Extraits de textes et vidéos

A. Qui a tué le syndicaliste José Rucci ?

On ne sait pas, et on ne saura jamais, qui a tué Rucci. Sa famille, en 1999, accepte la thèse qui fait porter la responsabilité à la Triple A, et reçoit une indemnisation (de l’état).

(Un des fondateurs de la Triple A, Salvador Horacio Paino, avait attribué le crime a son organistion en 1983, NDLA)

Qui l’a tué ? Eh bien, au choix :
1) Les Montoneros ou une fraction d’entre eux qui en a pris l’initiative sans consulter Firmenich (Leader du mouvement, NDLA)
2) Un ordre direct de Firmenich
3) La Triple A. López Rega était furieux de la relation privilégiée entre Perón et Rucci. Il le fait descendre.
4) L’ERP, parce que Rucci est le principal adversaire de Tosco (Agustín Tosco, autre leader syndical, NDLA) à l’intérieur du mouvement ouvrier et qu’inévitablement il va attacher celui-ci au réformisme bourgeois et au pacte du renoncement.
5) l’Armée, afin de déstabiliser le Pacte Social.
6) Perón. N’a-t-on pas fait courir une blague à ce sujet ? (…) Un aide de camp dit à Perón : «Général, Rucci a été assassiné». Perón regarde sa montre et répond : «Hein ? Non, mon vieux, ce n’est pas possible. Il n’est pas encore midi».
7) La CIA. L’affaire Allende était encore récente. La CIA n’avait aucune confiance en Perón. Elle n’a jamais aimé ce militaire pro-nazi. Il représentait un éternel danger. Le danger d’un débordement des foules que le caractère mythique de son nom suffirait à provoquer. López Rega était en contact depuis longtemps avec la CIA. (…) Est-il trop fantaisiste d’imaginer qu’ils se soient arrangés avec López Rega ou n’importe quel cinglé de la Marine pour ruiner le Pacte Social de Perón ? (…)
On croit qu’il s’agit des Montos (Montoneros, NDLA) parce que les Montos l’ont écrit.
José Pablo Feinmann – Peronismo – T2 – p 563-565 – Planeta – 2010

B. Femmes captives

1.
Les viols se répétèrent. En secret Liliana racontait ses malheurs à ses compagnons de captivité. Mais les préjugés restaient forts et ils lui renvoyaient un sentiment de culpabilité, car elle ne sentait pas toujours comprise. «Cela ne t’est pas arrivé par hasard, tu l’as cherché», voilà le message qu’elle croyait percevoir derrière certaines réponses. Les normes moralistes de l’organisation dont elle avait fait partie continuaient de peser, et elle sentait que le viol était un des moyens utilisés par les oppresseurs pour la détruire. Ils voulaient la détacher des principes qui l’avaient maintenue debout jusque-là, pour l’obliger à faire d’elle ce qu’ils voulaient. Une fois souillée, tout devenait alors possible.
(Miriam Lewin et Olga Wornat – Putas y guerrilleras, p196 – Planeta)

2.
«Dieu c’est nous», disaient les tortionnaires de La Perla. Et même si ce n’était pas vrai, cela y ressemblait assez. Ils avaient pouvoir de vie et de mort sur tous. Les viols ont été massifs. Toutes les femmes passées par La Perla en ont subi, et certains hommes également. Selon le témoignage de Piero Di Monte, quand arrivait un nouveau détachement de garde, ils obligeaient Alejandra Jaimovich à changer les draps d’un lit et tous la violaient. Ceux qui l’avaient amenée ainsi que les hommes de garde. Alejandra avait 17 ans, c’était encore une enfant. «Amenez la juive» entendait-on dire quand on allait la chercher pour accomplir le rituel pervers.
(op. cit. p198)

C. Les vols de la mort

1
– On trouvait une grande ardoise avec les noms de ceux qui devaient accompagner les prisonniers à Aeroparque (L’aéroport de Buenos Aires pour les vols intérieurs, NDLA).
– Comment appeliez-vous cela entre vous ?
– Le vol.
– Le vol ?
-On appelait ça un vol. Tout comme Pernías et Rolón avaient indiqué aux sénateurs (lors d’une audition parlementaire post-dictature, NDLA) que la torture pour obtenir des informations était aussi une méthode qui avait été employée de manière régulière. Dans ce schéma de guerre que nous étions persuadés de mener, cela faisait partie des méthodes employées.
(…)
– Quelle était l’étape suivante ?
– Je suis descendu dans la cave, où se trouvaient ceux qui devaient embarquer. (…) On les a informés qu’ils allaient être transférés dans le sud, et que pour cela on devait leur injecter un vaccin. On leur a injecté le vaccin… enfin… je veux dire, une piqûre destinée à les endormir, un sédatif.
– Une injection de quoi ?
– Je ne sais pas, une injection.
– Qui la faisait ?
– Un des médecins qui étaient là.
– Un médecin naval ?
– Oui.
(…)
– Quelle était la réaction des détenus quand ils apprenaient le transfert et la nécessité d’être vaccinés ?
– Ils étaient contents.
– Ils n’avaient aucun soupçon ?
– Aucun.
(…)
– Ils ne se rendaient pas compte de ce qui se passait ?
– Cela ne fait aucun doute. Aucun d’entre eux ne se doutait qu’il allait mourir.
(Interview du Capitaine de corvette Adolfo Francisco Scilingo par Horacio Verbitsky dans son livre « El vuelo », p 13 à 15)

2. Extrait d’un interview d’Adolfo Scilingo (2’30, sous-titré en français)

3. Extrait du film « Garaje Olimpo », de Marco Berchis (1999)

D. Ramón Camps

Ramón Camps, un des tortionnaires les plus monstrueux de la dictature civico-militaire, a été condamné, parmi les centaines de crimes dont il a été accusé, pour soixante-treize enlèvements suivis d’assassinat, pour lesquels il est directement impliqué, et pour avoir organisé et dirigé l’appareil répressif et criminel qu’il a mis en place en tant que chef de la sinistre police de Buenos Aires.
Il ne fut pas un assassin silencieux, ni resté dans l’ombre : il a utilisé les espaces dont la dictature s’était rendue maitresse et ceux qui s’étaient mis au service du régime pour organiser une défense éhontée de son action, défense qu’il a poursuivie jusqu’après le retour de la démocratie. Non sans suffisance, il a plastronné dans la presse internationale au sujet des morts et des disparus, avançant des chiffres avec tant de morgue que le gouvernement installé en 1983, pourtant hésitant au moment de juger les oppresseurs, s’était vu contraint de le poursuivre en justice.
Il a crié son fanatisme anti-communiste, son antisémitisme furieux, à la face du monde, convaincu qu’une «guerre» remportée confère des droits particuliers aux vainqueurs, contrairement, avait-il l’habitude dire, à ce qui s’était passé pour Adolf Hitler.
Il se vantait d’avoir pris part à des fusillades contre de supposés ennemis armés. Il n’était pas capable d’observer la réalité, d’en apprécier les limites et d’agir en conséquence.
(«Los monstruos», de Vicente et Hugo Muleiro – Ed. Planeta).

E. L’aide militaire française à la junte argentine

1.
(…) L’Ecole française, celle qui est impeccablement décrite dans le film «La bataille d’Alger» (De Gillo Pontecorvo, 1966, NDLA). Voilà le Manuel de contre-insurrection. Le film de Pontecorvo a pour but d’informer les marxistes révolutionnaires du monde entier sur la cruauté des paras français. Mais en même temps, il livre à ceux-ci (..) un film de propagande à la gloire de leur efficacité et de l’intelligence avec laquelle sont appliquées leurs méthodes. Si la contre-insurrection occidentale a tant étudié ce film, c’est qu’elle a vu en lui non seulement ce qu’il fallait faire, mais également la preuve de son efficacité et de sa validité. (…) Les militaires argentins sont ravis (de copier) ces méthodes, de les apprendre – ils éprouvent autant de plaisir à les apprendre qu’à les mettre en pratique. Le Général Aramburu- sur deux photos capitales sur lesquelles on peut voir nos militaires en compagnie de paras français – est assis au bout de la longue table. Mais c’est lui, le chef des soldats de la patrie, qui écoute, qui apprend et qui, bientôt, enseignera. (…) Quand à Ezeiza la rumeur court parmi les militants qu’il y a des mercenaires français sur la tribune, personne ne la croit. «Quoi ? On se bat aussi contre la France ?» Mais non : la France transmet seulement le savoir acquis en Indochine et en Algérie.
(José Pablo Feinmann – Peronismo, T2 – p388-389 – Planeta)

2.
«La première arme dans la lutte contre l’action subversive et la guérilla, et c’est un des enseignements que nous ont transmis les militaires français de leur expérience en Algérie, c’est de compter avec un bon service de renseignement»
(Général Diaz Bessone, dans Peronismo T2 p 391)
NDLA : le rôle de l’Armée française est également détaillé dans le chapitre 3 du livre d’Alejandro Horowicz « Las dictaduras argentinas », p 173 à 210.

F. La violence politique

La figure du Président Juan D. Perón est essentielle pour comprendre la violence politique des années 70. Depuis son exil madrilène, le caudillo le plus populaire de l’histoire argentine a soutenu avec enthousiasme les groupes armés. Perón avait la conviction qu’à l’intérieur de sociétés inégalitaires, des motifs de justice sociale exigeaient l’utilisation de la violence armée pour s’opposer à une «violence structurelle». Ses fréquentes interventions à ce sujet laissent peu de place au doute : «la violence existe par elle-même et seule la violence peut la détruire», et «La violence d’en haut engendre la violence d’en bas», affirmait Perón, qui par ailleurs posait la question de façon rhétorique : «A quel autre moyen que la violence peut recourir un peuple humilié ?». (…)
Au moment où Isabel Perón s’est installée aux commandes (Après la mort de J. Perón, en juillet 1974, NDLA), la violence de gauche avait été dépassée par ses adversaires de droite : groupes paramilitaires intégrés par des syndicalistes, des militaires et des policiers, pour beaucoup en retraite. Sans rencontrer le moindre obstacle du côté gouvernemental, ces groupes ont pratiqué une violence systématique à l’encontre de tous ceux qu’ils cataloguaient comme gauchistes. Des intellectuels, des artistes, des journalistes et des syndicalistes ont été alors victimes de torture et d’assassinats. Parmi les plus importants de ces groupes paramilitaires, on peut distinguer notamment la Triple A, commandée par López Rega, ex-sous-officier de police qui avait joué le rôle de secrétaire particulier de Perón durant son exil, et des groupes de syndicalistes comme celui de l’Union ouvrière métallurgiste (UOM). (…)
(Jaime Malamud Goti – Terror y justicia en la Argentina – p21-23 – Ed. De la Flor -2000)

G. La guerre culturelle

Les militaires et leurs alliés civils insistaient sur le fait que les organisations armées n’étaient que la partie visible de « l’appareil subversif ». L’ennemi réel était également celui qui diffusait des idées contraires aux « traditions argentines », dans le sens où l’entendait l’extrême-droite. Probablement initiée durant la présidence de Perón en 1973, cette « guerre culturelle », menée parallèlement à celle de l’Armée, s’est intensifiée entre 1974 et 1976, sous la présidence d’Isabel Perón. Puis les militaires passeront la surmultipliée.
Après la mort de Perón le 1er juillet 1974, le domaine de l’éducation est passé aux mains des nationalistes catholiques traditionalistes, de tendance politique fasciste. Pour la plupart antisémites, les membres de ce groupe purent compter sur le soutien de nombreux cadres des Armées de terre et de l’air. Pour la majorité d’entre eux, il était nécessaire de revenir à une « éducation traditionnelle », appellation réservée à une éducation strictement confessionnelle.
Jaime Malamud Goti – op. cit. p30-31 – Ed. De la Flor -2000

H. La tablita : dérives de la politique économique de la dictature

La dévaluation initiale favorisa le secteur agricole, qui connut une forte croissance durant les deux années suivantes (1976-1977 ; NDLA) ce qui contribua à améliorer la balance commerciale. La mise à jour des tarifs publics, alors contrôlés par l’Etat, diminua l’énorme déficit fiscal. En 1976 fut signé un accord avec le FMI, incluant la création d’un marché des changes libre et unique.
Etre parvenu à contenir l’hyperinflation, à inverser la fuite des capitaux et à commencer à reconstituer les réserves monétaires fut considéré comme un vrai succès, compte-tenu de là d’où on partait. Mais dès la fin de 1976, l’inflation repartit à la hausse et on dut décréter un gel des prix de 120 jours, qui devait durer jusqu’en juin, mais à la fin de cette période, débuta une nouvelle spirale qui contraignit le gouvernement à prendre des mesures d’orthodoxie financière pour freiner l’expansion monétaire, le déficit et le crédit.
Ces mesures eurent un effet assez rarement constaté jusqu’alors : les taux d’intérêt étaient supérieurs à l’inflation. Selon Cortés Conde (Historien de l’économie argentine, NDLA), c’est à partir de là que les milieux d’affaires prirent leurs distances avec la ligne économique gouvernementale. L’historien explique que les entreprises avaient pris l’habitude d’emprunter à des taux d’intérêts inférieurs à l’inflation, qu’on pouvait considérer comme des subventions, ou des cadeaux. La hausse des taux d’intérêt – selon le raisonnement de Cortés – eut un fort impact sur l’industrie, dont la production se mit à baisser ; en 1978, on put parler de récession.
C’est pour éviter la perte de compétitivité des entreprises que fut mise en place la fameuse «tablita», c’est-à-dire une dévaluation programmée, graduelle et annoncée (crawling peg).
(…) Les capitaux commencèrent à affluer en dollars, se transformant en pesos placés à des taux d’intérêts supérieurs à l’inflation et bien supérieurs au taux de dévaluation, ce qui permettait ensuite de racheter encore plus de dollars et les placer à l’extérieur du pays. C’est la «bicyclette financière» qui, couplé au taux de change toujours en retard sur le mouvement, a créé un sentiment «d’argent facile».
(Extrait d’un article du quotidien La Nación du 16 mars 2013)

J. 20 ans après la guerre, la nécessité de continuer à négocier la souveraineté des Iles Malouines

La revendication pacifique de souveraineté sur les Iles Malouines est et doit rester politique d’Etat. L’invasion des îles par le gouvernement militaire était un acte désespéré destiné davantage à renforcer sa position qu’à véritablement récupérer un territoire perdu. Plus encore et comme l’a mis en lumière un rapport des Forces armées après le conflit, le déroulement des opérations a montré l’impéritie des cadres militaires et leur indifférence vis-à-vis de leurs subordonnés, alors que ceux-ci ont fait preuve au contraire de volonté et d’héroïsme. La défaite a précipité la chute de la dictature et éloigné la possibilité d’une négociation pacifique avec la Grande-Bretagne au sujet de la souveraineté. La société quant à elle a recouvert la guerre d’un voile de honte, et même si le sacrifice des vétérans a été reconnu, on ne leur a jamais apporté le soutien qu’ils méritaient.
En 1998 le président en exercice de l’Argentine, Carlos Menem, et le premier ministre britannique Tony Blair ont signé un accord selon lequel la discussion était reportée tandis qu’on négociait des concessions mutuelles. Dans ce contexte, l’Argentine reconnut aux Kelpers (occupants anglais de l’île, NDLA) les droits de concession sur la pêche et l’exploitation du pétrole. Cette légitimation a permis aux Kelpers de consolider leur position et porté préjudice aux aspirations nationales.
Lors de la commémoration du vingtième anniversaire du débarquement sur les îles, le président Nestor Kirchner (2003-2007, NDLA) a critiqué cette orientation diplomatique des années 90 et a instamment prié la Grande-Bretagne de discuter en toute bonne volonté de la souveraineté, par la voie diplomatique et dans la paix. Une demande qui sera certes probablement repoussée par le gouvernement britannique, mais qui ouvre la perspective d’une nouvelle orientation diplomatique sur ce thème, en réaffirmant un droit de revendication inaliénable.
La revendication de souveraineté sur les Iles Malouines et la proposition de la régler par des voies pacifiques sont des positions qui n’auraient jamais dû être abandonnées et que le gouvernement a opportunément rétablies.
(Article du journal Clarín, du 5 avril 2006)

*

Voir bibliographie succincte en page de présentation.

Traductions des textes : PV

 

Le déchainement de la répression

La présidente María Estela Martínez de Perón renversée, commence alors ce que les militaires appellent “Processus de réorganisation nationale”. Une junte de gouvernement se constitue, englobant chacune des trois armes militaires : Jorge Rafael Videla représente l’armée de terre, Emilio Eduardo Massera la marine, et Orlando Ramón Agostí l’armée de l’air.

La junte militaire : Massera, Videla, Agostí

Leur but principal est de transformer profondément la société argentine pour en revenir à son aspect d’avant 1945. C’est-à-dire, on l’aura compris, avant l’apparition du péronisme. A savoir, une société d’ordre, sans conflit de classe, grèves ou revendications populaires.
Parallèlement, sur le plan économique, il s’agira de diminuer drastiquement l’intervention de l’état et de promouvoir une économie libérale.
Ce nouveau cap politique est ardemment soutenu, on s’en doute, par le patronat et les milieux financiers. Mais également par la majeure partie de l’Eglise, dont les yeux s’éclairent à la perspective d’un retour à l’ordre moral.

La junte ne perd pas de temps. Aussitôt en place, les militaires décrètent la fin de toute activité politique, sociale et culturelle «subversive». La signification exacte de ce dernier mot restant bien entendu à leur entière discrétion. Est subversif… tout ce qu’ils considèrent subversif. Voilà qui est tout de même assez simple à comprendre, non ? C’est peu de dire que la notion est assez étendue et ne se limite pas aux seuls mouvements révolutionnaires, premiers dans le viseur. Le syndicalisme, la culture au sens large, la littérature, la pensée politique, mais aussi le rock et même les mathématiques modernes, deviennent subversifs du jour au lendemain !

Un général, gouverneur de la province de Buenos Aires (Ibérico Saint Jean) dira même : «D’abord nous tuerons tous les subversifs, puis nous tuerons leurs collaborateurs, leurs sympathisants, puis tous les indifférents et enfin, nous tuerons les timides». Ce qui fera dire à de nombreux observateurs de l’époque qu’en définitive, le gouvernement militaire transformait l’ensemble du peuple argentin en ennemi potentiel.

Les premières mesures strictement politiques tombent rapidement : dissolution du parlement, interdiction des partis, proclamation de l’état de siège. Les militaires reprennent, mais de manière plus «industrielle», le travail commencé par la Triple A de López Rega. Les arrestations de «subversifs» se multiplient, mais en dehors de tout contexte légal : il devient impossible pour les familles concernées de localiser les personnes arrêtées, qui semblent ainsi s’évanouir dans la nature. Commence alors la longue liste des disparus de la dictature. Partout dans le pays, s’ouvrent des camps de détention plus ou moins clandestins, dans lesquels les prisonniers sont retenus pour être interrogés et la plupart du temps, torturés. Certains de ces camps sont passés à la postérité, pour leur importance ou leur caractère particulièrement sinistre . Ainsi l’ESMA (Escuela superior de mecánica de la Armada, école technique de la Marine), située au nord de Buenos Aires, «accueillera» près de 5000 prisonniers, dont seulement 500 ressortiront vivants, ou encore le centre de La Perla près de la ville de Córdoba, par lequel passeront près de 3000 individus, dont de nombreuses femmes qui y seront quasi systématiquement violées. En tout, ce sont près de 350 centres qui seront créés par la dictature. (Voir extraits B1 et B2)

L’ESMA, l’école technique de la Marine, principal centre de détention et de torture.

La plupart des victimes de cette répression sont, d’abord, les jeunes militants des groupes révolutionnaires, comme les Montoneros, l’ERP ou les FAR. C’est contre eux que la répression est la plus féroce. Dans la plupart des cas, ils deviennent des disparus. Pour cela, les militaires ont une méthode bien au point : celle des «vols de la mort». Lorsque le prisonnier n’a plus d’utilité, il est drogué, puis chargé dans un avion cargo. Celui-ci décolle vers le Rio de la Plata et, en toute discrétion, lâche son chargement dans l’estuaire. Ni vu, ni connu. (Voir extrait C1 et vidéos C2 et C3)

Dès le 30 avril 1977, un certain nombre de mères de disparus prennent l’habitude de se rassembler devant la Maison Rose (La Casa Rosada, palais présidentiel) pour manifester et réclamer des nouvelles de leurs enfants ou maris enlevés. Les militaires, pour les dénigrer, les surnommeront «les folles de Mai», la Place de Mai (Plaza de mayo) étant le nom de la place sur laquelle se trouve le palais. Ramón Camps, chef de la police de Buenos Aires, dira cyniquement à leur propos : «Si ces mères s’étaient toujours autant préoccupées de leurs enfants qu’elles ne le font aujourd’hui, elles ne seraient pas en train de se lamenter sur leur disparition. C’est avant qu’elles auraient dû tenir leur rôle de mère, et non comme elles le font maintenant tenir celui d’activistes politiques». (Voir extrait D)

Les mères sont devenues des grands-mères, mais continuent de manifester (ici en 2007)

Parmi les personnes arrêtées, on compte un certain nombre de jeunes femmes, dont certaines arrivent enceintes dans les camps de détention. Cela n’arrête en rien les militaires, et ne les empêche aucunement de leur faire subir des interrogatoires et des tortures. La plupart du temps, elles accouchent en captivité, et leurs enfants leur sont enlevés, pour être adoptés par des familles de militaires. Aujourd’hui encore, en 2022, l’association des «Mères de la Place de Mai» en recherche environ 300 qui n’ont pas pu être localisés. Dans la quasi totalité des cas, ces enfants sont orphelins de leurs parents biologiques, assassinés par la junte militaire, et ignorent totalement leur vrais liens familiaux. Une coupure qui n’est pas sans provoquer, des années après, lorsque les familles parviennent à les retrouver et à les contacter, des drames difficiles à surmonter.

Du côté de la population en général, l’ambiance est plutôt à la résignation. Personne ne peut ignorer ce qui se passe, et la réalité de la répression aveugle qui s’est abattue sur l’ensemble du pays. Mais la peur, la soif de tranquillité et d’ordre, voire l’adhésion au pouvoir autoritaire et à la lutte contre les mouvements révolutionnaires, font prévaloir la passivité et le silence parmi la majorité des gens. Une des formules les plus entendues à cette époque restera, faisant allusion aux personnes arrêtées, «il a bien dû le chercher» (En espagnol «Por algo será» ou «Algo habrá hecho», nous aurions dit chez nous, «il n’y a pas de fumée sans feu»).

Les actes de résistance sont rares, et principalement l’œuvre des mouvements de gauche révolutionnaire. En mars 1977, le journaliste et écrivain Rodolfo Walsh écrit une « lettre ouverte à la junte militaire » restée célèbre, qu’il enverra à différentes rédactions de journaux. Le lendemain de l’envoi, il tombera dans une embuscade tendue par les militaires. Grièvement blessé, il sera conduit en un endroit qui n’a jamais été révélé. On ne le reverra jamais.

Rodolfo Walsh

Pour mener à bien ce travail de répression intense, les militaires argentins peuvent compter sur l’aide et les conseils bienveillants des autorités étasuniennes, qui voient naturellement d’un très bon œil ces gouvernements de leur «arrière-cour» latino-américaine s’associer activement à la lutte anti-communiste. Autour de l’Argentine, on compte d’ailleurs pas moins de quatre pays ainsi gouvernés par l’Armée : le Chili de Pinochet (dont l’accession au pouvoir doit beaucoup au gouvernement de Richard Nixon), l’Uruguay de Bordaberry, la Bolivie de Banzer et le Paraguay de Stroessner. C’est le temps de l’influence de l’Ecole des Amériques, dans laquelle les militaires sud-américains viennent faire de fréquents et fructueux stages de «lutte anti-subversive», encadrés par l’armée de l’Oncle Sam.

Néanmoins en ce qui concerne l’Argentine, un autre pays distillera également ses bons conseils et son expérience répressive : La France. En effet, des contacts étroits vont se nouer avec certains de nos hauts – et moins hauts – gradés rescapés de la guerre d’Algérie. Une guerre (pardon, des «événements» comme on a longtemps dit chez nous) qui leur a conféré une solide expérience en ce qui concerne la lutte contre les subversifs d’une part, et les techniques d’interrogatoire musclé d’autre part. Expérience dont ils feront largement profiter leurs collègues argentins, se donnant même la peine de faire le voyage jusqu’à Buenos Aires pour dispenser leurs cours. On en trouvera même sur la tribune d’Ezeiza, parmi les nervis de droite extrême ramenés par Perón en juin 1973. Parmi les instructeurs, on retrouvera un tortionnaire célèbre : le général Paul Aussaresses, un des responsables de l’assassinat du militant communiste Maurice Audin en Algérie. (Voir extraits E1 et E2)

La répression se poursuivra tout au long de la période de dictature, même si, considérant la guerre anti-subversive gagnée, les militaires fermeront une partie des centres de détention en 1978. Il y avait pour cela une autre bonne raison. A cette époque, plus personne dans le monde n’ignorait la situation dramatique des droits de l’homme en Argentine. D’autant qu’elle était largement documentée par les exilés. De nombreux mouvements de protestation et de rejet s’organisent, exigeant transparence et fin de la répression illégale. Les galonnés argentins essaieront d’ailleurs de mobiliser la population contre ce qu’ils affirmaient être un dénigrement sans fondement du pays. A propos de ces mouvements en faveur des droits humains bafoués, ils oseront même tenter de populariser le slogan «Los argentinos somos derechos y humanos», en français, «Nous Argentins sommes droits et humains».

C’est qu’il y a un enjeu, et de taille, pour la junte au pouvoir. En effet, 1978, c’est l’année de la Coupe du monde de football. Or, elle est organisée…en Argentine ! Magnifique vitrine pour une dictature en mal de reconnaissance ! Comme cela arrive périodiquement dans le sport, de nombreux mouvements mondiaux tenteront d’imposer un boycott, mais sans grande réussite. Au contraire : le mondial est un immense succès, d’autant plus que le pays hôte… remporte la coupe ! Une coupe au parfum de scandale, entaché d’un soupçon d’arrangement entre dictatures. L’armée peut ainsi capitaliser sur la liesse populaire, et faire oublier, au moins provisoirement, le régime de terreur auquel elle soumet ses concitoyens.

Appel au boycott de la Coupe du monde, ici en catalan.

*

Sources bibliographiques et vidéos : voir en fin d’article de présentation.

I. Le dernier gouvernement de J. Perón

On a vu comment le massacre d’Ezeiza (20 juin 1973) avait constitué une rupture quasi définitive entre les deux grandes tendances du péronisme, celle de la droite anti communiste et celle de la gauche révolutionnaire.

Au moment d’Ezeiza, c’est Héctor Cámpora qui est au pouvoir. Il a été élu à la place de Perón, interdit de candidature, mais il n’est qu’un président de transition. D’autant qu’il appartient à la seconde tendance, à gauche. Or, la révolution n’entre pas, mais alors pas du tout, dans les objectifs du Juan Perón qui rentre d’Espagne, le pays de Franco, après 18 ans d’exil. Il ne veut pas faire la révolution, il veut rassembler, redevenir ce qu’il avait été durant ces première années de pouvoir, entre 1946 et 1955 : le grand «totalisateur», le leader global, l’aigle qui abrite sous ses deux ailes immenses toutes les sensibilités politiques à la fois. Les jeunes révolutionnaires l’ont aidé à revenir en semant le chaos, ravivant en chaque Argentin la nostalgie des jours heureux ? Sans doute, mais maintenant, fini la rigolade, place aux gens sérieux. Les «imberbes» peuvent rentrer chez eux, et laisser le devant de la scène aux vrais acteurs. Au besoin, s’ils ne comprennent pas, on les y aidera à coups de matraque, et/ou en se débarrassant physiquement des plus insistants. Cela ne va pas tarder, mais n’allons pas trop vite.

Le grand perdant du drame d’Ezeiza, c’est bien Cámpora, qui rend son tablier trois petites semaines après, en juillet 1973, laissant le champ libre au vieux chef et à son gourou, l’inquiétant et mystique Raspoutine argentin, José López Rega, dit « Le sorcier ». Normalement, le pouvoir provisoire, en attendant de nouvelles élections, aurait dû revenir au président du Sénat, mais López Rega, rusé, s’arrange pour le faire expédier en mission à l’étranger au même moment. En second rang, c’est donc le président de l’Assemblée nationale qui prend le fauteuil. Et ça tombe bien : c’est le propre gendre de López Rega, Raúl Lastiri. L’homme idéal pour préparer les élections prévues pour septembre, et en même temps, assurer un virage à droite bien serré pour le nouveau pouvoir.

Juan Perón, Isabelita, José López Rega

Le 23 septembre 1973, Juan Perón remporte l’élection haut la main, avec 62% des voix dès le premier tour. C’est dire s’il était attendu ! En face, une nouvelle fois, le candidat d’opposition était Ricardo Balbín. Perón n’est pas allé chercher loin sa vice-présidente (oui, c’est comme aux Etats-Unis, on élit un « ticket » président-vice-président) : c’est tout simplement sa propre épouse, María Estela Martínez, dite « Isabelita ». Une forme de népotisme qui coûtera cher non seulement au péronisme, mais à toute l’Argentine, on le verra bientôt.

Une photo rare de mars 1974 : Juan Perón et sa femme (à droite) reçoivent Elena et Nicolae Ceausescu dans leur résidence d’Olivos, au nord de Buenos Aires.

Le 25, le mouvement péroniste de gauche révolutionnaire manifeste son dépit face à la droitisation du mouvement de la pire manière qui soit, en assassinant le syndicaliste José Rucci, un des bras droits de Perón. Un attentat tellement réprouvé par la majorité de la population que le mouvement Montoneros mettra des années à en revendiquer la paternité. La gauche est définitivement éjectée du mouvement, où ne subsiste plus que la tendance droitière, dite « orthodoxe », largement influencée par López Rega. (Voir extrait de texte A)

Débute alors une période d’épuration du mouvement. Les élus de la tendance révolutionnaire démissionnent, ou sont forcés à le faire. Des lois restreignant le droit de grève ou d’association sont promulguées. López Rega crée la sinistre Triple A, Alliance anticommuniste argentine, destinée à pourchasser, réprimer et bien souvent assassiner, les «subversifs», autrement dit, les gauchistes. Enlèvements, tortures, disparitions font désormais partie du quotidien des Argentins. En trois ans de fonctionnement, la Triple A fera près d’un millier de victimes.

Perón scellera la rupture définitive avec le mouvement révolutionnaire lors de son discours du 1er mai 1974. C’est à cette occasion qu’il traitera les jeunes, pourtant venus une nouvelle fois l’accueillir avec ferveur, «d’imberbes imbéciles» (je résume), provoquant leur départ de la place de Mai, cette fois sans retour.

(Extrait du discours, après une courte présentation. On y entend clairement Perón apostropher les jeunes révolutionnaires (2’25 à 3’25) – Video sur Youtube postée par Televisión pública argentina)

Perón, malade, meurt très peu de temps après, le 1er juillet. Le pouvoir passe alors entièrement aux mains d’Isabelita et de López Rega, tandis que la situation économique, en ce début de crise mondiale, se détériore à grande vitesse. Les mouvements révolutionnaires, principales cibles de la Triple A, passent à la clandestinité et multiplient les attentats, assassinant notamment l’un des principaux responsables du massacre d’Ezeiza, le Commissaire Villar. La répression est féroce, et le pays se voit de nouveau plongé dans le chaos.

C’est alors que le gouvernement de l’inexpérimentée – et sous influence – Isabelita va commettre deux erreurs majeures. La première : s’attaquer à la CGT, syndicat jusque là d’une fidélité exemplaire au péronisme orthodoxe (José Rucci en avait été secrétaire général). La seconde : appeler les militaires au secours en leur donnant des pouvoirs discrétionnaires pour conduire la répression. Ceux-ci ne vont pas se priver de les utiliser, et y prendront goût, trouvant là de quoi s’entrainer aux enlèvements, séquestrations, tortures, en toute légalité, avec la bénédiction du gouvernement. Une expérience qui leur sera bien utile un peu plus tard.
Pendant ce temps, la crise économique s’approfondit. Le nouveau ministre de l’économie, Celestino Rodrigo, met en marche un plan d’austérité particulièrement sévère, surnommé péjorativement «Rodrigazo», qui provoque en retour une mobilisation populaire énorme, forçant López Rega à fuir le pays. Isabelita, dépassée, se met en congé du pouvoir, laissant provisoirement son fauteuil au président du Sénat, Ítalo Luder.

Le pouvoir est dans une impasse totale. Isabelita finit par reprendre son poste, au milieu des rumeurs de coup d’État et des attentats révolutionnaires. Mais elle est sans solution. Son incompétence est criante, et encore plus évidente maintenant que López Rega n’est plus à ses côtés. En janvier 1976, sa situation est devenue intenable. Au point où on en est arrivé, en réalité, tout le monde n’attend plus qu’un coup d’État militaire pour la faire basculer. Les uns, à droite, pour ramener l’ordre et l’autorité, les autres, à gauche, pour avoir enfin un adversaire à leur mesure.

Le 24 mars, Isabelita est arrêtée et l’Armée prend le contrôle du pays. Une nouvelle dictature commence.

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Voir bibliographie et liens vidéos sur la page de présentation.

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Prochain article : « Le déchainement de la répression ».

17 octobre 1945 : naissance du péronisme

                

          Il y a 76 ans, le 17 octobre 1945, une manifestation énorme est organisée devant la Casa Rosada (la maison rose), le palais présidentiel. La foule exige le retour d’un ministre qui, 4 jours auparavant, a été limogé et exilé sur une île du fleuve Paraná.

          Pour le petit peuple argentin, ce ministre représente l’immense espoir d’une vie meilleure. En quelques mois de mandat, il leur a rendu une partie de leur dignité, leur a donné des droits, amélioré leur condition. Ils veulent le garder. C’est « leur » ministre. Ils scandent son nom une journée durant, face au palais, pour exiger son retour.

          Le gouvernement militaire finit par plier. Cette journée de 1945 constituera alors, et à jamais, une des plus importantes de l’histoire argentine : celle de la naissance d’un mouvement qui va durablement structurer sa vie politique, pour le meilleur et pour le pire : le péronisme.

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En deux parties :

1ère partie : le coup d’état du G.O.U.

2ème partie : Perón président.

2ème partie : Perón président

            Les premières mesures gouvernementales des militaires sont radicales : mise sous tutelle de la CGT, dissolution du mouvement « Action Argentine » qui fait campagne contre l’influence des nazis dans le pays, interdiction du communisme, persécution des partis politiques, contrôle des universités, d’où sont limogés les profs d’opposition, éducation religieuse obligatoire dans les écoles publiques. C’est tout juste si l’opposition n’en vient pas à regretter le bon vieux Castillo.

          En définitive, l’abcès de fixation, l’obsession des militaires, c’est le communisme, qu’il faut à tout prix empêcher de «polluer» les esprits argentins.

          Néanmoins, il n’y a pas de ligne unanime au sein de l’Armée. On y retrouve les trois grandes tendances du moment chez les galonnés : des partisans des alliés, des neutres, et des pro-nazis.

          Seulement les États-Unis, qu’il est difficile d’ignorer, continuent de faire pression. Et en 1944, confrontée à l’inéluctabilité de la défaite allemande, l’Argentine finit par rompre toute relation avec l’Axe. Sans pour autant lui déclarer officiellement la guerre, tout de même, histoire de ménager la chèvre et le chou.

          Ce qui n’empêche pas le G.O.U., ce groupe d’officiers nationalistes qui a appuyé le coup d’état, de considérer cette décision comme une soumission au diktat nord-américain. Ils «punissent» donc Ramírez en lui retirant leur soutien, et en le remplaçant par leur propre leader, Edelmiro Farrell.
Et voilà comment un certain colonel Juan Domingo Perón fait son entrée au gouvernement. En tant que ministre de la guerre, mais pas seulement. Car il va disposer de pas moins de trois postes éminemment stratégiques. Il est également bombardé vice-président (Farrell le tient en très haute estime), et surtout, surtout, il prend en charge un ministère qui va s’avérer capital pour la suite de sa carrière politique : le secrétariat d’état au travail.

Le cabinet d’E. Farrell. Perón est le 3ème en partant de la gauche.

          C’est depuis ce ministère qu’il va pouvoir lancer sa grande entreprise de séduction de la classe ouvrière.

          Son premier souci est d’organiser, pour mieux le contrôler, le secteur syndical. A cet effet, il noue le dialogue avec tous les syndicats existants, sauf bien entendu ceux d’obédience communiste. Parallèlement, il prend d’emblée des mesures favorables au monde ouvrier : congés payés, droit à la retraite, indemnisation des accidents du travail, et surtout, en direction des ouvriers agricoles, «el estatuto del peón», grande loi visant à protéger les droits d’un secteur jusqu’ici placé sous un régime quasiment féodal.

          Ces mesures lui valent immédiatement une grande popularité parmi les classes modestes. Aux autres, qui s’inquiètent de le voir ainsi bousculer des hiérarchies sociales qu’ils croyaient intangibles, il rétorque que son action est le meilleur moyen de combattre la pénétration communiste dans la classe ouvrière. Ce qui est si vrai que les partis de gauche traditionnels lui tiendront éternellement rigueur de marcher ainsi sur leurs plates-bandes. Même encore aujourd’hui, en 2021.

          Par sa politique affichée de justice sociale, dans laquelle l’influence de sa femme Eva joue également un grand rôle d’aiguillon, Perón s’attire néanmoins l’ire des classes dominantes, qui commencent à prendre leurs distances avec le gouvernement de Farrell. L’angle d’attaque de l’opposition se porte alors sur le supposé penchant pour le nazisme du pouvoir militaire, penchant que, selon elle, confirme la persistance de la neutralité argentine dans le conflit mondial. Pour les calmer, Farrell finit par annoncer la déclaration de guerre contre les forces de l’Axe. Ce qui ne mange pas de pain : la guerre est déjà pratiquement terminée.

          L’année 45 voit s’amonceler les nuages au-dessus du gouvernement Farrell. D’une part, l’opposition, jusque là très disparate, parvient à s’unir au sein d’une coalition appelée «Union démocratique» qui rassemble très largement, des communistes aux conservateurs en passant par les centristes de l’UCR et les socialistes. Leur exigence : la remise du pouvoir à la Cour suprême et l’organisation d’élections démocratiques. D’autre part, les milieux patronaux critiquent durement la politique économique, dans laquelle ils ne voient qu’un avatar du fascisme.

          Perón, qui concentre le plus gros des critiques, va servir de bouc émissaire. Le général Ávalos , qui ne peut pas le sentir, menace même d’envoyer sa troupe à l’assaut de la capitale si Perón n’est pas démis de ses fonctions. Celui-ci est contraint à la démission, mais dans son discours de départ, il prend soin d’appeler le secteur ouvrier à défendre les acquis qu’il leur a octroyés. Forcément, ce n’est pas très bien pris, mais très bien compris : Perón appelle assez clairement la classe ouvrière à la résistance. Le 13 octobre 1945, Ávalos , nouveau ministre de la guerre, ordonne alors l’arrestation du trublion, qui est conduit sur l’île Martín García, sur l’embouchure du fleuve Paraná, lieu habituel de l’exil des gêneurs importants.

          La nouvelle de l’arrestation du ministre adulé provoque une forte émotion dans la population des plus humbles. Le 17 octobre, une immense foule se rassemble sur la Place de Mai (où se trouve la Casa Rosada, la Maison Rose, siège de la présidence), pour réclamer sa libération. Sous la pression, Perón est dans un premier temps rapatrié à l’hôpital militaire de la capitale. Mais la foule exige davantage : elle veut le retour au gouvernement de l’ancien secrétaire d’état . La manifestation est vraiment énorme, et les autorités commencent à craindre des débordements. Ávalos va voir Perón à l’hôpital, et lui demande de s’adresser à la foule, depuis le balcon de la Maison rose, pour lui prier de se disperser. Les militaires sont furieux, mais il n’y a qu’une alternative : ou Perón réapparait en public, ou il faudra chasser la foule par la force, ce qui se soldera immanquablement par un massacre. Farrell donne son accord, et Perón est transporté au palais présidentiel. Il y apparait enfin à plus de 11 heures du soir, mais les manifestants l’ont attendu, et lui font une énorme ovation. Le peuple a choisi son leader. La fin est prévisible : Juan Perón se présentera à l’élection présidentielle, et l’emportera avec près de 53% des suffrages.

« Les pieds dans l’eau » : manifestants sur la Plaza de mayo, devant le palais présidentiel, le 17 octobre 1945.

          Commencera alors l’une des périodes les plus controversées de l’histoire argentine. Désormais, cette histoire sera articulée autour d’un axe séparant – par une grande distance – péronistes et anti péronistes. Une articulation encore pertinente aujourd’hui.

Passation de pouvoir entre E. Farrell et Juan Perón – 1946

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En complément de cet article :

Sur ce même blog, la nouvelle « Un gaucho », retraçant la mobilisation des ouvriers agricoles d’une estancia de la Pampa pour le 17 octobre 1945.

Images de la manifestation du 17 octobre, extrait vidéo du documentaire de la chaine pédagogique Encuentro.

Discours de Perón au balcon de la Casa Rosada, 17 octobre 1945. (Extrait vidéo de 4’35 sur 30′). Traduction de l’extrait ici (document PDF).

1ère partie : le coup d’état du G.O.U.

          Au début des années 30, le premier coup d’état militaire, qui a placé à la présidence de fait le général Uriburu, fait long feu. Dès 1932, le général, qui se voyait en dictateur à vie, est contraint par ses propres frères d’armes plus légalistes d’organiser des élections « démocratiques ». Entre guillemets, bien entendu, parce qu’il ne fallait tout de même pas exagérer, on n’allait pas laisser à d’autres partis que les conservateurs l’espoir de revenir au pouvoir. Le principal opposant aux militaires, c’est Marcelo de Alvear, l’ancien président radical (1922-1928). On lui interdit de se présenter. Trop dangereux : il est le favori de la rumeur publique, ancêtre des sondages. Facilitant ainsi la tâche du candidat des militaires et collègue du dictateur : Agustín Pedro Justo. Encore un général, bien entendu. Et qui est assez facilement, pardon, frauduleusement, élu.

Agustín Pedro Justo

          Justo a de la chance : à partir de 1933, le pays commence à sortir peu à peu de la fameuse crise de 29, qui comme ailleurs, a sévi avec rigueur. L’économie repart, l’industrie recommence à embaucher, attirant une forte migration interne de la province vers la capitale, qui concentre l’essentiel de ces emplois. Corollairement à cette augmentation de la population ouvrière, le syndicalisme se renforce, même s’il reste largement modéré dans ses rapports avec le pouvoir. Celui-ci d’ailleurs lui accorde quelques concessions, comme le samedi chômé (la «semaine anglaise»), les indemnités en cas de chômage, ou la possibilité de congé maladie pour les employés du commerce.  Ce qui ne l’empêche pas de réprimer durement les inévitables grèves et manifestations revendicatives. On ne se refait pas.

          Après 6 ans d’un mandat dont on retiendra surtout le scandale du pacte d’échanges économique « Roca-Runciman », signé avec les Britanniques et extrêmement désavantageux pour l’Argentine, Justo laisse sa place. C’est le ticket Roberto Ortíz/Ramón Castillo qui prend les rênes de l’attelage argentin. La fraude, une fois de plus, leur assure une confortable victoire aux élections. Il faut dire que nous sommes en pleine « décennie infâme», et les réflexes politiques d’avant 1912 ont refait leur apparition : pour les conservateurs, le pouvoir est un droit qui leur semble naturel, et une démocratie trop ouverte l’est surtout au désordre. Certes, Ortíz appartient à un parti de centre-droit, l’Union civique radicale, tendance anti personnaliste. Mais son vice-président, lui, est un conservateur bon teint, dans la lignée de Justo. Une alliance de circonstance assez mal attifée, mais l’essentiel, c’était de battre la gauche, n’est-ce pas.

             

Roberto Ortíz et Ramón Castillo

          Malgré tout, en bon centriste, Ortíz prône la fin de la fraude, et milite pour une politique modérée. Il annulera d’ailleurs les élections dans deux provinces gagnées frauduleusement par les conservateurs. Manque de chance : le bon Roberto, diabétique, ne gouverne vraiment que deux ans. Et après deux autres années de «congé maladie», pratiquement aveugle, il doit définitivement démissionner et laisser sa place à son vice-président, Castillo, qui prend son fauteuil le 27 juin 1942. Et voilà donc les conservateurs revenus aux manettes.

          Naturellement ça ne rate pas, Castillo ne tarde pas à rétablir le si pratique système de fraude électorale, et caresse dans le sens du poil les milieux les plus susceptibles de l’appuyer : les grands patrons, l’Eglise et l’Armée.

          Pendant ce temps, loin d’ici, la seconde guerre mondiale fait rage. Prudente, l’Argentine se déclare neutre. Mais l’avancée des Allemands, dans un premier temps, lui fait pourtant perdre une bonne partie de ses débouchés extérieurs. Certes, elle a signé des accords d’échanges avec les Anglais, mais une nouvelle fois, ceux-ci se sont arrangés pour en retirer le plus grand bénéfice. Par exemple, un accord sur l’exportation de viande (signé sous le mandat d’Ortíz) stipule que toutes les livres (£) rapportées par ces exportations devront rester consignées en Angleterre jusqu’à la fin de la guerre. Trop forts, ces Anglais.

          Débute alors une période dite « de substitution d’importations » : faute de pouvoir importer des produits manufacturés d’Europe, l’Argentine se met à développer sa propre industrie, exportant même sur tout le continent sud-américain. Seulement voilà : que deviendra cette industrie lorsque le conflit prendra fin ? Comment pourra-t-elle faire face au retour de la concurrence européenne ?

          Le gouvernement Castillo ne semble pas prendre la mesure du danger. Il prévoit bien un plan de sauvegarde, le plan «Pinedo» (du nom du ministre de l’économie), mais celui-ci ne concerne qu’une petite partie des entreprises. La plupart sera laissée à son sort quand reviendront les produits importés. Certains pans de la société s’en inquiètent, car cette situation générera immanquablement des dégâts sociaux, et activera les mécontentements dus à l’inévitable chômage et à la baisse des revenus des plus modestes. L’Eglise notamment craint que cela ne favorise le développement de l’ennemi absolu : le communisme. Arrrghhh ! Ben oui, s’agirait pas que trop de pauvreté conduise le bon peuple à de mauvais penchants. Mieux vaut lui laisser quelques miettes.

          Dans le même temps, Castillo est également talonné par les milieux militaires les plus favorables aux alliés, qui lui reprochent son choix de la neutralité. Ils vont même jusqu’à le traiter de nazi, encouragés par les États-Unis, qui cherchent à consolider leur prédominance sur leur arrière-cour du sud. Pour les amadouer, il crée un institut industriel qui permet aux militaires de contrôler de près toute l’industrie argentine, et notamment l’armement, jusqu’ici largement importé.

          Face à cette offensive de charme en direction de l’Armée, l’opposition, emmenée par l’UCR, approche le ministre de la guerre, Pedro Ramírez, et lui propose même d’être son candidat aux prochaines élections prévues fin 1943.

Pedro Ramírez

          L’Armée, ainsi placée en arbitre suprême du conflit politique, en profite alors pour pousser son avantage. Le 4 juin 1943, elle lance un coup d’état et renverse Castillo. Après un bref intérim de trois petits jours du général Arturo Rawson, Ramírez s’installe aux commandes du nouveau gouvernement militaire, soutenu par un groupe d’officiers qui ne va pas tarder à faire parler de lui : le G.O.U., « Groupe d’officiers unis », emmené par le général Edelmiro Farrell et dont fait partie un colonel de 48 ans, un certain Juan Domingo Perón.

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Sur la décennie infâme, voir aussi le court documentaire (29′) de la chaîne pédagogique argentine « Encuentro ». Très complet et bien illustré, mais en espagnol, naturellement.

Ezeiza : un témoignage direct

Manuel Silva a assisté à la manifestation d’Ezeiza le 20 juin. Il a bien voulu répondre à nos questions.

Quel âge avais-tu en 1973 ?

En juin 1973 j’avais 22 ans, j’avais un boulot dans une usine de fabrication de pâtes alimentaires, avec une famille galicienne. Je vivais dans le quartier de Floresta, à Buenos Aires. Je vivais chaque jour au présent, un présent perpétuel, chaotique et confus, je sentais que je n’avais pas d’avenir, l’écrasement social nous étouffait. J’attendais, comme le reste des gens, l’arrivée d’un sauveur, un homme capable d’imprimer une autre direction, de nous sortir de cet état de pauvreté croissante, de nous donner un avenir, de favoriser la mobilité sociale.

Quel était l’état d’esprit des gens, et le tien, dans la perspective du retour de Perón ?

Le peuple argentin vivait une sorte de naufrage, chacun cherchait à agripper le premier tronc d’arbre à sa portée, comme un sauve qui peut, le gouvernement militaire avait été remplacé par un dentiste qui n’était qu’une marionnette (Héctor Cámpora, élu en remplacement de Perón, encore proscrit, NDLA), l’évolution militariste des organisations subversives aggravait le chaos, on en était à se dire « plus c’est pire, mieux c’est ».
L’arrivée d’un possible homme fort, une sorte de messie longtemps attendu – en uniforme ou non, c’était égal – toutes les espérances se cristallisaient dans l’image de ce général malade, avec un pronostic vital de 6 mois (Il souffrait d’un cancer de la prostate).
          1973 a été une année perdue, une année morte, un de mes frères faisait son service militaire, il avait 21 ans. Le 11 mars 1973, le jour de l’élection du docteur Cámpora à la présidence, il participait à un transport de troupes en direction d’une école perdue dans les montagnes, pour organiser la garde d’un bureau de vote. Il a trouvé la mort dans un accident idiot, le tir accidentel d’un soldat mal préparé à utiliser son fusil, il est mort sur le coup.
          De mon côté, je n’avais pas encore terminé mes études, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Dès que j’ai pu changer de travail, j’ai pu mieux m’organiser pour suivre mes cours du soir.
          La foule en général, les 2 millions de personnes qui s’étaient réunies à deux cents mètres de la tribune avaient traversé le pays avec toutes leurs familles pour souhaiter la bienvenue au leader absent depuis 18 ans. La bucolique intention de ces gens était de venir saluer chaleureusement l’homme qui, autrefois, avait réalisé une révolution redistributive, il leur avait donné des maisons, des machines à coudre, des tracteurs, des jouets pour les enfants pauvres, il avait permis le vote des femmes, lutté contre les curés et les laboratoires, il avait derrière lui toute une histoire, il était vu comme un saint. Il n’avait pourtant que son passé à leur offrir.
          Le pays s’était réveillé avec ses espoirs en bandoulière, un jour historique, de gloire : le général revenait après 18 ans d’exil.

Pourquoi voulais-tu assister à cette manifestation ?

          Le lendemain je me suis demandé ce qui m’avait poussé à risquer ma vie de façon aussi téméraire. A 22 ans, je me sentais immortel, et je voulais être à l’endroit précis où avait lieu l’Histoire, où l’Histoire crée, à sa manière, les faits, je ne voulais pas les découvrir dans la presse, je voulais en être un témoin direct, le témoin finalement d’un drame argentin, j’ai été là, au milieu des balles et des factions qui réglaient leurs comptes, une vraie tragédie.

Tu y es allé seul, ou avec des amis ou de la famille ?

          J’y suis allé seul. En fait, je n’ai proposé à personne de m’accompagner. Beaucoup de gens avaient peur d’assister à ce genre d’événements, ils préféraient voir ça de loin, à la télévision.

Comment t’es-tu rendu là-bas ?

          Je n’appartenais à aucun groupe, aucun parti politique. Eux, ils arrivaient ensemble, en camions, en autocars, en voitures particulières. Moi, j’ai simplement pris un bus qui m’a amené jusqu’à la limite de la ville, sur l’avenue du Général Paz (Sorte de périphérique de Buenos Aires, NDLA), puis un autre ensuite qui allait jusqu’à 3 km du lieu de la manifestation, sur l’autoroute Ricchieri, près de l’aéroport. J’ai donc fait le chemin tout seul, sans même en parler autour de moi. De ma part, ça peut paraitre quelque chose à la fois d’un peu fou et d’imprudent, s’il m’était arrivé quelque chose, on se serait demandé ce que j’étais allé faire dans ce guêpier ! Mais ça renvoie aussi à quelque chose d’intime, quelque chose que je voulais vivre pleinement, parce qu’il s’agissait d’un événement historique et que je voulais voir ça de mes propres yeux, pas qu’on me le raconte ensuite.

Tu connaissais les problèmes existant entre Perón et les groupes révolutionnaires ?

          Dès la nouvelle du retour du leader, ont commencé à courir les rumeurs d’affrontements entre la jeunesse syndicale, une fraction de la droite péroniste et les organisations péronistes révolutionnaires. On a appris que les ambulances prévues pour la manifestation servaient en fait à transporter des armes.
          Je ne pensais pas que cela irait si loin, je me disais que tout cela n’était que des bravades, une lutte sourde pour être le plus près possible de Perón. Une lutte pour s’approprier la plus grande part du pouvoir. On se trompait. Perón n’avait jamais été un révolutionnaire, il n’allait pas le devenir à l’âge qu’il avait lors de son retour.
          La clique qu’il avait ramenée d’Espagne s’est assuré le contrôle de la tribune et de ses alentours. Le lieu depuis lequel le leader devait s’adresser à la foule était en quelque sorte miné. Rien ne s’est passé comme l’espéraient les gens. Tout s’est résumé à une pluie de balles, de gaz, de courses affolées, de mort et de peur.
          Le lendemain, Perón a parlé, pour rejeter la responsabilité de ce qui s’était passé sur les mouvements de gauche, qu’il accusait d’avoir tiré les premiers.

Quel était le but de la manifestation ?

          Cette manifestation présentait des objectifs nombreux et contradictoires, il s’agissait pour les différentes factions – essentiellement deux – d’exposer le degré d’influence qu’elles avaient acquis en l’absence de Perón. Les commandos armés par López Rega, dirigés par le colonel Osinde, avaient monopolisé l’occupation de la tribune et de ses alentours proches, et ils ont accueilli par un feu nourri les groupes du péronisme combatif, notamment les colonnes des FAR et des Montoneros, cet affrontement démentiel a fait beaucoup de morts, certains citent le chiffre de 200, d’autres disent davantage, on n’a jamais eu de décompte exact.

Que s’est-il passé au moment où devait débuter la manifestation populaire?

          J’étais là, j’ai suivi les affrontements, entendu le sifflement des balles tout autour, je m’étais mis à l’abri derrière un tronc d’arbre, un chorisier, à un moment j’ai vu une femme paniquée avec une fillette de 5 ans à peu près, immobilisée au milieu des tirs, je l’ai attrapée par les cheveux, je l’ai tirée jusqu’au tronc protecteur, me demandant comment sortir de là, j’ai aperçu une ambulance sur l’autoroute d’Ezeiza, qui roulait au milieu des gens hagards, je suis monté sur le terre-plein, d’un saut je me suis accroché à l’arrière de l’ambulance, sans m’occuper des jurons des ambulanciers, et quand la voiture a été assez loin de cet enfer et qu’elle a commencé à ralentir, j’ai lâché prise. A ce moment là, je n’avais pas encore conscience d’avoir échappé à la mort.

Ensuite, lorsque tout a été fini, quelles ont été tes réflexions sur ce qui avait eu lieu ?

          J’ai été le témoin inconscient de retrouvailles qui n’ont pas eu lieu, le grand leader n’est pas apparu, pour la plus grande frustration du peuple mobilisé, c’est seulement la mort qui s’est présentée au rendez-vous.            C’était le début d’une lutte sourde pour le pouvoir. A qui appartenait le leader péroniste ? Entre tendance de gauche et tendance de droite, Perón est resté cohérent avec son histoire : il a choisi la faction la plus réactionnaire.

Comment ont réagi les Argentins après cette tragédie ?

          Il y avait une certaine stupeur. Les gens étaient venus simplement, sans avoir rien calculé de précis, juste pour accueillir le leader, lui souhaiter la bienvenue. Contrairement aux militants, ils n’avaient pas d’objectifs politiques ou stratégiques, bien entendu, ni de place à prendre dans cette manifestation. Deux jours après, la grande presse annonçait la prochaine élection présidentielle, pour laquelle Perón devait se présenter, avec sa propre femme comme vice-présidente, et tout son cercle proche, López Rega, etc… Tout le monde n’était pas content, notamment les militants les plus à gauche du mouvement péroniste, mais la grande masse des gens était néanmoins heureuse du retour de Perón aux affaires, en dépit des conditions dans lesquels il reprenait le pouvoir. Ce qui comptait, c’était Perón, avant tout. Ils le voyaient comme le sauveur du pays, celui qui pouvait le remettre sur les bons rails, parce qu’ils l’avaient vu à l’œuvre dix-huit ans auparavant. Ils ne pensaient pas à la révolution, à l’idéologie, ça, c’est pour l’avant-garde, les militants.  Non, les gens ordinaires, ils réagissaient avec leurs tripes, leur émotion, Perón représentait tout pour eux. Alors la vie a repris, les gens se sont «arrangés», puis la propagande a fait le reste : Perón a été élu confortablement.

Les mouvements révolutionnaires ont aussi leur part de responsabilité dans ce qui s’est passé. Qu’en penses-tu ?

          Les groupes révolutionnaires, à Ezeiza, et avant, avaient pour objectif de semer le chaos. Leur leitmotiv était « Cuando peor, mejor » (Pire c’est, mieux c’est) C’était une phrase qu’ils écrivaient partout. Ils cherchaient à approfondir la crise de gouvernement, pour s’emparer du pouvoir. Ils avaient d’abord cherché à renverser le gouvernement militaire, à affronter l’armée, dans une tentative pourtant sans le moindre espoir de réussite : des jeunes types de la classe moyenne, d’éducation chrétienne, qui n’avaient aucune formation militaire, aucune compétence dans ce domaine, face à des professionnels de la guerre. C’est pourquoi, faute de pouvoir lutter frontalement, ils se sont lancés dans une campagne de type guérilla, en organisant des attentats tous azimuts, résidences de militaires, écoles, commissariats, casernes, pour entretenir un sentiment de peur, de terreur, et affirmer leur capacité de nuisance et leur force. L’événement fondateur de cette politique du pire a été l’assassinat du général Pedro Aramburu, en 1970. A partir de ce moment-là, la guerre totale a été déclarée entre les forces révolutionnaires et l’armée.

Quelles ont été les conséquences immédiates d’Ezeiza sur le plan politique?

          Le péronisme a toujours fonctionné comme un populisme démagogique. Tant que Perón a été là, il a été imbattable dans les urnes. Il s’est appuyé sur un syndicalisme presque irrationnel, qui le soutenait. Face aux bombes, aux enlèvements, aux vols, aux morts provoquées par les groupes guérilleros, qui menaient la guerre populaire, Perón parlait d’une communauté organisée. Des rapports de force existaient cependant entre une tendance révolutionnaire du péronisme, et le péronisme «syndical», ce dernier tenant néanmoins les rênes du mouvement. Perón avait un programme social de redistribution des richesses, d’amélioration de la condition ouvrière, d’ordre, d’efficacité, mais parallèlement les groupes révolutionnaires militaient pour un socialisme national, une notion assez vague, qu’ils prétendaient définir à travers la terreur. Perón, quant à lui, en tenait pour sa communauté organisée, intégrée, démocratique, moderne. La fracture définitive (entre les deux tendances) a eu lieu en septembre 1973, quand les Montoneros ont assassiné José Rucci, un dirigeant syndical, secrétaire général de la CGT, très proche de Perón, qui était même dans l’avion qui l’a ramené à Buenos Aires. (Une petite anecdote pour mieux évaluer le degré d’intimité entre les deux hommes : à la descente de l’avion, comme il pleuvait, Rucci tenait un parapluie au-dessus de la tête du général!) Jamais Mario Firmenich (leader des Montoneros NDLA) n’a pu expliquer l’énorme contradiction constituée par cet assassinat, sinon par la volonté de montrer toute la force du mouvement, et son pouvoir de nuisance. La réaction de Perón, fin 1973, a été la création de la Triple A, dirigée par le commissaire Villar, formé à la guerre contre-révolutionnaire par la fameuse école des Amériques, une école militaire Etatsunienne. Après la mort de Perón (juillet 1974, NDLA), l’armée a commencé à former des plans pour renverser le gouvernement qui lui avait succédé (dirigé par l’épouse du général, «Isabelita» NDLA). De son côté, l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple), avait commis un attentat contre une caserne, à Azul, en janvier 74, ce qui avait poussé Perón à réclamer l’anéantissement des groupes révolutionnaires. Ce déchainement de violence a mené à une totale perte de contrôle, de la part de tout le monde, gouvernement, révolutionnaires, militaires, et à la dictature, avec son cortège d’exactions d’état, assassinats ciblés, vols d’enfants, atteintes à la propriété privée.

Et sur toi-même ? Quelle influence a eu cette tragédie sur ce que tu penses aujourd’hui du péronisme, et de la politique en général ?

          Le sentiment dominant, c’était la stupeur face à ce qui était arrivé, auquel on ne s’attendait pas, cet affrontement sans pitié entre deux fractions qui se fichaient pas mal des gens qui étaient là, une grande désillusion, qui laissait seul face à cela, sans aucune envie de rejoindre l’un ou l’autre camp. Quelque chose que ne comprenait pas mon frère qui, lui, militait. Nous nous sommes brouillés à ce moment-là, je n’ai même pas assisté à son mariage, je l’incitais au contraire à fuir, au Brésil, au Paraguay, dans un pays frontalier… Il ne m’a pas écouté, et un mois plus tard, il était porté disparu. Tout cela m’a beaucoup changé, je ne pouvais plus croire en rien, ni personne. Je me suis replié sur moi-même, et pour surmonter cela, j’ai dû travailler davantage, lire davantage, voler de précieuses minutes au sommeil, pour devenir quelqu’un d’autre. A cette époque je prenais encore des cours du soir. Un soir, en sortant, j’ai vu tout un groupe de gens alignés contre le mur, je ne pouvais plus rebrousser chemin sans que cela paraisse suspect, j’aurais probablement pris une rafale de mitraillette, alors je me suis approché doucement, et j’ai crié «Je peux passer ?», le type qui tenait l’arme m’a répondu «prends le trottoir d’en face !». Je suis rentré chez moi, tétanisé, je n’ai pas pu dormir de la nuit. Je me suis rendu compte de combien j’étais seul, que face à cette domination militaire qui s’emparait du pays, on était devenus des pots de terre.
          Ezeiza a changé entièrement ma manière de penser, toutes mes perspectives de vie. J’avais assisté depuis l’intérieur à un événement historique, et vu comment deux camps opposés s’étaient affrontés sans aucun état d’âme envers tous les gens qui étaient venus là désarmés, juste pour apercevoir le leader, certains étaient même grimpés aux arbres, et depuis la tribune, Favio leur criait de descendre, sous peine d’être abattus par les francs tireurs ! En rentrant de là, j’ai senti un grand vide. On se sentait orphelins. A quoi pouvait servir le leader ? S’il était venu pour ça, pour provoquer un affrontement, une guerre interne au mouvement, alors, c’était juste un leader « chaotique », moi j’attendais quelqu’un venu pour parler de progrès, de paix, d’avenir meilleur, et je n’avais rien vu de tout ça. D’une certaine manière, Ezeiza m’a marqué au fer rouge, je n’ai plus cru en rien, je suis devenu intolérant aux discours des uns et des autres, à leur esprit militant, cela m’était étranger, ne m’intéressait pas, je ne ressentais aucune émotion devant les récitations de discours de Marx, ou de n’importe qui d’autre, ça ne me touchait pas. Voilà ce que fut, pour moi, l’expérience d’Ezeiza.

Propos recueillis et traduits par PV. Juin 2021.

3ème partie : analyse d’un massacre programmé

          Le retour de Perón, comme on l’imagine, a provoqué un engouement extraordinaire parmi la population argentine. Très vite, l’idée d’organiser une manifestation festive pour l’accueillir à son arrivée s’est imposée au sommet du parti. A cet effet, un comité d’organisation est mis en place, afin de préparer au mieux l’événement, dont on pressent qu’il mobilisera une foule énorme. Cinq responsables sont désignés pour faire partie de ce comité. Et déjà, on perçoit un très net déséquilibre au profit de la tendance la plus à droite, puisqu’il ne compte qu’un seul représentant de la gauche péroniste : Juan Manuel Abal Medina. Parmi les quatre autres, on compte deux leaders syndicaux, José Rucci et Lorenzo Miguel, et deux personnages plutôt situés à l’extrême-droite de l’échiquier politique péroniste : Jorge Osinde et Norma Kennedy.
          Le vrai chef de cette commission d’organisation, c’est Jorge Osinde, qui d’emblée se présente comme expressément mandaté par Juan Perón lui-même, et donc exécutant ses instructions. Fort de ce prétendu mandat, il va passer par-dessus le gouvernement de Cámpora, dont le ministre de l’intérieur, Righi, sera réduit à un rôle purement protocolaire.
Le but d’Osinde est double. Un, mettre en difficulté Cámpora, et si possible le discréditer aux yeux de Perón et des Argentins. Deux, se débarrasser définitivement de la tendance gauchiste du péronisme. Le lieutenant colonel Osinde est un anti communiste féroce, ancien chef du service de contre-espionnage militaire en 1946, qui n’a pas hésité à pratiquer la torture dans les années cinquante pour le compte de Perón. Amnistié après le renversement de Perón en 1955, il a même un temps pu espérer être le candidat péroniste en lieu et place de Cámpora, sous la bannière de la droite péroniste. Après avoir tenté d’empêcher le déroulement de l’élection du 11 mars, il a finalement obtenu un poste de secrétaire d’état (aux sports et au tourisme) auprès du ministre du Bien être social, José López-Rega. Un autre proche de Perón, bien à sa droite. Poste qui lui a donc permis de s’octroyer la part du lion dans l’organisation de la manifestation du 20 juin.
          A partir de là, toute l’organisation tendra à s’assurer le contrôle total du déroulement de la manifestation : accès, moyens de communication, postes stratégiques, sécurité. Dès le 7 juin, une première commission mise sur pied par le gouvernement de Cámpora est remplacée par celle d’Osinde. Curieusement, celui-ci fait réduire tous les moyens au strict minimum, que ce soit sur le plan des postes de secours, des hôpitaux de campagne ou des moyens de transport. La tribune, énorme, sera installée sur un pont de l’autoroute qui mène d’Ezeiza à Buenos Aires, le pont n°12, autrement nommé «El Trébol» (le trèfle). Il convient, toujours selon Osinde, de faire en sorte que n’y aient accès que des gens «sûrs», autrement dit de la bonne tendance, et qu’elle soit protégée afin d’éviter les intrusions. Il faut également assurer les alentours. C’est pourquoi l’école située à quelques centaines de mètres à gauche du pont devra être évacuée, et occupée par des partisans. Officiellement, tout ce dispositif a pour but d’éviter tout attentat contre Perón : Osinde et ses amis craignent que les gauchistes du mouvement ne tentent de l’assassiner. Craignent, ou font semblant de craindre. Toute cette garde rapprochée sera d’ailleurs lourdement armée. D’où viennent les armes ? On saura plus tard que c’est López Rega, ministre du Bien être social et très proche de Perón, et surtout de sa femme, qui se les est procurées. Mais pas seulement. Le Comité met l’embargo également sur tout un stock de pistolets-mitrailleurs destinés à la sécurité des banques. Des dizaines d’armes sont ainsi réservées pour être remises aux forces de sécurité.

Les lieux. En bleu, le pont où avait été installée la tribune. En rouge, le foyer-école. En jaune, l’autoroute Ricchieri (la flèche indique la direction de l’aéroport).

          Le Comité d’organisation fait également main basse sur tout ce que le gouvernement peut fournir d’ambulances. Celles-ci, on le verra, ne serviront pas qu’au transport d’éventuels blessés. Loin de là. Quant à la clinique d’Ezeiza, prévue au départ pour servir d’arrière-garde du dispositif sanitaire, elle sera également occupée par des membres du Comité, et les médecins dépossédés de toute autorité.
          Autour de la tribune, sont disposées deux rangées de barrières, solidement défendues par 3000 hommes de confiance. Qui n’ont pas été recrutés, formés ni équipés en un jour, ce qui tendrait à prouver que ces dispositions ont été envisagées bien avant la date fatidique.
          En réalité, tout est donc prévu pour faire face à un affrontement direct avec les jeunes révolutionnaires. Plus que ça : pour créer les conditions de cet affrontement. Les grands responsables de l’organisation, Osinde, le commissaire Villar, Ciro Ahumada, Norma Kennedy, Brito Lima, ont soigneusement préparé le terrain pour en avoir la maîtrise totale. L’accès à la tribune est donc réservé aux gens de leur faction : syndicalistes (notamment du SMATA, syndicat du secteur automobile), militaires et gendarmes en retraite, hommes de main de dirigeants politiques locaux, on y entendra même parler français. En effet, nos braves tortionnaires des guerres coloniales perdues, Indochine, Algérie, sont venus distiller leurs bons conseils sur la manière de lutter contre « la subversion » et apporter leur assistance en personne. (Voir à ce sujet l’excellent documentaire – et le livre – de Marie Monique Robin : Escadrons la mort, l’école française, sur l’aide apporté par les Français aux militaires Argentins, notamment pendant la dictature).
          A Ezeiza, l’Hôtel International est lui aussi occupé par les forces du Comité d’organisation.
          A la mi-journée, tout est donc en place. Lorsque les colonnes des mouvements de jeunes révolutionnaires arrivent derrière la tribune, elles sont accueillies par un feu nourri. C’est la débandade. Après coup, Osinde et ses amis tenteront de faire croire que les révolutionnaires étaient eux aussi venus lourdement armés : toujours la fable de l’attentat contre Perón. En réalité, il n’en est rien. Certes, quelques leaders portent une arme, mais rien d’autre que de petits calibres, dont ils ne se séparent d’ailleurs jamais lors de toutes les manifestations. Certes, l’intention des groupes Montoneros était de s’approcher au plus près de la tribune. Mais rien n’est jamais venu corroborer qu’ils avaient une attitude menaçante, et l’immense majorité d’entre eux n’était armée que de banderoles.
          Les premiers tirs viennent de la tribune, la foule court en tous sens, tentant de se protéger derrière, et dans, les arbres situés dans les environs. Ils seront alors pris sous un autre feu, venu, lui, du local du foyer école. Il y a même une confusion qui serait comique, n’était le contexte tragique du moment : des tirs venus du foyer atteignent la tribune, et tout le monde pense que deux camps s’affrontent, quand ce sont des alliés qui se tirent dessus sans le savoir !
          Il y a également des tirs depuis les arbres. Un temps, on pense qu’il s’agit de francs-tireurs «subversifs» montés là pour viser la tribune. Au micro, dans la panique générale, l’animateur Leonardo Favio supplie les tireurs d’en descendre. En réalité, la plupart sont également des hommes d’Osinde.
          On procède à de nombreuses arrestations. Des jeunes révolutionnaires, mais également des gens ordinaires, dont le seul défaut aura été de se trouver au milieu de l’échauffourée. Et voilà à quoi auront servi les ambulances : non pas à transporter les blessés, mais à transporter ces prisonniers jusqu’à l’Hôtel International, où certaines chambres serviront de lieux de torture. Leonardo Favio, qui s’était rendu à l’hôtel pour tenter d’avoir des informations, témoignera être entré dans une chambre et avoir vu du sang sur les murs, des jeunes alignés debout mains sur la tête, et d’autres encore couchés sur le ventre. Parmi les gardiens présents, certains les pointaient avec une arme tandis que d’autres les frappaient avec les crosses de leurs fusils ou des barres de fer. On s’apercevra que tout le premier étage avait été mis à disposition des hommes d’Osinde. Celui-ci, ainsi que Ciro Ahumada, nieront les tortures, ou plutôt en rejetteront la faute sur «des éléments incontrôlés», qui auraient profité de ce que l’hôtel était vide quand «tout le monde était occupé à son poste» pour commettre les faits. Bien entendu, les fameux «éléments incontrôlés» ne furent jamais identifiés.
          En dépit de la responsabilité évidente de la faction d’Osinde, il n’y eut aucune suite judiciaire à la tragédie. Et pour cause. Nous reproduisons ici la conclusion d’Horacio Verbitsky :
«Dans un débat contradictoire, (le ministre de l’intérieur) Righi avait toutes les cartes en mains (pour faire arrêter les vrais responsables, NDLA). Mais il ne s’agissait pas de cela. Righi soupçonnait fondamentalement que López Rega, Isabelita et à travers eux Perón, penchaient en faveur d’Osinde. Pour les contrecarrer, il aurait fallu pouvoir produire des preuves, au moyen d’enquêtes menées par la Police Fédérale, arrêter les conspirateurs sur leurs lieux de réunion, saisir les armes, prouver leur lien avec Osinde, arrêter et juger le Secrétaire d’état aux sports et au tourisme (Osinde lui-même, NDLA), de même pour Norma Kennedy et Brito Lima. Quand ses conseillers le lui ont suggéré, Righi a un sourire sceptique. Perón s’était prononcé dans son discours du 21 en faveur des agresseurs, ce qui scellait, par son poids politique décisif, le sort du gouvernement de Cámpora. On avait perdu un temps précieux et il n’y avait plus grand-chose à faire. Les rares commissions rogatoires, qui, tardivement et sans grande conviction, avaient ordonné quelques perquisitions, ne donnèrent aucun résultat. Les armes avaient disparu avant l’arrivée des policiers. Osinde avait remporté la partie». (Traduction PV)
          Toujours selon les conclusions de l’enquête de Verbitsky, rien de tout cela n’aurait été possible sans l’assentiment de Perón. Le double but de la droite péroniste était atteint : séparer la gauche du mouvement (autrement dit «couper la branche pourrie»), et précipiter la chute d’Héctor Cámpora. Celui-ci, loyal pourtant jusqu’au bout, n’offrira aucune résistance et mettra son mandat à disposition de Perón. Il n’avait jamais eu l’intention de s’opposer au général, et n’entendait aucunement s’accrocher à son poste. Mais la droite péroniste ne pouvait se contenter d’une simple démission. Elle avait besoin d’un renversement en bonne et due forme. D’une humiliation. Et pour cela, il fallait que la fête soit gâchée.

2ème partie : le jour J

          L’avion devant ramener Perón à Buenos Aires devait se poser le 20 juin en milieu de journée à l’aéroport international d’Ezeiza. Pour l’accueillir, ses sympathisants avaient prévu une immense tribune, qu’ils avaient située sur un pont de l’autoroute conduisant de l’aéroport à la capitale, dite «autoroute Ricchieri». Dès le matin, des milliers de gens arrivent, essentiellement de la province de Buenos Aires, mais aussi de tout le pays, pour assister à cet événement dont tout le monde pressent le caractère historique pour l’Argentine. Pensez : le retour, après dix-huit ans d’exil, d’un ancien président qui a marqué comme aucun autre avant lui, et aucun autre après, l’histoire politique du pays. Dans l’esprit de beaucoup, des vieux comme des jeunes, Perón représente la nostalgie des «jours heureux», d’une époque où la vie était plus facile pour les gens modestes que le grand leader avait pris sous son aile. Ces dix-huit années de gouvernement en grande partie dominé par les militaires n’ont pas peu contribué à idéaliser cette époque révolue, d’autant plus dans un contexte politico-économique fortement dégradé. Difficile de dire que ses successeurs de la «Révolution libertadora» ont tenu les promesses qu’ils avaient faites, en renversant Perón, de rétablir la démocratie et les libertés, rendre au pays son lustre d’antan et améliorer la vie de tous les citoyens Argentins. En 1973, l’Argentine est un pays exsangue, miné par la violence des conflits internes, son économie est chancelante, et la majorité n’a plus qu’un désir : voir dégager les militaires. Dans l’esprit de la plupart, seul un messie peut sauver le pays du chaos dans lequel il est plongé, et ce messie, c’est Perón.

          Entre deux et trois millions. C’est en général le nombre cité pour évaluer l’importance de la foule accourue ce mercredi 20 juin pour fêter le retour du fameux messie. Des militants, bien sûr, mais aussi et surtout, des gens ordinaires, des familles, des gens d’un même quartier, d’un même village, on vient là pour faire la fête, parce qu’on a l’impression d’une grande respiration possible, d’un renouveau, d’un espoir renaissant. C’est la vieille Argentine qui revient, celle dont les plus vieux se souviennent avec des trémolos dans la voix, l’Argentine prospère, celle où on trouvait du travail, celle où il était facile de se loger, celle où les petits étaient défendus, l’Argentine du «Père éternel», comme l’appelle avec un brin d’ironie le philosophe José Pablo Feinmann. Feinmann, on l’a vu dans la première partie, compare Perón au Godot de la pièce de Ionesco, ce personnage qu’on attend éternellement et qui ne vient jamais. Sauf que cette fois, Godot finit par arriver. On verra plus loin ce que cette différence, énorme, avec l’attente sans fin de Vladimir et Estragon, va entrainer de conséquences.

La tribune

          La ferveur est immense. Sur la tribune, le célèbre acteur et animateur de télévision Leonardo Favio chauffe la foule, déjà présente en masse bien avant l’arrivée de Perón. Soudain, vers l’arrière de la tribune, s’avance une énorme colonne de militants péronistes. Ce sont les jeunes des groupes Montoneros et des FAR (Forces armées révolutionnaires) qui, armés de grandes banderoles, veulent contourner l’estrade pour venir se placer aux premières loges au pied de la tribune et montrer au vieux leader qu’ils sont bien ses plus fervents supporters. A 14 h 29, on entend tout à coup des rafales de mitraillettes. C’est la panique. Tout le monde se met à courir dans tous les sens. Très vite, on compte de nombreux blessés. On commence à entendre des sirènes d’ambulances. Des cris. D’autres tirs. D’où viennent ces tirs ? Les premiers, de la tribune. A l’arrivée des jeunes révolutionnaires, des centaines d’armes sont sorties de leurs cachettes, et ont garni les mains de ceux présents sur la tribune. Ensuite, d’autres tirs, provenant d’une école située non loin de là, sur la gauche de la tribune. Et enfin, depuis les arbres compris entre ces deux zones. Le public est stupéfait, l’hébétude est totale. Personne n’y comprend rien. Favio, à qui l’on a confié le soin d’animer la manifestation, non plus, apparemment. Il lance des appels désespérés au calme, et tente de rassurer la foule. Mais il a l’air aussi paniqué et incrédule que la grande majorité du public. Les échanges de tirs vont se poursuivre une bonne partie de l’après-midi, jusqu’à la dispersion totale de la manifestation, qui se termine en drame. Perón, bien entendu, n’est pas venu. Son avion n’a même pas atterri à l’aéroport d’Ezeiza. Vu la tournure prise par les événements, sa garde rapprochée a préféré le faire atterrir à la base militaire de Morón, toujours en banlieue de Buenos Aires, mais 25 kilomètres plus au nord. La fête n’est pas finie : elle n’a tout simplement pas eu lieu. Selon les chiffres donnés par le journaliste Horacio Verbitsky dans son étude de 1985, l’échange de tirs aura fait 13 morts identifiés, et 365 blessés. Mais en réalité, on n’a jamais su exactement le nombre de victimes. Sans parler des arrestations, des participants emmenés on ne savait exactement où, ni exactement par qui, et encore moins dans quel but.

          A ce moment-là de la manifestation, très peu de gens ont une idée précise de ce qui a bien pu se passer. L’enquête d’Horacio Verbitsky permettra, bien plus tard, de lever le voile sur cette affaire et de répondre à bien des interrogations sur les très chaotiques circonstances du retour de Juan Domingo Perón. Nous en parlerons dans une troisième partie.
          Pour le moment, l’heure est à l’abattement. Les millions de personnes accourues pour célébrer le retour du «Père éternel» s’en retournent, la tête basse et remplie de questions. Citons de nouveau José Pablo Feinmann, qui était là ce jour-là et qui décrit la scène dans son livre :
«Revenir d’Ezeiza a représenté une douleur inextinguible. La nuit tombait et la foule immense marchait sur l’autoroute en regardant l’asphalte. Personne ne parlait. Le silence était assourdissant. C’était la plus gigantesque veillée funèbre de l’histoire argentine. Un hélicoptère nous a survolés et a annoncé que le général Perón allait bien, qu’il avait atterri à Morón et se dirigeait vers sa résidence de la rue Gaspar Campos (au nord de la capitale, NDLA). Quelques uns, pathétiques, applaudirent et crièrent même des « Vive Perón ! ». Peu, très peu. Les autres continuèrent d’avancer comme des zombies. Nous revenions vidés. On nous avait volé la fête. Parce que c’était cela auquel nous étions tous (plus de 2 millions de personnes) venus assister : à une fête. Pour voir et faire partie d’un événement unique, qui n’aurait plus jamais lieu.» (José Pablo Feinmann – Peronismo, filosofía política de una persitencia argentina – T2 – p.331 – Ed Planeta – Traduction PV)

          Nous étudierons dans une troisième partie la thèse du journaliste Horacio Verbitsky, qui a publié les résultats de sa minutieuse enquête sur ces faits dans son livre « Ezeiza », paru 12 ans après le drame. (Voir bibliographie succincte)

 

20 juin 1973 : le massacre d’Ezeiza

(NB. Les trois articles et l’interview qui composent ce chapitre de l’histoire argentine ont été publiés le 20 juin 2021, à l’occasion du 48ème anniversaire de l’événement décrit)

Il y a exactement 48 ans jour pour jour, avait lieu à Buenos Aires ce qui devait constituer la plus grande fête populaire de l’histoire politique argentine, et qui s’est transformée en une terrible et sanglante tragédie, prélude à l’une des plus féroces dictatures du XXème siècle.

Le 20 juin 1973, le général Juan Perón, qui avait présidé le pays de 1946 à 1955 avant d’être renversé par un coup d’état militaire, puis exilé et proscrit pendant dix-huit ans, était autorisé à rentrer. Deux mois auparavant, son représentant, Héctor Cámpora, a été élu président de la république. Mais dans l’esprit de l’immense majorité des Argentins, le seul vrai président, c’est Perón. Dans un pays en proie au chaos, au bord de la guerre civile, il est attendu comme le messie, seul capable de rétablir l’ordre et la prospérité.

Pour célébrer son retour, ses partisans organisent une vaste manifestation d’accueil, à côté de l’aéroport international de la capitale fédérale, l’aéroport d’Ezeiza. S’y rendent entre deux et trois millions d’Argentins. Mais rien ne va se passer comme prévu.

Dans chapitre, nous étudierons tout d’abord, brièvement, le contexte politique de l’époque. Puis nous examinerons plus en détails les faits qui se sont déroulés précisément le 20 juin, ainsi que les causes qui ont conduit au déchainement de violence gâchant la fête. Enfin, nous donnerons à lire le témoignage que nous avons recueilli auprès de Manuel Silva, qui avait 22 ans en 1973 et était présent sur les lieux de la manifestation.

 

BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE

Verbitsky, Horacio – Ezeiza – Ed. Contrapunto – 1985

Feinmann, José Pablo – Peronismo, filosofía de una persistencia argentina (Tome II) –  Ed. Planeta – 2011

Rouquié, Alain – Le siècle de Perón – Chapitre 3 : l’exil et le royaume – Ed. du Seuil – 2016

Novaro, Marcos – Historia de la Argentina, 1955-2010 – Chapitre 5 : Du « printemps des peuples » à l’empire de la terreur – Ed. Siglo veintiuno – 2011

Lafage, Franck – L’Argentine des dictatures – Chapitre IV : l’Argentine des années aveugles, 1966-1976 – Ed. L’Harmattan – 1991

Robin, Marie-Monique – Escadrons de la mort, l’école française – Ed. La Découverte – 2004 (Voir également en vidéo)

EN VIDEO

L’excellent et complet documentaire présenté par Román Lejtman, datant de 2011, tiré de la série « Documenta ». Tout en images d’archives et en témoignages de participants à l’événement, notamment le militant de la Jeunesse péroniste Jorge Taiana, les écrivains Martín Caparrós et Eduardo Anguita, ainsi que le journaliste Eduardo Tarnassi.

Le documentaire de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, qui dévoile les relations étroites entre certains officiers d’Indochine et d’Algérie et l’Armée argentine, ainsi que leur rôle de « conseillers en guerre anti-subversive ».

AUDIO

Un épisode de la série radiophonique « Historias de nuestra historia » sur Ezeiza. Par l’historien Felipe Pigna.