A. Qui a tué le syndicaliste José Rucci ?
On ne sait pas, et on ne saura jamais, qui a tué Rucci. Sa famille, en 1999, accepte la thèse qui fait porter la responsabilité à la Triple A, et reçoit une indemnisation (de l’état).
(Un des fondateurs de la Triple A, Salvador Horacio Paino, avait attribué le crime a son organistion en 1983, NDLA)
Qui l’a tué ? Eh bien, au choix :
1) Les Montoneros ou une fraction d’entre eux qui en a pris l’initiative sans consulter Firmenich (Leader du mouvement, NDLA)
2) Un ordre direct de Firmenich
3) La Triple A. López Rega était furieux de la relation privilégiée entre Perón et Rucci. Il le fait descendre.
4) L’ERP, parce que Rucci est le principal adversaire de Tosco (Agustín Tosco, autre leader syndical, NDLA) à l’intérieur du mouvement ouvrier et qu’inévitablement il va attacher celui-ci au réformisme bourgeois et au pacte du renoncement.
5) l’Armée, afin de déstabiliser le Pacte Social.
6) Perón. N’a-t-on pas fait courir une blague à ce sujet ? (…) Un aide de camp dit à Perón : «Général, Rucci a été assassiné». Perón regarde sa montre et répond : «Hein ? Non, mon vieux, ce n’est pas possible. Il n’est pas encore midi».
7) La CIA. L’affaire Allende était encore récente. La CIA n’avait aucune confiance en Perón. Elle n’a jamais aimé ce militaire pro-nazi. Il représentait un éternel danger. Le danger d’un débordement des foules que le caractère mythique de son nom suffirait à provoquer. López Rega était en contact depuis longtemps avec la CIA. (…) Est-il trop fantaisiste d’imaginer qu’ils se soient arrangés avec López Rega ou n’importe quel cinglé de la Marine pour ruiner le Pacte Social de Perón ? (…)
On croit qu’il s’agit des Montos (Montoneros, NDLA) parce que les Montos l’ont écrit.
José Pablo Feinmann – Peronismo – T2 – p 563-565 – Planeta – 2010
B. Femmes captives
1.
Les viols se répétèrent. En secret Liliana racontait ses malheurs à ses compagnons de captivité. Mais les préjugés restaient forts et ils lui renvoyaient un sentiment de culpabilité, car elle ne sentait pas toujours comprise. «Cela ne t’est pas arrivé par hasard, tu l’as cherché», voilà le message qu’elle croyait percevoir derrière certaines réponses. Les normes moralistes de l’organisation dont elle avait fait partie continuaient de peser, et elle sentait que le viol était un des moyens utilisés par les oppresseurs pour la détruire. Ils voulaient la détacher des principes qui l’avaient maintenue debout jusque-là, pour l’obliger à faire d’elle ce qu’ils voulaient. Une fois souillée, tout devenait alors possible.
(Miriam Lewin et Olga Wornat – Putas y guerrilleras, p196 – Planeta)
2.
«Dieu c’est nous», disaient les tortionnaires de La Perla. Et même si ce n’était pas vrai, cela y ressemblait assez. Ils avaient pouvoir de vie et de mort sur tous. Les viols ont été massifs. Toutes les femmes passées par La Perla en ont subi, et certains hommes également. Selon le témoignage de Piero Di Monte, quand arrivait un nouveau détachement de garde, ils obligeaient Alejandra Jaimovich à changer les draps d’un lit et tous la violaient. Ceux qui l’avaient amenée ainsi que les hommes de garde. Alejandra avait 17 ans, c’était encore une enfant. «Amenez la juive» entendait-on dire quand on allait la chercher pour accomplir le rituel pervers.
(op. cit. p198)
C. Les vols de la mort
1
– On trouvait une grande ardoise avec les noms de ceux qui devaient accompagner les prisonniers à Aeroparque (L’aéroport de Buenos Aires pour les vols intérieurs, NDLA).
– Comment appeliez-vous cela entre vous ?
– Le vol.
– Le vol ?
-On appelait ça un vol. Tout comme Pernías et Rolón avaient indiqué aux sénateurs (lors d’une audition parlementaire post-dictature, NDLA) que la torture pour obtenir des informations était aussi une méthode qui avait été employée de manière régulière. Dans ce schéma de guerre que nous étions persuadés de mener, cela faisait partie des méthodes employées.
(…)
– Quelle était l’étape suivante ?
– Je suis descendu dans la cave, où se trouvaient ceux qui devaient embarquer. (…) On les a informés qu’ils allaient être transférés dans le sud, et que pour cela on devait leur injecter un vaccin. On leur a injecté le vaccin… enfin… je veux dire, une piqûre destinée à les endormir, un sédatif.
– Une injection de quoi ?
– Je ne sais pas, une injection.
– Qui la faisait ?
– Un des médecins qui étaient là.
– Un médecin naval ?
– Oui.
(…)
– Quelle était la réaction des détenus quand ils apprenaient le transfert et la nécessité d’être vaccinés ?
– Ils étaient contents.
– Ils n’avaient aucun soupçon ?
– Aucun.
(…)
– Ils ne se rendaient pas compte de ce qui se passait ?
– Cela ne fait aucun doute. Aucun d’entre eux ne se doutait qu’il allait mourir.
(Interview du Capitaine de corvette Adolfo Francisco Scilingo par Horacio Verbitsky dans son livre « El vuelo », p 13 à 15)
2. Extrait d’un interview d’Adolfo Scilingo (2’30, sous-titré en français)
3. Extrait du film « Garaje Olimpo », de Marco Berchis (1999)
D. Ramón Camps
Ramón Camps, un des tortionnaires les plus monstrueux de la dictature civico-militaire, a été condamné, parmi les centaines de crimes dont il a été accusé, pour soixante-treize enlèvements suivis d’assassinat, pour lesquels il est directement impliqué, et pour avoir organisé et dirigé l’appareil répressif et criminel qu’il a mis en place en tant que chef de la sinistre police de Buenos Aires.
Il ne fut pas un assassin silencieux, ni resté dans l’ombre : il a utilisé les espaces dont la dictature s’était rendue maitresse et ceux qui s’étaient mis au service du régime pour organiser une défense éhontée de son action, défense qu’il a poursuivie jusqu’après le retour de la démocratie. Non sans suffisance, il a plastronné dans la presse internationale au sujet des morts et des disparus, avançant des chiffres avec tant de morgue que le gouvernement installé en 1983, pourtant hésitant au moment de juger les oppresseurs, s’était vu contraint de le poursuivre en justice.
Il a crié son fanatisme anti-communiste, son antisémitisme furieux, à la face du monde, convaincu qu’une «guerre» remportée confère des droits particuliers aux vainqueurs, contrairement, avait-il l’habitude dire, à ce qui s’était passé pour Adolf Hitler.
Il se vantait d’avoir pris part à des fusillades contre de supposés ennemis armés. Il n’était pas capable d’observer la réalité, d’en apprécier les limites et d’agir en conséquence.
(«Los monstruos», de Vicente et Hugo Muleiro – Ed. Planeta).
E. L’aide militaire française à la junte argentine
1.
(…) L’Ecole française, celle qui est impeccablement décrite dans le film «La bataille d’Alger» (De Gillo Pontecorvo, 1966, NDLA). Voilà le Manuel de contre-insurrection. Le film de Pontecorvo a pour but d’informer les marxistes révolutionnaires du monde entier sur la cruauté des paras français. Mais en même temps, il livre à ceux-ci (..) un film de propagande à la gloire de leur efficacité et de l’intelligence avec laquelle sont appliquées leurs méthodes. Si la contre-insurrection occidentale a tant étudié ce film, c’est qu’elle a vu en lui non seulement ce qu’il fallait faire, mais également la preuve de son efficacité et de sa validité. (…) Les militaires argentins sont ravis (de copier) ces méthodes, de les apprendre – ils éprouvent autant de plaisir à les apprendre qu’à les mettre en pratique. Le Général Aramburu- sur deux photos capitales sur lesquelles on peut voir nos militaires en compagnie de paras français – est assis au bout de la longue table. Mais c’est lui, le chef des soldats de la patrie, qui écoute, qui apprend et qui, bientôt, enseignera. (…) Quand à Ezeiza la rumeur court parmi les militants qu’il y a des mercenaires français sur la tribune, personne ne la croit. «Quoi ? On se bat aussi contre la France ?» Mais non : la France transmet seulement le savoir acquis en Indochine et en Algérie.
(José Pablo Feinmann – Peronismo, T2 – p388-389 – Planeta)
2.
«La première arme dans la lutte contre l’action subversive et la guérilla, et c’est un des enseignements que nous ont transmis les militaires français de leur expérience en Algérie, c’est de compter avec un bon service de renseignement»
(Général Diaz Bessone, dans Peronismo T2 p 391)
NDLA : le rôle de l’Armée française est également détaillé dans le chapitre 3 du livre d’Alejandro Horowicz « Las dictaduras argentinas », p 173 à 210.
F. La violence politique
La figure du Président Juan D. Perón est essentielle pour comprendre la violence politique des années 70. Depuis son exil madrilène, le caudillo le plus populaire de l’histoire argentine a soutenu avec enthousiasme les groupes armés. Perón avait la conviction qu’à l’intérieur de sociétés inégalitaires, des motifs de justice sociale exigeaient l’utilisation de la violence armée pour s’opposer à une «violence structurelle». Ses fréquentes interventions à ce sujet laissent peu de place au doute : «la violence existe par elle-même et seule la violence peut la détruire», et «La violence d’en haut engendre la violence d’en bas», affirmait Perón, qui par ailleurs posait la question de façon rhétorique : «A quel autre moyen que la violence peut recourir un peuple humilié ?». (…)
Au moment où Isabel Perón s’est installée aux commandes (Après la mort de J. Perón, en juillet 1974, NDLA), la violence de gauche avait été dépassée par ses adversaires de droite : groupes paramilitaires intégrés par des syndicalistes, des militaires et des policiers, pour beaucoup en retraite. Sans rencontrer le moindre obstacle du côté gouvernemental, ces groupes ont pratiqué une violence systématique à l’encontre de tous ceux qu’ils cataloguaient comme gauchistes. Des intellectuels, des artistes, des journalistes et des syndicalistes ont été alors victimes de torture et d’assassinats. Parmi les plus importants de ces groupes paramilitaires, on peut distinguer notamment la Triple A, commandée par López Rega, ex-sous-officier de police qui avait joué le rôle de secrétaire particulier de Perón durant son exil, et des groupes de syndicalistes comme celui de l’Union ouvrière métallurgiste (UOM). (…)
(Jaime Malamud Goti – Terror y justicia en la Argentina – p21-23 – Ed. De la Flor -2000)
G. La guerre culturelle
Les militaires et leurs alliés civils insistaient sur le fait que les organisations armées n’étaient que la partie visible de « l’appareil subversif ». L’ennemi réel était également celui qui diffusait des idées contraires aux « traditions argentines », dans le sens où l’entendait l’extrême-droite. Probablement initiée durant la présidence de Perón en 1973, cette « guerre culturelle », menée parallèlement à celle de l’Armée, s’est intensifiée entre 1974 et 1976, sous la présidence d’Isabel Perón. Puis les militaires passeront la surmultipliée.
Après la mort de Perón le 1er juillet 1974, le domaine de l’éducation est passé aux mains des nationalistes catholiques traditionalistes, de tendance politique fasciste. Pour la plupart antisémites, les membres de ce groupe purent compter sur le soutien de nombreux cadres des Armées de terre et de l’air. Pour la majorité d’entre eux, il était nécessaire de revenir à une « éducation traditionnelle », appellation réservée à une éducation strictement confessionnelle.
Jaime Malamud Goti – op. cit. p30-31 – Ed. De la Flor -2000
H. La tablita : dérives de la politique économique de la dictature
La dévaluation initiale favorisa le secteur agricole, qui connut une forte croissance durant les deux années suivantes (1976-1977 ; NDLA) ce qui contribua à améliorer la balance commerciale. La mise à jour des tarifs publics, alors contrôlés par l’Etat, diminua l’énorme déficit fiscal. En 1976 fut signé un accord avec le FMI, incluant la création d’un marché des changes libre et unique.
Etre parvenu à contenir l’hyperinflation, à inverser la fuite des capitaux et à commencer à reconstituer les réserves monétaires fut considéré comme un vrai succès, compte-tenu de là d’où on partait. Mais dès la fin de 1976, l’inflation repartit à la hausse et on dut décréter un gel des prix de 120 jours, qui devait durer jusqu’en juin, mais à la fin de cette période, débuta une nouvelle spirale qui contraignit le gouvernement à prendre des mesures d’orthodoxie financière pour freiner l’expansion monétaire, le déficit et le crédit.
Ces mesures eurent un effet assez rarement constaté jusqu’alors : les taux d’intérêt étaient supérieurs à l’inflation. Selon Cortés Conde (Historien de l’économie argentine, NDLA), c’est à partir de là que les milieux d’affaires prirent leurs distances avec la ligne économique gouvernementale. L’historien explique que les entreprises avaient pris l’habitude d’emprunter à des taux d’intérêts inférieurs à l’inflation, qu’on pouvait considérer comme des subventions, ou des cadeaux. La hausse des taux d’intérêt – selon le raisonnement de Cortés – eut un fort impact sur l’industrie, dont la production se mit à baisser ; en 1978, on put parler de récession.
C’est pour éviter la perte de compétitivité des entreprises que fut mise en place la fameuse «tablita», c’est-à-dire une dévaluation programmée, graduelle et annoncée (crawling peg).
(…) Les capitaux commencèrent à affluer en dollars, se transformant en pesos placés à des taux d’intérêts supérieurs à l’inflation et bien supérieurs au taux de dévaluation, ce qui permettait ensuite de racheter encore plus de dollars et les placer à l’extérieur du pays. C’est la «bicyclette financière» qui, couplé au taux de change toujours en retard sur le mouvement, a créé un sentiment «d’argent facile».
(Extrait d’un article du quotidien La Nación du 16 mars 2013)
J. 20 ans après la guerre, la nécessité de continuer à négocier la souveraineté des Iles Malouines
La revendication pacifique de souveraineté sur les Iles Malouines est et doit rester politique d’Etat. L’invasion des îles par le gouvernement militaire était un acte désespéré destiné davantage à renforcer sa position qu’à véritablement récupérer un territoire perdu. Plus encore et comme l’a mis en lumière un rapport des Forces armées après le conflit, le déroulement des opérations a montré l’impéritie des cadres militaires et leur indifférence vis-à-vis de leurs subordonnés, alors que ceux-ci ont fait preuve au contraire de volonté et d’héroïsme. La défaite a précipité la chute de la dictature et éloigné la possibilité d’une négociation pacifique avec la Grande-Bretagne au sujet de la souveraineté. La société quant à elle a recouvert la guerre d’un voile de honte, et même si le sacrifice des vétérans a été reconnu, on ne leur a jamais apporté le soutien qu’ils méritaient.
En 1998 le président en exercice de l’Argentine, Carlos Menem, et le premier ministre britannique Tony Blair ont signé un accord selon lequel la discussion était reportée tandis qu’on négociait des concessions mutuelles. Dans ce contexte, l’Argentine reconnut aux Kelpers (occupants anglais de l’île, NDLA) les droits de concession sur la pêche et l’exploitation du pétrole. Cette légitimation a permis aux Kelpers de consolider leur position et porté préjudice aux aspirations nationales.
Lors de la commémoration du vingtième anniversaire du débarquement sur les îles, le président Nestor Kirchner (2003-2007, NDLA) a critiqué cette orientation diplomatique des années 90 et a instamment prié la Grande-Bretagne de discuter en toute bonne volonté de la souveraineté, par la voie diplomatique et dans la paix. Une demande qui sera certes probablement repoussée par le gouvernement britannique, mais qui ouvre la perspective d’une nouvelle orientation diplomatique sur ce thème, en réaffirmant un droit de revendication inaliénable.
La revendication de souveraineté sur les Iles Malouines et la proposition de la régler par des voies pacifiques sont des positions qui n’auraient jamais dû être abandonnées et que le gouvernement a opportunément rétablies.
(Article du journal Clarín, du 5 avril 2006)
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Voir bibliographie succincte en page de présentation.
Traductions des textes : PV