C’était une des priorités de la nouvelle vice-présidente, Victoria Villaruel, qui avait abordé le sujet déjà bien avant l’élection présidentielle : il était urgent de remettre en cause tout le travail de mémoire effectué depuis la fin de la dictature, et de rétablir la justice envers ces braves militaires qui avaient sauvé la patrie en la préservant du communisme.
Question militaires, Victoria Villaruel est bien placée, il faut dire : elle est elle-même la fille d’un ancien lieutenant-colonel de l’armée, actif durant la dictature de 1976-1983 et partie prenante de la tentative de coup d’état des nommés «Carapintadadas», groupe de militaires nostalgiques s’étant soulevés en 1987 pour renverser le gouvernement démocratique de Raúl Alfonsín.
Victoria Villaruel l’avait annoncé : une fois Javier Milei élu, elle travaillerait activement à «remettre l’histoire à l’endroit». C’est-à-dire, de son point de vue, réhabiliter les militaires. (Elle s’active en ce moment à obtenir la grâce des tortionnaires encore en prison).
En commençant par démanteler lieux et organisations de mémoire qui, selon elle, ne donnent qu’une vision partiale de l’histoire argentine.
J’en avais parlé ici-même en mars 2024, à l’occasion des commémorations liées au coup d’état de 1976. Villaruel avait manifesté son désir de transformer l’École supérieure de mécanique de la marine (ESMA), principal centre de détention et de torture durant la dictature et désormais Centre de mémoire et musée, en simple parc public.
L’ESMA renferme depuis 2008 l’Espace pour la mémoire et pour la promotion et la défense des droits humains, centre mémoriel abritant d’une part le Centre culturel de la mémoire Haroldo Conti, et d’autre part le Centre culturel «nuestros hijos» (nos enfants), géré par l’association des Mères de la Place de mai (Voir aussi ici sur ce blog).
L’ensemble dépend du Secrétariat aux droits humains, dont une association de militaires a réclamé la dissolution dès l’élection de Milei. Celui-ci ne l’a pas fermé totalement, il n’a pas osé, mais s’est empressé d’y passer un bon coup de sa fameuse tronçonneuse, en réduisant drastiquement sa dotation en personnel. Le 31 décembre dernier, 90 employés du musée ont ainsi reçu un simple message Whatsapp leur indiquant qu’à partir du 2 janvier ils ne devaient pas se présenter à leur travail :
«Le Secrétariat des droits de l’homme fait savoir à tout le personnel du Centre culturel Haroldo Conti que celui-ci sera fermé à compter du 2 janvier 2025. Ceci afin de procéder à une nécessaire restructuration interne, à constituer des équipes de travail et à préparer la programmation de l’année à venir». (La Nación, 01/01/2025)
La dite restructuration n’est naturellement qu’un rideau de fumée, destiné à masquer le véritable projet gouvernemental : en finir avec les politiques publiques de mémoire et de commémorations, jugées par l’ami d’Elon Musk comme du wokisme anti-militaire.
Officiellement, les personnels ne sont pas définitivement limogés, mais «mis en disponibilité». Néanmoins, le Secrétariat aux droits de l’homme a précisé que tous les contrats ne seraient pas renouvelés. Il est évident que beaucoup d’employés seront «poussés» vers la sortie, compte-tenu du changement d’orientation du Centre, qui, selon le secrétaire aux droits de l’homme, Alberto Baños, ne se «consacrera plus exclusivement à la période de la dictature militaire et au terrorisme d’état, mais devra aborder d’autres problématiques des droits de l’homme en démocratie».
On voit venir le tour de passe-passe : sous couvert d’étendre le champ des thématiques abordées par le Centre, on noie les plus «problématiques» (du point de vue du pouvoir en place) au milieu d’une marée de sujets plus anecdotiques et surtout inoffensifs. Ainsi édulcoré, le musée de la mémoire de la dictature perdra tout son sens, contribuant même à relativiser les crimes atroces commis par les militaires durant cette période.
Jusqu’ici, le Centre de mémoire voulu par l’ancien président Nestor Kirchner à l’intérieur même de la sinistre ESMA était volontairement conservé «dans son jus». Sa visite faisait froid dans le dos : on retrouvait les salles d’origine, celle où étaient rassemblés les «subversifs» arrêtés à leur arrivée, la «Capucha», au dernier étage, dans les combles, où ils étaient amenés pour y être interrogés sous la torture, les salles où avaient lieu les accouchements des jeunes femmes arrêtées alors qu’elles étaient enceintes, et auxquelles on enlevait leurs bébés…
On imagine d’ici ce que pourra signifier une «restructuration» de ces lieux. Il est peu probable qu’ils rouvrent à l’identique, ni même que certains rouvrent tout court. Bien sûr, cela se fera très progressivement, à pas de loup. Un effacement lent, par petites touches, et lorsque la page sera devenue totalement blanche, il sera trop tard pour réagir. L’éternelle histoire de la grenouille dans sa marmite.
Et l’éternelle histoire, aussi, universelle, de l’effacement de la mémoire, qui permet aux pires monstres de l’Histoire de toujours, à la fin des fins, renaitre de leurs cendres.
Ça fait froid dans le dos. Dur d’admettre qu’un trait sera tiré sur cette période où régnait la torture ! Il faut dire que chez nous aussi, certains tortionnaires s’en sont plutôt bien sortis. Vous avez dit « Papon » ?
En effet ! Sans parler des militaires français qui, justement, sont allés donner un coup de main aux Argentins, à l’époque ! (Voir le livre et le documentaire de Marie-Monique Robin : Escadrons de la mort, l’école française).