Un roman à contre-courant

Veronica Balda est une journaliste qui anime un des programmes de radio les plus écoutés de la matinée. Un jour, elle apprend une nouvelle qui va changer le cours de sa vie : une jeune femme est tombée depuis le cinquième étage d’un immeuble du quartier de Recoleta, à Buenos Aires. L’appartement appartient à un dirigeant en vue de l’industrie agro-alimentaire, et la mort de la jeune femme est bien plus qu’un simple fait divers. Veronica sait qui elle est, car il existe entre elles deux un lien étroit et secret. A mesure que se déroule le roman, le lecteur lira différentes versions des faits, découvrant ainsi qu’un récit peut être multifacettes et subjectif, parsemé d’artifices et de présupposés.

Voici pour une brève présentation du dernier roman, La muerte ajena, de Claudia Piñeiro, autrice argentine de déjà 11 romans et 6 pièces de théâtre. J’en ai déjà parlé ici, à propos d’un de ses romans porté à l’écran pour une série Netflix, «les veuves du jeudi».

Couverture du livre « La muerte ajena ». (Alfaguara Editeur)

Mes goûts littéraires n’ont naturellement qu’un intérêt relatif, étant tout personnels, mais Claudia Piñeiro, que j’ai découverte finalement assez récemment, alors que son premier roman date de 2005, est depuis une de mes autrices préférées. J’ai dévoré tous ses romans dans les deux années qui viennent de s’écouler.

Ce dernier roman prend une dimension supplémentaire dans le contexte du virage à l’extrême-droite ultra-libérale pris par l’Argentine depuis 2024 avec l’arrivée au pouvoir de Javier Milei. Car à travers ce fait divers tragique, il aborde différentes facettes de ces nouvelles sociétés s’établissant – ou se ré-établissant – sur des principes réactionnaires. Et pas seulement en Argentine, hélas.

La jeune victime était une escort-girl, courtisane de luxe au service d’un riche et puissant dirigeant industriel. Sa position privilégiée lui fait découvrir certains secrets inavouables, et c’est ce qui la conduira à sa perte.

L’habileté de Claudia Piñeiro, c’est de faire conduire son récit par trois personnages différents, qui vont délivrer trois versions très éloignées de ce fait divers. Nous donnant à réfléchir sur la notion d’objectivité en matière de récit journalistique, en montrant que la vérité des faits ne résiste jamais à la subjectivité, voulue ou subie, de celui ou celle qui prétend la délivrer.

Mais le roman permet d’aborder bien d’autres aspects des sociétés modelées par la vague néo-conservatrice en cours.

Un des autres sujets du livre est l’exploitation du corps féminin, et de l’hypocrisie régnante au sein des milieux les plus conservateurs et patriarcaux : on défend une supposée liberté des femmes à vendre leur corps (chez nous, un député du RN propose même de rouvrir les bordels), mais on prétend leur interdire, par exemple, d’interrompre leur grossesse.

Le roman contient également en filigrane (filigrane bien visible, néanmoins !) une critique directe des thèses réactionnaires tellement en vogue actuellement. Voici par exemple la description que Claudia Piñeiro, par la voix de la victime elle-même, se livrant peu avant sa mort à une journaliste de la presse écrite, fait des idéologues néo-conservateurs. Le jeune femme assistait, en tant que courtisane de luxe accompagnant son client huppé, aux réunions du mouvement «Pour la Patrie en danger» (Por la patria en peligro, titre derrière lequel il n’est pas difficile de voir une allusion à La Liberta Avanza, parti de Milei).

En assistant à ces réunions, j’ai commencé à comprendre leur projet, et ça me faisait peur. Avec le plus grand naturel, ils disaient des choses comme «Il n’y a pas : pour que ce pays soit viable, il y a des gens à supprimer». Au début je pensais qu’ils plaisantaient, mais non, ils parlaient sérieusement, je vous le garantis. Ils disaient aussi «est-ce que c’est de notre faute si les pauvres ont plus d’enfants qu’ils ne peuvent en nourrir ? Pourquoi est-ce que nous devrions payer pour leur manque de prévoyance ?» Un jour ils ont invité un sociologue de je ne sais plus quelle prestigieuse université. Le type se déclarait contre l’avortement et même contre la contraception, mais insistait sur le fait que si on ne limitait pas les naissances dans les quartiers populaires, la démocratie serait contrôlée par des gens incultes, incompétents, juste parce qu’ils sont la majorité. Terrifiant, non ? Ce qu’ils avançaient pour sauver la partie, c’était tout ce que mon père rejetait : l’université payante, la privatisation de la santé, la culture comme ennemi principal, le retrait de l’État de toute activité non rentable, rejet de toute mesure impliquant une redistribution des richesses. Et conservatisme maximum pour tout ce qui a trait aux droits des femmes et des minorités, prônant le retour de la femme « à sa place, celle qu’elle a abandonnée et que maintenant elle regrette ». « La femme que nous voulons, pas cette inutile qu’elle est devenue ». (La muerte ajena, p. 169-170. Traduction PV)

Voilà qui doit vous rappeler quelque chose. Sinon, il ne vous reste plus qu’à aller faire un tour sur Cnews.

Hélas pour les non hispanisants, il va falloir attendre un peu avant de pouvoir lire ce dernier roman de Claudia Piñeiro, pas encore traduit. Mais en attendant, je ne saurais trop vous conseiller quelques autres livres de la même autrice. On a déjà parlé des Veuves du jeudi, mais il en existe à ce jour quatre autres traduits en français, tous chez Actes Sud :

Elena et le roi détrôné
Bétibou
A toi
Une chance minuscule

(Je vous ai mis les liens vers le site Babelio, sur lequel vous trouverez couvertures et résumés).

En ces temps où la fake news et le mensonge tiennent lieu de vérités politiques, ce dernier roman de Claudia Piñeiro tombe à point nommé pour remettre certaines pendules journalistiques à l’heure. Et mettre en relief la profonde hypocrisie, et l’escroquerie, que constitue le discours néo-conservateur qui, malheureusement, semble pourtant tout emporter sur son passage y compris dans les classes populaires, aujourd’hui et à peu près partout dans le monde.

Un joli décryptage des forces médiatiques à l’œuvre, en Argentine et ailleurs, pour assurer un pouvoir définitif aux classes dominantes, par le contrôle exclusif des moyens d’information, devenus de purs canaux de propagande.

Pour les hispanisants, La muerte ajena a été publié chez l’excellente maison Alfaguara.

Claudia Piñeiro

Pibas, livre vert du féminisme argentin

          Il y a quelque temps, une amie, qui connait mon intérêt pour tout ce qui se passe en Argentine, d’une part, et pour les idées progressistes d’autre part, m’a offert un curieux petit livre au titre on ne peut plus argentin «Pibas» (gamines, en espagnol de là-bas).
          Il est l’œuvre d’une française, Marie Audran, qui est allée à La Plata (une ville située à une soixantaine de kilomètres au sud de la capitale, Buenos Aires). Elle y a rencontré des jeunes de 13 à 20 ans, au moment où la bataille législative sur la légalisation de l’avortement battait son plein au Congrès de la Nation.
          Elle en a ramené une suite d’entretiens avec des filles, mais aussi des garçons, dans lesquels ils/elles livrent leur vision de la société argentine , de son futur, et des espoirs qu’ils/elles fondent sur leurs propres capacités à faire changer les choses, dans un pays miné par les divisions politiques, le conservatisme, le populisme et la corruption des élites.
          Marie Audran entrecoupe les comptes-rendus de ces entretiens de mises en contexte utiles pour le lecteur étranger qui ne connaitrait pas, ou superficiellement, l’Argentine. Elle présente les diverses associations féministes, comme celles des HIJXS (Filles et fils pour l’identité et la justice et contre l’oubli) issue de celle des «Grands-mères de la place de Mai», luttant pour retrouver les enfants volés de la dictature, les associations d’élèves (centres étudiants), ou le collectif «Socorristas en red» (secouristes en réseau), qui accompagne les femmes devant se faire avorter. Elle rappelle l’héritage de la dictature militaire de 1976-1983, et le positionnement politique des trois derniers gouvernants du pays, Nestor et Cristina Kirchner et Mauricio Macri.
          Tout au long du livre, on suit le cheminement intellectuel d’une douzaine de jeunes, dans le rapport qu’ils entretiennent avec la société dans laquelle ils vivent, et comment ils aimeraient la voir changer vers plus de solidarité, d’humanisme et d’égalité, que ce soit de classes ou de genres.

Quelques extraits, tirés des entretiens.

« Je n’ai jamais rien lu sur le féminisme, mais des choses réelles me sont arrivées, des choses que j’ai vécues dans ma chair. (…) Je me rappelle (….) d’une fois dans le bus, d’une femme qui était avec son petit garçon qui n’arrêtait pas de pleurer. Elle lui a dit «Mais arrête, tu ressembles à une fille». Et moi j’ai pensé «Quoi ? Je ne comprends pas… C’est n’importe quoi…» Ensuite, un homme âgé est monté avec une petite fille qui avait l’air d’être aussi l’enfant de cette femme. Ils faisaient des chatouilles à la petite fille. Le petit garçon a commencé à frapper la fille et l’homme a rigolé et a dit «Ah ah ! Ni una menos !» (Plus une en moins, slogan féministe contre les féminicides, dérivé de l’autre slogan « pas une morte de plus » NDLA) et il a fait semblant de la frapper. Je ne suis jamais descendue du bus aussi énervée. Ma journée était gâchée. Cette scène, je l’ai vue. Je me suis demandé comment ça devait être chez eux s’ils font ça dans le bus. Sans honte. »
Vicky, 13 ans.

« Aujourd’hui, il est temps que les femmes soient maîtresses de leur corps. Ni Macri (Mauricio Macri, président de l’Argentine à l’époque de l’entretien. NDLA) ni le Pape ne pourra freiner la vague féministe qui parcourt le monde.»
Ornella, 24 ans

« Moi, j’ai l’impression qu’on est la nouvelle génération. On se forme : en nous organisant, en allant à des réunions, en nous politisant et en portant les débats dans nos sphères respectives, dans nos écoles, on essaie d’inclure d’autres personnes à tout ça. Pour les temps à venir, on doit tout améliorer dès maintenant. S’impliquer dans les problématiques de la société et pas seulement dans celles de l’école, ne pas rester les bras croisés, mais être de vrais acteurs de ce qui est en train de se passer.»
Marcos, 18 ans.

« Du coup, tu ressens plus d’empathie pour les autres. Tu ne laisses pas quelqu’un se faire insulter devant toi. A chaque fois que quelqu’un fait un commentaire machiste, les pibas lui disent : « Eh ! Ta gueule ! ». Avant, les mecs parlaient mal et étaient morts de rire. Aujourd’hui, je m’en rends plus compte et je fais plus attention. »
Araceli, 19 ans.

« Il y avait une question qui commençait à nous traverser l’esprit – on avait entre 12 et 13 ans –, c’était pourquoi on nous criait des trucs dans la rue, ou qu’on se sentait mal à l’aise à cause de la présence d’un homme en se promenant. Ça, ça n’arrivait pas à mon frère. Tu te mets à faire ces petites comparaisons de la vie quotidienne. Aucune femme n’aime qu’on lui crie des choses dans la rue, mais ça nous arrivait à toutes. On commençait à se poser des questions : « Pourquoi un type pense qu’il peut se permettre de me crier ça ? » Quand tu as 12, 13, 14 ans, ce que tu penses, ce n’est pas « fils de pute », non, tu ne penses pas ça : tu te sens coupable. C’est en tout cas ce qui m’arrivait à l’époque, puis je m’en suis libérée. Me rendre compte à 13 ans que je n’étais pas coupable de cette situation. Ça a été un vrai déclencheur. Moi, 13 ans, victime de harcèlement de rue. J’ai mis plus de temps pour relier ça à des situations où le corps est considéré comme un objet. Je ne le remarquais pas directement. Je ne le reliais pas avec le regard que les hommes ont sur nos corps. »

« Pour moi, ça a été incroyable. Comme quand les choses commencent à avoir du sens. Tu vis dans un monde où tout semble être établi et d’un coup tu commences à faire des liens. Et ça a été comme ça avec tous les sujets. »

« Quand tu es ado et que tu commences à faire tous ces liens et à te rendre compte que ton corps est politique, il se passe quelque chose de très beau. »
Marina, 18 ans.

« … ils nous mettent des barrières, et nous, on saute par-dessus. »
Helena, 18 ans.

« Nous sommes tous des êtres politiques. Nous nous révolutionnerons toujours. Moi, je me suis révolutionnée. C’est sûr. Petit à petit, j’ai découvert ce que je pensais vraiment, car tout ce que je racontais avant, tout ce qu’on m’avait inculqué et tout ce que j’avais entendu de mes parents ou à l’école, tout ce que je pensais acquis a été bouleversé. Tout s’est retrouvé sens dessus dessous. »
Mercedes, 17 ans.

En complément :

Cualca fractal, la chaine youtube de l’humoriste féministe Malena Pichot.
https://www.youtube.com/channel/UCLy9QLv0obCtnYIR0bKJ37A

Site de la revue féministe argentine en ligne « Anfibia »
http://revistaanfibia.com/

(Références citées dans le livre)