Le compositeur Argentin aurait eu 100 ans hier, 11 mars 2021. Les célébrations, hommages et rétrospectives ne manqueront pas, sur la toile et partout ailleurs, vous pourrez vous y reporter avec bénéfice si le sujet vous intéresse. Nous ne sommes pas pour notre part des spécialistes du tango, et n’avons pas eu l’occasion de suivre de près la carrière de ce compositeur décédé il y a près de 30 ans, en 1992. Il nous a paru néanmoins intéressant, à titre d’hommage, de reproduire quelques extraits de l’excellent article que lui consacre aujourd’hui le quotidien en ligne Pagina/12, par le truchement d’un des journalistes radio qui l’avaient interviewé à Rosario en 1982, Pablo Feldman.
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(Extrait de l’article de présentation de Pagina/12. Traduction PV)
Il est né à Mar del Plata le 11 mars 1921 et a grandit à New York, où son père lui a offert son premier bandonéon. Il a voyagé en Europe où il a suivi des études d’harmonie, de musique classique et contemporaine. Il s’est finalement lancé dans le tango en commençant par faire des arrangements pour Anibal Troilo, puis en révolutionnant le genre, sous les critiques acerbes de la vieille garde, pour être finalement reconnu par les jeunes générations du monde entier. Astor Piazzolla est un des compositeurs contemporains les plus emblématiques, en même temps qu’une des grandes icônes argentines. L’hiver 1982, au moment de la défaite des Malouines et dans un pays encore loin de voir poindre le retour à la démocratie, Piazzolla débarqua dans la ville de Rosario pour y donner un concert au Théâtre de la Comédie. Trois jeunes journalistes de radio l’approchèrent pour lui demander une interview, et à leur grande surprise, il accepta. Presque 40 ans après, l’un d’entre eux, en hommage au centenaire de sa naissance, en a retrouvé l’enregistrement, l’a retranscrit et nous le livre pour faire revivre un Piazzolla précis, sérieux, râleur et cosmopolite. Comme si le temps n’avait pas passé.
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(Extraits de l’interview de Pablo Feldman en 1982. En italique, notes du rédacteur de ce blog)
C’était un froid samedi après-midi à Rosario. Le Théâtre de la Comédie recevait Astor Piazzolla et son quintet pour deux concerts. Il y avait encore des émissions consacrées au tango sur les chaines radio, et un de leurs animateurs me lança un défi : «Va donc faire un reportage sur Astor Piazzolla, je suis sûr qu’il sera ravi de t’accueillir», me dit-il ironiquement, sachant parfaitement combien le musicien renâclait à accorder des interviews.
Ils y vont finalement à trois, et rencontrent le représentant d’Astor, Atilio Tallin.
«Je vais voir ce qu’en pense Astor, vous avez de la chance, il fait une pause pendant qu’on accorde le piano». (…) Cinq minutes après… «Venez, les gars», a-t-on entendu depuis l’obscurité de l’arrière-scène. Nous nous sommes avancés quasi à tâtons pour nous retrouver dans une petite pièce mal décorée, avec un canapé trois places, une table basse et deux chaises. C’est là que se trouvait Astor Piazzolla, qui nous a lancé aussitôt que nous sommes entrés : «Bon, jeunes gens, allons-y, car j’ai du boulot».
L’interview commence après une courte séance de photos.
Quels sont les courants musicaux qui ont influencé la musique que vous jouez aujourd’hui ?
Au départ, tous. J’ai étudié très sérieusement la musique. J’affirme que la musique doit s’étudier comme la médecine, l’ingénierie ou l’architecture, ces professions «importantes». Beaucoup de gens pensent que la musique est un métier mineur, ils se trompent, la musique est un processus d’apprentissage long, après, si Dieu t’a donné le don de la création ou de l’interprétation, c’est autre chose, parce que sans ça, tu peux étudier autant que tu veux, ça ne sert à rien.
(…)
Que pensez-vous des musiciens qui ont marqué l’histoire ? Carlos Gardel par exemple ?
Établissons une échelle de 1 à 10 points, et déroulons ça sous forme de «ping-pong». Gardel : 10 points. Pour moi, il restera le plus grand.
Les Beatles ?
10 points. Pour leur style et l’influence qu’ils ont eu sur la jeunesse du monde entier.
Les poètes du tango ?
10 points aussi, en commençant par Discépolo, Manzi, Contursi, Cadicamo, Catulo Castillo, les frères Espósito, Horacio Ferrer et Eladia Blazquez, se sont des gens qui ont fait beaucoup pour la poésie et le tango.
Changeons de « domaine ». Perón ?
0 point.
Ricardo Balbín ?
0 point.
Les dirigeants politiques d’aujourd’hui ?
0 point. Je les déteste tous.
La jeunesse argentine ?
Eh bien, c’est l’avenir, une obligation que nous avons, un devoir de nous adresser à eux, les jeunes. Ce sont les seuls qui me rendent heureux, parce que s’ils n’écoutaient pas ma musique, elle ne servirait à rien. (…) Les jeunes, ceux qui pensent, qui vont de l’avant, ce qui n’est pas seulement le mouvement de Piazzolla, mais celui de tout un groupe de musiciens, de peintres, d’écrivains qui font des choses importantes et que vous avez le devoir de suivre.
C’est pour cela que vous invitez à vos côtés des musiciens jeunes, comme votre fils ou Tomas Gubisch, qui avait moins de 20 ans quand il a commencé à jouer avec vous ?
Bien sûr. Je n’aime pas être entouré de vieux. Ainsi, je me sens jeune moi-même. Vous savez pourquoi je préfère les jeunes ? Parce que les vieux sont fatigués, sans enthousiasme. Et ne parlons pas du tango : ils ont les pieds dans la glaise. Tandis que les jeunes sont branchés sur 200 volts. Comme moi.
(…)
Il vous est arrivé de jouer gratuitement dans le métro parisien.
Oui, la Mairie avait recruté des musiciens et des artistes qui travaillaient là à ce moment-là.
Cela ne pourrait pas arriver en Argentine ?
Il faudrait : rendre l’art, la musique, plus accessibles à tous. Cela arrivera un jour. Là, c’était pour l’inauguration de la station Auber, une station de quatre étages. Il y a eu plus de 5000 personnes, sans compter ceux qui passaient par là, et ils écoutaient tous avec respect et amour. Ce fut une expérience extraordinaire, je me souviens qu’à ce moment-là je débutais à l’Olympia avec Georges Moustaki, et on s’est précipité à Auber parce qu’on ne voulait pas rater cela. Ce serait bien d’organiser un truc comme cela à Buenos Aires, ou dans une autre grande ville.
Quelle personne a eu le plus d’influence sur votre vie ?
Sans conteste ma professeure à Paris en 1954, Nadia Boulanger. Elle a été quasiment ma seconde mère. Elle m’a changé du tout au tout. Le Piazzolla qui est revenu en 1955 à Buenos Aires a révolutionné tout le tango, enclenché le grand mouvement qui était devenu nécessaire. C’est toujours difficile pour un peuple d’accepter le changement, et j’ai changé les choses, surtout en ce qui concerne cette « religion » du tango.
Pour finir, quelle opinion avez-vous… d’Astor Piazzolla ?
Eh bien… je suis quelqu’un de sincère, de respectueux. Je n’ai pas de respect pour les choses qui n’en valent pas la peine. Je n’ai pas la langue dans ma poche. Beaucoup de gens ont peur de dire ce qu’ils pensent, moi je n’ai pas peur, je ne suis pas un lâche. Si un jour je dois quitter le pays, parce qu’un Général l’aura décidé, je partirai. Mais mon avantage, c’est que le Général finira par disparaitre, et que ma musique, elle, restera.