C’est aujourd’hui que ça se passe : officiellement, le fauteuil de Rivadavia, comme on appelle là-bas celui de la présidence (du nom du premier président Argentin après l’indépendance), change de locataire. Javier Milei, élu en novembre, prend la place d’Alberto Fernández, le sortant, qui va pouvoir s’occuper de son chien. Il a d’ailleurs déjà quitté le logement présidentiel d’Olivos, dans la banlieue de Buenos Aires. (Oui, en Argentine, le président ne loge pas dans la « Maison rose », comme on appelle le palais présidentiel, mais une villa de banlieue (chic, la banlieue, je vous rassure).
Comme dit un de mes amis argentins, le petit peuple est dans l’expectative. C’est le moins qu’on puisse dire, vis-à-vis d’un élu qui était totalement inconnu il y a trois ans, sur un programme promettant sang, larmes et massacre de l’État à la tronçonneuse.
Les Argentins veulent y croire. S’ils ont voté à plus de 56% pour celui-là, c’est que d’abord et avant tout, ils en avaient marre, et plus que marre, des guignols qui gouvernaient jusque-là, et qui n’ont réussi qu’à amener le pays au bord du gouffre. Ou plutôt, carrément DANS le gouffre. Plus de 100% d’inflation, 40% de pauvreté, un peso qui ne vaut plus qu’un quart de centime d’euro, un déficit abyssal ; selon les journaux de droite, Milei hérite de la pire situation économique de tous les temps. (Bon, ils feignent d’oublier la catastrophe de 2001, après 10 ans de gouvernement du déjà ultra-libéral Menem, une des idoles du nouvel arrivant : à cette époque, on avait même connu des émeutes de la faim et des pillages de magasins !)
Nous avons déjà brossé ici, là et là, le portrait de l’artiste et les grandes lignes de son programme. On va donc désormais le voir à l’œuvre. Il a promis d’entamer façon guerre éclair, avec une loi dite « Ley omnibus ». En clair, un « paquet », comme disent nos économistes distingués, de mesures d’urgence destinées à provoquer un choc. En résumé : dérégulations économiques, privatisations des entreprises publiques, réforme des lois du travail (et notamment réduction du droit de grève), simplification du système fiscal.
Milei a mis à profit la période de transition comprise entre la date de son élection et aujourd’hui pour peaufiner son gouvernement et surtout, trouver des alliés prêts à monter dans son bateau. En effet, malgré une victoire personnelle tout ce qu’il y a de plus éclatante, il n’en demeure pas moins que législativement parlant, son mouvement, « La libertad avanza » (traduisez littéralement), reste minoritaire en sièges.
Ces derniers jours ont donc été particulièrement occupés à négocier de pied ferme avec de potentiels partenaires. Cela n’a pas été sans tiraillements, on s’en doute, car pour appâter le chaland, il a bien fallu mettre un peu d’eau dans le vin, ce qui, comme de juste, n’a pas réjoui les plus orthodoxes du parti, allergiques aux moindres concessions. On compte déjà certaines démissions fracassantes.
Idem d’ailleurs chez les potentiels partenaires. Entendez, essentiellement l’alliance de droite Juntos por el cambio (JXC) de l’ancien président Macri et de la candidate battue au premier tour Patricia Bullrich. Celle-ci fera d’ailleurs partie du prochain gouvernement ! Imaginez cela chez nous : Le Pen élue, et Darmanin bombardé ministre de la Sécurité publique ! Il s’est donc passé la même chose que ce qui serait arrivé ici : la droite s’est fracturée entre pro et anti collabos.
Bon, je ne veux pas complexifier la chose à l’extrême, la politique argentine, c’est assez compliqué comme ça, mais sachez également que Milei est allé frapper à la porte de certains péronistes, et qu’il a été bien accueilli !
C’est ainsi que certaines mesures présentées comme «phares» dans son programme se sont déjà vues repoussées aux calendes grecques. Il n’est plus question pour le moment de supprimer la banque centrale, confiée à un ancien du gouvernement Macri (2015-2019) et de la célèbre Deutsche Bank, où il a été inquiété (mais relaxé) pour trafic de dettes pourries. Plus question non plus de faire basculer la monnaie dans le dollar. Les jeunes vont être déçus : beaucoup ont voté Milei en pensant qu’il allait échanger chacun de leurs pesos par un billet vert ! Pour le moment, il n’est question que d’une dévaluation de plus, à hauteur de 50%. Rien que ça. Avec à la clé une coquette hausse des prix, puisque de toute façon Milei a fermement l’intention de les libérer dans les grandes largeurs. Le journal Clarín en annonce des vertes et des pas mûres dans son édition d’aujourd’hui : péages, essence, gaz, électricité, transports, écoles privées, télécom, loyers…
Selon le quotidien de gauche Pagina/12, on devrait assister à un grand classique de la politique argentine : la revanche de classe. Pour Alfredo Zaiat, «Le plan économique de Milei fait fi de sa promesse électorale de détruire « la caste politique » et reprend en revanche l’idée d’appliquer une austérité régressive, en réalisant le rêve humide du pouvoir économique : reconfigurer le fonctionnement de la société comme si rien ne s’était passé en Argentine et dans le monde ces cent dernières années». Il cite in-extenso dans son article un texte extrêmement éclairant de Marcelo Diamand sur le phénomène du «balancier argentin», qui fait alterner invariablement politiques redistributives et ultra-libéralisme, avec les mêmes résultats catastrophiques dans chacun des cas.
Pour le moment, les Argentins sont majoritairement optimistes, et confiants dans la capacité du nouveau président à améliorer leur quotidien. Le plan d’austérité ne leur fait pas peur, car ils espèrent tous (75% de sondés) qu’il impactera surtout… les autres ! Comme à chaque changement de gouvernement, c’est l’état de grâce qui prévaut. Selon un sondage, moins des 44% des gens qui n’ont pas voté pour Milei au second tour en gardent une mauvaise opinion. Ce qui signifie en creux que pas mal de ceux-ci, finalement, lui accordent néanmoins une chance. En face, le gouvernement sortant s’en va la queue entre les jambes : il n’est regretté que par 16 % des sondés.
Néanmoins, pas mal « d’observateurs » comme disent nos journaux, prévoient que cet état de grâce sera de courte durée. C’est le cas notamment du Financial Times de samedi dernier.
La cérémonie d’investiture aura lieu cet après-midi à Buenos Aires, ce soir donc pour nous. En raison de la présence de personnalités internationales, mais aussi d’une grande probabilité de manifestations croisées, pros venus faire la fête et antis venus la gâcher, le dispositif policier devrait être assez musclé, même si, paradoxalement, c’est le gouvernement sortant, mais encore en exercice jusqu’à la prestation de serment de Milei, qui doit s’en charger. Pas mal de grabuge à anticiper, donc, d’autant que les noms de certains invités sont à haut potentiel inflammable : Bolsonaro, le chancelier Israélien Eli Cohen, Zelensky, le président Hongrois Viktor Orban… La France, pour sa part, n’y délègue que son ambassadeur, tandis que l’Espagne ne se mouille pas tellement plus, politiquement : c’est le roi Philippe VI qui s’y colle.
A partir de demain l’Argentine prend donc un nouveau départ. Pour Milei et ses sympathisants, il s’agit bien de rompre totalement avec le «modèle collectiviste», pour réinstaurer «l’ordre libéral».
Pour bien affirmer son désir de tourner le dos à la «caste», pour la première fois depuis la fin de la dictature, le président ne lira pas son discours d’investiture à l’intérieur du Parlement et face aux élus, mais dehors sur les escaliers, face à la foule. De toute façon, il compte bien se passer de l’avis des parlementaires pour procéder à la promulgation des premières mesures dites « d’urgence ».
Un populisme chasse l’autre, en quelque sorte, même si on peut discuter de la réelle substance du terme. On peut au moins lui concéder un certain courage politique : il ne va pas se contenter de semer le vent, il va carrément déchainer la tempête. Pour le moment, l’Argentin est prêt malgré tout à monter dans le bateau. Reste à savoir s’il le sera toujours autant après avoir rendu tripes et boyaux.
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Le présent texte renvoie à de nombreux articles glanés dans les trois principaux quotidiens argentins. Ajoutons-y le court documentaire d’Arte, passé hier samedi dans le cadre de l’émission « Arte Reportages », et qui interroge, pour l’essentiel, les motivations et les espoirs des électeurs de Milei. Un film qui, hélas, ne contextualise guère son sujet, se limitant à tendre son micro sans expliquer vraiment les enjeux économiques et sociaux de la dernière élection. Mais qui reste très éclairant quant à la psychologie argentine du moment. L’émission est visible en ligne, sur ARTE.tv.