Il y a quelque temps, nous vous parlions ici des conséquences du tourisme de masse sur des lieux qui autrefois étaient encore « sauvages », autrement dit, préservés de l’intrusion destructrice de l’homo-turisticus.
On peut d’ailleurs se demander si de tels lieux existent encore, tant notre planète est aujourd’hui parcourue, photographiée, cartographiée, dans ses plus petits détails. La notion de « Terra incognita » n’a plus aucun sens pour le globe du XXIème siècle.
Aujourd’hui, il est possible d’atteindre en quelques heures n’importe quel coin le plus reculé de la planète, de le passer au crible de nos téléphones portables, et d’en rapporter l’immense satisfaction de pouvoir dire, et montrer, que « nous y sommes allés ».
Mais qu’en aura-t-on rapporté, justement, sinon une collection de photos plus ou moins réussies, preuve ultime de notre présence en ces lieux forcément extraordinaires et surtout, réservés à quelques happy few, dont nous faisons donc partie ?
Quels contacts, quelles réflexions, quelles impressions, quelles leçons ? Voyage-t-on pour contempler ébahi le spectacle du monde, ou pour se donner en spectacle au monde ébahi ?
Le Parisien se photographie devant le Taj-Mahal, le Japonais devant la Tour Eiffel, le Russe au pied des Chutes du Niagara, et le Canadien en compagnie des lions du Transvaal. L’important, c’est de montrer qu’on y est allé. On fait même des selfies, tout sourire dehors, devant le portail d’Auschwitz.
C’est justement cela (les selfies à Auschwitz) qui a conduit le journaliste argentin Julian Varsavsky à réfléchir sur ces nouvelles façons de voyager. Il a publié récemment un article reprenant des extraits de son livre « Viaje a los paisajes invisibles: de Antártida a Atacama » (Voyage à l’intérieur des paysages invisibles : de l’Antarctique à l’Atacama). Avec une théorie intéressante : celle du « Boludecencer », contraction du mot argentin « Boludo » (crétin) et de l’anglais « Influencer ». En français, cela donnerait donc à peu près : « crétinfluenceur ».
En voici quelques passages.
Théorie du « crétinfluenceur », échelon supérieur du touriste.
Le chroniqueur du XXIème siècle contemple une planète révélée. Mais seulement en superficie. S’il ne creuse pas l’abstrait, s’il ne radiographie pas l’espace infranchissable, il ne fera qu’authentifier ce qui est déjà connu pour (se) donner à voir : le voyage n’est plus qu’un recueil d’anecdotes. Il se transformera ainsi en un nouveau voyageur virtuel, avec un smartphone comme organe sensitif : l’influenceur, échelon supérieur du touriste.
Voyager pour raconter est devenu plus complexe. Les progrès dans le transport se sont accélérés et les coûts ont chuté : plus un coin de la planète n’est inaccessible. Mais il est ardu de trouver un endroit dont on ne saurait encore presque rien. La révolution digitale n’avait pas encore eu lieu lorsque Levi-Strauss a dit « j’aimerais avoir vécu au temps des vrais voyages ». Si l’intérêt principal des voyages était la rencontre avec des inconnus, celle-ci n’est plus possible : il n’existe plus de Terra incognita, mais seulement une Terra digitalis.
Dans l’espace digital nous voyageons sans bouger : nous arrivons avant d’être partis. Le regard voyage par la fenêtre : c’est le windowing. L’arrivée à destination post-moderne – libérée des lois de la physique – est l’exact contraire du débarquement tumultueux : aseptisé, aussi plat que l’écran et très prévisible. La traversée n’a ni goût ni odeur, elle n’est qu’images et sons. Mais si l’arrivée se fait in situ, en chair et en os, elle ne fait que confirmer ce qui nous était promis. L’impossibilité de rencontrer l’inexploré, en revanche, devient un défi qui nous est lancé. Il s’agit alors, plus que jamais, de voir au-delà du déjà-vu.
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Si voyager rend les hommes discrets – c’était l’idée de Cervantès – le « phono-sapiens » empileur de destinations de voyage réduit son extériorité à un simple cadre abritant sa jouissance. Rien de nouveau dans le voyage vaniteux : ce qui en est significatif est de voir comment le corps voyageur se superpose au paysage de la photo. Et réduit son regard à une succession addictive de selfies et de tweets.
C’est pour cela que le crétinfluenceur ne crée pas un véritable récit : il énumère des informations. Il voyage pour se voir et se faire voir, se regarde à travers sa main-nombril-miroir-écran plasma où l’autre n’est pas là, sinon en tant que décor exotique. C’est le voyage instagrammable en tant que spectacle du « moi » d’un Narcisse équipé d’une valise, qui surfe sur des vestiges et des paradis. Son récit hyperfragmenté est une suite bien contrôlée de surexpositions et de vertiges, en pleine chasse aux likes. Il capture son voyage plutôt que d’en savourer l’expérience. Le selfie devient le moteur qui aide à escalader les montagnes.
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Le voyageur en mode selfie masque tout derrière sa centralité. Puis il revient chez lui sans avoir changé, mais avec un petit drapeau planté sur son planisphère digital : il se met alors à collectionner les « like ». « Nous voyageons partout sans en tirer aucune expérience« , a écrit Byung Chul Han.
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L’alpiniste romantique du tableau de Caspar Friedrich – Le voyageur contemplant une mer de nuages – regarde avec fascination l’abîme devant lui, de dos par rapport au spectateur. Son successeur fut le touriste moderne qui simplement se retourna pour se trouver face à l’objectif du photographe. Au XXIème siècle le crétinfluenceur a tourné l’appareil vers lui et n’a plus cessé de s’autoportraiturer. Dans une version plus extrême, il accroche la GoPro à son casque, comme un troisième œil, il saute dans l’abîme revêtu de son wingsuit, et filme sa propre mort.
Le cybervoyageur ne perd pas de temps : il zappe avec son corps. Il regarde, puis s’en va. Il s’ennuie avec frénésie et son public également. C’est un gourmet fugace qui ne prend pas le temps de réfléchir, mais qui adore méditer face à la mer. Il exige de l’animation, de la distraction jusqu’à l’épuisement. (…) Il lance en direction de son public des messages sans aspérité, une aimable cyberempathie bien lisse qui vise à signaler que « tout se vaut ». Mais il n’y a pas d’altérité sans malaise. L’autre ne se coule pas facilement dans le moule du « nous » : il génère résistance et frictions.
(Traduction artisanale de l’auteur de ce blog !)
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L’article complet dans le quotidien Pagina/12 : https://www.pagina12.com.ar/703258-teoria-del-boludencer-etapa-superior-del-turista
Le livre de Julian Varsavsky : Viaje a los paisajes invisibles: de Antártida a Atacama (A.hache, 2023)-Primer premio FNARTES (No ficción).
Un petit article énervé sur les selfies à Auschwitz :
https://pastoralsj.org/vivir/2227-selfies-en-auschwitz