Hier soir, le journal de la chaine franco-allemande ARTE a passé un court reportage sur le problème des soupes populaires (comedores comunitarios – réfectoires ou restaurants populaires, en espagnol) en Argentine.
Dans ce pays où le taux de pauvreté dépasse désormais les 50% de la population totale, ces comedores représentent pour beaucoup le seul lieu où trouver un peu de nourriture quotidienne, un peu comme les Restaus du cœur chez nous.
Le nouveau président ultra-libéral Javier Milei, dont on a déjà pas mal parlé sur ce blog, considère que les pauvres sont responsables de leur situation, que les aides sociales sont un vol commis envers la société dans son ensemble, et que la main invisible du marché est mieux à même que l’état providence de régler les problèmes de pauvreté et d’inégalité.
Par ailleurs, ces fameux comedores ont un gros défaut : ils sont gérés par des gauchistes. Pire : des militants. Ce qui devait arriver est donc arrivé : le gouvernement a déniché quelques cas de corruption et de détournements de fonds et de stocks de nourriture pour remettre en question tout le système d’entraide sociale, et fermer la plupart des soupes populaires.
Qu’il y a ait eu des irrégularités, c’est probable. Même chez nous, les restaus du cœur et autres soupes populaires attirent des margoulins prêts à profiter de la misère pour s’en mettre dans les poches. Il n’y a pas longtemps, une amie m’a raconté l’histoire de cette bénéficiaire du Secours populaire qu’on a retrouvé sur un marché revendant les fripes qu’elle avait récupérées gratuitement. Est-ce que pour autant cela doit remettre en question tout le système d’aide aux démunis ?
Milei a donc sauté sur l’occasion pour mettre un terme à ce scandaleux assistanat géré par des communistes (sic). Résultat : des milliers de tonnes de nourriture pourrissent, entassés dans des hangars, puisqu’il n’y a plus personne pour les distribuer.
Après une plainte déposée notamment par Juan Grabois, ancien candidat péroniste de gauche (battu aux primaires) à la présidentielle de 2023, la justice argentine a sommé l’État de rouvrir les restaus populaires et d’organiser la distribution des aliments. Ce qu’il a fait, par l’intermédiaire de l’armée, cette fois. Mais, selon le quotidien de gauche Pagina/12, en privilégiant les provinces qui ont bien voté, et en évitant soigneusement celles gérées par l’opposition. Exemple : la province de Buenos Aires, qui compte plus d’un tiers de la population totale d’Argentine, n’a reçu que 2% des aliments de secours.
L’attaque contre les restaus populaires a commencé dès décembre dernier. Le système actuel date de la grande crise de 2001, une période de chaos économique total qui avait conduit à des émeutes de la faim. (Pour ceux qui s’y intéressent, voir sur ce blog l’article sur Carlos Menem, le président ultra libéral, un des modèles de Milei, qui a gouverné de 1989 à 1999 et dont la politique a mené à ce chaos. Voir également le film de Pino Solanas «Memoria de un saqueo», Mémoires d’un saccage, ici).
Pour dénoncer une prétendue fraude massive et des restaus fantômes (comedores fantasmas), la super ministre Sandra Pettovello s’est appuyée sur un registre d’inscription datant du confinement de 2020, et non actualisé depuis. A l’époque en effet, il y avait eu de nombreuses déclarations d’ouvertures qui n’ont pas été suivies d’effet. D’où, forcément, des trous dans la raquette ! (Voir ici, paragraphe 4). Mais l’opportunité était trop belle de pouvoir dénoncer des abus. Selon le ministère, il n’aurait trouvé que 52% de restaus fonctionnant effectivement en tant que tels ! Mais on ne précise pas si les autres auraient reçu effectivement de la nourriture : on ne s’intéresse ici qu’aux documents papier.
Le gouvernement affirme qu’il ne vise que les restaus où auraient été détectées des irrégularités. Mais en réalité, c’est tout le système qui vient de s’effondrer. La distribution d’aliments est restée en suspens pendant de longues semaines, obligeant la plupart des lieux à fermer, purement et simplement, faute de ressources. Comme on l’a vu, cette distribution a repris récemment avec l’armée, mais de manière sporadique et très inégalement répartie.
Pendant ce temps, le super ministère du « Capital humain », comme c’est son titre, subit une véritable fuite des cerveaux. Je dis « super » ministère, car Milei, suivant sa volonté d’amaigrir significativement l’État, et de réduire drastiquement le nombre de ministères, a regroupé en un seul les anciens ministères du travail, de l’éducation, de la culture, de l’action sociale et de la famille.
Rien que ses derniers jours, ce sont 20 fonctionnaires qui ont présenté leur démission. Ou qui ont été limogés. L’ambiance est délétère. Le ministère est soupçonné d’avoir trempé dans des affaires de corruption concernant, justement, l’achat d’aliments destinés aux restaus populaires. Soupçons qui ont entrainé le limogeage du secrétaire d’état à l’enfance et à la famille, Pablo de La Torre. Un fusible.
Et Milei dans tout ça ? Il court les capitales, on l’a vu récemment à Madrid venir interférer dans la campagne électorale des européennes lors d’un grand meeting réunissant les extrêmes-droites, l’Espagnol Abascal, l’Italienne Meloni, la Française Le Pen, en tête. En profitant au passage pour insulter publiquement le premier ministre espagnol Pedro Sanchez et sa femme, qu’il n’a pas daigné rencontrer ! Il est allé également faire un tour à la Silicon Valley, retrouver son copain Elon Musk et les dirigeants de Google, avec lesquels il a discuté de son grand rêve : réformer l’état à l’aide de l’intelligence artificielle.
C’est vrai que les robots, ça ne risque pas de générer d’opposition. A ce propos, Milei a annoncé récemment un plan de limogeage de plus de 75 000 fonctionnaires. “¡Amo ser el topo dentro del Estado! Soy el que destruye el Estado desde adentro, es como estar infiltrado en las filas enemigas”, dijo estos días en una entrevista con el sitio californiano The Free Press. “J’adore être la taupe à l’intérieur de l’Etat ! Je suis celui qui sape l’Etat de l’intérieur, c’est comme infiltrer les lignes ennemies”, a-t-il déclaré dans une interview au site Californien Free press.
En réalité, Milei est complètement déconnecté de la politique, qui ne l’intéresse pas. Comme dit Martín Rodríguez Yebra dans La Nación : «Il communique avec la logique de l’algorithme, attendant juste que ses paroles trouvent un écho dans la grande bulle dans laquelle nous nous transformons en marionnettes de nos propres attentes. Il fantasme sur un gouvernement rationnel de l’intelligence artificielle qui nous délivrerait des tentations humaines qui nous conduisent au désastre.»
En somme, conformément au vœu le plus cher de cet anarchocapitaliste, l’Argentine n’est plus gouvernée !