Un criptogate ?

Le président argentin Javier Milei affronte sa première vraie grosse tempête depuis son intronisation en janvier 2024. Après avoir tweeté un message faisant la promotion directe d’une nouvelle cryptomonnaie, $Libra (Libra = signe zodiacal de la balance, en français).

Sitôt après son tweet, lu comme d’habitude par des milliers de tweetos sur X, la monnaie en question a vu sa valeur faire un bond phénoménal, avant de s’effondrer quelques heures après, ruinant d’un coup des milliers d’acheteurs miléistes encouragés par l’appui présidentiel. Des centaines de plaintes pour escroquerie ont été déposées.

Depuis, la Maison Rose (le palais présidentiel) rame pour lutter contre le courant puissant qui le conduit direct vers la cataracte. Dans un premier temps, silence radio : on fait le dos rond, pour éviter, sans doute, de dire trop d’âneries sous l’effet de la panique. La ligne choisie : «Le président n’a fait aucune promotion, il a seulement montré son intérêt pour une entreprise entrant sur le marché argentin». Deuxième volet, citons le même avocat de Milei, Francisco Oneto : «Aucun citoyen de bonne foi n’a été lésé. Si par citoyen de bonne foi nous comprenons un travailleur ordinaire, il est probable qu’il ne sache même pas comment acheter cette monnaie».

C’est le second scandale touchant la présidence en moins d’une semaine, après celui de l’appel d’offre «orienté» d’un chantier national de réseau hydrologique (Confié à une entreprise amie, Hidrovía). Le problème, c’est que cette fois, il est difficile de trouver un bouc émissaire à donner en pâture à l’opinion. Le roi est seul, le roi est nu.

Au-delà du débat juridique, c’est l’image même de ce président, qui se présente lui-même comme le meilleur économiste du monde, et une lumière politique éclairant jusqu’à la Maison Blanche elle-même, qui est significativement abimée.

Un des points de défense repose apparemment sur le caractère purement personnel du tweet. En résumé : le tweet est parti du compte personnel de Milei, et il ne l’a donc pas lancé en tant que président. Comme si quelqu’un allait faire la différence !

 

En attendant, la promo en question a donc laissé environ 40 000 personnes sur le sable. Certes, on pourra arguer qu’après tout, ce sont des gogos fanatico-miléistes prêts à avaler tout ce que leur dit leur président bien-aimé, et que c’est donc bien fait pour eux. Cela n’enlève rien au caractère scandaleux de l’affaire : un président de la République faisant la promo d’une cryptomonnaie dont la fiabilité était loin d’être avérée (c’est le moins qu’on puisse dire pour une monnaie qui venait d’être créée !)

Autre argument croquignolet, pour sa défense : «Ben quoi, hein, si les mecs avaient perdu en jouant au casino, on n’en aurait pas fait un tel plat !». Admettant ainsi la relation entre sa propre conception de l’économie et un jeu de hasard. Puis, filant la métaphore rouletière : «c’est la même prise de risque que quand tu joues à la roulette russe et que tu tombes sur la balle».

dessin : Malo

Il pourrait pourtant bien s’agir d’une belle arnaque, type délit d’initiés ou pyramide de Ponzi. Le fondateur de $Libra est Hayden Mark Davis, qui se vantait de faire partie des proches conseillers de Milei justement dans le domaines des cryptomonnaies. La nouvelle monnaie a été créée par l’entreprise «Kip protocol», dirigé par Julian Peh. C’est Mauricio Novelli, un autre conseiller de Milei (engagé par sa sœur Karina. Eh oui, car la sœur de Milei est secrétaire de la présidence, son frère a changé la loi pour qu’elle puisse occuper le poste en toute légalité), qui a servi d’intermédiaire avec le président, pour obtenir son appui bienveillant et servir de caution de luxe.

Précisons que Mauricio Novelli est l’associé d’un certain Manuel Terrones Godoy, accusé de multiples escroqueries sur des investissements en économie numérique.

En résumé : un groupe d’arnaqueurs professionnels créent une nouvelle monnaie virtuelle, et obtiennent le soutien du président argentin, idole des geeks nourris aux bitcoins et au libertarisme. Milei fait donc un tweet promouvant la merveille. Très rapidement, la valeur de la monnaie est passée de quelques centimes à près de 5000 dollars amerlocains, poussée par les 50 000 gogos qui se sont aussitôt jetés dessus. Quelques heures après, les détenteurs initiaux de la monnaie se sont mis à vendre comme des dingues, et la monnaie s’est conséquemment effondrée. Benéf’ net pour les organisateurs : entre 100 et 150 millions de dollars. Et donc, une palanquée de lésés.

Les jours qui viennent, le débat va faire rage entre les tenants de la simple erreur présidentielle (il a retiré son tweet quand il a enfin compris le désastre) et ceux de l’arnaque organisée avec la bénédiction de la plus haute instance politique du pays.

Dans les deux cas, on imagine que Milei en ressortira avec une image salement écornée. Le président argentin pose volontiers en génie de l’économie, et le voilà qui se tromperait sur la qualité d’un projet de nouvelle monnaie virtuelle ? Ou est-il plus simplement un de ces politiques argentins bien ordinaires, prêts à toutes les corruptions pour faire plaisir à leurs amis ?

Aux dernières nouvelles, un cabinet d’avocats étasunien spécialisé dans les délits informatiques a été sollicité par environ 200 plaignants de 6 pays différents, pour entreprendre une «class action» (plainte collective) contre les responsables de l’escroquerie. Même si pour le moment, le cabinet (Burwick law) précise n’avoir pas défini de stratégie judiciaire, et s’est gardé de lancer la moindre accusation nominative. Par ailleurs, selon son porte-parole, il n’est pas du tout certain qu’en fonction de la législation américaine en vigueur, il soit possible d’impliquer directement le président argentin : «Il est vrai que [l’implication] de sportifs ou de célébrités faisant la promotion de ce genre d’activités ou d’opération pose question, et que leur degré de responsabilité est un fréquent objet de débats». Sous-entendu : pas vraiment tranché au plan purement juridique.

Pour le moment, dans la presse argentine, même la moins critique à son égard, ça ne se bouscule pas au portillon pour prendre sa défense. Au mieux, on garde une réserve prudente en attendant de voir quelle tournure judiciaire va prendre l’affaire, surtout aux États-Unis, pays d’origine de la plateforme accueillant la cryptomonnaie.

Ceci dit, à peine quelques jours après l’éclatement du scandale, certains journalistes qu’on ne peut pas vraiment soupçonner de vouloir du mal au président en exercice commencent déjà à préparer leurs lecteurs à l’inévitable «tournage de page». Dont ils se chargeront eux-mêmes, bien entendu. Tel Juan Carlos de Pablo (un économiste de la branche «orthodoxe», c’est-à-dire néolibérale) dans la Nación de jeudi 20 février : «De quoi parlerons nous dans 10 jours ?» feint-il de s’inquiéter en titre :

Dans 10 jours de nombreux journalistes continueront d’en parler, probablement ; dans 10 jours, de nombreux dirigeants de l’opposition continueront d’en parler, c’est certain. Mais l’immense majorité des êtres humains se lève tous les jours avant tout en se demandant comment on va avancer. Mes héros (dit cet économiste libéral dans un quotidien surtout lu par la bourgeoisie argentine – NDLA) sont ceux qui tous les matins se demandent comment ils vont faire pour donner à manger à leur enfants.

Un peu de démagogie en passant, ça aide toujours à faire passer les plus grosses pilules.

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