Aujourd’hui 24 mars, on commémore en Argentine, comme chaque année, le triste anniversaire du coup d’état de 1976, qui a marqué le début d’une dictature militaire sanglante qui a duré sept ans.
De nombreuses manifestations ont lieu dans tout le pays, et sont l’occasion également pour de nombreux mouvements de gauche de marquer leur opposition à la politique ultra-libérale du président Javier Milei.
Ce 24 mars 2025, à Buenos Aires (Vidéo Benito R.). Le grand tifo présente les photos de disparus de la dictature.
Pour tenter de lancer un contrefeu, le gouvernement s’est saisi d’une vidéo opportunément réalisée par un historien d’extrême-droite, Agustín Laje, connu pour ses prises de positions polémiques : trumpiste, antiféministe, homophobe, anti-avortement et complotiste. (Allez voir ses vidéos sur Youtube, vous allez comprendre, même si vous ne parlez pas espagnol : rien que les titres, déjà…).
Cette vidéo, qui dure 20 mn et a été reproduite par le quotidien La Nación, est intitulé «La mémoire complète» et j’ai donc pu la visionner.
On y voit l’écrivain assis sur un fauteuil, dans une pièce richement décorée qui ressemble à une grande salle à manger officielle, ornée d’un drapeau argentin. Il parle face caméra, mais la vidéo est essentiellement illustrée d’images d’archives.
Dans ce petit film, l’historien développe les théories généralement reprises par les défenseurs de la dictature :
1. Les vrais responsables sont les mouvements révolutionnaires qui, tout au long des années 70, ont commis de nombreux attentats meurtriers dont les victimes n’ont jamais été dûment reconnues.
2. La répression d’état avait commencé avant 1976 : dès 1973 et le retour de Juan Perón au pouvoir, l’État a mené une campagne de répression et de disparitions, à travers la sinistre «Triple A» (Alliance anticommuniste argentine) fondé par l’éminence grise de Perón, José López Rega. Campagne poursuivie après la mort de Perón en 1974 par sa vice-présidente, qui n’était autre que sa femme, María Estela Martínez. Cette répression serait aujourd’hui niée, ou à tout le moins occultée, par la gauche argentine, pour en protéger les acteurs.
3. Les militaires ont certes eux aussi commis des crimes, mais ceux-ci ne seraient donc qu’une conséquence de la véritable guerre civile engagée par les révolutionnaires.
4. Le chiffre de 30 000 disparus est fantaisiste et a été inventé par les gauchistes pour gonfler artificiellement les crimes de la dictature.
5. Les enseignants argentins (tous gauchistes) endoctrinent nos enfants en leur cachant sciemment la vérité. (Agustín Laje, né en 1989 et qui n’a donc pas connu la dictature, se dit victime de cet endoctrinement, qu’il aurait vaincu en enquêtant lui-même sur les faits et ce bien qu’on ait tout fait pour l’en dissuader et lui mettre des bâtons dans les roues).
Tout ce qu’il dit n’est pas totalement dénué de vérité. Les années 70 ont été en effet marquées par de nombreux attentats, et l’éclosion de divers mouvements révolutionnaires, souvent soutenus et entrainés par le régime cubain, dont ils revendiquaient la doctrine.
Mais on ne peut pas, comme le fait pour le moins légèrement Laje, les dissocier de tout contexte : de 1966 à 1973, l’Argentine était déjà gouvernée par une dictature militaire, d’une part, et d’autre part le retour au pouvoir de Juan Perón, largement soutenu par les mêmes mouvements révolutionnaires plus ou moins marxistes, avait été pour eux une immense déception : Perón non seulement les avait désavoués, mais, revenu de l’Espagne franquiste où il était en exil, il les avait sévèrement réprimés à travers, donc, la Triple A d’obédience fasciste.
Laje, qui a donc parfaitement raison de souligner cette répression péroniste antérieure à la dictature, prétend que les méfaits de la Triple A seraient occultés par la gauche actuelle. Ce qui est factuellement faux. De nombreux intellectuels péronistes ont documenté cette période en relevant le caractère fasciste du gouvernement de l’époque.
Le nombre de disparus a toujours fait l’objet de polémiques. Laje cite le chiffre officiel retenu par la commission d’enquête de la CONADEP (commission nationale des disparus) en 1985 : 8961 disparus. Et celui du secrétariat aux droits de l’homme : 7300. Ces chiffres sont exacts, mais ne comptabilisent naturellement que les disparitions officiellement établies et documentées. De nombreuses autres, comme souvent dans ces cas-là, ont été purement et simplement passées sous silence, faute de documentation. Laje cite un certain Luis Labraña, ancien révolutionnaire, qui prétend être l’inventeur du chiffre de 30 000, chiffre qui aurait été choisi au hasard pour impressionner et attirer davantage de soutiens européens. Des propos qui n’engagent pourtant que Luis Labraña lui-même, il faut donc le croire sur parole. Le véritable chiffre se situerait plutôt entre les deux, comme souvent. Mais les chiffres officiels sont très certainement sous-évalués.
Quant à l’accusation d’endoctrinement généralisé, elle relève du complotisme habituel de l’extrême-droite. L’existence d’une conspiration globale du milieu enseignant pour ne délivrer qu’une version tronquée de la réalité historique ressort du plus pur fantasme. Au contraire : le débat sur le partage des responsabilités dans le drame vécu par l’Argentine a toujours été très vif, de même que la critique de dirigeants révolutionnaires comme Mario Firmenich ou Roberto Santucho. Même si, par ailleurs, la condamnation de la violence d’état menée par les militaires n’a jamais été contestée que par des mouvements révisionnistes et, pour la plupart, nostalgiques de la dictature.
A ce sujet, Laje critique ce qu’il appelle «la théorie du démon unique . Référence à ce que l’écrivain Ernesto Sábato, président de la commission d’enquête de 1985, avait appelé «théorie des deux démons». A savoir : à la violence révolutionnaire a répondu la violence d’état. Une théorie très critiquée par de nombreux historiens car mettant au même niveau ces deux violences. Or, il est tout de même difficile de mettre en parallèle une violence qui s’en prend à des cibles d’état, pour la plupart policières ou militaires, et une violence qui s’en prend indistinctement aux citoyens, avec les moyens de l’État. Les mouvements révolutionnaires ont effectivement commis des attentats et des assassinats, parfois de manière totalement irresponsable et contre-productive, plongeant des familles entières dans le deuil. Mais les militaires au pouvoir entre 1976 et 1983, eux, avaient fait de TOUS les citoyens des suspects, voire des ennemis potentiels de la nation, et parmi les personnes arrêtées, torturées, exécutées, ou disparues, se trouvaient de nombreux innocents.

Personne ne contestera à Laje le mérite de revenir sur certaines vérités difficilement contestables. Mais le ton complotiste de la vidéo trahit son objectif premier, inlassablement poursuivi depuis les premiers procès contre les militaires tortionnaires : diluer, minorer les responsabilités en les partageant. L’Allemagne et l’Italie aussi, dans les années 70, ont été victimes d’attentats de la part de mouvements révolutionnaires. Elles n’en sont pas devenues pour autant des dictatures sanglantes.
Pour Milei et ses partisans, cette vidéo est une bénédiction, en ce jour de commémoration. Elle vient à point nommé pour alimenter la petite musique jouée en coulisses par tous les nostalgiques de la dictature (et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense) : il serait temps de rendre justice aux militaires.
D’ici à ce que la commémo devienne une célébration, il n’y a plus tellement loin. J’en parlais ici il n’y a pas longtemps : le gouvernement a déjà attaqué l’existence même du Centre de la mémoire, établi dans l’enceinte de L’École de mécanique de la Marine, ancien centre de torture. Un travail de sape qui ne fait que commencer. Sous couvert de délivrer une histoire plus «complète», il s’agit bien avant tout, de relativiser les crimes de la dictature.
En 1936 en France, un slogan circulait parmi les milieux les plus à droite : «plutôt Hitler que le Front populaire». En Argentine, même musique avec un texte plus adapté : «Plutôt Videla que Che Guevara».
Allez, tous à la manif : c’est à 16 h 30 sur la Plaza de mayo à Buenos Aires. 20h30 chez nous.
