en faveur de l’Argentine auprès de la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, qui était une amie personnelle du pape. Mais cela s’était rapidement détérioré ensuite, d’une part parce que François n’appréciait pas tellement le fait que le président se prévalût à tout bout de champ d’une prétendue relation privilégiée, et surtout que son gouvernement avait fait passer la loi légalisant l’avortement.

Mais c’est avec le président anarcholibéral Javier Milei que les relations auront été en définitive les plus houleuses. On relira ici l’article de ce blog qui en faisait état. Pendant la campagne électorale, Milei avait traité le pape de communiste et de suppôt du diable. Une fois élu, il avait mis pas mal d’eau dans son vin, car il ne fallait pas contrarier les catholiques, qui avaient été nombreux à avoir voté pour lui.

Néanmoins, les relations étaient restées très froides. Dire que le pape n’approuvait pas du tout la politique et les méthodes pour le moins conflictuelles du fou à la tronçonneuse serait un euphémisme. Après une manifestation des retraités, le pape avait sèchement condamné la répression policière qui s’était déchainée à cette occasion :

Au lieu de consacrer l’argent à la justice sociale, on l’utilise en achat de gaz lacrymogène, avait-il lâché, à la grande fureur de Milei, qui s’était pourtant gardé de répondre ouvertement.

Pour la majorité des observateurs, si le Pape n’est jamais venu en Argentine, c’est donc avant tout pour éviter de se retrouver piégé au milieu d’un affrontement qu’il aurait souhaité apaiser, ce que le climat politique exécrable ne lui a jamais réellement permis de tenter.

Comme dit finement l’auteur de l’article, Sergio Rubin, «en fin de compte, François a entériné le principe évangélique : Nul n’est prophète en son pays».

Ainsi va l’Argentine, pays déchiré où tout est prétexte à conflit et à rancœurs, et où même la fierté de donner au monde le premier pape sud-américain de l’histoire n’aura pas réussi à rassembler les gens, pas même autour de son cercueil.

La Cathédrale de Buenos Aires, qui se trouve sur la même place que le Palais présidentiel !

Pour finir, je vous rapporte au débotté un petit florilège de quelques réactions d’Argentins ordinaires, glanées au fil des commentaires sous les articles de deux quotidiens en ligne. Je vous fais grâce des pseudos.

(1) Rapporté par le journaliste et écrivain Horacio Verbitsky dans son livre sur le rôle de l’Église catholique durant la dictature « El silencio » (Ed. Sudamericana – 2005. Mais dont Jorge Bergoglio a été jugé innocent par la commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH).

*

DANS LA NACIÓN (Quotidien de droite)

J’ai beaucoup admiré le pape François, mais il m’a déçu. En tant qu’Argentin il devait venir embrasser son peuple au lieu d’autant soigner son image. En fin de compte on l’a élu pasteur mais il a négligé son troupeau.

Et la réponse au même, tellement caractéristique de ce conflit politique typiquement argentin :

Cela nous aurait comblé. Mais s’il était venu du temps de la Cris (Cristina Kirchner – NDLA) on l’aurait taxé de K. (K est la lettre péjorative utilisée par les opposants au péronisme pour qualifier le kirchnerisme – NDLA). S’il était venu voir Macri, on l’aurait traité de macriste. Et s’il était venu sous Milei….

Aux adorateurs du conservateur rance Jean-Paul II : François fut dix fois plus puissant et il sera difficile d’être plus aimé que lui.

Qu’il repose en paix. L’Argentine ne le regrettera pas.

Mourir ne suffit pas à faire de vous un saint. François n’a été un pape ni neutre ni courageux. C’était un militant déguisé en pasteur, qui a béni des tyrans, protégé des corrompus et n’a jamais élevé la voix contre tous ceux qui ont ruiné l’Amérique latine.

La figure du pape François aura servi également à mettre en évidence la vision extrêmement limitée que nous avons, nous Argentins, en ce qui concerne l’international. Que ce soit pour des questions politiques ou économiques, notre cosmovision est aussi pauvre et médiocre que limitée. En tant que société nous n’avons jamais été capables de comprendre le rôle d’un personnage parvenu au plus haut de la hiérarchie du Saint Siège. Comme toujours, tout se réduit chez nous à un manichéisme bon marché issu de la culture véhiculée par nos journaux.

En fait il a atteint sa principale ambition : être le chef du péronisme à Rome. Péroniste, socialiste, fabriquant de pauvres.

Dans le monde entier on respecte et on parle bien du pape. Mais en lisant ces commentaires on voit qu’un bon pourcentage d’Argentins pensent différemment. Parce qu’ici la politique prend le pas sur absolument tout.

Et un autre ajoute à ce précédent commentaire :
Nous sommes fanatiques, égocentriques, orgueilleux et plutôt ignorants. Il suffit de lire les commentaires, ou mieux encore, sortir 5 minutes dans la rue et observer les gens.

*

DANS PAGINA/12 (Quotidien de gauche)

Ponce-Pilate avait laissé au peuple le choix entre un délinquant, Barrabas, et un prédicateur inoffensif, Jésus. Le peuple, librement, choisit la liberté pour Barrabas et l’exécution pour Jésus. Cela ne rappelle-t-il pas la dernière présidentielle chez nous ?

Que le bon dieu te reçoive en son sein et te donne la paix. Et maintenant que tu es à ses côtés profites-en pour lui demander qu’il aide les Argentins à surmonter les moments si difficiles que nous vivons.

Un grand Monsieur et un grand pape, espérons que celui qui lui succédera prolongera son œuvre.

L’Église et ses représentants sont à l’origine de l’esclavage mental, spirituel et financier du peuple. Un autre de ces dirigeants est mort : quel dommage !

On a dit que la mort ne rendait personne meilleur, et il en va de même pour François, si on considère son passé argentin et la dimension qu’aura pris sa tâche dans le monde entier. Mais le vide qu’il laisse parle davantage de son œuvre que tous les discours élogieux qui commencent à pleuvoir, qu’ils soient sincères ou opportunistes. Ce qui est étrange pour un agnostique comme moi, je le confesse, c’est de sentir l’ombre d’une peine qui flotte au-dessus de moi et m’évoque d’une certaine manière celle éprouvée à la perte d’un ami, et non celle d’un pape.

Si on compare le pontificat d’un homme de plume comme l’était Ratzinger (Benoit XVI, NDLA), avec le pontificat humaniste de Bergoglio, on peut en conclure que les peuples ont davantage besoin de leaders comprenant le terrain plutôt que d’idéologues de cloitres et de bibliothèques. (…)

 

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