De quoi s’agit-il ?
Le 18 janvier 2020, vers quatre heures du matin, à la sortie d’une boîte de nuit de la cité balnéaire de Villa Gesell, sur la côte atlantique, un groupe d’une dizaine de jeunes s’en prend à un autre, avec lequel il semble qu’ils aient eu un différend à l’intérieur de l’établissement. Le jeune, Fernando Báez Sosa, est victime d’un véritable guet-apens. Ses agresseurs ont attendu que les policiers en patrouille se soient éloignés pour lui sauter dessus, et l’ont violemment frappé, le laissant pour mort sur le trottoir. Puis ils sont tranquillement rentrés à leur appartement de location, en se félicitant de la bonne leçon donnée à cet «hdp» comme on dit en espagnol (Traduire fils de p…. en français).
Pas de chance pour eux : le jeune est réellement mort des suites de ses blessures, la scène a été filmée, il y a des témoins, et la police n’a aucun mal à retrouver les agresseurs. Ils sont arrêtés dès le lendemain. Il s’agit de membres d’une équipe de rugby de Zárate, au nord-ouest de Buenos Aires. La victime était également originaire de Zárate.
Deux des membres de la bande sont assez rapidement mis hors de cause, restent donc huit d’entre eux qui vont être inculpés pour l’agression. J’étais à Buenos Aires à ce moment-là, et je peux témoigner que l’affaire a fait grand bruit dans toute l’Argentine : pendant plus d’un mois, les chaines d’information du pays ont tourné en boucle sur le sujet, multipliant les débats, les témoignages, et surtout, diffusant sans filtre et en permanence les images recueillies par les caméras de surveillance (Eeeeh oui, en Argentine, la presse n’hésite jamais à diffuser les images d’agression et de crime quand elle en a, quelque soit le degré d’horreur des dites images, et personne ne s’en offusque !). Impossible d’allumer une télé à n’importe quelle heure du jour et de la nuit sans tomber dessus.
Comme on l’imagine, l’affaire a suscité une émotion à la hauteur de la lâcheté et de l’ignominie des agresseurs, qui, sur le moment, n’ont absolument pas eu la moindre conscience de la gravité de ce qu’ils venaient de commettre. Au contraire : il fut rapidement avéré qu’ils s’en étaient félicités, comme d’une prouesse ou d’un fait d’armes. Circonstance aggravante : le racisme. Des témoins ayant assuré les avoir entendus dire «Tuez ce noir de merde» (Maten ese negro de mierda : attention cependant, en Argentine, «negro» désigne moins la couleur de peau (les gens de couleur étant quasiment inexistants dans ce pays) que l’origine indienne, qui fait l’objet d’un racisme récurrent de la part des gens d’origine européenne.
Ce serait un euphémisme de dire que le fait qu’ils soient des joueurs de rugby ait accentué le rejet et l’indignation de l’immense majorité de la population argentine. En effet, contrairement à chez nous, ce sport n’est pas du tout un sport populaire (au sens « pratiqué et suivi par le peuple ») comme peuvent l’être le foot ou le cyclisme, par exemple. Au contraire : là-bas, le rugby, c’est avant tout le sport de l’élite, au sens pécuniaire du terme. Un sport de riches, quoi. Ainsi, dans l’esprit de la majorité des gens, les membres du groupe d’agresseurs sont, avant tout, des fils à papa. Ce qu’ils sont en effet, et ce qui, on s’en doute, n’a pas contribué à améliorer leur image dans l’opinion. D’autant que Fernando Báez Sosa, lui, était issu d’une famille modeste.
Voilà comment une banale, mais tragique, bagarre de sortie de boîte va devenir rapidement un débat de société. Sur la violence de l’époque, sur l’éducation de la jeunesse, sur le rugby. Et même sur la politique, en raison du raccourci facile « rugby/fils à papa/ jeunesse doré/privilégiés ».
Trois ans d’instruction
C’est ce qu’il aura fallu pour arriver au procès, puis au verdict de ce mois de février 2023. Cela peut paraitre long eut égard non seulement à la gravité des faits, mais également à l’évidence de l’implication directe des accusés. Mais la justice argentine n’est hélas, on le voit, pas plus rapide que la nôtre. Ou du moins, sa rapidité est sélective, car on a connu des sentences plus expéditives.
A l’issue de treize jours de procès, les attentes de l’accusation et de la défense étaient diamétralement opposées.
Pour l’accusation, tout converge vers une sentence de prison à perpétuité. Le caractère dérisoire de la querelle de départ (Fernando Báez Sosa aurait bousculé l’un des accusés, Maximo Thomsen, dans un couloir étroit et rempli de monde à l’intérieur de la boîte), la concertation entre les différents accusés pour «faire payer» la victime à la sortie, l’organisation du guet-apens (les huit impliqués ont fait cercle autour de la victime pour empêcher toute aide en sa faveur), et la satisfaction affichée ensuite, en l’absence de toute conscience de la gravité de leur actes (ils sont rentrés chez eux en envoyant des messages à leurs amis pour leur raconter leur aventure, puis sont allés tranquillement manger des hamburgers pour finir la nuit).
La partie civile elle, conteste toute préméditation. Pour elle, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une banale bagarre de rue qui a mal tourné. Mieux : elle réclame même l’acquittement des accusés, mettant en avant certains vices de forme de l’instruction (preuves détournées ou utilisées à mauvais escient, hiatus entre les attendus donnés en fin d’instruction et ceux mis en avant par le tribunal, impossibilité de déterminer l’auteur exact des coups mortels).
Le réquisitoire du procureur est sensiblement le même que celui de la partie civile. «Les accusés ont attaqué Fernando par surprise et en réunion, avec des coups de pied et de poing alors qu’il était inconscient et incapable de se défendre. Ils ont également frappé certains de ses amis lorsqu’ils sont venus le défendre. Cela relève de l’homicide doublement aggravé par organisation* et concours prémédité par deux personnes ou plus», a énoncé en substance le magistrat. (*La notion d’alevosía n’existe pas en droit français, qui ne la distingue pas de la préméditation. En espagnol en revanche, cette distinction est faite. Alevosía désigne une manière de préparer son crime pour en éviter les conséquences judiciaires.)
Le magistrat met en avant les 23 témoignages visuels, tous à charge, et l’intime conviction que «tous ont participé à tout», pour réclamer la même peine pour les huit accusés. Il rejette l’argument de la défense selon laquelle il s’agirait d’une simple bagarre, alléguant que «pour qu’il y ait bagarre, il faut qu’il y ait deux groupes impliqués». Or, Fernando Báez Sosa s’est retrouvé seul face à ses agresseurs. Selon lui, ils avaient bien l’intention de tuer. C’est pourquoi il réclame la peine maximale.
Le verdict
Il est tombé à 13h18 le lundi 6 février. Sur les huit accusés, cinq ont été condamnés à la perpétuité, trois à 15 ans de prison, considérés comme « auteurs secondaires » des faits. A l’écoute de ce verdict, un des accusés, Maximo Thomsen, souvent présenté comme le meneur de la bande, s’est évanoui.
En Argentine, la prison à perpétuité n’excède jamais en réalité le total de 35 ans de réclusion, maximum fixé par la loi. Il est même possible d’obtenir avant ces 35 années une mise en liberté conditionnelle, mais le caractère d’homicide aggravé défini par le tribunal à l’encontre des actes commis par les cinq condamnés la rend dans ce cas inenvisageable. Elle sera possible en revanche pour les trois condamnés à 15 ans, au bout de 7 ans de réclusion. (Source : Pagina/12)
A l’heure où nous écrivons cet article, les journaux n’ont pas encore rapporté les réactions à ce verdict, dans la population comme dans les milieux sportifs, politiques ou sociaux. Elles ne devraient pas manquer. Citons seulement le tweet du gouverneur de Buenos Aires, s’adressant à la famille de la victime : «La justice ne répare rien, mais elle soulage. J’espère sincèrement que ce verdict vous apporte un peu de réconfort. Je vous embrasse du fond du cœur». A la sortie du Tribunal, une petite foule a accueilli les parents de la victime par des applaudissements. De son côté, la mère de Maximo Thomsen a laissé éclater sa colère en plein tribunal : «Tout ça est un vaste mensonge, virez tous ces enfoirés de journalistes. Trois ans à les torturer, j’en n’ai plus rien à faire de rien !».
La victime avait 18 ans en 2020. Ses assassins ont entre 21 et 23 ans. 40 secondes d’inconscience à la sortie d’une boite de nuit, quand l’alcool et l’effet de meute prennent le dessus. Des années de douleur à vivre maintenant pour tous ceux qui sont concernés par ce drame. En effet, la justice ne répare jamais rien. Quant à savoir si elle soulage…
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Liens
Arguments de la défense et de l’accusation
https://www.lanacion.com.ar/sociedad/40-segundos-de-sana-un-muerto-87-declaraciones-y-72-horas-de-audiencias-la-guia-total-del-juicio-por-nid22012023/#/
Les attentes concernant le verdict
https://www.lanacion.com.ar/seguridad/el-crimen-de-fernando-baez-sosa-crece-la-expectativa-ante-el-veredicto-del-juicio-por-el-homicidio-nid05022023/
https://www.pagina12.com.ar/521181-la-unica-pena-es-la-perpetua
Le verdict
https://www.lanacion.com.ar/seguridad/juicio-por-el-crimen-de-fernando-baez-sosa-en-vivo-hoy-se-conoce-el-veredicto-nid06022023/ (Article mis à jour heure par heure)
https://www.pagina12.com.ar/521592-asi-fue-la-condena-a-los-rugbiers-lo-que-las-camaras-no-most
Galerie photos sur les manifestations pour réclamer justice pour Fernando
(Février 2020)
Vidéo du moment de la bagarre :
https://www.youtube.com/watch?v=S8cygIksbfA
(NB : la vision de cette vidéo est soumise à la connexion à youtube, en raison de son caractère extrêmement sensible)