Hier soir, comme annoncé, la chaine parlementaire LCP a diffusé le documentaire de François -Xavier Freland «Javier Milei, le président à la tronçonneuse».
L’objectif du réalisateur était de nous expliquer, à nous Français souvent très perplexes vis-à-vis de la politique sud-américaine en général, et argentine en particulier, les raisons de l’élection de ce président autoproclamé antisystème, ultra-libéral (et même libertarien), qui pendant sa campagne électorale promettait de dynamiter l’état et de mettre fin non seulement à la crise économique latente depuis près d’un siècle, mais également à la «caste» politique qui l’entretenait soigneusement, selon ses dires.
Le documentaire s’étale relativement peu sur la jeunesse de Milei, rappelant simplement qu’il était un élève plutôt turbulent et clownesque, plus habitué aux derniers rangs qu’aux premiers.
Il s’attache plutôt à interroger d’une part les différents acteurs et partisans de son projet, et d’autre part quelques-uns de ses plus virulents détracteurs.
C’est là qu’à mon sens, le documentaire pêche un peu (et même pas mal) par complaisance. Ou par déséquilibre. D’un côté, des idéologues affirmés, comme Manuel Adorni et Agustín Laje, interrogés dans des cadres formels et dont on laisse dérouler le discours bien huilé sans leur opposer la moindre question un tant soit peu gênante, de l’autre, de simples électeurs, peu habitués au micro, et auxquels on ne consacre au mieux que quelques minutes en passant, chez eux, dans la rue ou sur leur lieu de travail. Seuls deux vrais opposants politiques sont interrogés. L’un, député «kirchneriste» (du nom des anciens présidents péronistes) auquel on n’offre que deux modestes et très courtes apparitions, et l’autre, opposant de gauche radicale (Juan Grabois) dont on dit qu’il porte un mouvement fort, quand celui-ci, très clivant, n’a obtenu que 6% à la dernière présidentielle, et a pratiquement disparu du paysage médiatique argentin actuel.
L’intérêt principal aurait pu être l’interview final du président lui-même. Malheureusement, celui-ci a été contrôlé de très près par sa cellule de communication. Le réalisateur a dû se conformer aux exigences de celle-ci : lieu neutre, plan totalement fixe, interrogateur invisible (et à peine audible), procurant au président une totale maitrise de l’interview et lui permettant de jouer un rôle de composition, celui du type posé et réfléchi énonçant ses idées avec calme et componction, qualité qui ne sont pas précisément celles qu’on retrouve le plus souvent chez ce personnage volontiers emporté et instinctif.
Le choix du fil rouge (un avocat de La Plata, électeur de Milei) est à ce sujet significatif. François-Xavier Freland, a visiblement cherché un point d’équilibre en faisant de ce personnage «son ami et son guide» tout au long de son enquête. Roberto, l’avocat en question, n’est pas un militant de «La libertad avanza», le parti de Milei, et, même s’il s’affirme toujours prêt à voter pour lui, garde ses distances par rapport au personnage. Et le réalisateur ne manque pas d’interroger les parents de Roberto, des vieux péronistes qui font partie de ces retraités, principaux malmenés par la politique de Milei.
Le documentaire passe un peu trop rapidement sur les effets réels de cette politique sur la vie quotidienne des Argentins. Tant au plan positif qu’au plan négatif, d’ailleurs : les conséquences macro et micro économiques sont survolées, pour s’attarder principalement sur l’idéologie qui en est le moteur : l’antiétatisme, la religion du libre-échange, et le conservatisme culturel.
Le parallèle avec une période similaire aurait été intéressant à creuser. En effet, entre 1990 et 2000, un des modèles de Milei, Carlos Menem (un péroniste de droite !), était au pouvoir. Cette période est retracée, mais uniquement sous l’angle idéologique. Angle renforcé par l’interview d’un des fils de Menem, Martin, grand supporteur de Milei. Or, cette période, où peu ou prou la même politique que celle de Milei aujourd’hui a été mise en œuvre, a conduit à un désastre économique avec pour point culminant des émeutes de la faim, en décembre 2001. Ce qui n’est absolument pas mentionné ici.
Heureusement, le débat qui a suivi la diffusion du documentaire est opportunément venu éclairer ce regard, de mon point de vue, un peu trop distant et froid du réalisateur, visiblement soucieux de ne pas prêter le flanc à une éventuelle critique sur son manque d’objectivité.
Et ce notamment grâce à deux des invités, fins observateurs du monde sud-américain : Celia Himelfarb , économiste et maîtresse de conférences à l’IEP de Grenoble, auteure de plusieurs ouvrages sur l’Argentine, et Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la fondation Jean-Jaurès.
Ceux-ci ont évoqué avec beaucoup plus de précision que le documentaire les forces et les faiblesses de l’économie argentine, une économie grevée par une dette abyssale que les gouvernements reconduisent de mandat en mandat, celui de Milei compris puisqu’il continue d’emprunter au FMI et, récemment, est allé toquer à la porte de Donald Trump pour quémander quelques milliards supplémentaires. Celia Himelfarb, notamment, a insisté sur les conséquences de cette politique ultra-libérale : une incontestable victoire sur l’inflation, certes, mais au prix d’une inégalité et d’une pauvreté croissante. Des conséquences que les Argentins commencent à ressentir, entamant le crédit d’un gouvernement qui, selon Jean-Jacques Kourliandsky, ne devrait pas obtenir de majorité lors des prochaines élections législatives du 26 octobre. Ils ont eu bien du mal, ceci dit, à en placer une face à un autre invité, très inattendu dans un tel débat : Louis Sarkozy. Dont la présence n’était pas illégitime, puisqu’il avait eu, lui aussi, l’honneur d’interviewer Milei. On ne s’étonnera pas, naturellement, d’apprendre que le fils de notre ancien président a passé le débat à faire un éloge enthousiaste du président argentin, dont il regrette juste qu’on «ne lui laissera probablement pas le temps de réussir».
Face à lui, le sénateur communiste Pierre Ouzoulias replacera lui aussi le débat dans son contexte idéologique, soulignant la montée générale des idées d’extrême-droite dans le monde, un « proto-fascisme » converti à l’ultra libéralisme, et « messianique », dont les leaders, à l’image de Trump (et Milei, très croyant), se prétendent adoubés par Dieu lui-même et réfutent l’idée même de démocratie, jugée contraire aux desseins divins.
Un débat bien plus intéressant, finalement, que le documentaire lui-même. Malgré, comme c’est hélas trop souvent le cas dans ce genre d’émission, les interventions intempestives de l’animatrice qui, maitrisant peu son sujet, avait une forte tendance à ramener le débat à des propos de comptoir.