Kioscos

Rédigé le 28 janvier 2020

          Parmi tous les lieux les plus « typiquement argentins » qu’on peut rencontrer en visitant Buenos Aires, boîtes à tango, bars anciens, théâtres de l’avenue Corrientes, restaurants « tenedor libre » , il en est un qui, lui, ne se retrouve vraiment nulle part ailleurs, et me semble-t-il, n’a jamais été copié à l’étranger. Je veux parler du « kiosco ». Tout le monde sait ce qu’est un kiosque. Chez nous en France, il désigne généralement deux choses bien distinctes : feu le kiosque à musique, pratiquement disparu ou, lorsqu’il en reste, classé monument historique, et le très parisien kiosque à journaux. Acception également espagnole, ce dernier. Ici, les journaux se vendent également –et exclusivement – sur le trottoir, mais ces « kiosques » là sont désignés par le terme plus général de « puesto », stand.
          A Buenos Aires, le « kiosco », c’est tout autre chose. Et c’est probablement le commerce le plus répandu à travers la ville : il en existe un au minimum par cuadra, parfois davantage. Autrement dit, pratiquement un tous les 150 mètres.
          C’est petit, c’est entièrement ouvert sur la rue, et ils ont pratiquement tous la même disposition intérieure : en entrant à gauche ou à droite, un large présentoir en arc de cercle, sur l’autre mur, une étagère, et au fond, des armoires réfrigérantes pour les boissons.
          Ils vendent tous les mêmes produits : des cochonneries, exclusivement. Barres chocolatées, paquets de chips, chewing-gum, paquets de biscuits, bonbons, sodas, bières, petits bibelots. Parfois, de l’herbe à maté ou des objets pratiques, comme des piles ou des porte-clés. Rien de volumineux, jamais : rien que du « petit produit », pas cher. Certains abritent également une machine permettant de recharger sa carte de transport.

Deux exemples. Une chaine n’hésite pas à proclamer une ouverture de 25 h par jour !

          Mais les « kioscos » ne sont pas que des postes de vente. Je me suis rapidement aperçu qu’ils étaient également des lieux de rencontres et de réunions. Le policier en faction dans la rue ne s’en tient jamais très loin, et y entre fréquemment pour bavarder avec le vendeur. Sans doute cela lui permet-il de prendre le pouls du quartier, ou d’apprendre les derniers potins. Les petits vieux font semblant d’avoir besoin d’une tablette de « chicle » (chewing-gum) pour venir retrouver un copain, et, en peu de temps, un autre arrive, puis un autre, et une réunion se monte qui se met à commenter l’actualité.
          Il doit y avoir une entente avec les compagnies de bus, à voir le nombre d’arrêts fixés devant ces postes. Ainsi, l’attente du « colectivo » parfois longue sur certaines lignes, fait marcher le commerce.
          Je me suis demandé cependant si, eut égard au type de marchandises vendues là-dedans, et à l’extrême concurrence existant dans la ville, ce genre de commerce pouvait avoir une quelconque rentabilité. Il paraitrait que oui. Je le crois volontiers, ils ne seraient pas si nombreux sans cela.
          Ceci étant, c’est au prix d’un travail d’esclave. Les horaires ont une amplitude extraordinaire, certains sont même ouverts 24h/24 ! Mais c’est le lot de la plupart du commerce portègne, resté très artisanal. Un autre commerce à grande diffusion, ce sont par exemple les marchands de fruits et légumes. Il y en a pratiquement autant que de kioscos. Ils ouvrent de 7 h à 21 h, quelquefois même plus tard. Idem pour les petites épiceries (les « shoppings », comme ils les appellent ici en bon espagnol), souvent tenues par des asiatiques. On trouve quelques supérettes, type Carrefour market : celles-là ouvrent aussi 24h/24, dimanche compris. Aucun risque de tomber en panne. Moi, en bon Français, je m’arrange toujours pour avoir de quoi pour passer le dimanche, je me refuse à faire des courses ce jour-là. Quand je le dis, on me regarde avec un étonnement mêlé de respect. Ici, nous autres Français, sommes considérés comme des gens « qui ne se laissent pas faire », et savent imposer des règles aux « dominants ». Toute la question est de savoir si ce sont eux qui vont parvenir à s’aligner sur notre modèle, ou si c’est nous qui marchons à grands pas vers le leur. Là-dessus, j’ai quelques inquiétudes.
          Un autre étonnement, qui a une lointaine, mais certaine relation avec ce qui précède. Vu le nombre de propositions de « mal bouffe » qu’on peut trouver ici (les kioscos, leurs paquets de chips, leurs sucreries et leurs énormes bouteilles de sodas de toutes saveurs et de toutes couleurs, mais également les restaurants de bouffe rapide, les postes à pizzas et à empanadas, etc…) je m’attendais à voir une population proportionnellement plus obèse. Que nenni. A première vue, l’immense majorité des Argentins rencontrés ont la ligne. Il y a bien sûr des exceptions. Et comme souvent, ces exceptions proclament une évidente pauvreté. Le tour de taille est, ici comme ailleurs, inversement proportionnel à la grosseur du portefeuille. Pas besoin de m’étaler sur les causes de ce phénomène, elles sont abondamment commentées partout. Ce qui me frappe également, c’est que les lieux de mal bouffe, pour la plupart, portent des noms anglais. Comme chez nous. Pêle-mêle : Whoopies, Monday, Kentucky’s (et même pas « fried chicken »), Dean and Dennys, The Burger Joint, The Burger Company, et je ne parle pas des McDo, Burger King et consorts, aussi nombreux que chez nous.
          Décidément, anglophonie ne rime toujours pas avec gastronomie. On me dira que je suis anglophobe. Calomnies. La seule pensée des magnifiques repas pris dans les pubs du nord de l’Angleterre avec mon beau-frère, qui y vit, me provoque une irrépressible nostalgie. Là-bas, les noms de Black bull, George and Dragon, Royal Oak me font venir l’eau à la bouche. Mais l’Angleterre n’est pas les Etats-Unis. Et l’Argentine, c’est d’abord et avant tout, un pays…américain. Et bien entendu, le Coca est roi. Moins qu’au Chili, mais quand même. Il accompagne davantage les repas que le vin, dont les Argentins sont pourtant si fiers. Le Coca, et le Fanta de notre enfance. Il existe toujours, mais naturellement, maintenant, c’est une marque… de Coca-Cola Company ! Mon eau gazeuse elle, a beau s’appeler Villavicencio, c’est une marque de Danone ! L’Amérique latine est très perméable aux multinationales, mais ça n’a rien de nouveau. C’est même à cette emprise qu’elle doit bien des dictatures.
          Mais heureusement, Buenos Aires est également une ville remplie de beaux, et bons endroits gastronomiques. Et très accessibles pour nos portefeuilles européens. Promis, j’en dresserai une liste à l’occasion !

J’en ai trouvé un (presque) à mon nom ! Mais malgré son fier « maxi », il est tout petit ! – Photo PV

Cimetières portègnes : La Recoleta

Rédigé le 17 janvier 2020

Entrée du cimetière de La Recoleta – Photo PR

          Certains, portés sur la psychologie de comptoir, verront peut-être là un plaisir morbide, ou à tout le moins une attirance un tantinet nécrophage. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai pourtant toujours aimé visiter les cimetières, et je n’en éprouve aucune sorte de honte, et encore moins de sentiment de perversité mal placée. Les cimetières sont, de mon point de vue, des endroits de promenades largement aussi agréables, et bien plus instructifs, que les parcs publics, avec lesquels ils partagent de nombreux points communs.
          Car les cimetières ne sont pas seulement des lieux de verdure, d’ombrages et d’allées bien dessinées comme le sont également les parcs publics. Ils offrent en plus l’avantage d’une relative tranquillité (pas de chiens, pas de pique-niqueurs, pas de joueurs de ballon ou de joggeurs courant en tous sens), d’une parfaite sérénité et, surtout, nous offrent, pour peu qu’on sache faire travailler un peu son imagination, de passionnants voyages dans le temps. Ne me contrediront que ceux qui ne se sont jamais arrêtés avec émotion devant une plaque à demi effacée, portant le nom d’un ou une parfait(e) inconnu(e), ayant vécu au siècle passé. Qui était-il ? Qui était-elle ? Quel genre de personne était-ce ? Sa mort, qui a plongé les siens dans la détresse, a-t-elle pu également réjouir d’éventuels ennemis ? Quelle vie fut la sienne ? Et dans quelles circonstances est-elle morte ? Etc…
          De cela, à vrai dire, la lecture des plaques ne nous apprend pas grand-chose. Tous ces morts sont célébrés, honorés, aimés, regrettés. Ils sont tous été formidables. Tel ce Francisco Ceballos, ancien président d’un club de polo, mort en 1948, « Archétype de l’ami fidèle, au grand cœur duquel ceux qui eurent le privilège de jouir de son amitié dédient cette plaque ». Les « souvenirs et regrets éternels », les serments de mémoire indestructible, les chagrins inconsolables abondent, quelle qu’ait pu être, par ailleurs, la véritable nature de l’être pleuré. C’est ce qu’il y a de bien avec la mort : elle nous permet d’atteindre enfin une certaine perfection, aussi bien physique que morale. Quel heureux père que cet Alfredo Simon Roman (1915-1987), au sujet duquel la famille réunie autour de sa dépouille évoque « Papa, notre meilleur ami, qui sut à travers notre indissociable relation être un compagnon inséparable, dont l’exemple et la grandeur des principes nous font honneur et restera comme un indestructible héritage familial. Ton empreinte nous marquera pour toujours d’un profond sentiment et d’une infinie vénération » ! Pourtant, entre les lignes, n’est-il pas possible d’entrevoir un homme, justement, à principes, et, en conséquence, un brin rigide et peu enclin à la permissivité ? J’extrapole peut-être, mais la lecture de ce texte m’a laissé cette impression, celle d’un homme sans doute aimant, mais probablement sévère et dont les décisions ne se discutaient pas. Exemple, grandeur des principes, indissociable relation, vénération, cela sent son vrai « chef » de famille tenant bien son troupeau. Non ?
          Mais certaines tombes sont néanmoins parfois plus évocatrices, et nous permettent un petit voyage à travers une Histoire plus connue, avec grand H. Tel ce Guillermo Zapiola (1826-1871), médecin de son état, et mort en soignant les malades de la grande fièvre jaune de 1871, celle-là même qui a décimé tout le quartier de San Telmo, et l’a presque vidé de sa population. Ou encore Emma Nicolay de Caprile (1842-1884), Américaine d’origine hongroise et qui fut la fondatrice de la première Ecole Normale de jeunes filles d’Argentine. Une pionnière.

Allée centrale de La Recoleta – Photo PR

          Le pompon historique est décroché par la tombe de Pedro Aramburu, qui trône majestueusement en plein milieu de l’allée principale. Je ne sais pas ce qui lui vaut cet honneur insigne, quand on compare sa tombe avec la modestie de celle d’Eva Perón, coincée dans une allée étroite, ou celle du président Irigoyen, perdue tout au bout du cimetière contre le mur du fond. Ces deux personnages ont pourtant autrement marqué l’histoire argentine que ne l’a fait le général Aramburu, dont les seuls mérites auront été d’avoir participé au coup d’état contre Perón en 1955, de s’être imposé comme dictateur de fait jusqu’en 1958, et d’avoir été assassiné par des guérilleros gauchistes en 1970. Un vrai « milico », comme on appelle ici les militaires d’extrême-droite. Qui n’a pas hésité à faire fusiller son meilleur ami, le général Valle, pour convenances personnelles. Ultra catholique, ami des grands patrons et des grandes entreprises étrangères, briseur de syndicats, ne tolérant aucune forme d’opposition. Eh bien pourtant sur sa tombe, on n’a pas hésité à graver deux citations édifiantes du grand homme. La première assène que « seul le peuple est source légitime de pouvoir, et son autorité s’affirme dans la justice et se perd dans l’arbitraire ». Tous ceux qu’il a fait encaserner, et exécuter, sans jugement, doivent apprécier. La seconde affirme que « le progrès, fondement du bien-être, est l’œuvre des peuples et le produit de la richesse distribuée équitablement ». Un dictateur qui n’a eu de cesse de détourner l’argent public au profit des grandes familles, remparts contre le « communisme » !

Tombe d’Eva Duarte-Perón – Cimetière de La Recoleta – Photo PV

          Tous les personnages précités ont leur tombe au fameux cimetière de La Recoleta, le Père Lachaise portègne. Le cimetière des célébrités, où sont enterrés pas moins de 20 présidents, une flopée d’écrivains célèbres, toute une armée de généraux (les vainqueurs, uniquement), et un vaste club de chefs d’entreprises et membres du très sélect Jockey-club. Il y a un autre grand cimetière à Buenos Aires, moins visité, car plus « populaire », au sens plébéien du terme : La Chacarita. Beaucoup plus grand, et à mon avis, bien plus émouvant dans son anonymat. Les seules « célébrités » sont d’ailleurs des artistes populaires, chanteurs de tango (dont Gardel) ou poètes oubliés, comme Alfonsina Storni. Mais ils sont rares. Et difficiles à localiser : contrairement à La Recoleta, la Chacarita ne fournit pas de plan de situation.
          Il en va ainsi des cimetières comme des parcs publics : ils sont aussi des marqueurs sociaux.

Cimetière de La Chacarita – Photo PV

La Manzana de las Luces

Ecrit le 15 janvier 2020

          Ce mercredi 15 janvier, j’avais décidé d’aller visiter le musée de la ville, qui se trouve à San Telmo. Ce jour-là, parce que, c’était écrit sur le site, le mercredi, c’est gratuit !
          Bonne occasion par-dessus le marché pour retourner manger un choripán au stand du marché couvert ! Cette fois, j’ai pris un « diablo », un choripán accompagné de poireaux grillés. Très bon. Mais j’ai vu qu’ils en proposaient un (chorizo de mouton celui-là) accompagné de poire et de fromage bleu ! Bon prétexte pour revenir une troisième fois  !
          Porte close au musée ! Le site ne parlait portant pas de fermeture exceptionnelle, et il n’y avait pas non plus de pancarte sur la porte. C’était allumé, par la vitre j’ai aperçu un type dans une salle, je lui ai fait coucou, et il m’a répondu négativement, d’un air sévère. Aucune explication. J’ai donc poursuivi jusqu’à la « Manzana de las luces », tout à côté, et lieu « remarquable » mentionné dans les guides. A l’accueil, on m’a fait l’article sur les raisons du nom du lieu. Manzana, parce que l’endroit en occupe une entière, délimitée par quatre rues formant rectangle. Une manzana ici, c’est un pâté de maisons chez nous, quoi. « De las luces », en référence aux Lumières, m’a-t-on dit. Les nôtres, celle de Rousseau, Voltaire, Montesquieu et consorts. Paradoxalement cependant, le lieu a été fondé par des jésuites. Lumières peut-être, mais moins laïques que les nôtres. Ceci dit, l’endroit constitue aussi la première université d’Argentine, et le premier musée des sciences. A la base, c’était le siège de la « procuration » jésuite de Buenos Aires. Une succursale argentine de la Compagnie de Jésus, dont le siège principal était situé, lui, au cœur des « missions » jésuites. Elle servait à la fois d’entrepôt de marchandises venues des missions, de lieu d’accueil pour les ouvriers guaranis qu’on employait sur des chantiers dans la ville, d’école, de résidence administrative …. Bref, un lieu largement multifonctionnel. Aujourd’hui, il est assez largement en ruines. Ou du moins, il ne sert plus à rien. On visite des salles et des cours totalement vides. Un lieu un peu fantôme, qui accueille parfois des expositions temporaires d’art moderne, comme c’était le cas aujourd’hui. De même, son aspect ne correspond plus vraiment à celui qu’il avait au début. Comme le dit le panneau ci-dessous, avec le passage du temps et des époques, il a beaucoup évolué. Difficile de s’en faire une idée précise avec ce qu’on en voit maintenant.

Photo PV

          Je traduis les deux derniers paragraphes, ils en valent la peine :

          La Manzana de las Luces est en permanente reconstruction. Aucune construction n’est linéaire, tout comme il n’existe pas de lumière sans obscurité. La Manzana est également faite de tensions, de conflits et parfois d’événements violents, comme par exemple ceux qui conduisirent à l’expulsion des jésuites en 1767 ou de la communauté universitaire deux siècles plus tard.
          Nos propres pas déposent également des couches de temps. Ceci est une invitation à parcourir cet espace et son histoire, en nous laissant imprégner de ses clairs-obscurs. Attentifs aux lumières et aux ombres, nous le parcourons comme un anti-monument, une pièce de marbre en cours de façonnage. Un lieu qui, sans grande scénarisation ni mise en scène, a beaucoup à nous dire sur nous-mêmes ici et maintenant.

          On ne saurait mieux nous dire : débrouillez-vous avec votre imagination ! Non ? C’est joliment tourné, mais je trouve ça un brin faux-jeton.

          Bon, en amateur d’histoire contemporaine argentine, ça m’a ému quand même de savoir que c’est ici qu’avait eu lieu la « nuit des longs bâtons », en 1966, lorsque la dictature d’Onganía avait décidé de mettre l’université au pas et d’en chasser les prétendus « subversifs ».

          En Europe, on aurait reconstitué l’histoire en réaménageant les espaces pour leur rendre un peu de leur aspect original, ou tout au moins, on aurait multiplié maquettes et photos pour en retrouver la mémoire. On aurait également reconstitué une certaine chronologie, pour donner au visiteur une idée de l’évolution, des transformations, des événements successifs. Ici, rien de tout cela. On nous montre l’endroit tel qu’il est devenu transformation après transformation, brut de décoffrage. A nous d’imaginer sa splendeur passée, et de le redessiner dans nos têtes. Pas fastoche. Un peu comme visiter l’église Saint Siméon à Bordeaux, à l’époque où elle n’était plus qu’un parking. Tiens, ce qui reste de l’université :

Photo PV

          C’est pas à Salamanque, autre université historique s’il en est, qu’on aurait toléré ça. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire le petit texte du guide Petit Futé concernant le lieu :

          Construite au XVIIème siècle par les jésuites, La Manzana est un ensemble de bâtiments et de tunnels. On ne connait pas la raison exacte de la construction de ces tunnels, mais les thèses suivantes sont avancées : système de défense, transport de marchandise de contrebande ou encore cachette pour les amours interdites des patriciens de l’époque. Un site étonnant.

           Sauf que les tunnels, bernique, on n’en voit rien du tout : la visite est limitée au rez-de chaussée.
           Voilà qui m’apprendra à faire le touriste.

Expats en terrasse

Ecrit le 10 janvier 2020

Cafayate – janvier 2008 – Photo PR

          L’autre jour, je me suis trouvé assis à proximité de deux Français. A en juger par leur tenue, ils ne m’ont pas paru être des touristes. Les touristes s’habillent généralement plus décontracté, voire négligé. Eux, impeccables. L’un, chemise à fines rayures bleues et blanches, mocassins en daim.      L’autre, chemise toute blanche, style BHL. Les deux en shorts, mais attention, pas n’importe quels shorts, du short de marque, bien coupé, du genre qu’on croise à Saint Tropez ou au Cap Ferret, du short de cadre supérieur, du short d’un qu’à les moyens de se le payer.
          On me dira que ça ne suffit pas à les distinguer de touristes normaux et banals. Qu’il y a pas mal de touristes à gros moyens, surtout comme ça avec un océan entre pays d’origine et pays visité. Qu’ils constituent même la majorité. Mais les chemises, mesdames-messieurs, les chemises ! A-t-on jamais vu faire du tourisme en chemise de directeur de banque ?
De toute façon, leur conversation ne laissait guère matière à équivoque : ils parlaient affaires. Pas que je fusse en condition de tout entendre de leur conversation : il y avait derrière moi un trio de canards argentins caquetant aussi furieusement que si on venait de leur piquer leur assiette de chips. Mais suffisamment pour en comprendre le sens général : le commerce du pinard.

Bodega Diamandes, Mendoza–Historiquement propriété de la famille bordelaise Bonnie–Photo DP

          Des expats, donc, ça ne faisait pas de doute. Et l’expat Français, c’est bien logique, vient en Argentine surtout pour des projets viticoles. Les Français ont d’ailleurs raflé la mise en Argentine : ce sont eux que les viticulteurs du pays sont allés chercher en majorité. Davantage que les Espagnols ou les Italiens. Certains sont des célébrités, comme Michel Rolland, l’artisan adulé ou détesté de la Parkerisation du Bordeaux.
          L’expat, en général, ne m’est pas sympathique. Je parle de l’expat venu faire « des affaires », naturellement. Pas de ceux venus en mission, comme les enseignants et autres fonctionnaires des ambassades. Non, je parle de l’expat « privé », venu de son plein gré chercher (et trouver) des « opportunités » de se faire un maximum d’argent en un minimum de temps. Cet expat là déteste la France, pays de merde où on fait tout pour dégouter les entrepreneurs dynamiques de lancer leurs activités. Il adore ces pays étrangers où on lui déroule le tapis, où on crée son entreprise en claquant des doigts, et où, bien entendu, on ne vient pas vous ennuyer avec de sordides histoires d’impôts. Pour cet expat là, la France est un pays communiste (même dirigé par des Sarkozy ou des Macron, n’allez pas croire), où on matraque les honnêtes commerçants au lieu de mieux contrôler les assurés sociaux, de toute façon bien trop nombreux et trop grassement rétribués.
          Parce que ce qu’aime bien l’expat, c’est le prix de la main d’œuvre à l’étranger. C’est aussi pour ça qu’il a choisi d’aller monter son affaire ailleurs : l’employé est bien moins cher, et surtout revendique peu. L’Argentine n’est pas forcément le meilleur exemple, les syndicats y étant nombreux, historiquement anciens, et relativement puissants. Mais avec un salaire moyen de moins de 500€, ça reste un pays « raisonnable » pour l’expat Français. Et qui coûte bien moins cher en sécu et en cotisations de retraites. Pour rien au monde, l’expat ne reviendra en France. Il ne regrette pas son appartement de 6 pièces aux Chartrons ou sa maison à Saint Cloud : ici, il a pu s’acheter un appartement gigantesque pour 5 fois moins cher (A Recoleta, un appartement de 4 pièces se négocie à 300 000 dollars, 270 000€), et une villégiature à Tigre, archipel paradisiaque au milieu du delta du Paraná. De toute façon, naturellement, il a gardé sa maison de famille à Arcachon. Ou Nice. Ou Biarritz. Il y revient de temps en temps, pour constater que la France, décidément, ne change pas. Et pour plaindre les frileux qui, contrairement à lui, n’ont pas eu les c…. de se faire la malle une bonne fois.
          Alors, que, « Putain, ici, on peut se faire un fric, je te raconte pas ».

Carrefour market – La Recoleta – Buenos Aires – Photo DP

Colectivos

Rédigé le 8 janvier 2020

Photo PR

          Les « Colectivos », ce sont les bus de ville. A Buenos Aires, ils sont entièrement gérés par des compagnies privées. Difficile de savoir le nombre exact de lignes en service, tellement elles semblent nombreuses. Tout aussi difficile de trouver une carte exhaustive du réseau. Elle serait sans doute illisible, tant l’enchevêtrement des lignes a l’air compliqué. Heureusement pour l’usager, il existe un site assez pratique, équivalent à celui de certaines compagnies de transport urbains françaises par exemple, qui permet d’entrer point de départ et point de destination, et qui donne le trajet complet, parties à pied comprises. Sauf que. Il nous est arrivé plusieurs fois de constater que l’arrêt indiqué n’existait pas, ou plus. Ou avait été déplacé.      

          C’est rigolo. On marche 5 ou 6 cuadras pour se rendre à l’arrêt mentionné, et là, paf, rien. Aucune trace. Ce matin par exemple, pour prendre le 75. Il était en fait 5 cuadras plus loin, et dans une rue parallèle à celle indiquée. Ils sont facétieux. Apparemment, les gens du cru sont habitués. D’ailleurs, vu le nombre de gens nous ayant vu attendre et en ayant profité pour nous demander des renseignements (et si le n° tant s’arrête à tel endroit, et si le n° truc passe bien à Trifouillis…), ils n’ont pas tous l’air très au courant. L’autre jour en revenant de Palermo, nous avions bien trouvé l’arrêt du 60, un petit vieux nous avait même demandé si c’était bien là qu’il s’arrêtait : oui m’sieur, c’est ce qui est écrit sur le panneau. Après un quart d’heure d’attente, il n’est jamais passé. Ce qui n’a pas eu l’air d’inquiéter le petit vieux outre mesure : il est monté dans un 42 sans ciller. A la fin, nous sommes montés dans le premier à passer. Un 152. Coup de bol : il allait sur l’avenue Santa Fe. Parfait pour nous. Difficile d’imaginer pourtant qu’un assez long séjour sera suffisant pour finir par comprendre comment ça marche.

Bus devant la gare Retiro – Photo DP

          La compensation de ce système un tant soit peu anarchique, c’est d’une part le prix modique (avec l’équivalent d’un ticket de tram français, on fait au moins 5 voyages), et d’autre part la carte unique et rechargeable. Quelque soit la compagnie. Très pratique. Carte qui marche aussi pour le métro et le train de banlieue.
          Les colectivos sont le théâtre d’un phénomène étrange. Les Argentins sont en général assez indisciplinés, et peu civiques. Sauf pour les arrêts de bus. Là, les queues qui se forment sont tout à fait dignes de celles qu’on peut voir à Londres. Pas question de doubler : tout le monde attend patiemment à la queue leu leu. Pareil dans les bus : cohue ou pas, tout le monde garde son calme, et sa civilité. C’est pas chez nous qu’on verrait que les transports publics sont un lieu de développement des sentiments civiques.

Attente à l’arrêt d’autobus – Photo QV

          On peut aussi prendre le taxi. Pas cher non plus, comparé à la France. Une course de 5-6 kilomètres dépasse rarement les 3 euros. Mais il faut bien choisir sa bagnole. Et son chauffeur. En été, il vaut mieux privilégier les taxis aux vitres fermées, signe de clim. Et éviter les chauffeurs qui conduisent le nez sur leur portable. Ils sont nombreux. Nous en avons pris un de cet acabit pour revenir de Puerto Madero. A chaque feu, il replongeait sur son écran. Loupait régulièrement le passage au feu vert. Et gueulait ensuite comme un putois, avec klaxon et tout, parce qu’on lui passait devant. Conduite énervée, du coup, au millimètre. Serrage de fesses pendant tout le trajet.

Taxis dans Buenos Aires – Photo PV

Pays pauvre – Pauvre pays

Rédigé le 7 janvier 2020

Devant l’aéroport Jorge Newbery – Décembre 2007 – Photo PV

          Peut-être est-ce différent pour d’autres observateurs, mais en ce qui nous concerne, nous avons toujours été étonnés par l’extrême différence de destins politiques et économiques entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du sud. Ces deux parties du continent sont comme deux faces totalement opposées d’une même médaille : d’immenses territoires colonisés par les Européens. Au départ, les mêmes richesses, les mêmes ressources, les mêmes opportunités de développement. A l’arrivée, un nord riche, développé et dominateur, et un sud resté en grande partie sous-développé, et dans une large mesure, placé sous la tutelle, plus ou moins admise, du voisin nordiste.
          Est-ce qu’une partie de l’explication ne tiendrait pas dans la différence de construction de ces territoires ? Les Etats-Unis ont été construits essentiellement par les immigrés eux-mêmes, qui ont pris possession des territoires individuellement, au fur et à mesure de leur avancée vers l’ouest. La couronne anglaise, elle, s’était cantonnée sur les rivages de l’est, mais ce n’est ni son armée, ni son église, qui ont assumé l’essentiel de la conquête qui s’en est suivie. Ce qui explique également que les Etats-Unis ont été le premier pays indépendant du continent : les immigrés représentaient une entité plus forte, et plus légitime, que celle du royaume.
Dans le sud au contraire, l’Espagne – et le Portugal – ont d’emblée installé une administration royale très forte, et très contraignante. Les terres conquises étaient considérées comme propriété exclusive du Royaume, qui seul pouvait en disposer. Et qui les a donc distribuées en priorité aux « grandes familles », qui se sont ainsi accaparées l’essentiel des nouvelles terres agricoles du sous-continent. Depuis, ces grandes familles ont constitué une sorte de « classe nationale » inamovible, identifiée à la nation elle-même. « Nous sommes l’Argentine », ou « Nous sommes le Chili », répètent souvent les grands propriétaires terriens du cône sud. La plupart ayant également fourni le gros des troupes d’officiers supérieurs et généraux des armées, et de la hiérarchie catholique, ils ont donc mis la main sur la totalité du pouvoir, et ont, à de rares – et courtes – périodes près, dominé la scène politique jusqu’à aujourd’hui. Et la dominent encore, même si des forces d’opposition ont fini par se faire une petite place.
          Résultat : des états essentiellement gouvernés par une oligarchie conservatrice, restée globalement sur les schémas dépassés d’une économie agro-exportatrice. Et surtout, générant un clivage énorme entre les classes les plus riches et les classes les plus pauvres, sans laisser la moindre possibilité de passerelle (les sociétés sud-américaines étant extrêmement « reproductrices »). Avec en filigrane un immobilisme économique frisant la sclérose : l’industrie étant soit inexistante, soit aux mains d’entreprises étrangères, et les services publics, presque entièrement… privés.
          Une société aussi inégalitaire ne peut que déboucher sur une opposition féroce entre les différentes classes sociales. Ce qui explique l’extrême fragilité du système démocratique : chaque alternance est envisagée comme une revanche, et le temps enfin venu de « faire payer » les vaincus pour leur politique passée. On le voit bien au Brésil avec l’avènement de Bolsonaro après Lula, ou le coup d’état « doux » contre Evo Morales en Bolivie (Au moins jusqu’à l’élection de Luis Arce). Ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres. Les médias ne sont pas en reste. Ici en Argentine, les médias sont militants, et ne se donnent pas la peine d’afficher une objectivité même de façade, comme le font les journaux et télés de chez nous. Clarín est férocement anti-péroniste, La Nación farouchement conservatrice, et Pagina 12 soutient mordicus les gouvernements péronistes. Idem à la télé, où on comprend en deux secondes de quel côté se situe celui ou celle qui commente l’actualité. Dans un tel contexte, difficile de faire avancer un pays. L’Argentine a tout pour être un pays riche et développé : un immense territoire, tous les types de climats réunis, un énorme potentiel agricole (gâché par la monoculture), des richesses dans le sous-sol, une population encore peu nombreuse et qui ne demande qu’à croitre (45 millions d’habitants pour un pays 5 fois plus grand que la France), un potentiel touristique sous-exploité, un passé cosmopolite d’une richesse culturelle inégalée, etc, etc… Ce pays aurait dû être l’égal des Etats-Unis pour l’Amérique du sud, et c’est un pays sous-développé, déliquescent, invariablement gouverné par des politiciens corrompus et incapables, soit à la solde de puissances financières étrangères (et surtout étatsuniennes) qui les contrôlent, soit rongés par la tentation autocratique.
Un pays gâché.

Contrastes. Au fond, le port industriel. Au premier plan, l’autoroute Umberto Illia. Entre les deux, au-delà des rails, la « villa 31 », le plus grand bidonville de Buenos Aires – photo PV
Chalet – Tigre – Delta del Paraná – Photo PV
Village en pisé, nord-ouest argentin – Photo PV

La Biela

Rédigé le 5 janvier 2020

Entrée principale – Photo PR

          Pas la peine de présenter ce café célébrissime établi juste en face le cimetière de la Recoleta : il figure dans tous les guides. On s’y reportera pour en avoir une description touristique détaillée.
          Ce n’est pas le plus beau de tous les bars “notables” de Buenos Aires, ni le plus authentique. Son histoire commence en 1850. A cette époque, ce n’était encore qu’un petit bar d’habitués appelé « La Veredita » (le petit trottoir). Plus tard, il prendra le nom de « L’aéreo » (L’aéro), parce que très fréquenté par des pilotes d’avion. Nous étions là dans les années 50. Ensuite, il est devenu curieusement le lieu de rendez-vous d’une autre sorte de pilotes : de voitures de courses. C’est à partir de là qu’il a pris son nom définitif : « La Biela » (la bielle).
          Il se targue également d’avoir reçu quelques écrivains célèbres, et dans la salle, on a assis à un des guéridons deux statues de plâtre représentant Borges et Bioy Casares pour donner corps, si j’ose dire, à la légende. (On a fait de même, d’ailleurs, au café Tortoni, Avenue de Mayo, où l’effigie grandeur nature de Borges a elle aussi sa table réservée. Je ne remets pas en doute les visites largement attestées des deux écrivains. Mais obliger « Georgie » et Adolfo à lever le coude ainsi pour l’éternité, mitraillés par les flashes des appareils photo, voilà qui me fait un peu de peine pour eux).

J.L Borges et A. Bioy Casares, clients à perpétuité – Photo PR

         En tant que décor, le lieu en lui-même n’a absolument rien de bien extraordinaire. A l’intérieur, déco automobile, essentiellement des photos de courses des années 50, la grande époque du héros national, Juan Manuel Fangio, des insignes de marques, des pièces de bagnoles anciennes (un magnifique radiateur d’Hispano !) et des chaises en bois au dossier évidé en forme de bielle (forcément). Cachet rétro donc. A l’extérieur, la vaste terrasse présente un aspect nettement moins engageant. Mobilier de jardin en plastique blanc et vert foncé, rangé à touche-touche sans ordre apparent, et de toute façon sans cesse déplacé par les clients qui en disposent au gré de leurs besoins. Le tout donne sur, ou plutôt sous, l’immense gommier qui trône devant le café depuis plus d’un siècle, autre célébrité de l’endroit (Avec le cimetière, naturellement, mais nous en parlerons sans doute plus tard). Terrasse que la multitude de pigeons volant en rase-motte au-dessus et en-dessous des parasols rend assez dangereuse, surtout si vous êtes en train de manger quelque chose. 

Gommier en face de La Biela – photo PV

          L’intérieur et la terrasse sont comme deux mondes à part. Nous avons eu le temps de nous en rendre compte, pour la bonne raison que La Biela, située à 10 mn à pieds de chez nous, est rapidement devenu notre rendez-vous quotidien de la fin d’après-midi.
          Dans l’ensemble, en bon café à touristes, surtout dans ce quartier chic, c’est plutôt cher. Mais nous nous sommes trouvé une consommation bon marché, qui, en plus, donne droit à une petite assiette de chips pour accompagner. La « cañita de Imperial », demi de bière aussi locale qu’ordinaire, est ainsi devenu notre apéritif du soir. Nous y allons vers 17 h 30/18 h et nous installons à la terrasse s’il y a de la place (et qu’il ne fait pas trop chaud). Bon poste pour observer les gens, et trainer une oreille. Bon, dans la fiction, il se passe toujours quelque chose, et nous aurions dû avoir tous les jours une anecdote à raconter. Des regards croisés, le titre d’un livre qui permet d’entamer la conversation, le type célèbre qui vient s’installer juste à côté et qui vous demande gentiment la carte du menu qui manque sur sa table, bref, une amorce de contact qui se termine par une belle rencontre et parfois le début d’une histoire. Dans la réalité, sur cette terrasse remplie de touristes de toutes les nationalités, jeunes, moins jeunes, familles, minettes en goguette ou youpies en voyage, il n’y a rien, ou presque, à voir. Des gens qui bavardent, qui boivent, qui mangent, et qui ont une vie aussi ordinaire que la nôtre. Bien entendu, il est toujours possible de leur en inventer une autre. C’est précisément de cela que s’occupe la fiction. Avec en général grand succès. Mais si vous le permettez, avant de nous lancer dans cette noble tâche, nous prendrons le temps de finir nos bières, avant que le chaud soleil de la fin d’après-midi n’achève de les transformer en potage de houblon.

          A l’intérieur, disions-nous, c’est un autre monde. D’une part, la moyenne d’âge est plus élevée, d’autre part, les Argentins y sont plus nombreux. Des vieux Argentins, donc. Des gens du quartier, que les serveurs reconnaissent en entrant : cette partie de La Recoleta, sans aucun doute la plus chic, est le territoire de la vieille bourgeoisie portègne. La jeune bourgeoisie, elle, habite plutôt Palermo. Encore s’agit-il de la moins conventionnelle. Les (très) riches Argentins (il y en a d’autant plus qu’il y a de plus en plus de pauvres), depuis quelques années, s’installent plutôt à Puerto Madero, ce nouveau quartier né autour des anciens entrepôts réhabilités en restaurants de luxe, de l’autre côté des bassins à flot.
          Les vieux sont restés à La Recoleta. Et plus précisément à l’intérieur de cet îlot constitué par les Avenues Callao, Pueyrredón, Libertador et Las Heras. Un îlot dont la Biela est le centre exact. Et donc un point de ralliement de la vieillesse confortable, lectrice de Clarín et électrice de la droite conservatrice. On comprend que Borges y avait ses habitudes.

La salle – Photo PV

           Ce n’est pourtant pas par provocation que, lorsque nous en avons assez d’observer (c’est-à-dire assez rapidement), que j’ouvre le livre acheté à l’Ateneo et me plonge dans sa lecture. «Profetas del odio» (Prophètes de la haine) a été écrit par Aníbal Fernández, l’ancien secrétaire de la présidence du temps de Cristina Kirchner. La méchante sorcière des vieux bourgeois de La Recoleta. On devine que les ancêtres installés à côté de nous n’ont aucune idée de qui est Aníbal Fernández. Mais ce livre et ce qu’il dévoile des travers politiques argentins, nous donnera peut-être l’occasion d’un nouveau petit texte. En attendant, nos bons petits vieux plaisantent ferment au sujet des « kirchneristes », comme ils les appellent. Ce qu’ils disent n’est guère traduisible en français, et pas très charitable, mais ça nous fait beaucoup rire.

 

San Telmo

Rédigé le 5 janvier 2020

          Matinée San Telmo hier. C’est curieux l’effet que me fait à chaque fois ce quartier. Depuis le début, j’en suis « tombé amoureux », comme on dit dans les mauvais documentaires. Il représente pour moi l’essentiel de Buenos Aires, de l’âme de cette ville. Ce n’est pas un hasard non plus : c’est l’un des quartiers les plus anciens, et celui qui a accueilli les grandes vagues d’immigration des années 1890-1910. Ce qui en faisait un quartier aussi populaire que cosmopolite, avec tous ses « conventillos » (immeubles de deux ou trois étages où les appartements, minuscules, donnaient tous sur une galerie courant autour d’une cour intérieure) où s’entassaient les Européens fraichement débarqués, en majorité Espagnols et Italiens.
          Avant ces vagues, il était habité par les Portègnes les plus aisés, c’était le quartier « résidentiel ». On en voit encore les vestiges de cette époque glorieuse sur les façades des immeubles les plus anciens, même s’ils sont largement tombés en décrépitude depuis. L’épidémie de fièvre jaune est venue tout changer, et rebattre les cartes démographiques.

Dans San Telmo, vestige d’une époque disparue… – Photo PV

          Il me semble que c’est cette double identité – quartier riche, puis quartier très pauvre – qui lui confère cette âme spéciale et emblématique. Il est ainsi un concentré d’époques et de populations bien distinctes.
Sauf qu’il ne reste plus rien : ni de la première époque, ni de la seconde. Tout comme Montmartre à Paris, le quartier s’est peu à peu mué en musée historique à ciel ouvert. On a beau marcher dans les rues (beaucoup ont gardé leurs vieux pavés), difficile d’imaginer que « de vrais gens » puissent vivre ici, en tout cas dans le cœur du quartier, le rectangle qui s’étend de l’avenue Belgrano à la Place Dorrego, et de la rue Piedras à la rue Defensa. Il y a d’ailleurs peu de commerces «quotidiens» dans cette zone en revanche bien garnie en boutiques à touristes. Le marché couvert est emblématique à ce titre : les commerces « de bouche » (boucheries, légumes…) se comptent sur les doigts d’une main, l’essentiel de l’espace étant occupé par les multiples anticailleries et stands de bouffe « typique ». Le public est donc très ciblé.

Le marché – Photo PV

          Hier midi, je me suis d’ailleurs laissé tenter par un de ces stands. Dans celui-ci, pas de tables, juste un comptoir sur trois côtés, avec des tabourets hauts. Je me suis glissé sur le seul qui était libre, et j’ai attendu qu’on vienne s’occuper de moi en lisant la carte. Il s’agissait d’un stand de choripanes : un genre de hot-dog où la saucisse plastique habituelle est remplacée par un bon gros « chorizo » (Qui n’en est pas vraiment : c’est de la saucisse aussi), de porc ou de mouton, accompagné de différentes garnitures au choix. Un genre de kebab argentin, donc.
          Faut être patient, comme souvent en Argentine. Mon verre de vin est arrivé assez rapidement, mais ensuite, j’ai quasiment eu le temps de le vider avant l’arrivée de mon choripane. En même temps, c’est un gage de fraicheur : ils cuisent les chorizos seulement au fur et à mesure des commandes. C’était très bon. Mais manger seul face au comptoir, en écoutant les conversations des gens tout autour – et les écouter ne signifie pas les entendre, au mieux un brouhaha indistinct – n’incite pas à la rêverie et à la prolongation du déjeuner. Un autre que moi, ceci dit, aurait sans doute engagé une conversation avec ses voisins. Mais c’est un exercice pour le moment impossible pour moi.
          San Telmo – Montmartre. Je suppose que c’est mon attrait pour l’histoire de ces quartiers qui me les fait aimer malgré leur transformation en pièges à touristes. Derrière ces artifices récents, il n’est pas difficile de gratter pour en retrouver l’essence ancienne, et évoquer, même seulement en pensée, ce qu’ils furent avant leur muséification : les témoins d’une intense histoire populaire. En tout cas, il m’est impossible d’imaginer une visite dans l’une des deux capitales sans y passer au moins une fois.