1ère partie : le retour de Perón

          En juin 1973, il y a déjà 18 ans que le président Juan Perón a été renversé par un coup d’état militaire. Pendant 18 ans, il a vécu en exil, d’abord dans différents pays d’Amérique latine, Paraguay, Panama, Nicaragua, Venezuela, République Dominicaine, puis à partir de 1960 et de manière pérenne, à Madrid en Espagne.
         Pendant toute la durée de l’exil de Perón, mais surtout à partir de la prise de pouvoir du général Juan Carlos Onganía en 1966, le mouvement de résistance péroniste a été divisé en deux camps plus ou moins antagonistes, un affrontement que seul le leadership de Perón avait été en mesure de contenir.
          D’un côté, ce qu’on pourrait appeler «la frange orthodoxe» du péronisme, essentiellement représentée par le mouvement syndical, tenu par des leaders comme Augusto Vandor, José Rucci et Lorenzo Miguel. Pendant ses deux mandats de gouvernements, entre 1946 et 1955, Perón avait fait des syndicats le fer de lance de son mouvement justicialiste. Pratiquant une politique sociale volontariste d’amélioration de la condition ouvrière, il avait coupé l’herbe sous les pieds des mouvements marxistes traditionnels, socialistes et communistes, réduits à de simples groupuscules ou intégrés dans le mouvement péroniste. Prenant le contrôle des syndicats, il était parvenu à en faire, avec l’aide de sa femme Evita, les courroies de transmission de son pouvoir auprès de la classe ouvrière. Le principal syndicat, la CGT, lui était tout dévoué.
          De l’autre, un secteur nettement plus révolutionnaire et revendicatif, influencé par les mouvements de libération d’Amérique latine, et notamment le castrisme. Un secteur beaucoup plus jeune également, dans lequel on trouvait de jeunes catholiques convertis au marxisme, les «Montoneros», mais également des mouvements de gauche extrême, comme les FAR (Forces armées révolutionnaires), l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple) ou les FAP (Forces armées péronistes). Pour ces derniers, l’objectif ultime du péronisme ne pouvait qu’être instaurer un «socialisme national», à la manière des Cubains.
          Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que malgré ces divergences profondes quant à leurs visions politiques respectives, ces deux tendances, jusqu’à Ezeiza, n’ont jamais cessé de cohabiter à l’intérieur du péronisme, grâce au charisme même de Perón, le grand unificateur, gérant avec maestria ces antagonismes, en jouant même pour affirmer son leadership.
En exil à Madrid, Perón n’aura de cesse de tirer sur ces deux cordes : vers sa droite, le mouvement syndical, appelé à composer avec les différents pouvoirs et à maintenir la classe ouvrière dans les clous, tout en luttant pour la fin de la proscription du péronisme ; vers sa gauche, les mouvements de jeunes incités à harceler ces mêmes pouvoirs, afin de leur montrer «les muscles» toujours vigoureux du parti péroniste, et en même temps la persistance du contrôle que le vieux chef avait sur lui.
          Jeu subtil d’un chef charismatique et habile, poussant ses pions de tous les cotés de l’échiquier pour mieux occuper le terrain et en rester le seul maître. Dans les années soixante, c’est à un chaud partisan de la révolution cubaine qu’il confie le soin de le représenter : John William Cooke.

Photo DP Wikiquote
John William Cooke

          Ses partisans n’ont ensuite jamais cessé d’œuvrer à son retour, malgré la proscription totale dont il faisait l’objet, puisqu’il était même interdit, sous les gouvernements militaires qui se sont succédé – entrecoupés il est vrai de respirations plus démocratiques, avec le gouvernement de trois présidents civils entre 1958 et 1966 – de prononcer le nom même de l’ancien président, et, bien entendu de s’afficher comme péroniste déclaré.
En 1966, un nouveau coup d’état a renversé le président civil Arturo Illia et porté au pouvoir un autre général, Juan Carlos Onganía, qui sera lui-même remplacé en 1970 par le général Alejandro Lanusse. Il s’ensuit une période de violence et de chaos, générée par la déliquescence de l’état argentin, les difficultés économiques et sociales, l’autoritarisme des militaires, l’absence de démocratie et les crispations sociales et civiques qui en découlent. Les coups de mains de groupes extrémistes péronistes se multiplient, encouragés de loin par le vieux leader (en 1970, il a déjà 75 ans). Les groupes révolutionnaires sont de plus en plus actifs : Montoneros, ERP (Armée révolutionnaire du peuple) FAR (Forces armées révolutionnaires), FAP (Forces armées péronistes), tendant, mais en ordre dispersé, vers un même but : renverser l’état militaire.
          En 1970, ce chaos généralisé force Onganía à renoncer à son projet de renforcer la dictature militaire. Alejandro Lanusse lui succède, plus réaliste et enclin à rechercher un accord avec les partis civils : le Grand Accord National, censé permettre le retour à la démocratie tout en sauvant la face des militaires. Néanmoins Lanusse ne parvient pas à rassembler autour de lui les forces démocratiques, qui s’allient au contraire pour exiger la fin de la dictature militaire et la remise de tout le pouvoir aux civils.
          Pendant ce temps, Perón, toujours proscrit mais sentant que le mouvement social lui est de plus en plus favorable, continue de soutenir les forces révolutionnaires et de les engager à poursuivre la résistance et à réclamer son retour. Fin tacticien, il scelle un accord avec Ricardo Balbín, un des principaux dirigeants du Parti Radical, pourtant vieil ennemi du péronisme, proposant même un «ticket» électoral pour se présenter avec lui lors d’élections démocratiques. Mais les militaires parviennent à exclure une fois encore Perón du jeu, et celui-ci est interdit de candidature.

Juan Perón et Ricardo Balbín

          Malgré tout, la situation du gouvernement de Lanusse est de plus en plus intenable. La rue est en ébullition, les attentats se multiplient, et la population réclame le retour à l’ordre et à la paix. Or, il devient de plus en plus évident qu’un seul homme peut les imposer : celui qui tient en réalité les rênes de la contestation, et représente à lui seul le vrai pilier de toute l’opposition au régime militaire. Perón a en outre toute l’autorité nécessaire sur les groupes révolutionnaires, qui lui sont dévoués et militent activement pour le faire revenir en Argentine. L’ancien président représente donc la seule garantie crédible de retour à l’ordre.
          Lanusse, contraint de céder, permet la tenue d’élections libres, y mettant néanmoins une condition : que Perón ne puisse se présenter en personne. Ce qui arrange, d’une certaine façon, les militants des deux camps, péronistes et radicaux, que l’accord de circonstance entre Balbín et l’ancien président en exil n’enthousiasmait pas vraiment.
          Mais cette nouvelle exclusion de Perón, qui est resté populaire dans la mémoire des Argentins, a pour effet de doper la tendance la plus à gauche, et la plus active, du péronisme. D’autant que Perón lui-même choisi un «remplaçant» très à gauche pour représenter son mouvement aux élections: Héctor Cámpora.

Héctor Cámpora

          Les élections de mars 1973 sont une surprise totale pour tout le monde. Elles sont un échec sanglant pour Lanusse et le pouvoir militaire, qui avait compté que l’absence de Perón profiterait au candidat radical Balbín, et un triomphe inespéré par son ampleur, pour le parti péroniste. Héctor Cámpora est élu dès le premier tour, et les péronistes remportent de surcroit 20 régions sur 22.
          Mais personne n’est dupe : Cámpora n’est qu’un président de transition, en attendant le retour définitif, et très espéré, du vieux général exilé. Un slogan fait d’ailleurs florès à ce moment-là : «Cámpora au gouvernement, Perón au pouvoir». Son retour n’est plus qu’une question de jours.
          La «dépéronisation des esprits», après laquelle avaient couru les différents gouvernements militaires et civils qui s’étaient succédé entre 1955 et 1973, était donc un formidable échec : le péronisme avait survécu dans la mémoire populaire, et semblait revenir plus fort que jamais.
Juan Perón avait fait un premier voyage à Buenos Aires en novembre 1972, pour venir négocier avec Balbín et organiser son front politique électoral multi-partis, le FREJULI (Frente justicialista de liberación). Toujours proscrit, il avait néanmoins dû rentrer en Espagne aussitôt après. Cámpora élu, le retour définitif du vieux leader fut programmé pour le 20 juin suivant. Un retour attendu par le «petit» peuple argentin, dira le philosophe péroniste José Pablo Feinmann, comme celui de Godot par les deux protagonistes de la pièce de Ionesco. Sauf que cette fois, Godot allait réellement faire son entrée dans la pièce. Pour, finalement, le plus grand malheur des Vladimir et Estragon Argentins. Car ce retour tardif allait avoir les conséquences exactement inverses à celles espérées par l’ensemble de la société argentine.
          Ce que nous verrons dans la partie suivante.

1930 : premier coup d’état militaire

Place du Congrès – Buenos Aires – septembre 1930 – Photo DP
  1. CRISE ECONOMIQUE, CRISE POLITIQUE 

           1929, on le sait, est marquée par une grande crise économique. Pour y faire face, la Grande-Bretagne crée le Commonwealth englobant dans un premier temps le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. De grands concurrents de l’Argentine sur le marché mondial des viandes. Par ailleurs, trois autres grandes puissances restreignent leurs importations : États-Unis, Allemagne et France. Résultat : le secteur exportateur argentin, largement dépendant de l’élevage, s’effondre, et avec lui, l’entrée des devises nécessaires aux importations de biens manufacturés. Malgré cela, Irigoyen et son gouvernement continuent de creuser le déficit en alimentant le paiement de la dette.

          Pour faire face au problème de l’import, l’Argentine cherche à renforcer son marché intérieur, investissant dans la production nationale, par la création d’une industrie manufacturière locale.

          La chute des prix agricoles provoque un immense exode rural : les petits agriculteurs viennent grossir les rangs des ouvriers des nouvelles usines dans les grandes villes.

          Mais la crise économique, marquée par cet effondrement du secteur agricole, une inflation galopante, la corruption des élites politiques, le délitement du parti au pouvoir et la santé chancelante du président Irigoyen débouche sur une crise politique qui ne trouve de résolution que dans l’intervention de l’Armée. C’est le premier coup d’état militaire de l’histoire argentine, impulsé conjointement par la classe des propriétaires terriens et l’État-major militaire.

           Néanmoins, plusieurs tendances s’affrontent au sein de l’Armée. D’un côté, influencés par la montée des fascismes en Europe, les ultranationalistes, qui rêvent d’imposer à leur tour un régime autoritaire sur ces modèles étrangers. Leur leader est le général  José Félix Uriburu, soutenu par la hiérarchie catholique, très puissante en Argentine. L’autre tendance, dirigée pareillement par un général, Agustín Pedro Justo, prône le retour à «l’ancien régime» conservateur, celui qui prévalait du temps du Parti Autonomiste National, avant la Loi Saenz Peña. C’est-à-dire, le retour à un régime basé sur une démocratie «contrôlée» par la fraude électorale et la proscription des opposants.

José Félix Uriburu – Photo DP

2. UN COUP D’ÉTAT EN FORME DE COUP DE BLUFF

          L’opposition civile au gouvernement d’Irigoyen est forte, mais pareillement divisée. D’un côté, ceux qu’on pourrait qualifier de «légalistes», plutôt situés à gauche, qui critiquent sévèrement la politique sociale (ou antisociale, plutôt, voir les événements de Patagonie). On trouve là des socialistes, par exemple, ou certains militants radicaux parmi les plus à gauche. De l’autre, les chantres d’un pouvoir fort, dont l’écrivain Leopoldo Lugones se fait le porte-parole, qui qualifiait la démocratie de «culte de l’incompétence». Dans cette tendance, on trouve également tout un groupe de jeunes maurrassiens, qui créent La Nueva República, et militent pour le retour au pouvoir de l’élite ancienne, et donc de la hiérarchie sociale qui va avec. Ceux-là en pincent pour Uriburu, ce général de 60 ans qui vient de prendre sa retraite.  Mais dans l’esprit de celui-ci, dans un pays stable depuis 50 ans et qui s’est habitué à la démocratie, il convient de créer un «climat révolutionnaire» . Une Ligue républicaine se constitue, et investit la rue. Uriburu exige cependant que les militaires gardent en main tous les leviers de commande du coup d’état : il se méfie des politiques, et son but premier est d’abroger la loi Saenz Peña. Vous savez, cette loi inique qui avait mis fin au bon vieux système de la fraude électorale !

          Mais avant de pouvoir lancer la «révolution», il faut tout de même gagner le gros de l’Armée. Or pour le moment, le gros de l’Armée, justement, est plutôt légaliste, et pas encore très « Uriburiste ». Pour ces modérés, dont fait partie le «concurrent» d’Uriburu, Justo, les objectifs du général représentent un saut dans le vide. Même s’ils s’opposent eux aussi au pouvoir radical en place, ils préféreraient qu’on reste dans un strict cadre politique pour le faire tomber. Pour leur donner des gages, Uriburu finit par accepter d’associer les partis civils à son mouvement. Le coup d’état peut être lancé, et une campagne de déstabilisation d’Irigoyen débute, au Parlement, dans la presse et dans la rue. Des manifestations d’étudiants dégénèrent. Yrigoyen, malade, cède le pouvoir  le 5 septembre 1930 au vice-président Martínez, qui proclame l’état de siège.

          Côté militaire, le soulèvement est prévu pour le lendemain, 6 septembre. Mais dans les casernes, ce n’est pas le franc enthousiasme. Il y subsiste quand même pas mal de loyalistes, comme l’est également l’ensemble de la police. Le coup n’est pas assuré d’être gagnant, et certains hésitent à se lancer dans l’aventure. La Marine, par exemple, attend de voir. Pour beaucoup, il sera toujours temps après coup de rallier la victoire, ou dans le cas contraire, de proclamer son indéfectible loyauté. D’autant qu’Uriburu ne jouit pas d’une extrême popularité parmi les militaires, et qu’il n’est pas très connu dans la population.

          Malgré tout, les rebelles réussissent in-extremis à faire une bonne prise : ils rallient le directeur du collège militaire, le Général Reynolds, grand admirateur d’Irigoyen mais qui juge qu’il est temps que le vieux président  passe la main, et admet qu’il devient nécessaire de la lui forcer. Reynolds embarque alors les jeunes officiers du Collège dans l’aventure. 

          En dépit de ce ralliement de dernière minute, les troupes d’Uriburu restent maigres : 600 cadets et officiers du Collège militaire, plus 800 hommes de troupe, et une poignée de civils entreprennent une marche sur Buenos Aires.  Le miracle se produit cependant : le mouvement ne rencontre pratiquement aucune résistance sur son passage, et parvient à atteindre la place du Congrès presque sans encombre. Citons Alain Rouquié citant un personnage encore inconnu, mais qui deviendra prestigieux quelques années plus tard : «En fait, comme le remarque le Capitaine Perón, observateur et participant, le succès du mouvement tient du miracle ou, plutôt, il est dû à l’apathie et à la désintégration gouvernementale que vient renforcer l’indifférence populaire». (Pouvoir militaire et société politique en République Argentine – Alain Rouquié – Presses de la fondation nationale des sciences politiques – 1978 – p.182)  En somme, le coup d’état réussit surtout parce que le peuple argentin, fatigué, tourne le dos à un président qu’il a pourtant adulé, mais qui est jugé désormais usé. Malade, décrédibilisé, Irigoyen démissionne, tout comme son vice-président, contraint de laisser la Maison Rose (le Palais présidentiel) à des insurgés pourtant pas si sûrs d’eux, mais qui, comme le souligne Alain Rouquié dans l’ouvrage précédemment cité, ont réussi «un coup de bluff historique». Uriburu devient donc président de fait, proclame l’État de siège sur toute l’étendue du territoire argentin, et destitue tous les élus en place, sauf ceux qui lui sont favorables. Le premier coup d’état militaire de l’histoire argentine vient d’avoir lieu. Il n’y en aura pas moins de quatre autres dans les 46 ans qui vont suivre. Et entre 1930 et 1983, ce ne sont pas moins de 15 militaires qui s’assiéront dans le fauteuil présidentiel. Quelques uns élus (Agustín P. Justo, Juan Perón) mais pour la plupart, de fait.

3. UN DICTATEUR EN ÉCHEC

          Uriburu ne va durer que deux ans, ceci dit. Avec lui, on voit revenir au pouvoir les vieux caciques de l’ancien régime, certains même qu’on a vu au gouvernement…avant 1900 ! Et dans leur sillage, toute une société de gros propriétaires terriens et de membres du sélect Jockey-club, des banquiers et des hommes d’affaires. On fait mieux, pour un renouveau politique. En somme, la révolution d’Uriburu, c’est la révolution des riches, «une révolution de classe», comme le dira un partisan nationaliste du coup d’état quelques années plus tard. Toute une oligarchie favorable au libéralisme économique et admiratrice des États-Unis prend les commandes derrière Uriburu, pour mener une politique largement profitable aux intérêts privés.

          Politiquement, Uriburu cherche avant tout à abolir la démocratie et le régime des partis, pour installer un régime corporatiste et «apolitique». En d’autres termes, à réserver le pouvoir à une certaine élite, censée être «la plus apte» à gouverner, contre les partis qu’il affirme «élus par une majorité d’analphabètes». Le problème, c’est que cette orientation ne rencontre guère l’enthousiasme, ni dans l’armée, où subsiste une forte tendance «légaliste» peu encline à casser la constitution argentine et à instaurer une véritable dictature, ni parmi les partis civils, conservateurs inclus, qui se méfient des tendances autocratiques du général. Dans ce contexte, l’étoile du vieil adversaire d’Uriburu, le général Justo, commence à monter. Celui-ci représente, dans l’esprit des militaires légalistes comme des civils conservateurs, la meilleure garantie à la fois contre le retour des radicaux au pouvoir, et pour l’instauration d’une démocratie «contrôlée» c’est-à-dire dirigée par un exécutif fort, mais néanmoins entrouverte à une certaine – quoique très limitée – participation populaire. En somme, une dictature «présentable».

          Contraint d’organiser des élections, Uriburu ne pourra empêcher le triomphe de Justo, élu en novembre 1931 avec comme vice-président le fils de l’ancien président et général de la conquête du désert, Julio Roca. Il la lui aura même facilité, en interdisant la candidature du radical et ancien président (1922-1928) Marcelo T. de Alvear, donné favori.

          Uriburu mourra deux mois après l’investiture de Justo, en avril 1932. La première dictature militaire n’aura pas duré longtemps, mais elle aura fortement contribué à instiller dans l’armée un certain ferment autoritaire, qu’on ne tardera pas à revoir à l’œuvre.

Le pont Alsina à Buenos Aires. Construit entre 1932 et 1938, il s’est appelé « Pont Uriburu » jusqu’en 2002, date à laquelle on a décidé de débaptiser les lieux faisant référence à des dictateurs. En 2015, on lui a donné le nom de « Pont Ezequiel Demonty », en référence à un jeune, victime de violence policière. Tout un changement d’époque, qui aura pris…un certain temps. – Photo DP

Pour aller plus loin :

Alain RouquiéPouvoir militaire et société politique en République Argentine- Presses de la fondation nationale des sciences politiques – 1978

Franck LafageL’argentine des dictatures 1930-1983 – L’Harmattan – 1991

Alejandro HorowiczLas dictaduras argentinas – historia de una frustración nacional – Edhasa (Buenos Aires) – 2012

Cette petite vidéo sur le 6 septembre 1930. Extrait de la série historique de la chaine pédagogique argentine « Encuentro », une série complète très bien faite.

 

1916 – Irigoyen et la première république populaire

         

          On l’a vu dans l’article précédent, la loi Sáenz Peña, promulguée en 1912, en instaurant le suffrage universel (masculin) et le secret du vote, a mis fin à plusieurs décennies de fraude électorale en faveur d’un seul et unique parti, celui de l’oligarchie des propriétaires terriens, le Parti Autonomiste National (P.A.N.). Les conséquences de cette nouvelle donne ne se font pas attendre : d’autres partis se glissent dans l’entrebâillement de la porte, et trouvent des électeurs parmi, en grande partie, les fils des immigrants de la dernière génération, celle de 1880-1910.
          Le principal parti d’opposition, à la fin du XIXème, c’est l’Union civique radicale. A la base, un parti de jeunes loups de la politique. Il commence par s’appeler, en 1889, « Union civique de la jeunesse » (Unión cívica de la juventud), comptant dans ses rangs outre son fondateur Francisco Barroetaveña, de futurs grands dirigeants argentins comme Juan B. Justo, qui fondera quelques années plus tard (en 1896) le premier parti socialiste argentin, et Marcelo Torcuato de Alvear, futur président de la République (1922-1928). Mais surtout, il jette des ponts avec le reste de l’opposition républicaine, et notamment l’ancien président et fondateur du grand quotidien La Nación, Bartolomé Mitre, ainsi que Leandro Alem, un ancien du Parti autonomiste en rupture de ban et fondateur du Parti Républicain.

Les fondateurs de l’Union Civique : de g. à d. Marcelo Alvear, Leandro Alem, Francisco Barroetaveña, Juan Passe – Photo DP

          Le 13 avril 1890, nait de ces rapprochements l’Union Civique, dont Leandro Alem est élu président. En juillet de la même année, ce mouvement enclenche la Revolución del Parque, qui, si elle échoue, parvient néanmoins à faire chuter Juárez Celman, qui démissionnera au profit de son vice-président Carlos Pellegrini. Première petite victoire, mais pour le moment, le P.A.N. a encore les choses bien en mains : l’opposition reste balbutiante, et, comme souvent, minée par les dissensions et querelles d’égo. Pendant ce temps, les magouilles électorales permettent au pouvoir de se maintenir à flot, comme en 1892, deux ans après la Révolution du Parc, quand Carlos Pellegrini parvient à faire interdire à l’Union Civique (devenue Union civique radicale en 1891) de présenter un candidat à la présidentielle en inventant un pseudo complot séditieux.
          Après le suicide de Leandro Alem en 1896, très affecté par les querelles internes et les défaites politiques, c’est son neveu, Hipólito Irigoyen (1852-1933), qui prend la tête du mouvement, en 1903.
          La trajectoire politique du nouveau dirigeant n’a rien de révolutionnaire. Fils d’un immigré basque français et de la sœur de Leandro Alem, il a d’abord grossit avec son oncle les rangs du P.A.N. Il n’avait alors que 17 ans. Sept ans plus tard, toujours avec son oncle, il fait partie des fondateurs du nouveau Parti Républicain, et à 25 ans, il devient député. C’est que c’est un jeune homme très actif. A partir de 1880, il officie en tant que professeur d’histoire à l’École normale d’instituteurs, en 1881, il obtient son diplôme d’avocat, et parallèlement à tout ça, il trouve encore le temps d’acheter des terres agricoles et de devenir propriétaire de plusieurs «estancias» (ranch, en bon français) où il pratique l’élevage à viande. Après la Révolution du Parc, il rejoint les rangs du nouveau parti dirigé par son oncle Leandro Alem, l’Union Civique radicale, et participe à une seconde tentative révolutionnaire, en 1893, aux côtés de Marcelo Torcuato de Alvear.  Nouvel échec, qui lui vaudra arrestation et bref exil en Uruguay.
          Troisième essai en février 1905, un soulèvement armé dans cinq grandes villes simultanément (Buenos Aires, Bahia Blanca, Mendoza, Córdoba et Santa Fe), soulèvement qui ira jusqu’à la séquestration du vice-président Figueroa Alcorta, mais qui, faute de soutien populaire et militaire, et après la proclamation de l’état de siège, se terminera par une nouvelle défaite. Un coup de boutoir qui cette fois encore ne sera pas parvenu à abattre le mur conservateur, mais qui néanmoins l’aura sérieusement fissuré. En effet, à partir de ce moment, plus rien ne sera comme avant au P.A.N., qui commence à se fractionner. C’est que certains commencent à sentir que le vent est en train de tourner, et que le bon vieux système est à bout de souffle. Cette nouvelle tendance, emmenée par Roque Sáenz Peña, finit d’ailleurs par l’emporter, et fait faire un dernier tour de piste à ce qu’il reste du P.A.N. en 1910. Le temps de promulguer la fameuse loi sur le suffrage universel et secret. Qui permettra enfin à l’opposition de prendre son tour : aux élections de 1916, c’est donc le candidat de l’Union civique radicale, Hipólito Irigoyen, qui est élu.
          Autant dire que s’est un sacré coup de tonnerre, après presque trente ans de conservatisme. Bon, ne nous emballons pas trop non plus, ce n’est pas vraiment la révolution qui triomphe avec Irigoyen. On l’a vu, l’homme n’est pas issu des bas-fonds de la société argentine, c’est un avocat doublé d’un confortable propriétaire terrien, ce n’est donc pas encore tout à fait le peuple qui arrive au pouvoir. Mais cette élection, qui met dehors, à la régulière, le vieux parti de la classe dominante, est quand même une sacrée victoire pour tous ceux qui jusque là, avaient été totalement exclus de la vie politique nationale. Car comme le rappelle l’historien Raúl Scalabrini Ortiz (« Irigoyen y Perón », Ed. Fabro, p.15) « Pendant 63 ans, de 1853 à 1916, l’oligarchie a gouverné le pays sans plus de contraintes que le choc des ambitions et de la cupidité de ses membres. Le gouvernement sortant choisissait le gouvernement suivant. Le peuple n’était rien d’autre qu’un producteur de richesses au bénéfice d’une autre partie de la société. Le pays n’avançait qu’à la mesure des désirs de l’Etranger et de son médiateur national ». Cette fois, le peuple avait donc pu choisir lui-même son destin : on comprend alors que l’avènement d’Irigoyen ait pu être vécu comme une réelle victoire populaire. Raúl Scalabrini, toujours (p.16) : « Revendiquer les droits du peuple, respecter sa volonté, équivalait à révolutionner l’ordre du régime. Celui qui incarnait la représentation légitime du peuple ne pouvait qu’être révolutionnaire au sens le plus complet du terme ». Et puis, ne pas oublier qu’Irigoyen avait participé à rien moins que trois révolutions destinées à renverser le régime conservateur. En somme, il devient naturellement le premier héros populaire de la politique argentine. Un « pré-Perón », en quelque sorte. On le verra plus tard, lorsqu’il sera lui-même confronté à la colère du peuple, lors de la « Semaine tragique » en 1919 et des grèves d’ouvriers agricoles en Patagonie en 1921, sa réaction le sera nettement moins, populaire. Mais il restera à jamais comme le premier président réellement élu au suffrage universel et non truqué de l’histoire argentine.

Hipólito Irigoyen – Photo DP

1912 : la fin du P.A.N. et de la fraude électorale. Ou presque.

          L’histoire du Parti Autonomiste National (P.A.N.) commence en 1874, avec l’élection de Nicolas Avellaneda. Unification du Partido Nacional dirigé par ce dernier et du Partido autonomista d’Adolfo Alsina, à la base c’est un parti de tendance plutôt libérale et libre-échangiste, mais son mode de gouvernement, à la fois oligarchique, clientéliste et autoritaire, et ses pratiques électorales douteuses, consistant à se maintenir indéfiniment au pouvoir par le biais de la fraude, ont beaucoup altéré son image, pour en faire un simple parti conservateur de tendance autocratique. Il faut dire qu’à l’époque, on ne parlait pas de suffrage universel : c’était un collège d’électeurs plutôt réduit (moins de 300) qui décidait de l’élection ! Relativement facile à manipuler, comme on le comprendra, il était élu par les Parlements de province, selon le système dit de « la liste complète », qui permettait d’en exclure d’éventuels opposants. (Voir ici, p. 382) Des parlements massivement occupés par le pouvoir en place, grâce à l’influence et au prestige présidentiel d’une part, et au système dit du «Voto cantado» (Vote à voix haute, en quelque sorte : l’électeur aux élections locales devant se rendre au bureau électoral et faire enregistrer son choix soit en disant pour qu’il voulait voter, soit en choisissant un des bulletins posés sur la table, au vu et au su des membres du bureau. On voit d’ici ce que cela pouvait impliquer ! D’autant qu’une loi constitutionnelle donnait le droit au gouvernement en place d’intervenir dans les processus électoraux pour «protéger la forme républicaine de gouvernement» c’est-à-dire d’annuler arbitrairement les élections d’opposants [p. 383]).

Le vote à voix haute, caricature d’époque – Photo DP

– Halte, qui va là ?
– Un vote.
– Pour qui ?
– Pour Marcelino.
– Allez-y.

          Il est parvenu à se maintenir au pouvoir pendant 36 ans, soit six présidences (à l’époque, le mandat présidentiel argentin durait 6 ans), dont deux dirigées par le même Julio Roca (celui de la conquête du désert), à quelques années de distance. Il y eut un 7ème mandat, de 1910 à 1916, rempli par Roque Sáenz Peña puis, après son décès, par son vice-président Victorino de La Plaza, mais à cette époque, des scissions étaient apparues dans le parti, et ce président (Sáenz Peña) était le représentant d’une des tendances dissidentes, l’Union Nationale.

          On trouvera ici une histoire retraçant les dates marquantes de ce parti, mais attention : il s’agit du site du parti autonomiste actuel, et donc d’une présentation passablement orientée (Qui fait entre autres l’apologie de la Conquête du désert, décrite comme une guerre classique entre belligérants et ressert le mythe de la fraternisation entre vainqueurs et vaincus, les premiers apportant civilisation, santé et protection aux seconds !)

          La politique du P.A.N. durant toutes ces années de pouvoir fut toute entière mise au service de l’oligarchie dominante, essentiellement agricole. Dont, d’ailleurs, beaucoup d’élus étaient issus. Sous le règne du P.A.N., la concentration de la propriété des terres a atteint son maximum, détournant par ailleurs les grandes fortunes argentines d’un investissement industriel qui aurait pourtant été profitable à toute l’économie en maintenant son indépendance. Celui-ci, au contraire, a été largement «sous-traité» aux grandes puissances européennes, notamment britannique, française et allemande. Entre 1870 et 1914, par exemple, les investissements britanniques dans l’industrie argentine (chemin de fer, mines, produits manufacturés) ont été multipliés par 9 ! C’est en grande partie cette politique conservatrice (le pouvoir aux grands propriétaires terriens, l’industrie aux puissances étrangères) qui va conditionner le destin politique tout entier de l’Argentine, qui ne s’est jamais vraiment sortie de ce schéma, à part peut-être, dans les années du premier péronisme (1946-1955).

          Naturellement, cette omnipotence d’un seul parti a généré de nombreuses oppositions, mais, on l’a vu, celles-ci ont été aisément jugulées par un système électoral taillé pour résister à toutes les tempêtes. Il y a même eu une révolution, en 1890, dite «La revolución del parque», la révolution du parc, provoquée par la mauvaise gestion du Président Juárez Celman entrainant une crise économique aiguë. Les insurgés seront vaincus, mais Celman devra laisser sa place à son vice-président, Carlos Pellegrini, pour terminer le mandat.

Roque Sáenz Peña – Photo DP

          Ce n’est qu’en 1910 qu’on peut dater la véritable fin du règne du P.A.N. Roque Sáenz Peña, comme nous le disions plus haut, faisait bien partie du Parti autonomiste, mais toute une fraction de celui-ci, désireuse de moderniser le parti et surtout de mettre fin au système de fraude électorale, va faire scission en créant un nouveau mouvement, l’Union Nationale. C’est donc son candidat, Sáenz Peña, qui sera élu en 1910, et qui promulguera, deux ans plus tard, une loi fondamentale instituant le suffrage universel, obligatoire et surtout secret, et établissant des listes électorales fiables pour garantir la loyauté des scrutins. Oui bon, universel, universel, pas encore pour les femmes, malheureusement. Celles-ci devront attendre 1947 pour avoir le droit de mettre leur bulletin dans l’urne. Quant à la fin de la fraude, oui, un peu, pour quelques années. Elle ressortira des placards dans les années trente, pendant la fameuse «Décennie infâme», sous des gouvernements dominés par des militaires : celui de José Félix Uriburu d’abord (1930-1932), puis celui d’Agustín P. Justo (1932-1938) ensuite. Une décennie infâme qui va d’ailleurs durer un peu plus de dix ans, puisqu’elle se prolongera sous les mandats de Roberto Ortiz puis de son vice-président Ramón Castillo (1938-1943). Des joyeux drilles que n’aurait pas reniés le P.A.N. Un parti aujourd’hui toujours présent dans le paysage politique argentin, bien que tout à fait confidentiel : il a obtenu 0,13 % des voix à la présidentielle de 2019 !

1880-1910 : la grande vague d’immigration

LES ARGENTINS DESCENDENT… DES BATEAUX (1)

          On l’a vu dans l’article précédent sur les successives «conquêtes du désert» menées entre 1820 et 1879, la jeune république argentine a vite été confrontée au besoin de peupler ses nouveaux territoires pour y développer son économie, notamment agricole. L’idée étant d’attirer, pour remplacer les peuples originaires presque définitivement éradiqués, de plus en plus d’Européens, provenant, eux, de pays «civilisés».
          En 1876, le gouvernement de Nicolás Avellaneda promulgue une loi visant à promouvoir une politique d’immigration et de colonisation. Une grande campagne est orchestrée en Europe en direction des potentiels aventuriers désireux de fuir la pauvreté, mais aussi, pour certains, d’échapper au service militaire dans leur pays, et également de réaliser le rêve de progrès social et économique que laisse entrevoir la création de nouvelles nations outre-Atlantique. On leur offre le billet du voyage, et on leur promet travail et logement à l’arrivée.
          Les candidats vont se bousculer, surtout entre 1880 et 1910, dates repères de la plus grande vague d’immigration qu’aura connue l’Argentine. Contrairement aux attentes des dirigeants Argentins, qui rêvaient d’attirer des Européens du nord, censés être plus «civilisés», ils viennent essentiellement des pays les plus pauvres d’Europe : des Espagnols, bien sûr, immigrés «naturels» en quelque sorte, mais aussi de très nombreux Italiens, et des Européens de l’est, Russes, Balkaniques, Polonais… Pas mal de Français dans le lot également, en grande majorité Basques. (On retrouve pléthore de noms de famille basques en Argentine, d’ailleurs, qu’ils soient issus de l’Euskadi du sud ou du nord. Certains ont même dirigé le pays, comme Hipólito Irigoyen, José Félix Uriburu ou Pedro Aramburu).
          Pour la plupart, ce sont d’abord des hommes, plutôt jeunes : entre 15 et 30 ans. Des familles avec enfants, également. Entre 1881 et 1914, on va en compter 4 200 000 ! Parmi ceux-ci, donc, 2 000 000 d’Italiens (quand même !), 1 400 000 Espagnols, et 170 000 Français. Ceci permet de mieux comprendre une particularité toute argentine, qu’on ne retrouve chez aucun autre de ses voisins : une « italianité » très prononcée, à la fois dans la culture et dans le parler (Cette importante influence italienne fera l’objet d’un autre article, c’est promis !).
          En dépit des promesses alléchantes, la réalité n’est pas aussi rose qu’annoncée pour les nouveaux arrivants. L’accaparement des richesses par la haute bourgeoisie «agricole» ne laisse que des miettes aux petits paysans venus d’Europe, qui pour la plupart se retrouvent à devoir s’engager comme ouvriers, «peón» comme on les appelle. Ou, au mieux, locataires de leurs parcelles de terre. Les immigrés s’aperçoivent que les inégalités restent fortes ici aussi, et que l’ascenseur social est tout aussi en panne qu’en Europe. Certains se découragent et rentrent au pays, mais la plupart finit par s’enraciner, bon gré mal gré, en gardant l’espoir de pouvoir un jour changer sa situation par un travail acharné.
          Ceux qui restent s’installent dans un premier temps dans les grandes villes, dans l’attente de réunir assez d’argent pour pouvoir ensuite acheter un peu de terrain dans les faubourgs et améliorer ainsi leurs conditions de vie.

CONVENTILLOS

          C’est que, dans les grandes villes, ce n’est guère folichon. On est loin du paradis promis par les publicités. Les nouveaux arrivants, fraichement débarqués des bateaux (Un refrain dit d’ailleurs à ce propos : «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas. Les Argentins, eux, descendent… des bateaux !» Voir note 1 en bas) se voient offrir deux ou trois nuits d’hôtel, avant d’être livrés à eux-mêmes. Attention, hein. Quand on parle d’hôtel, on ne parle pas du Ritz ou du Majestic. Mais d’un hôtel spécialement dédié aux migrants, et qui ressemble bien davantage à un dortoir collectif ! Visite d’une chambre :

Photo DP (Commons wikimedia)

          A la sortie, la plupart se retrouvent alors dans les «conventillos». Ils se ressemblent tous, quelque soit le quartier ou la ville. Un «patio» (plus ou moins grande cour intérieure) entouré par trois ou quatre bâtiments. Une galerie courant le long de ces bâtiments d’un ou deux étages. Des appartements exigus : généralement, une seule pièce, entre 12 et 15 m². Chaque appartement accueille quatre ou cinq personnes. La cuisine se fait généralement en commun, dans le patio. Promiscuité garantie : entassement, bruit, manque d’hygiène. Pas de douche, un nombre de toilettes ridicule rapporté au nombre d’habitants du lieu. C’est humide l’hiver, étouffant l’été, insalubre toute l’année. Malgré cela, c’est loin d’être gratuit : louer un réduit dans un des ces conventillos peut coûter jusqu’à huit fois le prix d’un équivalent plus décent à Paris ou à Londres. Les marchands de sommeil prospéraient déjà largement à l’époque.

Photo DP – Commons wikimedia

          Il faut bien dire que les grandes villes, Buenos Aires en tête, n’étaient absolument pas préparées à un tel apport de population. Pensez : entre 1869 et 1914, les urbains vont passer de 27% à 53% du total de la population nationale ! Une population qui bondit dans ce même laps de temps de moins de 2 millions à plus de 8 millions d’habitants ! Une multiplication par quatre en quarante ans, qui prend de court une administration qui n’a pas su, pas pu, ou pas voulu, anticiper. Elle s’y met néanmoins, stimulée par le bond parallèle de l’économie. Dame : cette croissance démographique suscite de nouveaux besoins, qui accélèrent à leur tour la production de biens nouveaux (notamment d’équipements et de services), et donc, en conséquence logique, favorisent la création d’emplois et le développement des infrastructures, du transport public, du secteur de l’énergie, de l’industrie et de l’artisanat, etc…
          Mais le logement reste le point noir au milieu de toute cette croissance rapide. Conscient des problèmes criants dans ce domaine, l’État cherche des solutions. Il pourrait se lancer dans la construction, et proposer lui-même des logements sociaux, plus accessibles à la population des classes défavorisées qui s’entasse dans les conventillos, mais les propriétaires de ceux-ci crient à la concurrence déloyale, et bloquent d’autant plus facilement toute initiative publique dans ce domaine que le gouvernement leur est proche et reste à leur écoute. Ils parviendront même à repousser des mesures de salubrité publique aussi élémentaires que l’obligation d’offrir des toilettes séparées pour femmes et hommes, ou un minimum d’une douche pour 10 personnes. Paralysé, l’État fera au moins en sorte d’améliorer le réseau de distribution d’eau potable, et ouvrira des parcs publics à proximité des quartiers à conventillos, afin que familles et enfants puissent trouver un peu de nature hors de leurs taudis.
          Maigre contrepartie, car à l’intérieur, la situation est critique : malnutrition, maladie, aggravée par les conditions économiques dont souffrent les immigrés pauvres : bas salaires, chômage, difficultés d’insertion dans une société créole relativement fermée. Au début du XXème siècle, cela débouche sur des conflits sociaux de plus en plus nombreux et violents. Les gouvernements de Julio A. Roca (1898-1904), puis de Manuel Quintana et José Figueroa Alcorta (1904-1910) réagissent par une répression féroce, allant même, pour bâillonner les immigrés les plus virulents, jusqu’à promulguer une «Loi de résidence», permettant d’expulser du pays tout immigré coupable de nuire à l’ordre public, ou engagé politiquement. L’augmentation des loyers des conventillos, approuvée par le gouvernement d’Alcorta, va finir de mettre le feu aux poudres. Les locataires d’un conventillo du quartier populaire de Barracas décident de faire la grève des loyers. Trois jours plus tard, ils sont rejoints par ceux de 500 autres conventillos. Au lieu de remettre l’argent des loyers aux représentants des propriétaires, ils leur font passer des listes de revendications, réclamant notamment des améliorations sanitaires, une réduction de 30% des loyers ainsi que la suppression du dépôt de garantie équivalent à trois mois de loyer exigé à l’entrée dans l’appartement. En septembre 1907, les conventillos en grève atteignent le nombre de 2000 à travers tout le pays, jusqu’à des villes aussi éloignées de Buenos Aires que Mendoza ou Córdoba. Malgré les ordres d’expulsion délivrés par les propriétaires, les locataires tiennent bon. Les hommes devant continuer de travailler pour assurer l’économie des ménages, ce sont surtout les femmes et les enfants qui manifestent, au cours des fameuses «marches des balais», durant lesquelles les enfants vont de conventillo en conventillo pour rameuter de nouveaux grévistes. Ceux-ci reçoivent également le soutien des partis de gauche et des mouvements anarchistes, et le mouvement se durcit, toujours plus fortement réprimé par la police. Ce qui devait arriver arrive : le 23 octobre, dans un conventillo du quartier de San Telmo, un jeune manifestant de 15 ans est tué, et plusieurs autres blessés.

Expulsion dans un conventillo – 1907 – Photo DP (Commons wikimedia)

          A la suite de ces événements dramatiques, les propriétaires feront quelques concessions à la marge, mais de nombreux locataires seront néanmoins délogés manu-militari, dont un bon nombre expulsés du pays en vertu de la Loi de résidence. Mi-décembre 1907, le mouvement est finalement éteint. Sans que les habitants n’aient obtenu grand-chose. Au contraire : début 1908, la vie dans les conventillos semble s’être encore dégradée. Il faudra encore attendre des années, et la fin du règne sans partage des conservateurs du Parti Autonomiste National, pour que l’État se penche sérieusement sur le problème de l’intégration des immigrés et en améliore les conditions de vie.

(1) Cette formule, largement reprise pour décrire l’immigration argentine, fait naturellement polémique, dans la mesure où elle tend à minorer, voire même à nier, l’existence préalable de peuples indigènes avant la colonisation. Elle est donc à prendre au second degré, simplement pour illustrer le fait que l’Argentine est sans doute le pays sud-américain qui a été la destination la plus prisée par les immigrants du monde entier. Voir par exemple cet article du quotidien La Nación le 11 juin 2021 : le président de la république argentine avait été durement critiqué pour l’avoir utilisée.

La conquête du désert

         

Steppe en Patagonie – Photo Claudio Daniel Muro – Domaine public – CC

          A l’arrivée des Espagnols, à la fin du XVème siècle, on comptait environ 2 millions d’autochtones en Amérique du sud, pour la plupart venus d’Asie et d’Océanie au fil du temps, par le détroit de Bering et l’Amérique du nord.
Les Espagnols ont toujours entretenu des relations plutôt violentes avec ces populations, se considérant un devoir de civilisateurs venus les sortir de leur état de « barbares ». Les conquistadores s’étaient donc fixé trois missions essentielles : soumettre, assimiler, évangéliser. D’où la grande importance des militaires et des représentants de l’Église dans le processus de conquête, qui, face aux résistances des indiens, s’est rapidement transformé en processus d’extermination de la grande majorité des populations, et de la négation des droits des survivants, considérés comme infrahumains.
          La prise d’indépendance progressive des territoires sud-américains va néanmoins un peu pacifier l’ambiance, en raison du progressisme relatif des créoles indépendantistes prenant peu à peu le pouvoir. C’est ainsi qu’en 1810 en Argentine, sous l’égide de Mariano Moreno, un des principaux dirigeants de la Révolution de Mai qui a conduit à la première autonomie de l’Argentine, six ans avant l’indépendance, la politique tendra davantage à l’assimilation de ces populations, plutôt qu’à leur éradication, comme il était de mise jusqu’à alors. En 1819, des accords seront même scellés avec par exemple les indiens Ranqueles, afin de constituer un front commun contre l’Espagnol (Pacte de Leuvucó). Mais à partir de 1820, les impératifs économiques vont de nouveau changer la donne.

1ères campagnes du désert : 1820-1829

          En effet, la principale source de revenus pour l’Argentine indépendante, c’est le secteur agro-exportateur, porté essentiellement par l’élevage, d’où sont tirés cuirs et viandes séchées pour être exportés ensuite vers l’Europe. D’où le besoin, d’une part, de gagner toujours plus de terres agricoles, notamment en direction du sud et de la Patagonie, et d’autre part, de s’approprier les grandes salines – le sel est un ingrédient essentiel pour la conservation des viandes – qui se trouvent en territoire indigène.
          C’est dans ce but qu’en 1820, le gouverneur de Buenos Aires, Martín Rodriguez, va lancer ce qui constituera la première des Campagnes du désert, qui va durer deux ans. Arrêtons-nous un peu. Oui, car cela peut paraître un brin curieux de se lancer à la conquête d’un désert, quand on cherche au contraire à trouver de bonnes terres cultivables, ou de grandes prairies. Rassurez-vous, nos vaillants militaires ne partent pas à la chasse au sable et aux cailloux. Désert n’est rien d’autre qu’une façon de parler. Et surtout, de se donner bonne conscience. En laissant penser que sur les terres en question, il n’y a pas âme qui vive. Des terres « désertes », donc. Vides. Qui ne demandent qu’à être peuplées par de braves colons, travailleurs, bons chrétiens, parlant la bonne langue, bref : civilisés. La meilleure façon d’effacer d’un mot les premiers occupants : ils n’existent pas.
          Ils existent pourtant bien la preuve : Martín Rodriguez parle de les exterminer à longueur de discours. Passons.
          En 1826, Bernardino Rivadavia, premier président officiel de ce qu’on n’appelait pas encore l’Argentine mais les « Provinces-Unies », continue le travail. Il engage un ancien officier Prussien, Friedrich (Federico) Rauch, pour poursuivre et déloger les indiens. Son action exterminatrice fera passer la superficie conquise dans la région de La Pampa de 30 000 km² à 100 000 ! L’État pourrait distribuer ces terres entre l’ensemble des agriculteurs, petits et grands, mais en réalité, il préfère privilégier les plus gros. Question de solidarité de classe. C’est ainsi que 8 600 000 nouveaux hectares de terres conquises passent aux mains de seulement 538 propriétaires terriens. Les petits paysans, eux, devront donc se contenter d’en être les locataires, ou métayers (arrendatarios). Un certain « pli » est pris : une classe dominante de grands propriétaires terriens, souvent issus de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, met la main sur l’Argentine, et elle n’est pas près de la lâcher. Le drame argentin, celui d’un pays durablement dominé par une caste latifundiste, se met en place, pour très longtemps. Nous en reparlerons.

La conquête du désert – Tableau de J.M. BLanes (détail) – Photo DP

2ème Campagne : 1833-1864

          Cette campagne-là est impulsée par le gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas (celui-là même qui va prendre le pouvoir, en dictateur de fait, pendant 17 ans entre 1835 et 1852). Rosas confie les clés de cette nouvelle « aventure » indienne au caudillo Facundo Quiroga, qui est tout sauf un tendre et un raffiné. De toute façon, tout le monde la soutient, cette campagne : les Fédéralistes de Rosas, mais également les Unitaires qui s’opposent à lui par ailleurs. On a toujours besoin de plus de terres, d’une part, et après tout, massacrer les indiens, c’est faire triompher la civilisation sur la barbarie, comme l’écrira à peu près Domingo Sarmiento, ci-devant intellectuel de la génération 37, Unitaire convaincu et futur président de la république. Cette fois, la frontière avance jusqu’au fleuve Colorado. Une centaine de kilomètres au sud de l’actuelle Bahia Blanca, aux portes de la Patagonie.

3ème campagne : 1852-1874

          La Patagonie, justement. Des espaces gigantesques, et prometteurs. « Déserts », eux aussi, naturellement. Et sur lesquels on verrait bien paitre les ovins qui représentent un lucratif commerce avec les Anglais, qui ont tant besoin de matière première laineuse pour leur industrie textile. Un haut fonctionnaire évoquera même l’opportunité de « remplacer les indiens par des brebis » (Oui, parce qu’on a beau prétendre que les espaces sont déserts, on ne peut pas s’empêcher de mentionner la nécessité de les dépeupler).
          Domingo Sarmiento, dont on a parlé ci-dessus, préside l’Argentine de 1868 à 1874. Grand admirateur de la civilisation anglaise, pour lui, pas d’alternative : ou bien on impose une civilisation à l’européenne, ou bien on en reste à la barbarie. Il n’inclut pas les indiens dans son rêve d’Argentine moderne. Son successeur, Nicolás Avellaneda, est sur la même ligne, avec en plus des accointances plus serrées avec la grande bourgeoisie terrienne (à côté, Sarmiento, sorte de Jules Ferry Argentin, aurait pu passer pour un social-démocrate). Avellaneda poursuit « l’oeuvre » de Sarmiento, en lançant un vaste plan de recrutement d’immigrés européens, à travers la «Loi d’immigration et de colonisation». Une grande campagne publicitaire est lancée dans toute l’Europe : affiches et tracts promettent aux volontaires billet de bateau gratuit, et terres et travail à l’arrivée. Cela fonctionne à merveille, mais pour fournir les terres promises, il faut naturellement encore trouver de nouvelles surfaces disponibles. Une nouvelle offensive est lancée à cet effet, sous les ordres d’ Adolfo Alsina, ministre de la Guerre d’Avellaneda et ancien vice-président de Sarmiento. Cette offensive fera gagner 56 000 km² supplémentaires en direction du sud. Un dixième de la France, en superficie, quand même !

Domingo Faustino Sarmiento – Photo DP

4ème campagne : 1878-1879

          C’est la plus emblématique, et probablement la plus meurtrière. Elle est menée par un militaire, Julio Argentino Roca, successeur d’Alsina au poste de ministre de la guerre. Roca en tirera un immense bénéfice de célébrité : il sera élu président de la République deux fois : la première pour succéder à Avellaneda en 1880, la seconde en 1898.
          Pour cette nouvelle conquête, Roca dispose d’un budget important (1 600 000 pesos de l’époque), qui lui permet d’une part de considérablement moderniser l’armement de ses troupes, en les dotant notamment du nouveau fusil Remington, qui leur procure une capacité de feu et de portée inégalées, et d’autre part de faire installer un réseau de télégraphie améliorant les communications militaires. Le gouvernement compte sur la vente des terres nouvellement conquises pour récupérer cet investissement.

Julio Argentino Roca – Photo DP

          L’essentiel de la campagne se déroule de mars à juin 1879, et implique un total de 6000 soldats, pour combattre environ 20 000 indiens dont Roca lui-même dira qu’ils n’avaient pour armement que « lances, arcs et flèches primitifs ». La campagne se solde par le massacre de milliers d’indiens, et la réduction des survivants en quasi esclavage, auquel bien peu survivront, entre privations et maladies apportées par les conquérants.
          Au final, cette dernière campagne permettra aux gouvernements conservateurs successifs (le Parti Autonomiste National gardera le pouvoir sans discontinuer jusqu’en 1916) d’attribuer près de 42 millions d’hectares de terres à seulement 1800 propriétaires, au total, dont 6 millions à seulement 67 familles (la seule famille Martinez de Hoz en recevra pour sa part 2, 5 millions) ! S’attirant ainsi l’appui durable de la grande bourgeoisie terrienne, et renforçant le pouvoir militaire. Tout cela avec le soutien actif de l’Église catholique, qui voyait là également une œuvre missionnaire de civilisation des peuples indigènes. Un accaparement de richesses qui ne sera pas sans conséquence sur le destin politique et économique de l’Argentine, et marquera durablement les relations sociales à travers son histoire future.

Naissance d’une nation

           Ecusson de l’Argentine – Photo DP

          A partir de 1820, Buenos Aires profite de la paix revenue pour développer son économie, exportant de grandes quantités de cuirs et viandes séchées. Sa situation de port douanier lui confère une certaine suprématie économique vis-à-vis des autres provinces. Dispensée de troubles d’ordre militaire, elle en profite pour se développer territorialement vers le sud, aux dépens des indiens autochtones.
          Globalement, c’est l’économie de toutes les provinces qui profite de cette période d’accalmie, qui permet la reprise du commerce extérieur : les provinces de l’ouest vers le Chili, celles du nord vers la Bolivie, et Buenos Aires au-delà de l’Atlantique. Mais cela, au lieu de fortifier l’ensemble de l’union, alimente une ambiance de concurrence entre provinces. En 1824, celles-ci tentent de recoller les morceaux, en réunissant une assemblée pour rédiger une constitution commune. Mais la tentative avorte, pour deux problèmes majeurs. D’abord, le conflit ouvert avec le Brésil, qui mobilise les énergies. Il tient son origine dans la révolte de la province de la « Bande Orientale », qui a le soutien des Provinces-Unies, contre les ambitions territoriales brésiliennes. Après le blocus du port de Buenos Aires par les Brésiliens, le conflit se règle, à travers la médiation anglaise, par la création d’un nouvel état indépendant : La République orientale de l’Uruguay.            

          Ensuite, l’assemblée constituante se divise assez rapidement en deux tendances irréconciliables : les Unitaires, emmenés par Agüero et Bernardino Rivadavia, postulant pour un gouvernement central fort, ciment d’une souveraineté nationale, et les Fédéralistes, avec notamment Estanislao López, qui militent plutôt pour l’autonomie de chacune des provinces. Même si on trouve les Unitaires plutôt du côté de Buenos Aires et les Fédéralistes dans les provinces, il n’en reste pas moins qu’il y a de nombreuses exceptions, et que la ligne de partage n’est pas totalement géographique.

        

B. Rivadavia et E. López – Photos DP         

          La constitution dont la rédaction est achevée en 1826 n’entrera jamais en vigueur. Néanmoins, c’est dans celle-ci qu’apparait pour la première fois le terme de «République argentine». Malgré tout, avec la dissolution de la Constituante et le retour de l’armée après le conflit brésilien – une armée plutôt unitaire – le pays entre dans une véritable guerre civile. Quatre provinces tombent aux mains des Fédéralistes : Buenos Aires, Santa Fe, Entre Ríos et Corrientes. Les autres provinces restant dans l’escarcelle des Unitaires, conduits par le général José María Paz. Mais bientôt, les Fédéralistes finissent par imposer leur suprématie : toutes les provinces signent le pacte fédéral.
          Le paradoxe, c’est que malgré cette victoire fédéraliste, qui aurait dû profiter à l’autonomie souhaitée de chacune des provinces, le gouverneur de Buenos Aires, Juan Manuel de Rosas, parvient à imposer son leadership sur l’ensemble, instaurant une dictature à partir de 1835. Une dictature néanmoins fortement contestée et combattue, par les Unitaires bien sûr, mais également par des Fédéralistes déçus, et surtout par les intellectuels dits de « la génération de 37 », comme les écrivains Juan Bautista Alberdi et Esteban Etchevarría (auteur du célèbre « El matadero », livre férocement anti-fédéraliste et anti-rosiste), ou le futur président de la république Domingo Sarmiento.
          Rosas intervient également dans les querelles internes de l’Uruguay, conflit que la France met à profit pour tenter une incursion en bloquant le port de Buenos Aires, entre 1838 et 1840. Sans grande conséquence, mais elle remettra le couvert, avec l’aide des Anglais, entre 1845 et 1847. A chaque fois, Rosas parvient à les repousser, ce qui lui assure une réelle aura dans le monde politico-diplomatique, aura qui rejaillit sur toute l’Argentine, désormais considérée et reconnue comme un pays indépendant et solidement gouverné.

Arrivée des bateaux anglais et français sur le Paraná- 1845 – Photo DP

          Mais Rosas va de nouveau s’attirer une forte opposition lorsqu’il interdit aux provinces la libre navigation sur les grands fleuves conduisant à l’Atlantique, concédant un énorme avantage au commerce extérieur portègne. Cette nouvelle opposition est désormais menée par José Manuel de Urquiza, et dégénère en conflit ouvert, avec pour apogée la bataille de Caseros, qui consacre en 1852 la victoire définitive d’Urquiza et l’exil de Rosas. Les provinces renoncent à leur autonomie et l’Argentine redevient une nation réellement unie. Ou presque. En effet, à Buenos Aires, d’anciens alliés d’Urquiza, qui craignent de voir surgir à travers lui un nouveau dictateur sur le modèle de Rosas, fondent le Parti libéral. C’est un nouveau schisme entre la capitale et les provinces, qui demeurent attachées à la Confédération argentine, quand Buenos Aires reprend son autonomie. La ville de Paraná devient la capitale officielle du pays encore une fois redessiné, avec à sa tête Urquiza. Une nouvelle constitution est promulguée en 1853, à Santa Fe.
          Néanmoins, tandis que Buenos Aires prospère grâce aux exportations de cuirs et de laines et à son système douanier, la Confédération, elle, est confrontée à de graves problèmes économiques, et le ressentiment à l’égard de l’ancienne capitale est très fort. En 1859, une nouvelle guerre éclate entre les deux camps. Les troupes d’Urquiza l’emportent à la bataille de Cepeda, et Buenos Aires est réintégrée dans la Confédération argentine. Mais la guerre n’en est pas terminée pour autant. Les combats se poursuivent encore deux ans, jusqu’à la bataille de Pavón, cette fois remportée par les troupes portègnes. Leur général, Bartolomé Mitre, devient officiellement président de la Confédération. S’asseyant sur la Constitution fédérale, Mitre prétend imposer un pays placé sous la tutelle de Buenos Aires.
          En 1865, Mitre signe le « Traité de la Triple Alliance » avec le Brésil et l’Uruguay. Il s’agit de mettre au pas le Paraguay, dont le système politique dérange. Cette guerre, longue, très impopulaire en Argentine, a des conséquences terribles. Le Paraguay, vaincu, en ressort brisé économiquement et démographiquement, ayant perdu une partie non négligeable de sa population masculine, et amputé de plusieurs morceaux de son territoire accaparés par les vainqueurs.
          Cette guerre scelle en Argentine l’émergence définitive d’une véritable armée nationale, et non plus un puzzle d’armées financées par les entités régionales. Sous les mandats présidentiels successifs de Domingo Sarmiento (1868-1874) et Nicolás Avellaneda (1874-1880), l’unité nationale se renforce, s’appuyant sur une économie en plein essor et tournée vers les échanges avec l’extérieur. C’est également le début des grandes vagues d’immigration venue d’Europe, qui vont grossir la population locale. En 1880, peu après l’élection de Julio Argentino Roca à la présidence de la nation, Buenos Aires redevient la Capitale officielle du pays. Cette fois, définitivement. Roca, continuant la conquête des territoires indiens entreprise en 1879 – la « Conquête du désert », comme on l’appelait et qui n’était pourtant rien d’autre qu’une spoliation de territoires déjà occupés au moyen d’un véritable génocide – va donner à l’Argentine les contours qu’elle possède à peu près aujourd’hui. Une autre histoire va pouvoir alors commencer : celle d’une Argentine enfin « solidifiée ».

Arrivée d’immigrants en Argentine, fin XIXème – Photo Mairie de Córdoba

San Martín et la traversée des Andes

 

Monument à San Martín – Mendoza – Photo DP

          On a vu dans un article précédent (9 juillet 1816, l’indépendance de l’Argentine) qui était San Martín et son importance dans la construction de l’Argentine libre. San Martín est LE grand « prócer » argentin, le grand homme de la nation, le libérateur, au même titre que Bolivar au Venezuela.
En réalité, il l’est également pour les Chiliens et les Péruviens : c’est lui qui a également contribué à la libération de ces territoires de la tutelle espagnole. On le verra, il a même un temps gouverné le Pérou enfin indépendant. Bref, c’est un personnage capital si on veut bien comprendre la chronologie des indépendances du cône sud.
Un de ses grands faits d’armes restera cependant, et de loin, la fameuse «traversée des Andes», en 1817. Geste héroïque s’il en fut : personne ne l’avait fait avant lui et son armée.

          Revenons au début. On s’en souvient, à son arrivée d’Espagne, en 1812, il a commencé par participer à l’éviction du premier triumvirat gouvernant l’Argentine pas encore tout a fait libérée de la tutelle coloniale. Pour le remplacer par un second triumvirat plus proche de ses idées, et de celles de ses compagnons de la «Loge Lautaro», société plus ou moins secrète fondée dans le but de favoriser les indépendances latino-américaines.
          En 1814, le Directeur suprême de ce second Trimuvirat, Gervasio Antonio de Posadas, le nomme Gouverneur de la région de Cuyo, dont la ville principale est Mendoza, au pied des Andes. San Martín avait déjà pris également en charge la direction de « l’armée du nord », en remplacement de Manuel Belgrano, un général qui avait subi deux lourdes défaites contre les royalistes en octobre et novembre 1813. C’est à Mendoza que San Martín va donc préparer sa périlleuse expédition.
          Jusque là, les diverses tentatives pour combattre les Espagnols et libérer le Pérou passaient toutes par le nord, jugé plus praticable. Le passage du nord, c’est-à-dire en passant par la région de Salta, puis le sud-ouest de l’actuelle Bolivie, qui faisait alors partie de ce qui était appelé «le Haut-Pérou». Mais en localisant les combats dans cette zone, aucune victoire décisive ne fut acquise par aucun des belligérants, remportant chacun et successivement des batailles : la situation était figée. D’où l’idée de San Martín d’essayer une nouvelle voie de conquête : le passage des Andes pour gagner le Pacifique et rejoindre par l’océan la capitale du Pérou, Lima. Pas du tout cuit, et même particulièrement gonflé, quand on connait l’altitude du massif montagneux. Il allait falloir compter avec le manque de chemins et d’oxygène sur le parcours. Sans compter qu’il fallait aussi traverser des territoires Mapuches !

          Pour toutes ces raisons, il faut deux ans à San Martín pour préparer son armée. D’abord, trouver de l’argent pour l’équiper (ce qu’il fera en taxant les commerçants et les propriétaires terriens, et en confisquant les biens des Espagnols frileux à soutenir l’indépendance), ensuite, entrainer les hommes en prévision des conditions extrêmes qu’ils allaient devoir affronter. Car il faut tout prévoir : des armes en quantité suffisante, des chevaux, de quoi fabriquer des ponts provisoires pour franchir rivières et précipices, du ravitaillement, un service de santé pourvu en hommes et en matériel, etc, etc…
          Bien décidé à ne pas se détourner de ses plans initiaux, San Martín se refusera même à reporter son opération pour revenir prêter main-forte au camp unitaire dans la guerre civile qui l’oppose aux fédéralistes d’Artigas et des provinces de la «Ligue des peuples libres» (Voir l’article précédent sur l’indépendance de l’Argentine). Rien ne pourra le détourner de son grand œuvre : la libération du Chili d’abord, puis du Pérou, ces deux territoires toujours aux mains des Espagnols.
          Enfin prête, l’Armée des Andes se met en route le 19 janvier 1817. Elle comprend 5000 hommes (dont 25 guides de montagne), 1600 chevaux et près de 10000 mules ! Pour tromper l’ennemi royaliste, San Martín divise ses forces : deux colonnes principales, l’une sous les ordres du général en chef lui-même, l’autre commandée par le Général Las Heras, mais l’astuce, c’est de prévoir également quatre colonnes secondaires, pour confondre l’ennemi et l’obliger à se diviser lui aussi. Ces colonnes secondaires se déploient bien plus au sud et au nord des deux principales, ouvrant ainsi un front de près de 2000 kilomètres, en gros, de l’actuelle Copiapo au nord à l’actuelle Talca au sud (du Chili). Tandis que San Martín et Las Heras, quant à eux, piquaient plein centre, en direction de Santiago. La tactique fonctionne d’autant mieux que le déploiement de forces royalistes sur une zone aussi étendue provoque en retour plusieurs mouvements favorables aux troupes révolutionnaires. Les royalistes sont pris en tenaille, ne sachant plus trop où concentrer leurs forces. En moins d’un mois, les deux colonnes principales font la jonction à Curimón, près de San Felipe, dans la vallée du fleuve Aconcagua. A moins de 100 kilomètres au nord de Santiago. Les forces royalistes se portent à leur rencontre, qui a lieu à Casas de Chacabuco et se solde par une nette victoire des troupes de San Martín. Nous sommes le 12 février 1817 : le gouverneur royaliste Casimiro Marco del Pont est capturé, et ses troupes se replient bien plus au sud, à Talcahuano, un petit port près de Concepción. Le 18, le général chilien Bernardo O’Higgins, qui faisait partie de la colonne de San Martín, est nommé directeur suprême de la «Patrie nouvelle». Un an plus tard, après une nouvelle bataille victorieuse contre les royalistes à Maipú (5 avril 1818) , le Chili deviendra une république indépendante.

          San Martín peut continuer son œuvre plus au nord, en direction du Pérou.

Les Andes à la frontière Chili-Argentine – Photo PV

9 juillet 1816 : l’indépendance de l’Argentine

          Après les événements de 1810 (Cf texte précédent « Vers l’indépendance »), s’ensuit une période d’intenses combats entre légalistes fidèles à la Couronne d’Espagne et partisans d’une révolution politique. Ceux-ci, peu à peu, prennent l’avantage, sans pour autant se décider à déclarer l’indépendance, jugée encore trop aventureuse par les chefs des groupes patriotiques, comme Manuel de Sarratea, Gervasio de Posadas ou Miguel Estanislao Soler.
          Petit à petit, l’ancien Vice-royaume se trouve grignoté, et finit, du moins pour sa partie sud, par se résumer à la région du Haut-Pérou. Les forces en présence se stabilisent sur une ligne de front située à la région frontière du Haut-Pérou et du Río de la Plata : Salta, qui va devenir pour quelques années l’épicentre d’un conflit ouvert dont seront victimes les habitants, obligés de vivre dans un perpétuel état de guerre.
          Paradoxalement, c’est un général formé en Espagne, et qui a combattu activement dans l’Armée royale contre les forces Napoléoniennes, qui va donner l’impulsion décisive au mouvement vers l’indépendance totale du Río de la Plata : José de San Martín. Militaire espagnol, donc, mais né dans le Vice-royaume, la révolution du 25 mai 1810 lui fait prendre conscience des grands changements en cours dans sa « patrie » d’origine, qui font vaciller sa loyauté envers l’autorité qu’il servait jusqu’ici sans état d’âme. Il sent qu’il lui faut choisir entre celle-ci et ses véritables racines, dont il est convaincu que l’émancipation est inéluctable.

José de San Martín – Photo DP

          Il démissionne, et en 1812, il débarque à Buenos Aires pour offrir ses services aux autorités locales, qui l’accueillent à bras ouverts. Il se met tout de suite au boulot, et, dès octobre, commence par renverser ces mêmes autorités (Le « premier triumvirat », dirigé conjointement par Feliciano Chiclana, Manuel de Sarratea y Juan Martín de Pueyrredón), jugées trop frileusement indépendantistes.
          En 1815, il propose au gouvernement de lever une armée pour marcher, à travers les Andes, vers le Chili, puis remonter au Pérou, pour défaire les armées royales. Parallèlement, d’autres régions se soulèvent, comme le Venezuela de Simón Bolívar, et peu à peu, le continent se libère de la tutelle espagnole. C’est là que les ennuis commencent, car comme de juste, les révolutionnaires ne sont pas tous d’accord sur la manière d’organiser la future indépendance. Résultat : au lieu de s’unir pour former une seule et même nouvelle patrie, on va plutôt vers une partition en plusieurs entités antagonistes. Comme souvent, ce qui motive ces luttes intestines, c’est la prétention de certains d’imposer leur suprématie. En l’occurrence, celle de Buenos Aires, comme capitale des nouveaux territoires indépendants. Ce centralisme est combattu en premier lieu par Gervasio Artigas, dirigeant la « Bande Orientale », territoire de l’est de l’estuaire recouvrant à peu près l’actuel Uruguay, qui propose lui, un système plus fédéraliste de provinces autonomes et souveraines. Voilà qui commence mal pour les « Provinces Unies du Río de la Plata », comme on appelle alors les territoires libérés du joug espagnol, car Artigas est suivi par certaines d’entre elles, comme Entre Ríos, Santa Fe, Misiones, Córdoba, formant une confédération autoproclamée « Ligue des peuples libres ». Profitant des tensions entre révolutionnaires, les royalistes reprennent pied au Mexique, dans la région de la Nouvelle-Grenade (Colombie) et du Venezuela, au Pérou et au Chili.
          Début 1816, les indépendantistes ne dominent donc plus que la grande région du Río de la Plata, toujours divisée en deux. Pour tenter d’apaiser les tensions, on décide de se réunir ailleurs qu’à Buenos Aires : c’est la ville de Tucumán qui est choisie pour réunir un grand congrès destiné à mettre tout le monde d’accord autour de l’objectif ultime : la déclaration d’indépendance. Enfin. Bon, évidemment, il y a toujours des râleurs insatisfaits, et certaines régions, comme Santa Fe, Corrientes, Entre Ríos, refusent de s’asseoir autour de la table. Néanmoins, le Congrès parvient à voter l’Indépendance des Provinces Unies du Río de la Plata, actée le 9 juillet 1816. 

Déclaration de l’indépendance – 9 juillet 1816 – Tableau de Francisco Fortuny Photo DP

Voici à quoi ressemblait à peu près la carte du cône sud au moment de l’indépendance:

Une curiosité :
Cette indépendance en deux temps (Prise d’autonomie en 1810 et véritable indépendance en 1816), fait que l’Argentine peut se targuer d’avoir deux jours de fête nationale : le 25 mai (Fête de la Révolution de mai) et le 9 juillet (Fête de l’indépendance) !

Vers l’indépendance

 

          En 1776, la Couronne espagnole fonde,  à partir d’une partie de l’ancien Vice-royaume du Pérou, le nouveau Vice-royaume du Rio de la Plata. Géographiquement, celui-ci recouvre à peu près les territoires actuels de l’Argentine, de la Bolivie, du Paraguay et de l’Uruguay. Son épicentre est alors la localité de Potosí (Bolivie), où sont extraites les plus grandes quantités d’argent. Mais la situation stratégique de Buenos Aires, au bord de l’Atlantique, lui confère le rôle de « porte » vers l’Europe, lui assurant une importance économique certaine, celle de port d’échanges. Elle devient ainsi rapidement la véritable capitale du Vice-royaume.
          Tout semble marcher comme sur des roulettes pour l’Espagne. L’argent arrive en grande quantité (il se dit qu’avec l’argent extrait des mines de Potosí, on pourrait construire un pont entre Buenos Aires et l’Europe), et la Couronne engrange des bénéfices colossaux. Mais hélas, ça ne va pas durer.
          Responsable : Napoléon Ier. Assoiffée de conquêtes, l’ombre de son bicorne commence à s’étendre sur toute l’Europe. Et les Pyrénées sont un rempart bien dérisoire. En 1808, au faîte de sa gloire, l’ancien petit caporal devenu un grand général décide d’aller voir s’il n’y aurait pas moyen d’étendre l’Empire français un poil plus au sud. Fernando VII n’est pas vraiment d’accord, mais il ne va pas avoir le choix : Napoléon le capture et met sur son trône son propre frère Joseph Bonaparte.
          Naturellement les Espagnols n’ont pas l’heur de trouver leur nouveau souverain à leur goût. Sans compter que la soldatesque française ne fait pas dans la dentelle pour imposer sa loi. C’est peu de dire que les autochtones en ont gros sur le cœur, même les moins disposés à l’égard de Fernand le perdant. Bref, ils se rebellent, et forment des groupes de soutien – les «juntes» –  dans tout le pays, pour réclamer qu’on leur rende un roi qui parle la même langue qu’eux, et sans accent corse, si possible. Leur autre crainte, c’est que Napoléon ne se mette à lorgner en direction de l’ouest. Une confrérie de tontons flingueurs se forme conséquemment en Andalousie : la Junte de Séville, qui fédère toutes les autres avec un seul but : expulser ces maudits Français et éviter qu’ils ne mettent la main sur le grisbi américain.
          Las, l’Armée Napoléonienne, ce n’est pas du chiqué : ils sont vraiment trop forts. Et sans aucune pitié.

Juan Carrafa : fusilamientos del 2 de mayo 1808 – Photo DP

          Voilà donc l’Espagne aux mains des Français, pour cinq ans. La nouvelle traverse l’Atlantique, à vitesse de bateau. Chez les créoles (c’est comme ça qu’on appelle les natifs d’origine européenne, en Amérique), c’est l’effervescence : l’autorité suprême est en panne. Ne serait-ce pas le bon moment pour s’en débarrasser, et se mettre à se gouverner soi-même, sans dépendre d’un pouvoir aussi lointain que peu connecté avec les réalités locales ?
          Alors, à son tour, on forme des « juntes », dont le but est de supplanter les autorités coloniales dans certaines grandes villes comme Caracas, Bogota, Santiago du Chili ou Buenos Aires. Bien entendu, il y a des résistances dans l’autre sens. Certaines villes restent fidèles à la Couronne, comme Mexico, Lima ou Montevideo. Mais le ver est dans le fruit, et le 25 mai 1810, à Buenos Aires, ces nouveaux révolutionnaires viennent sous les fenêtres du Cabildo crier leur opposition au Vice-roi. Celui-ci, Baltasar Hidalgo de Cisneros, doit renoncer. Ce n’est pas encore tout à fait l’indépendance – le territoire ne se sépare pas de la tutelle espagnole, mais son représentant sur place est désormais un créole – mais le processus, inéluctable, est lancé.